Version classiqueVersion mobile

Vivre en Touraine au xviiie siècle

 | 
Annie Antoine

Quatrième partie. La ville, pouvoirs, économie, société

Naissance d’une ville au XVIIe siècle

La création de Richelieu et ses conséquences1

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Publication : Les Réseaux urbains dans le centre Ouest-Atlantique de l’Antiquité à nos jours, Phil (...)

1Construire un château est œuvre banale à la période moderne de la part d’un noble de bonne famille ; fonder une ville est une entreprise d’une autre ampleur tentée par quelques individus comme Sully à Henrichemont. Édifier ensemble un palais et une ville ne peut relever que d’une ambition royale ou princière et le xviie siècle a vu ainsi naître Charleville et Versailles. Ce fut aussi l’œuvre d’un homme d’État qui n’était ni roi ni prince, mais cardinal et principal ministre, Richelieu, qui mit tout son pouvoir au service de cette ambition. La ville, qu’au contraire de Brouage aucune fonction militaire ou économique ne justifiait, est vraiment née par le « fait du prince ». Ainsi quand on veut parler du réseau urbain dans le Centre-ouest atlantique au xviie siècle, il faut évoquer les conséquences de sa fondation dans une région aux confins des provinces de Poitou, Anjou et Touraine, qui est loin des grandes routes et des voies navigables, mais qui a toujours joué un rôle militaire de premier ordre comme en témoigne la ligne de places fortes qui marque la frontière entre Poitou et Anjou-Touraine dans une zone qui vient d’être un des hauts lieux des guerres de Religion.

  • 2 Saugrain, Nouveau Dénombrement du royaume par généralités, élections, paroisses et feux, Paris, 17 (...)

2L’abondance des dénombrements de feux disponibles pour la période comprise grosso modo entre 1680 et 1720 permet d’étudier la répartition de la population dans la région où se dresse la nouvelle ville. Il apparaît un contraste net entre de très petites communautés d’habitants vivant sur des finages de taille réduite et de nombreuses agglomérations proportionnellement beaucoup plus importantes. Il s’agit d’abord de plusieurs communautés situées en périphérie qui ont aux environs de 400 feux (Mirebeau, Trois-Moutiers, Montreuil-Bellay) ; puis viennent Chinon, Thouars, Loudun, Riche lieu qui ont toutes entre 850 et 1050 feux vers 17202et sont donc bien des villes et qui sont séparées par une faible distance (20km environ). Enfin, un peu plus loin, se dressent Saumur et Châtellerault, qui dépassent 1500 feux à la même date. Ce réseau urbain est très ancien : en témoignent les ruines de châteaux forts redoutables et de fortifications urbaines. Une seule exception, Richelieu, qui possède aussi château et murs mais dont le caractère récent et organisé éclate. Cette ville s’est insérée tardivement dans le semi sur bain et sa présence explique le nombre élevé de villes remarqué plus haut. Il est donc intéressant de voir comment et dans quelle mesure cette « greffe » a pris et quelles en furent les conséquences pour les villes voisines.

  • 3 Archives départementales d’Indre-et-Loire, E146, copie des lettres patentes données à Fontaineblea (...)
  • 4 Coutume de Touraine, titre sixième, article LXXI. Dans son commentaire, E. Pallu ajoute : « Mais s (...)
  • 5 ,L. Bosseboeuf, « Histoire de Richelieu et des environs », Mémoires de la Société archéologique de (...)
  • 6 J.Bergin, Pouvoir et fortune de Richelieu, p.117-127et p.324.

3En1631 Riche lieu reçoit du roi l’autorisation de fonder près du palais qu’il fait édifier sur les terres familiales un « bourg clos3 » ; mais ce bourg doit s’appeler ville car en Touraine, d’après la coutume, « le seigneur baron »,a fortiori un duc, « est fondé d’avoir ville close4 » et la présence d’un mur fait la différence entre ville et bourg. Sans rappeler les étapes de la construction matérielle de la ville5, il faut souligner que le choix de l’architecte Le mercier qui travaille aussi pour Riche lieu à Paris montre bien que le dessein du cardinal est d’obtenir un ensemble au moins aussi fastueux qu’à Paris. Richelieu n’utilise par seulement le mécénat architectural pour affirmer sa grandeur et sa gloire ; en 1631, juste après la Journée des dupes, outre l’autorisation de créer une ville qui en sera la capitale, il obtient l’érection en duché-pairie de l’ensemble féodal qu’il a constitué autour du domaine familial, en s’emparant de diverses manières de toutes les terres nobles avoisinantes6. Il réussit en outre à en éloigner les grandes familles de naissance plus élevée que la sienne (les Roannez et les La Trimouille) ; il achète l’Isle-Bouchard et Mirebeau en 1628, il obtient la terre de Chinon, il en lève Champigny-sur-Veude à Monsieur en 1635. Ainsi il assoit sa fort une et la réputation des alignée et figure au plus haut sommet de la pyramide féodale alors que, dans le même temps, il s’emploie à réduire la puissance des grands nobles, et il édifie une ville fortifiée quand il fait abattre ailleurs châteaux et fortifications. Loudun, la cité calviniste toute proche, ne pouvait échapper aux effets de cette politique ; en effet, à moins de 20 kilomètres de sa ville, la « deuxième La Rochelle » est au début du xviie siècle une ville importante, aux nombreuses fonctions administratives et judiciaires mais est surtout une des places de sûreté des réformés, appuyée sur un redoutable château fort qui se dresse, comme ceux de Thouars ou de Mirebeau, à l’entrée du Poitou.

  • 7 B. Chevalier, « Aux Origines du département d’Indre-et-Loire » Atlas de la région Centre.

4La région de Loudun et de Richelieu est une zone de contact ; si, du point de vue religieux, elle relève du diocèse de Poitiers, et B. Chevalier a bien montré combien pour la Touraine les limites religieuses étaient nettes7, elle fait partie de la généralité de Tours et, au cours du xviie et du xviiie siècles, elle entre de plus en plus dans l’orbite de Tours. La situation militaire est plus complexe : Loudun est dans le gouvernement du Poitou, Richelieu et Mirebeau dans celui de Saumur. Pour la justice ordinaire, cette zone relève des présidiaux d’Angers ou de Tours et au-delà, du parlement de Paris. Pour les finances, elle est sous l’autorité du bureau des finances de Tours. Quelques communautés mises à part, l’ensemble de la région est soumis à la grande gabelle, sous sa forme la plus dure et la plus oppressante, celle du grenier d’impôt.

  • 8 A. Lerosey, Loudun. Histoire civile et religieuse.
  • 9 P. Raveau, L’Agriculture et les classes paysannes dans le haut Poitou au xvie siècle, p. 96-97.

5La véritable originalité du Loudunais est d’être sous le régime d’une coutume particulière, très proche de celle d’Anjou ou de Touraine et qui continue à être appliquée jusqu’à la fin de l’Ancien Régime ; le Loudunais a ainsi le droit de désigner ses propres représentants lors des convocations d’États généraux, ce qu’il fit encore en 17898. Le « détroit » de cette coutume permet de délimiter le Loudunais, mais cette région n’offre aucun trait d’originalité économique. Comme celle de Richelieu, elle se consacre uniquement à l’agriculture céréalière, la culture de la vigne n’est pas alors aussi développée qu’au xviiie siècle ; les conditions pédologiques sont meilleures en Loudunais qui produit du froment, alors que la région voisine fournit plutôt du seigle. À la fin du xvie siècle, selon Raveau, c’est en Loudunais que terres arables et vignes atteignent les plus fortes valeurs de tout le Poitou9.

  • 10 Archives départementales de la Mayenne, ms 7, Mémoire sur la généralité de Tours.
  • 11 J. Dupâquier, La Population rurale du bassin parisien à l’époque de Louis XIV, p. 200-202. La géné (...)

6Dans ces zones septentrionales du Poitou, il faut noter la très faible superficie des paroisses et une forte proportion de petites communautés. En effet, à la fin du xviie siècle (vers 1692)10, les villes chef lieu d’élection étant exclues, les élections de Loudun et de Richelieu couvrent environ 1600 km2, soit 23 % de la Touraine administrative et abritent 31 % du total des communautés, mais il y vit moins de 20 % du total des feux (19,8 %) ; ce sont les deux seules circonscriptions de Touraine où la population moyenne des communautés soit inférieure à 100 feux11. Dans l’élection de Loudun, 40 communautés rurales sur 42 comptent moins de 150 feux et aucune ne dépasse 400 feux ; dans 1’élection de Richelieu, 64 paroisses du plat pays sont en dessous de 150 feux et les 11 autres ont entre 150 et 400 feux. La densité de population rurale est donc faible : vers 1685 elle est d’environ 6 feux par km2 ; seule la région de Loches en a une plus basse (5,4). Le sud de la Touraine se distingue donc nettement du reste de la province mais aussi de la généralité.

7Ainsi une forte majorité de la population vit au sein de groupes humains de taille très restreinte ; les villes même petites dominent alors d’autant plus nettement. Dans une région sans route il est nécessaire qu’elles soient faciles d’accès pour ceux des ruraux qui, comme les collecteurs de la taille ou de la gabelle, sont contraints de s’y rendre régulièrement, d’autant plus que l’organisation administrative (au sens large) de la région l’oriente davantage vers le nord que vers le Poitou, sauf en ce qui concerne la vie religieuse.

  • 12 G. Lege, Urbain Grandlier et les possédés de Loudun, p. 148.
  • 13 Archives communales de Loudun, GG 245, table des baptêmes faits à Saint-Pierre-du-Marché, GG 183 à (...)

8Au début du xviie siècle, la capitale de cette région est Loudun, qui est un peu plus proche de Poitiers (environ 55 km) que de Tours (62 km). C’est une ville active car elle est à la fois le siège d’une prévôté et d’un bailliage créé en 1480 et ressortissant pour la plupart des cas au parlement de Paris, d’une élection et d’un vaste grenier à sel. La ville est aussi un centre de commerce en relations avec Saumur beaucoup plus qu’avec le Poitou car l’essentiel du commerce se fait par la Loire. Elle abrite une forte minorité de Réformés qui, nombreux dans le milieu des officiers et des marchands, sont « les principaux habitants et les plus forts12 » ; c’est alors la plus grosse communauté réformée de la région. Elle a, depuis le xive siècle, deux couvents de mendiants ; un bon collège protestant y fonctionne et s’y ajoute en 1610 un collège catholique. Dans les premières années du xviie siècle, on enregistre un total d’environ 265 baptêmes par an13 qui correspondraient à une population comprise entre 6500 et 7000 habitants, dont 42 % de réformés si tous les baptêmes RPR sont bien ceux d’enfants de citadins.

  • 14 E. De Fouchier, « La Baronnie de Mirebeau du xie au xviie siècle. Étude féodale », Mémoires de la (...)

9Dans la région, l’autre lieu où existent des fonctions administratives est Mirebeau, plus proche du bourg que de la ville puisqu’elle ne détient qu’une seule institution, une élection comprise dans la généralité de Tours et créée sous François Ier aux dépens de celle de Loudun (27 paroisses plus la ville) ; la région relève religieusement du diocèse de Poitiers et judiciairement de la sénéchaussée de Saumur. La ville dotée comme Loudun de fortifications fait partie de la frontière fortifiée du Poitou ; elle abrite aussi une petite communauté de Réformés. La baronnie de Mirebeau est achetée en 1615 à la duchesse de Guise par la duchesse de Roannez ; sa présence dans les terres des Gouffiers est donc récente quand Richelieu, profitant de l’endettement du duc, l’acquiert en 162814.

  • 15 E. Pepin, Champigny-sur-Veude et Richelieu, p. 6. On sait que Richelieu fit détruire le château, s (...)
  • 16 « La Touraine en 1638 », Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, t. IV, p. 194-202.

10Richelieu a toujours montré un véritable attachement pour les terres qui appartiennent à la famille du Plessis depuis le xve siècle. C’est très tôt, avant même que soit affermie sa situation auprès du roi, que Richelieu lance des travaux importants dans le château de ses ancêtres ; toutefois le bâtiment fait pâle figure à côté de celui des Gouffiers à Oiron ou des Bourbons à Champigny15. En 1625 le chantier est confié à Lemercier qui élabore un nouveau et très ambitieux projet mené à bonne cadence si bien qu’en 1631 les travaux sont très avancés. Le « bourg » vient donc en complément du château ; il se développe à côté de ce dernier qui n’en est pas le centre ou le point de perspective obligé ; la ville n’a d’ailleurs pas de centre. Le site n’a pas été choisi pour ses qualités : le lieu est totalement isolé puisqu’il n’y a aucune route le desservant (ni vers Chinon, ni vers Loudun, Mirebeau ou Poitiers), le petit ruisseau du Mâble n’a rien d’une rivière navigable ; selon le voyageur Godefroy en 1638, le sol est peu fertile, sablonneux et pierreux16.

  • 17 Archives départementales d’Indre-et-Loire, E 146.

11Il est donc intéressant de constater que les clauses de fondation stipulées dans les lettres patentes correspondent aux critères qui servent alors pour définir une ville. Les lettres patentes du roi17 prévoient la création d’un « bourg… fermé de murailles et fossés », bénéficiant d’une totale exemption de la taille jusqu’à ce que 100 maisons soient construites, puis d’un « abonnement » à la très modique somme de 200 livres tournois. En 1633 s’y ajoute le privilège d’exemption de la gabelle. Il s’agit donc bien d’attirer des habitants. Pour assurer le développement économique, doivent être établis 2 marchés hebdomadaires et 4 foires franches d’une semaine chacune par an ; la ville est exempte de jurandes.

  • 18 B. Le petit, Les Villes de la France moderne (1740-1840), p. 80.

12Même si murailles et fossés paraissent peu redoutables mais peuvent encore jouer un rôle défensif dans cette période et cette région où l’on peut craindre encore des troubles politiques et religieux, ils donnent de la ville une image traditionnelle ; l’ensemble constitué par les murs et les privilèges fiscaux correspond bien au critère qui définit la « bonne ville ». Le mur délimite l’espace où s’exercent les exemptions fiscales qui distinguent la ville du plat pays18 et il permet la perception des droits d’octroi, principale ressource de la ville. La beauté réglée et « classique » supplée à l’ancienneté qui fait défaut à la nouvelle ville. De plus, les murs servent très précisément ici à définir l’espace qui fait l’objet du projet architectural ; la ville, dont le plan n’est pas celui d’une place forte, est située à côté du château et de son parc et les deux ensembles bien délimités selon des formes rectangulaires se répondent ; les lignes droites et perpendiculaires se retrouvent, aussi bien dans le tracé des rues que dans celui des murs de la ville et du parc et dans le plan du château composé de plusieurs cours rectangulaires emboîtées. Le dessein urbanistique correspond très exactement à la ville définie par Furetière comme « un assemblage de plusieurs maisons disposées par rues et renfermées d’une clôture commune qui est ordinairement de murs et de fossés ».

  • 19 G. Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. La ville classique, t. 3, p. 115.
  • 20 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 681. Des lettres patentes de mai 1634 détachent 18 pa (...)
  • 21 L. Breteche, Le Grenier à sel de Richelieu et le faux-saunage 1727-1750, mémoire de maîtrise, p. 1 (...)
  • 22 La terre de Chinon ne pouvait être annexée au duché-pairie puisqu’elle appartenait au domaine du r (...)
  • 23 G. D’espinay, « Le Bailliage de Loudun », Mémoires de la Société d’agriculture, sciences et arts d (...)

13Les lettres patentes ne disent rien de plus sur les fonctions de la ville. Les dimensions prévues par le plan (qui correspondent à une superficie de moins d’un tiers de km2) montrent que, dès 1’origine, elle était conçue comme une « cité menue19 ». Mais les seules activités commerciales sont insuffisantes pour en faire autre chose qu’un bourg et Richelieu s’employa dès l’origine à y faire créer ou établir des fonctions administratives et judiciaires, celles dont l’existence et le nombre permettent à une ville d’exister et de se distinguer du plat pays : il fait hâter la construction de l’auditoire pour la cour ducale car la justice « attire les bâtisseurs ». En même temps, il dépouille totalement ou partiellement les villes voisines de leurs fonctions de « justice et police ». Ainsi, dès 1634, Mirebeau perd le siège de l’élection dont le ressort est étendu aux dépens de celles de Loudun et de celle de Chinon qui perd les paroisses dépendant de la baronnie de l’Isle-Bouchard20 et qui prend alors une allure singulièrement contournée. Le grenier à sel de Loudun, dont le ressort forme une poche profondément avancée à l’intérieur des pays rédimés de gabelle, est transféré à Richelieu sans que soit modifiée la circonscription21, Quant à la justice, seul pouvoir « régalien » qui reste alors encore partiellement aux mains des seigneurs, elle permet à Richelieu d’affirmer sa puissance de grand féodal puisqu’il se garde de faire créer un bailliage royal mais organise la justice dans le cadre du duché-pairie : les deux baronnies achetées en 1628, l’Isle-Bouchard et Mirebeau, conservent leurs justices qui relèvent en appel du tribunal de Richelieu ; il en va de même ensuite avec l’annexion des terres de Faye et de Ceaux puis en 1635 des terres de Champigny et enfin de la Chapelle-Bellouin et de Saint-Cassien22 ; leurs officiers sont désormais tous nommés par le cardinal. En 1633, nouveau privilège : la cour ducale relèvera nuement du parlement de Paris, sauf pour les cas royaux qui continuent à être jugés à Saumur23.

14Plus originale est la fonction religieuse dévolue par Richelieu à sa ville. La création de la paroisse avec suppression de la cure du Sablon se fait seulement en mai 1638. En novembre, le curé se démet en faveur des Lazaristes ; en effet, pour faire de sa ville le centre de la reconquête catholique, Richelieu fait appel à Vincent de Paul qui y ouvre une maison de la Mission à laquelle est unie la cure en avril 1646. Cette maison reste la seule qu’ait connue la Touraine ; elle abrita un clergé beaucoup plus nombreux que ne le nécessitait le service de la population car la charte de fondation prévoyait l’organisation régulière de missions dans toute la contrée. Richelieu n’y ajouta rien : pas de chapitre alors qu’il en existait à Loudun ou, plus près, à Champigny, pas de couvent d’ordres nouveaux ou réformés, même de capucins, alors que Loudun en reçut plusieurs. Les deux maisons de religieuses, les sœurs grises et les filles de Notre-Dame, restèrent bien modestes. La ville n’eut pas d’hôtel Dieu mais une maison de charité.

15Enfin, Richelieu, fort attaché à cet aspect du mécénat et de la politique, prévoyait un rôle intellectuel de premier ordre pour sa ville. L’académie, installée dans des bâtiments construits sur la place nord de la ville en pendant de l’église qui était sur la place sud, devait avoir au moins 31 professeurs et maîtres divers ; le programme d’éducation élaboré était très ambitieux, si bien que cette institution devait ruiner tous les établissements voisins, non seulement le modeste collège de Loudun mais aussi l’académie de Saumur.

  • 24 M. Dumoulin, « La Construction de la ville de Richelieu », Bulletin de la Société Antiquaire de l’ (...)
  • 25 C. Michaud, L’Église et l’argent sous l’Ancien Régime, p. 458.

16La construction de la ville fut menée tambour battant, grâce à l’autorité de Richelieu et à l’efficacité de ses agents sur place ; il faut y ajouter le réalisme des financiers du temps. Ces derniers comprirent vite que la construction d’une maison à Richelieu était le « pot de vin » à payer pour obtenir du cardinal des contrats de ferme24 et ils furent nombreux parmi ceux qui reçurent le don des parcelles situées sur la grand rue, concédées suivant des conditions « féodales » puisque accensées 30 sous par des actes passés devant un notaire parisien en 1633. Ils s’engageaient à y construire selon le plan prédéfini une maison d’une valeur de 10000 livres tournois ; que pouvait représenter cette somme pour un Philippe d’Aguesseau par exemple, qui, receveur du clergé, reconnaissait en 1642 des avoirs supérieurs à un million de livres… 25. À l’inverse, cette somme était trop élevée pour les gens du pays, « si gueux qu’ils n’ont pas moyen de faire faire un pigeonnier », même les officiers du duché qui furent dispensés de construire. Les petits nobles étaient nombreux dans la campagne mais eux aussi, trop pauvres pour faire construire, ne pouvaient résider dans la ville.

17L’installation des officiers des institutions royales ou ducales se fit lentement car ils mirent la plus mauvaise volonté du monde à venir habiter dans ce chantier, dans une contrée loin de tout, qui passait pour malsaine. Le procureur du duché faillit en perdre sa place ; il fallut trois rappels à l’ordre (en 1635, 1638 et 1645) pour que les officiers du grenier à sel consentent à déménager. L’académie fondée trop tard pour bénéficier longtemps de la protection du cardinal échoua totalement et se transforma rapidement en collège ordinaire. Faute d’argent et malgré les mesures prises par madame d’Aiguillon, la Mission ne put mettre en œuvre tout le programme fixé.

  • 26 Archives communales de Richelieu, registres paroissiaux 1637-1700.

18La croissance démographique de Richelieu est atipyque et difficile à mesurer. À ses débuts, c’est une ville de pure immigration, la population y est jeune, composée surtout de célibataires, les mariages y sont relativement nombreux et les décès rares26; le rapport B/M est fort : 4,9 entre 1646 et 1660, car les jeunes couples arrivent nombreux mais il est impossible de connaître l’origine géographique de cette population. L’attraction exercée par la ville est elle due aux possibilités d’embauche ou aux privilèges fiscaux qu’elle offre ? A partir de 1650 les comportements démographiques se rapprochent de ceux d’une population ordinaire : jusqu’en 1649 les baptêmes l’emportent largement sur les décès ; ensuite des déficits existent en 1650, 1652, 1653 mais sont peu marqués. Lors de la crise dite de l’Avènement apparaît un autre caractère urbain de Richelieu : les mendiants et vagabonds, dont de nombreux enfants, y affluent dans l’espoir de recevoir les secours distribués à la Charité. Après une phase de récupération nette, surtout pour les mariages, le nombre des baptêmes continue à croître et atteint son maximum séculaire entre 1676 et 1680 puis retombe et la crise de 1693-94 (220 sépultures pour 100 baptêmes) n’est pas suivie par une reprise. Dés la décennie 1681-1690, le rapport B/M est inférieur à 4. L’apogée de la population de Richelieu se situe donc dans la fin des « années Colbert », entre 1676 et 1685 : elle compte au moins 4 000 habitants.

  • 27 L. Bosse bœuf cite des exemples d’artisans dont les enfants sont nés à Richelieu et qui y sont mor (...)
  • 28 Archives nationales, G7 1685.
  • 29 J. Meyer, Études sur les villes en Europe occidentale (milieu xviiie à la veille de la Révolution (...)

19L’absence de documents fiscaux due aux franchises dont jouit la ville fait que, encore au xviiie siècle, les indications concernant la composition de la société urbaine sont rares ; si les registres paroissiaux sont très bien tenus, ils ne donnent que très peu d’indications sur ce point. Une approximation très superficielle d’après les actes de baptême enregistrés sur 12 mois à partir de juillet 1667 (période choisie uniquement pour des raisons documentaires et limitée à un an pour assurer la validité de l’échantillon) montre que, parmi les pères dont la profession est connue, le groupe le plus fourni est celui des journaliers (22) puis vient celui des divers officiers et les professions libérales (18, dont 3 chirurgiens et 1 médecin), enfin celui du textile (14 dont 12 tisserands). L’alimentation et l’hôtellerie occupent 9 personnes dont 3 « hôtes », les marchands sont 8 et, dans les métiers du bâtiment, on dénombre 8 noms différents. Les artisans et petits commerçants forment donc l’ensemble socioprofessionnel le plus nombreux. Les manœuvres qui sont les tâcherons indispensables sont recrutés sur place dans la campagne : en 1638 ils seraient 2000. Quelques artisans venus travailler au château se fixèrent à Richelieu et y moururent27 mais la rapidité d’exécution du chantier a entraîné un séjour bref pour la plupart d’entre eux ; ne sont demeurés que les artisans de moindre qualification nécessaires à la construction des maisons de ville et à leur entretien. Le rayonnement « touristique » de Richelieu, ses fonctions judiciaires et commerciales expliquent la présence de nombreux cabaretiers et « hôtes » installés, semble-t-il grand rue. Enfin une petite activité manufacturière s’est créée qui utilise les laines du pays pour la production d’étamine et de serge : vers 1690 on comptait 17 maîtres et 21 métiers pour une production annuelle évaluée à 200 pièces28. Malgré les dispositions des lettres patentes, le commerce ne s’est pas développé faute de route ou de la voie d’eau sans laquelle aucune ville importante ne peut exister29, faute d’acheteurs aisés et nombreux et surtout faute de denrées à vendre… Dans le sud, les bourgs de Mirebeau, Monts et Moncontour sont mieux placés pour s’approvisionner en Poitou en grains et fournir le marché de Loudun lui-même en relations par la route avec Saumur et Chinon. Les activités administratives au sens large sont donc proportionnellement de loin les plus importantes.

  • 30 G. Cabourdin « Gabelle et démographie en France au xviie siècle », Annales de démographie historiq (...)
  • 31 R. Mousnier, L’Homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), p. 560.
  • 32 L. Charbonneau-lassay, Les Châteaux de Loudun, p. 435-469.
  • 33 R. Mousnier, op. cit., p. 555.

20Le redécoupage des circonscriptions, qui ne répond pas à des critères rationnels, rapprocha la justice ordinaire et l’administration des finances de la population. Par contre, le centre du ressort du grenier à sel, qui englobait 111 paroisses et environ 25 000 gabellants30, fut totalement décentré vers le nord, à environ 40 km de sa frontière méridionale, ce qui accrut les difficultés des collecteurs de la gabelle obligés d’y venir chercher le sel. La ville de Loudun fut donc la principale victime de ces changements ; en perdant tout une partie de ses fonctions administratives et judiciaires, elle vit se restreindre ses activités mais ne fut pas désertée puisqu’elle conserva bailliage et élection. Mais, restée place de sûreté, elle dut essuyer, en même temps et peut-être plus que d’autres villes, les effets de la politique royale d’abaissement et de réduction à l’obéissance : selon d’Armagnac, son gouverneur, « on croyait que tout serait abattu même les murailles de la ville, pour anéantir d’autant la ville et sa juridiction, qu’un conseiller de la cour va bien retrancher allant pour établir le duché-pairie de la ville de Richelieu31 » ; la démolition du château fort ordonnée en 1628 puis celle du donjon en 163232 devaient selon certains habitants réduire la ville à l’état de « bourgade » incapable de se défendre. Au même moment à partir de l’été 1632 se développent les scènes de possession au couvent des ursulines ; U. Grandier est exécuté le 18 août 1634. En luttant aussi bien contre la puissance militaire réformée que contre la sorcellerie, le roi et son ministre affirment leurs convictions catholiques aux yeux des dévots français et de l’Europe33, L’affaire Grandier a dû aider Richelieu dans sa lutte contre Loudun mais n’a sans doute pas été déterminante. Loudun, capitale protestante et centre judiciaire, devait s’effacer devant Richelieu, ville symbole de la puissance du cardinal et instrument de la reconquête catholique.

  • 34 Le nombre des baptisés est peut-être gonflé par la présence d’enfants venus de la campagne ; mais (...)
  • 35 Pour les années 1680-1684, il est de 32,5, soit le même chiffre que celui des baptêmes RPR célébré (...)
  • 36 Bibliothèque Municipale de Tours, ms 1209, mémoire concernant la généralité de Tours, f° 11 bis. L (...)
  • 37 EXPILLY, De la Population de la France, p. 149 et 158.

21Les effets de ces événements sur la population de Loudun n’ont pas été immédiats puisqu’elle croît jusqu’aux années 1651-1660 grâce à l’essor de sa fraction catholique où les baptêmes passent de 155 par an au début du xviie siècle à plus de 285 entre 1641 et 1660. Le nombre des baptêmes RPR34 se maintient à un niveau élevé (environ 95 par an) jusque vers 1640 puis baisse rapidement sous l’effet sans doute de départs et de conversions35 ; en 1685, il restait environ 160 familles de réformés36, Dans la seconde moitié du xviie siècle la chute de la population totale est très marquée : entre 1690 et 170137 le nombre annuel de baptêmes est la moitié de celui enregistré entre 1641 et 1660 ; mais cette évolution débute bien avant la révocation de l’édit de Nantes, qui l’aggrave sans doute en accroissant les difficultés économiques. Loudun connaît alors, poussée à son maximum, la « désurbanisation » constatée à cette époque dans toute la Touraine : la population des six villes principales baisse de 6 % environ entre1680 et 1720.

  • 38 R. Lemee, « Population agglomérée, population éparse au début du xixe siècle », Annales de Démogra (...)
  • 39 Entre ces deux époques, la population de Loudun a crû de 53%, celle de Richelieu a diminué de 28, (...)

22La création de Richelieu a provoqué un dédoublement des fonctions administratives et judiciaires mais non un bouleversement dans le réseau urbain ; Loudun et Richelieu s’ignorent en fait (mais la rancune de la première reste vive) : encore en 1762 aucune route ne les relie. Au début du xviiie siècle Richelieu semble avoir gagné la partie : en 1720, Loudun abrite 860 feux mais Richelieu en a 900 ; mais dans les années qui suivent, Loudun reprend le dessus et en 1762 la ville compte 983 feux contre 786 à Richelieu, Mirebeau n’étant qu’un gros bourg (330 feux environ).Loudun, qui retrouve un grenier à sel en 1727, offre alors des services plus importants aux paysans et son activité économique est moins atone. Le caractère artificiel de Richelieu a fini par éclater ; lors que la ville a eu perdu la plus grande partie de ses fonctions administratives, elle est peu à peu retombée au rang de gros bourg. Selon le recensement de 1806, 3117 habitants vivaient alors à Richelieu pour 5128 à Loudun38 et l’écart n’a cessé de croître puisqu’au recensement de 1990 Loudun comptait 7 854 habitants et Richelieu 222339. L’histoire et la géographie ont retrouvé leurs droits.

Notes

1 Publication : Les Réseaux urbains dans le centre Ouest-Atlantique de l’Antiquité à nos jours, Philippe Guignet et Jean Hiernard dir., Actes du colloque du Gerhico tenu à Poitiers les 13-14-15 mai 1993, Poitiers, Société des Antiquaires de l’Ouest, 1996, 543 p., p. 243-254.

2 Saugrain, Nouveau Dénombrement du royaume par généralités, élections, paroisses et feux, Paris, 1720, p.177-178 et 254-256.

3 Archives départementales d’Indre-et-Loire, E146, copie des lettres patentes données à Fontainebleau en mai 1631 et enregistrées au parlement de Paris le 13 décembre 1631.

4 Coutume de Touraine, titre sixième, article LXXI. Dans son commentaire, E. Pallu ajoute : « Mais s’il n’en avait d’antiquité, il sera nécessaire d’obtenir permission du Roy, et Sa majesté érigeant une terre en Baronnie, le Seigneur peut faire clore sa principale ville, et la murer avec tours… »

5 ,L. Bosseboeuf, « Histoire de Richelieu et des environs », Mémoires de la Société archéologique de Touraine, t. XXXV ; C. Toulier, « L’Urbanisme de Richelieu », Bulletin de la Société des Amis du Vieux Chinon, 1992, p.785-816.

6 J.Bergin, Pouvoir et fortune de Richelieu, p.117-127et p.324.

7 B. Chevalier, « Aux Origines du département d’Indre-et-Loire » Atlas de la région Centre.

8 A. Lerosey, Loudun. Histoire civile et religieuse.

9 P. Raveau, L’Agriculture et les classes paysannes dans le haut Poitou au xvie siècle, p. 96-97.

10 Archives départementales de la Mayenne, ms 7, Mémoire sur la généralité de Tours.

11 J. Dupâquier, La Population rurale du bassin parisien à l’époque de Louis XIV, p. 200-202. La généralité de Tours est au contraire la circonscription du Bassin Parisien qui compte le plus de grandes communautés rurales.

12 G. Lege, Urbain Grandlier et les possédés de Loudun, p. 148.

13 Archives communales de Loudun, GG 245, table des baptêmes faits à Saint-Pierre-du-Marché, GG 183 à 185 et GG 202 : Saint-Pierre-du-Marché ; registres des baptêmes de 1601 à 1629 et table des baptêmes de 1628 à 1774, GG 195 à 197 : paroisse de Saint-Pierre-du-Martray. Un relevé des baptêmes et des mariages protestants y figure mais il ne fournit que la date et le nom des individus concernés car il ne s’agit pas de copies des actes eux-mêmes. Je tiens à remercier Madarne Rohaut, archiviste municipale de Loudun, pour l’amabilité de l’accueil qu’elle m’a réservé.

14 E. De Fouchier, « La Baronnie de Mirebeau du xie au xviie siècle. Étude féodale », Mémoires de la Société Antiquaire de l’Ouest, 1877, p. 1-298.

15 E. Pepin, Champigny-sur-Veude et Richelieu, p. 6. On sait que Richelieu fit détruire le château, seule la chapelle resta debout.

16 « La Touraine en 1638 », Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, t. IV, p. 194-202.

17 Archives départementales d’Indre-et-Loire, E 146.

18 B. Le petit, Les Villes de la France moderne (1740-1840), p. 80.

19 G. Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. La ville classique, t. 3, p. 115.

20 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 681. Des lettres patentes de mai 1634 détachent 18 paroisses de l’élection de Chinon au profit de celle de Richelieu.

21 L. Breteche, Le Grenier à sel de Richelieu et le faux-saunage 1727-1750, mémoire de maîtrise, p. 13-15.

22 La terre de Chinon ne pouvait être annexée au duché-pairie puisqu’elle appartenait au domaine du roi et le bailliage de Chinon fut maintenu.

23 G. D’espinay, « Le Bailliage de Loudun », Mémoires de la Société d’agriculture, sciences et arts d’Angers, t. IV, 1890, p. 315-353.

24 M. Dumoulin, « La Construction de la ville de Richelieu », Bulletin de la Société Antiquaire de l’Ouest, 1934-1935, t. 10, p. 520-551.

25 C. Michaud, L’Église et l’argent sous l’Ancien Régime, p. 458.

26 Archives communales de Richelieu, registres paroissiaux 1637-1700.

27 L. Bosse bœuf cite des exemples d’artisans dont les enfants sont nés à Richelieu et qui y sont morts.

28 Archives nationales, G7 1685.

29 J. Meyer, Études sur les villes en Europe occidentale (milieu xviiie à la veille de la Révolution française), t. I, p. 36.

30 G. Cabourdin « Gabelle et démographie en France au xviie siècle », Annales de démographie historique, 1969, p. 302.

31 R. Mousnier, L’Homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), p. 560.

32 L. Charbonneau-lassay, Les Châteaux de Loudun, p. 435-469.

33 R. Mousnier, op. cit., p. 555.

34 Le nombre des baptisés est peut-être gonflé par la présence d’enfants venus de la campagne ; mais par ailleurs il faut tenir compte des « naissances perdues », c’est-à-dire des enfants morts avant le baptême dont on sait que chez les réformés il ne suivait pas immédiatement la naissance.

35 Pour les années 1680-1684, il est de 32,5, soit le même chiffre que celui des baptêmes RPR célébrés à Tours (cf. B. Maillard « Population et démographie. Les protestants de Tours au XVIIe siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1983, n° 4, p. 543-544).

36 Bibliothèque Municipale de Tours, ms 1209, mémoire concernant la généralité de Tours, f° 11 bis. L’arrivée de dragons aurait provoqué de nombreuses conversions. Ce mémoire, dit de Miromesnil, attribue 1440 feux à Richelieu, chiffre manifestement faux que le comptage des baptêmes permet de réduire à environ 950 feux, Loudun en ayant 1280.

37 EXPILLY, De la Population de la France, p. 149 et 158.

38 R. Lemee, « Population agglomérée, population éparse au début du xixe siècle », Annales de Démographie Historique, 1971, p.476 et 492.

39 Entre ces deux époques, la population de Loudun a crû de 53%, celle de Richelieu a diminué de 28, 7%.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search