Les Vénéneuses
| , ,Deuxième partie. Célèbres et ordinaires
Introduction
Texte intégral
1Quelques-unes sont restées célèbres et leur nom a traversé le temps, telle une Médée, une Marie Besnard ou une Violette Nozière ; bien plus nombreuses sont celles dont le forfait ne s’est pas ébruité au-delà du quartier ou du village. L’extraordinaire et la singularité du geste traversent, pour quelques-unes, le temps et dessinent les contours durables d’une figure féminine. La scène judiciaire offre un théâtre et une caisse de résonnance au geste, la publicité qu’en fait la chronique médiatique aussi. Parce qu’il sort de l’ombre celle qui devait y rester, parce qu’il donne à voir un féminin archétypal, souvent pour la décrire comme banale et effacée sortant d’une condition pour revêtir les atours de la perfidie et de l’hypocrisie.
2Si Médée fait figure de pionnière dans la longue liste des empoisonneuses dont le nom et le mode opératoire ont traversé les siècles, Adeline Grand-Clément et Sarah Rey se proposent de revenir sur ses héritières et les modalités de cette association entre femmes, poisons et pouvoir, telle qu’elle est culturellement construite dans l’historiographie gréco-latine. Trois héroïnes empoisonneuses ont été retenues : nécessairement il faut débuter par le « cas » mythique de Médée, prototype et référence systématique des auteurs postérieurs ; Olympias (vers 375-316 av. J.-C.), femme de Philippe II et mère d’Alexandre le grand, et Livie (58 av. J.-C.-29 ap. J.-C.), l’épouse d’Auguste et la mère de Tibère, sont deux cas historiques qui approchent toutes deux du pouvoir royal ou impérial. Leurs histoires diffèrent mais leurs personnalités sont brossées de manière semblable : des « femmes fortes », barbares pour deux d’entre elles, des intrigantes, des rumeurs de pratique religieuse étrange, en font des êtres susceptibles de pervertir la société. Dans la continuité du monde pré-romain, la période macédonienne fournit deux impératrices « coupables idéales » d’empoisonnement : Théophanô qui aurait éliminé son beau-père Constantin VII Porphyrogénète, son premier mari Romain II et quelques personnages secondaires ; sa petite fille, Zoé la Porphyrogénète n’aurait assassiné par le poison que son premier mari et manqué son beau-frère Jean l’Orphanotrophe. Éric Limousin montre, avec ces deux impératrices, qu’il s’agit bien davantage de la création d’une invention historiographique des byzantinistes du XIXe siècle que du reflet des sources byzantines des XIe et XIIe siècles : cette chimère fait de ces femmes les dignes héritières de la tradition occidentale et de l’Orient monde des poisons. C’est encore du côté des sphères du pouvoir que nous entraîne Laurent Hablot, sur les traces de la figure d’une reine empoisonneuse de l’Occident médiéval. Cette fois les accusations sont portées contre la duchesse Valentine Visconti, l’épouse du duc Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI, soupçonnée d’avoir tenté d’empoisonner son neveu le dauphin Louis. Le prisme retenu pour aborder l’affaire est celui des armoiries (la guivre héraldique des Visconti) portées par la duchesse qui ont pu être utilisées pour relayer voire susciter les accusations d’empoisonnement qui la contraignent à quitter la cour entre 1396 et 1407. Valentine Visconti arborait tous les atours pour endosser le rôle de la parfaite empoisonneuse : cette lombarde favorite du roi et cible d’une habile campagne de rumeurs, était blasonnée d’un serpent. Or, une tradition populaire tenace lie l’Italie et l’empoisonnement et c’est justement la cité de Bologne aux XVIe et XVIIe siècles qui sert de cadre à l’étude de Margaux Buyck. Au cours de ces deux siècles, 59 affaires d’empoisonnement s’y sont déroulées dont 16 impliquent des femmes jugées ou « suspectées » d’être des empoisonneuses. Celles-ci rassemblent les nombreux défauts que l’on attribue au genre féminin : belles, vaniteuses, avides des choses de l’amour et du sexe, légères et promptes à trahir leurs proches. Mais l’échantillon étudié montre que le crime d’empoisonnement n’épargne aucune catégorie sociale, qu’il n’est pas solitaire et bénéficie d’une complicité souvent familiale, un secret partagé. L’affaire Jeanne Courillaud (1763-1767) que met en lumière Fabrice Vigier n’aurait jamais dû franchir les frontières du Poitou. Pourtant, l’histoire est étonnante bien que sans doute banale à l’origine : une jeune fille est accusée d’avoir voulu empoisonner son père, sa mère et sa sœur au cours de l’été 1763. Jusqu’à son dernier interrogatoire, l’accusée clame son innocence, ce qui ne l’empêche pas d’être condamnée à la prison à perpétuité en février 1767. Ce type d’affaires est rare dans la France du XVIIIe siècle ce qui est en fait son intérêt car il permet de suivre un itinéraire judiciaire instruit par plusieurs juridictions, allant d’Airvault à La Rochelle, de Nantes à Poitiers et, enfin, en appel, au Parlement de Paris. Curieuse destinée que celle de cette jeune femme dont on ignore à jamais si elle a accompli ou non le geste fatal, qui de l’anonymat de son village, en vient au gré de ses pérégrinations pénitentiaires à croiser et peut-être à assurer de sa complicité dans sa fuite, la célèbre comtesse de La Motte, la principale instigatrice de l’affaire du collier de la reine. Les femmes dont Jean-Marie Augustin dresse le portrait et le parcours criminel auraient elles aussi pu rester confinées aux abords de leur province. Mais la période est autre. Marie Lafarge et Marie Besnard, chacune au centre d’une énigme judiciaire, seront éclairées par des feux de l’actualité médiatique qui, autant que les tribunaux, accusent et jugent. Deux personnalités qui ont bien des points communs : déclassées et mal dans leur milieu social et leurs familles, elles sont accusées d’avoir empoisonné leur conjoint à l’arsenic. Leur histoire judiciaire également semble corollaire : la difficulté à établir les faits d’empoisonnement se conjugue aux batailles d’experts judiciaires. Derrière ces figures célèbres se tapissent nombre d’autres femmes, tout aussi ordinaires, dont le crime n’a suscité que peu d’intérêt. C’est justement aux raisons de ce relatif anonymat que s’intéresse Nicolas Picard dans la France du XXe siècle. « L’empoisonneuse est une espèce rare » mais le fantasme du chiffre noir des crimes non découverts suffit à maintenir les idées reçues d’une pratique spécifiquement féminine. Les différences de traitement médiatique des affaires criminelles sont notables et les raisons de leur mise en lumière par la presse sont com-plexes, alliant le sensationnel et l’inattendu de l’affaire, la notoriété des avocats et sans doute l’effet dramatique qu’il peut susciter auprès des lecteurs. Pour une Violette Nozière il y a dans les pages des journaux nombre d’inconnues aux forfaits semblables. Les portraits convenus qui en sont brossés sont toujours ceux de mauvaises femmes entre demi-folles et sorcières, cupides et avides de pouvoir. Le milieu du XXe siècle voit s’opérer des changements tant dans la figure des empoisonneuses que dans l’accomplissement de leur geste, la perception du crime change, les motifs comme les intentions aussi, devenant « un moyen parmi d’autres de l’escroquerie ».
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