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Les Pontchartrain, ministres de Louis XIV

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Charles Frostin

Chapitre VII. Les assises de la puissance ministérielle de Jérôme de Pontchartrain

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 62-63.
  • 2 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 410.

1Formé dès l’âge de 19 ans au contact direct de Louis XIV en sa qualité de survivancier, Jérôme de Pontchartrain allait occuper par la suite une place à part au sein de l’appareil gouvernemental, quoique n’ayant jamais été ministre d’État. Cela tenait principalement à la complexité de ses attributions. De même qu’à chacun des ministres pour leur département respectif, Louis XIV lui réservait une séance hebdomadaire de travail – le mardi – pour discuter en tête à tête des affaires de la Marine. C’était ce qu’on appelait « le travail du Roi » ou « la liasse1 ». Mais, de plus Jérôme bénéficiait d’une approche constante, quasi journalière, de la personne du souverain, en tant que titulaire du département de la Maison du Roi, une charge qui faisait de lui l’équivalent d’un « secrétaire de direction » du monarque et en même temps d’un « secrétaire général » de la monarchie administrative. À ce titre il lui incombait, par exemple, une série de tâches courantes et astreignantes, comme celle d’assurer la ventilation incessante des ordres royaux aux échelons les plus divers, y compris près des ministres eux-mêmes. D’autre part, le département de la Maison du Roi incluant tout ce qui concernait la ville de Paris, à Jérôme revenait encore la prérogative, combien importante, de présenter à Louis XIV le rapport quotidien du lieutenant général de police sur la capitale, d’en conférer avec lui, de prendre ses ordres et de les répercuter. Il apparaît ainsi, parmi ses collègues du gouvernement, comme l’homme qui se trouve le plus souvent en présence du Roi, et vraisemblablement comme l’homme le mieux introduit dans sa confiance. Habitué de longue date à la personne royale, Pontchartrain fils avait, en effet, fini par devenir un « ministre de l’ombre », toujours aux côtés du maître, le tenant au courant de tout, lui rappelant mille choses utiles et assurant la toute première transmission de ses décisions. Aussi, en dépit de l’hostilité avérée de nombre de hauts personnages de la Cour, tel le comte de Toulouse, la position de Jérôme, qui, selon l’expression de Saint-Simon, « sut s’identiser avec le Roi2 », restera-t-elle inexpugnable, du moins tant que Louis XIV vivra, la disparition du vieux Roi signifiant la mort politique de ce pur produit du système louis-quatorzien.

  • 3 Ibid., t. 2, p. 409, t. 4, p. 999.
  • 4 Ibid., t. 2, p. 1225.
  • 5 Montesquieu, Œuvres complètes, Pléiade, t. 2, Spicilège, p. 1411. Âgé de 26 ans en 1715, Montesqui (...)
  • 6 Cf. A. Corvisier, Louvois…, Paris, Fayard, 1983, p. 76.

2Saint-Simon prétend que Jérôme de Pontchartrain « ne tenait au Roi que par l’horreur de ses délations de son détail de Paris » et « lui faisait tellement sa cour par cette voie indigne » que son propre père, le Chancelier, « en était outré3 ». Sans parler des capacités de Jérôme, le mémorialiste oublie de mentionner l’existence d’un lien solide entre le monarque vieillissant et son secrétaire d’État. C’était le fait que depuis la disparition de Barbezieux en 1701, Pontchartrain fils se trouvait être, avec Torcy, le seul des ministres alors en place à avoir reçu une formation de survivancier, ni Chamillart, ni Desmarets, ni Voysin, ni évidemment Pontchartrain père et le duc de Beauvillier n’ayant suivi ce cursus. Or Louis XIV, qui, très tôt et de manière générale, avait entrepris de restreindre l’usage des survivances dans les charges, au point que « personne n’osait plus y songer », s’était, au contraire, fait une règle de les accorder pour les fils des ministres. L’octroi des survivances était devenu ainsi une « grâce réservée aux seuls secrétaires d’État », parce que, explique Saint-Simon, « il n’en put jamais refuser à ses ministres et qu’il se complaisait à se servir de jeunes gens dans ces places si importantes pour montrer qu’il gouvernait seul et qu’il les formait bien loin d’être gouverné par eux, quoique jamais prince ne le fût autant que lui4 ». Mise à part une certaine exagération, l’explication n’est pas sans fondement. Mais il convient aussi de tenir compte du naturel profond de Louis XIV chez qui, derrière les apparences du Roi-Soleil, se cachait un homme réservé, discret, et même timide. « Il était si timide, note Montesquieu dans son Spicilège, qu’il ne pouvait soutenir un visage inconnu5. » Cette grande timidité ne va pas sans éclairer la détermination avec laquelle le Roi se tint à sa décision, prise dès 1661, de ne gouverner qu’avec « un petit nombre » de ministres, et, en même temps, sa prédilection pour la pratique des survivances qui lui permettait d’assurer la relève des ministres en place en recrutant leurs propres fils. Le jeune survivancier d’une charge de secrétaire d’État exerçant conjointement avec le titulaire, et sous sa direction, en attendant de lui succéder, le monarque se trouvait ainsi assuré, pour longtemps, de ne voir autour de lui que des visages familiers et de n’avoir à travailler qu’avec des hommes rompus à ses méthodes, ses habitudes et ses manies. Enfin, motivation particulièrement importante chez ce chef d’État qui, fort jaloux de son autorité, ne tolérait plus, depuis 1661, que des ministres qui soient ses serviteurs6, la solution des survivances présentait l’immense avantage de pouvoir remplacer, en douceur, des ministres âgés par des éléments jeunes, plus souples, considérés par lui comme ses propres élèves.

  • 7 Ezechiel Spanheim, envoyé de l’Électeur de Brandebourg, Relation de la cour de France en 1690, Par (...)
  • 8 Les provinces-frontières relevaient du secrétaire d’État à la Guerre.

3Ce système des survivances, qui sécurisait tant Louis XIV, est surtout connu par les exemples de Louvois, survivancier dès l’âge de 15 ans, et de Seignelay, promu à 17 ans. Les « lettres de direction » de Michel Le Tellier au premier et du grand Colbert au second témoignent de la rudesse pédagogique de l’époque, se trouvant émaillées de réprimandes, blâmes et menaces dont celle, fréquente, d’un retrait de survivance, la survivance n’étant qu’une expectative, une assurance de succéder dans la charge paternelle. Bref, ce ton annonçait déjà celui de Louis de Pontchartrain morigénant son fils à satiété ; encore que chez les Pontchartrain, plus raffinés, les méthodes d’éducation semblent avoir été moins brutales que chez les Le Tellier et surtout chez les Colbert où Seignelay était « tenu fort court » par son père « jusques à en être souvent maltraité de coups aussi bien que de paroles7 ». Probablement convient-il, là, de tenir compte aussi de la différence de génération, Louvois étant né en 1641, Seignelay en 1651, Jérôme de Pontchartrain en 1674. D’autre part, Marie de Maupeou-Pontchartrain veillait trop sur son cher fils et sa précieuse santé pour tolérer qu’il fut roué de coups. Cela dit, et malgré les différences propres à chaque famille, s’observe, de Michel Le Tellier à Louis de Pontchartrain en passant par Jean-Baptiste Colbert, une remarquable continuité dans l’esprit de la formation donnée par ces trois ministres à leur survivancier respectif. Sans négliger la connaissance indispensable du travail de bureau, l’un des soucis marquants de cette formation était de communiquer très tôt au jeune survivancier une certaine expérience du terrain. On a longuement insisté, au chapitre précédent, sur les tournées portuaires de 1694-1696 que Louis de Pont-chartrain fit effectuer à son fils. Il ne faisait là qu’imiter l’exemple de Le Tellier, avec les tournées de Louvois dans les provinces-frontières8 et aussi celui de Colbert qui avait imposé à Seignelay une visite générale des ports et arsenaux du royaume, suivie de voyages d’études en Italie, en Hollande et en Angleterre, ce dont ne bénéficiera pas Jérôme. Mais surtout, aspect primordial de la formation, par-delà même le nécessaire bagage technique, le titulaire infligeait à son survivancier un véritable dressage pour lui apprendre à présenter des dépêches au Roi, à répondre à ses questions sur leur contenu et à écouter respectueusement ses remarques.

4C’était, en effet, la meilleure façon de familiariser Louis XIV, homme d’habitude, avec ces jeunes gens promis, sauf accident, à un avenir ministériel. De plus, pour peu que le titulaire sût se tenir dans l’ombre en faisant travailler, très tôt, son fils près du Roi, cette méthode avait le précieux avantage de donner au monarque l’impression qu’il avait formé, lui-même, un sujet sans expérience. Michel Le Tellier excelle précisément dans l’art de faire croire à Louis XIV que c’était lui, le Roi, qui avait initié Louvois aux affaires. Et pour renforcer encore l’illusion, Le Tellier prit soin, dès 1664, de s’effacer devant son fils qui devint alors pleinement secrétaire d’État. Il s’agissait d’un effacement simulé, le père restant ministre d’État et continuant à diriger de près son ancien survivancier. Mais le résultat était atteint, à savoir que Louis XIV fut persuadé d’avoir, en la personne de Louvois, le premier en date de ses secrétaires d’État formé par ses propres soins. Cette satisfaction d’amour-propre ne sera d’ailleurs pas étrangère au maintien en faveur, jusqu’à sa mort en 1691, de ce ministre « altier, brutal, grossier en toutes manières » (Saint-Simon), qui n’avait rien du courtisan. Pareil effacement d’un titulaire devant son survivancier ne s’observe pas chez Pontchartrain père. Ce n’est qu’à la faveur du départ de celui-ci pour la Chancellerie que Jérôme obtiendra sa titularisation, malgré la part grandissante qu’il avait prise, depuis 1696, dans la gestion des affaires de la Marine et de la Maison du Roi. Louis de Pontchartrain n’en fut pas moins expert, comme jadis Michel Le Tellier, dans l’art de dresser son fils à recevoir les leçons du Maître, tout en se tenant discrètement en retrait pour ne pas paraître trop intervenir dans la formation du jeune survivancier, dont le mérite principal devait revenir à Sa Majesté en personne.

5Les lettres de provision en survivance délivrées à Jérôme de Pontchartrain, le 27 décembre 1693, exaltent, selon l’usage, les mérites du titulaire et « les bonnes dispositions » du nouveau survivancier, « le septième », rappellent-elles, des secrétaires d’État Phélypeaux depuis son bisaïeul Paul de Pontchartrain.

  • 9 AN, sous-série 01, registre n° 37, f° 238. « Le septième » des secrétaires d’État Phélypeaux en te (...)

« Nous avons reçu tant de satisfaction des services qui nous ont été rendus par le sieur Phélypeaux de Pontchartrain dans tous les emplois que nous lui avons confiés, et particulièrement dans la charge de secrétaire d’État et de nos commandements, et dans celle de contrôleur général des Finances, et il nous y donne encore tant de preuves de sa fidélité et de son zèle, que nous nous sentons excités à lui donner des marques d’une distinction particulière et à faire connaître au public, par des grâces extraordinaires, la considération que nous avons pour sa personne et l’affection dont nous l’honorons ; et nous avons cru que nous ne pouvions trouver une occasion plus naturelle de le gratifier, ni par un endroit qui lui fut plus sensible, qu’en admettant aux fonctions de secrétaire d’État notre aimé et féal Jérôme Phélypeaux, son fils, conseiller en notre cour de Parlement, en lui accordant les provisions en survivance du sieur de Pontchartrain, son père. Nous avons été d’autant plus porté à accorder cette grâce au sieur Phélypeaux que nous sommes informés des bonnes dispositions qui sont en sa personne et du désir qu’il a de suivre les traces de son père, de son bisaïeul et des autres personnes de son nom, dont il se trouve le septième, qui ont si dignement servi l’État et le servent actuellement dans de semblables charges : outre qu’il nous a déjà donné, dans les emplois qu’il a remplis, des preuves de sa capacité, de son zèle et de son affection pour notre service9. »

  • 10 Pour le Conseil des Prises, voir M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 170-171, p. 173 ; et (...)

6On peut s’interroger sur « les preuves de capacité et de zèle » que ce jeune homme de 19 ans avait déjà données « dans des emplois ». Ce n’était pas cependant pure clause de style. Reçu conseiller au Parlement en mars 1692, Jérôme avait été nommé, dès janvier 1693, membre du Conseil des Prises, placé sous la présidence nominale de l’amiral de France, le comte de Toulouse, alors âgé de 15 ans, et composé de sept conseillers d’État et de six maîtres des requêtes. Il en devenait le quatorzième commissaire avec une rétribution de deux mille livres par an. Commission extraordinaire du Conseil du Roi n’existant en principe qu’en temps de guerre, le Conseil des Prises fonctionnait, en fait, de manière permanente, en raison des instances en retard à liquider et de la diversité des affaires à traiter. Théoriquement conseil de l’amiral de France, il était d’abord un tribunal spécialisé dans le jugement des prises faites dans le cadre de la guerre de course, avec appels de ses jugements portés au Conseil royal des Finances où le secrétaire d’État à la Marine jouait le rôle de rapporteur. Son activité ne s’arrêtait pas là, le Conseil des Prises ayant de multiples attributions administratives, qu’il s’agisse de préparer les ordonnances sur la course, d’édicter des règlements, ou encore d’assurer la surveillance d’une pléthore d’officiers des tribunaux d’amirauté, le royaume comprenant, à côté du siège général de l’Amirauté de France à Paris, une cinquantaine de sièges particuliers d’amirauté établis dans les ports10. Autrement dit, les fonctions de commissaire à ce Conseil étaient loin d’être une sinécure. Aussi, pour le futur secrétaire d’État à la Marine, ce fut là l’occasion de s’initier déjà au droit maritime et, en même temps, à la complexité des rapports entre le département de la Marine et l’Amirauté de France qui allaient devenir conflictuels une fois que le comte de Toulouse, ayant pris de l’âge, entreprendra de faire sentir tout le poids de son importance de grand personnage en tant qu’amiral, par surcroît membre de la famille royale.

7Nommé survivancier à la fin de l’année 1693, Jérôme ne tarda pas à avoir l’occasion de parler au Roi pour les besoins du service. S’agissant de la première fois, c’était un redoutable honneur, en quelque sorte un examen oral, lequel semble s’être bien déroulé comme l’indique une lettre de Louis de Pontchartrain à son fils, du début de l’année 1694. « Je vous félicite, lui écrit-il, sur la manière dont vous me dites que s’est passée la première conversation que le Roi ait eue avec vous. J’espère que plus vous irez en avant et plus vous lui donnerez sujet d’être content de vous. » Ce satisfecit délivré, Louis s’empresse vite de le tempérer par des reproches sur l’immaturité du jeune homme :

  • 11 « Le ministre » : il s’agit bien entendu de Louis de Pontchartrain.

« Prenez garde cependant aux courtisans, vous ne les trouverez pas aussi indulgents que le ministre11, et je sais même déjà que quelques-uns ont plaisanté de la manière dont vous avez parlé de l’affaire de B… [illisible] ou de quelque autre qui ne me revient pas. Parler peu est un parti bien sûr à tout le monde et nécessaire absolument à un jeune homme qui, quelqu’esprit qu’il eût, ne peut avoir tout l’usage du monde qu’il faut et la capacité nécessaire. »

8On retrouve là l’extrême sensibilité, mentionnée plus haut, de Pontchartrain père aux rumeurs de cour : une sensibilité qui, pour sa part, l’amenait à se garder du moindre propos susceptible d’être utilisé ou déformé, au point que sa discrétion était devenue proverbiale, à l’égale de celle du premier valet de chambre Alexandre Bontemps, véritable homme de confiance du Roi. « Ami intime de plusieurs ministres », et sans cesse en quête d’informations confidentielles, l’abbé de Choisy, évoquant ceux de « ces messieurs » dont il parvenait à « arracher quelque chose » au cours de conversations familières, ajoute, en effet, cette remarque significative :

  • 12 Mémoires de l’abbé de Choisy, Paris, Mercure de France, 1966, 412 p., p. 29.

9« Mais, pour M. de Pontchartrain, on tirerait plutôt de l’huile d’un mur : il fait mystère de tout, c’est un vrai Bontemps12. »

10Jérôme, si porté aux intempérances de langage, bien souvent pour le seul plaisir de faire de l’esprit, se trouvait donc à bonne école et à rude école pour s’imprégner de la retenue nécessaire à un futur ministre. Mais, plus que les consignes de discrétion, l’intérêt de la lettre de direction que lui adressait son père en ce début de l’année 1694 réside dans la volonté manifestée par celui-ci de tenir la bride très courte à son survivancier pour tout ce qui concernait le travail au contact direct du monarque. Les strictes consignes du père au fils sont à cet égard sans ambiguïté.

  • 13 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Quand le Roi vous donne des ordres, il faut les exécuter comme vous faites avec la dernière diligence, mais il faut en même temps m’en donner avis. J’ai su par le… [illisible] ce que vous lui aviez mandé vingt-quatre heures avant que je ne l’ai su par vous. Vous deviez me le faire savoir aussitôt qu’à lui. Vous me mandez que le Roi vous a fait écrire à Mrs Bart et Patoulet. Vous deviez m’envoyer une copie de vos lettres, afin que les miennes fussent conformes13. »

11« Mrs Bart et Patoulet » mentionnés ici sont le corsaire flamand Jean Bart, promu capitaine de vaisseau, et l’intendant de la marine à Dunkerque Jean-Baptiste Patoulet, auparavant intendant des Isles d’Amérique. Jean Bart menait alors campagne pour escorter les convois de blé en provenance des pays nordiques, destinés au ravitaillement du royaume, en proie, depuis l’année précédente, à une terrible crise de subsistances. Aussi son nom revient-il souvent sous la plume de Louis de Pontchartrain.

« Le reste de l’escadre commandé par M. Bart est arrivé [à Dunkerque] à un vaisseau près qui s’est perdu à la mer, annonce Louis à Jérôme, dans une lettre non datée, vraisemblablement de mars ou d’avril 1694. Je ne l’écris point au Roi, ajoute-t-il, cela ne vaut pas la peine de le fatiguer d’une lettre particulière. Vous irez vous-même lui rendre compte et lui porter de ma part la lettre que m’écrit M. Patoulet. »

  • 14 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

12Et, à propos de cette dépêche de Patoulet, le ministre prend soin de préciser : « Si vous savez ce que c’est qu’un bot, je ne vous le dis pas. Si vous ne savez pas ce que c’est, je vous dirai que c’est un pilote costier, car comptez que le Roi vous le demandera14. »

13Cette précaution montre bien l’attention de Pontchartrain à mettre son fils en condition de faire bonne impression sur le Roi. En même temps, elle laisse entrevoir combien devaient être éprouvantes pour les survivanciers novices ces tête-àtête avec un monarque particulièrement soucieux de tester leurs connaissances, voire de leur prouver leur ignorance en les reprenant sur le moindre détail technique. Une seconde lettre légèrement postérieure de Louis à Jérôme, et toujours à propos de l’arrivée de Jean Bart à Dunkerque, vaut d’être citée in extenso, tant elle éclaire la pédagogie, non exempte de duplicité, du ministre, quant à la manière de dresser son survivancier à aborder Louis XIV et à lui présenter des dépêches.

  • 15 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« J’envoie au Roi les nouvelles que je reçois de Dunkerque, lui écrit-il un lundi au soir. Lisez les lettres, je laisse le paquet ouvert exprès, refermez-le après, faites-le cacheter et portez-le ensuite au Roi. Prenez une heure commode, sans faire l’empressé, mais aussi sans perdre de temps. Ne dites à personne ce que c’est, non seulement parce que cela ne correspond pas aux espérances, mais parce que c’est au Roi qu’il faut laisser dire ce qu’il veut qu’on sache, et parler ensuite comme lui. Si le Roi vous demande ce que c’est en lui donnant mon paquet, vous lui direz simplement que c’est la confirmation de l’arrivée de Bart conforme à ce qu’il en a déjà su, sans autre détail, et que c’est uniquement ce que je vous ai mandé, car il ne faut pas qu’il sache que je vous aie envoyé son paquet sans être fermé15. »

  • 16 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

14Ce procédé retors paraît avoir été fréquent chez Pontchartrain. Ainsi, le 20 mars 1694, il écrit à Jérôme en lui parlant du Roi : « Vous lui présenterez la lettre que je joins ici, après que vous l’aurez lue, afin que vous sachiez tout16. » Et, quelques jours plus tard, le 23 mars, suit la même recommandation dans un court billet rédigé en termes fort explicites :

  • 17 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Vous verrez par la lettre que j’écris au Roi et que vous lui rendrez à son heure sans empressement, après l’avoir cachetée, tout ce qu’elle contient, et, par là, sans affectation et sans grande peine, vous vous trouverez instruit de tout et prêt à lui répondre sur tout ce qu’il pourrait vous demander17. »

15Tout savoir, ou du moins paraître tout savoir, tel est donc l’objectif que le ministre assigne à son survivancier pour le mettre à même de se faire valoir près d’un monarque méticuleux et même inquisiteur, toujours prêt à relever la moindre inexactitude dans les renseignements fournis. Aussi ne décolère-t-il pas lorsque Jérôme manque de précision et de rigueur, comme, par exemple, cette erreur de calcul concernant des cargaisons de blé fraîchement débarquées.

  • 18 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1, s. l. n. d.

« Voici encore une de ces choses où je vous marquais l’autre soir que vous manquiez, faute de connaissances, s’énerve Pontchartrain. Vous verrez par le détail qui est arrivé de Dunkerque que le Roi savait bien la différence des mesures, puisqu’il faisait un tout qui se montait à 20 000 sacs et qu’il y en a effectivement 22 234 en comptant même les cinq derniers vaisseaux, au lieu que vous, par la supputation que vous fîtes au Roi, vous en trouvez plus du double. Songez que ces différences-là sont essentielles, et qu’on ne peut trop savoir pour bien parler. Ce n’est que pour vous ce détail, ne le dites ni au Roi, ni à personne18. »

  • 19 Cf. J. Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence, Paris, Hachette, 1979, 438 p., (...)

16Cette histoire de comptage de sacs, avec l’estimation juste du Roi et la supputation fantaisiste de Jérôme, ne manque ni de sel, ni d’intérêt. Montrant un Louis XIV « arithméticien », fort bon calculateur, elle souligne l’originalité de ce prince à une époque où les quatre opérations de « l’arithmétique » restaient encore « domaine réservé et technique de pointe19 ». La même anecdote éclaire aussi certains sarcasmes de Saint-Simon qui, pour sa part, avouait sans honte ignorer « les premières règles de l’arithmétique » et ne s’être jamais préoccupé de l’administration de son bien. Le mémorialiste insiste, en effet, en le grossissant jusqu’à la caricature, sur ce travers de Louis XIV que laissent deviner les lettres de Pontchartrain père. C’était le goût excessif du Roi pour le détail, goût qui le portait à vouloir tout connaître par lui-même, dans l’illusion de pouvoir régenter tout son entourage et d’interdire à quiconque de l’abuser en quelque matière que ce fût.

  • 20 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 4, p. 952.

« Son esprit, naturellement porté au petit, écrit Saint-Simon, se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers détails sur les troupes : habillements, armements, évolutions, exercices, discipline, en un mot toutes sortes de bas détails. Il ne s’en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche ; il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là en savaient le plus, qui de leur part recevaient en novices des leçons qu’ils savaient par cœur il y avait longtemps20. »

17Si irritante, voire risible, fût-elle parfois, la méthode louis-quartorzienne n’en avait pas moins un côté positif, faisant régner dans les bureaux de Versailles une ambiance laborieuse, avec, pour les commis comme pour les ministres eux-mêmes, la sensation de l’œil du maître partout. La pédagogie de Louis de Pontchartrain visa précisément à imprégner très tôt Jérôme de cette ambiance où le relâchement et l’inexactitude étaient proscrits. Et les leçons ne durent pas tarder à donner leurs fruits, puisque, dès le 20 mars 1694, donc deux mois avant le départ (22 mai) du jeune survivancier pour la Bretagne, Louis pouvait le complimenter, non sans y mêler de fortes réserves : « Je suis ravi que le Roi s’accoutume de plus en plus à vous, mais le comble de ma joie ne sera que quand vous mériterez l’excès des bontés qu’il a pour vous. » Dans cette même lettre du 20, en effet, quelques lignes plus bas, le père, conformément à son habitude, en vient aux remarques vinaigrées sur le comportement du fils :

  • 21 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Donnez-vous un peu de sérieux et de conversation suivie, il ne faut pour cela que de l’application, sans laquelle rien n’ira bien chez vous. Ce que je vous dis n’est point au hasard, les gens sages qui vous tâtent sur des choses de suite et sérieuses ne trouvent rien qui les satisfassent, prenez-y garde21. »

  • 22 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.
  • 23 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

18À vrai dire, Pontchartrain ne négligea rien pour apprendre à son survivancier le métier de secrétaire d’État, à commencer par les tâches élémentaires du travail de bureau. « Je vois, lui écrit-il, que votre signature dans vos lettres est autre que celle des expéditions. Il faut qu’elles soient les mêmes et l’exercice continuel les rendra meilleures22. » Ou encore, à propos de la présentation : « Quand vous m’écrivez, que ce soit toujours en grand papier, avec une forte grande marge, afin de vous envoyer vos lettres répondues par apostilles, quand je le jugerai à propos, et supprimez le “je suis votre serviteur”. Votre signature me dit tout23. » Nul doute donc que, malgré un emploi du temps surchargé, Louis de Pontchartrain ne se soit astreint régulièrement, durant plusieurs années, à consacrer une part de ses précieux instants à la formation professionnelle de Jérôme, afin qu’il se trouvât en situation de lui succéder quand le moment serait venu. Et pourtant, dans ce travail de formation, le comportement du ministre présente des aspects qui peuvent paraître contradictoires avec la finalité recherchée.

19Dans le système louis-quatorzien des survivances, le bon fonctionnement du couple titulaire/survivancier impliquait un certain partage des tâches ministérielles accompagné d’une autonomie plus ou moins large au profit du survivancier, tout cela, évidemment, au fur et à mesure que ce dernier prendrait de la maturité et affirmerait ses compétences. Or il semble bien que Pontchartrain ait rechigné longtemps à relâcher la bride, s’efforçant d’enfermer son fils à l’intérieur de consignes strictes, au risque d’étouffer chez lui l’esprit d’initiative. Que, dès le début de la survivance, il ait exigé de recevoir immédiatement copie des lettres que Jérôme écrivait sous la dictée du Roi, cela était normal et d’une absolue nécessité. Le ministre y revient d’ailleurs avec force dans sa lettre déjà citée du 20 mars 1694 :

« Je vous ai déjà dit qu’il fallait que je connaisse les copies des lettres que vous écrivez par ordre du Roi et que ce n’est point assez que vous les gardiez, car ce n’est pas simplement pour le bon ordre des bureaux, mais c’est afin que mes lettres se trouvent conformes aux vôtres. »

20Par contre, toujours dans la même lettre, on peut s’interroger sur le sens d’une instante recommandation de Louis à Jérôme rédigée en ces termes : « Vous ne deviez pas vous presser de rendre compte au Roi d’affaires qui ne sont pas entièrement pressées sans me l’avoir dit, afin de savoir si moi-même je ne le fais pas ou si je n’attends pas de plus grands éclaircissements avant de le faire. » S’agit-il là seulement d’un problème d’organisation du travail ministériel ? Ou ne se cache-t-il pas chez Pontchartrain la crainte de voir ainsi nombre d’affaires échapper à son contrôle, en même temps que, circonstance aggravante, Jérôme acquerrait une certaine liberté d’action à la faveur de ses entretiens directs avec le Roi ? L’hypothèse n’est pas invraisemblable, Louis XIV se plaisant à faire travailler les jeunes survivanciers et leur confiant de multiples tâches, notamment celles de lui servir d’intermédiaires avec les ministres en exercice. Ce rôle d’intermédiaire transparaît bien dans la lettre du 20 mars 1694 de Pontchartrain à Jérôme, pièce décidément fort instructive qui commence ainsi :

  • 24 « Monsieur » : Philippe d’Orléans, frère du Roi.

« Je vais expédier les lettres de commutation de peine du gendarme, suivant les instructions du Roi que vous me marquez, et puisque le Roi veut qu’il y soit fait mention que c’est à la prière de Monsieur24 qu’il fait cette grâce, je donnerai ces lettres à Monsieur même. »

21Par là même, en se faisant près de son père l’interprète des volontés royales, le personnage du jeune survivancier prenait donc du relief, tout novice qu’il fût. La méthode de gouvernement adoptée par Louis XIV à partir de 1661 est bien connue. Abhorrant jusqu’au souvenir du « Ministériat », le monarque s’attacha constamment à se placer en position arbitrale et à tenir la balance égale entre ses ministres pour mieux contrôler les rapports de force et mieux neutraliser les ambitions. Sa prédilection pour le système des survivances fut probablement, du moins en partie, inspirée par le même calcul, les marques de faveur prodiguées à un survivancier permettant d’attiser une sourde rivalité entre celui-ci et le titulaire. De plus, ce système fournissait au Roi maintes occasions de doubler lui-même, en quelque sorte, ses ministres dans l’exercice de leurs fonctions, en confiant des missions ponctuelles à ces jeunes survivanciers trop heureux de prouver leurs compétences toutes neuves, fût-ce au détriment de leur propre père. Pour l’impatient Jérôme, avide de bien faire et de faire beaucoup, mais sans cesse bridé par un père contraignant, il y avait là tout un champ libre propice à une émancipation accélérée. Quoique Louis de Pontchartrain se soit refusé à imiter l’exemple de Le Tellier qui, très tôt, fit de son survivancier un associé à part entière, Jérôme réussira peu à peu à s’imposer comme une sorte de « ministre bis », soutenu en cela par la confiance de Louis XIV qui se considérait comme le véritable formateur de ce jeune homme attentionné et zélé.

  • 25 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 509.

22Lors de sa nomination de secrétaire d’État titulaire, le 6 septembre 1699, Jérôme de Pontchartrain se trouvait donc bien armé pour diriger le double département hérité de son père. Ses cinq années de survivance lui avaient donné l’expérience des bureaux, l’expérience aussi du terrain, accompagnées d’un bon bagage de connaissances techniques en ce qui concerne la Marine. De plus, autre avantage de la formation de survivancier, les contacts directs et répétés avec Louis XIV lui avaient permis de se plier tôt aux habitudes de travail d’un monarque qui, au fil des années, devenait de plus en plus maniaque du détail. Cette adaptation précoce lui facilitera considérablement l’exercice de sa charge de secrétaire d’État à la Maison du Roi, une responsabilité qui, par sa nature même, imposait une fréquentation assidue de la personne royale. La Maison du Roi peut, en effet, être définie comme « un organe purement personnel à Sa Majesté » dont la direction était « à son entière discrétion » et où la majorité des décisions émanaient des « entretiens en tête-à-tête » du souverain avec les grands dignitaires de cette maison et avec le ministre qui en était chargé25. À ces précieux atouts s’ajoutait encore pour Jérôme, qui était un Phélypeaux, l’appui d’un vaste réseau de parentèle où il pouvait puiser des collaborateurs et des agents d’exécution dévoués. Le tout conférait à sa position une assise des plus solides, ce qui ne va pas sans expliquer l’autorité dont ce secrétaire d’État fera preuve à l’intérieur de son vaste ministère, et aussi la détermination avec laquelle il luttera, durant quinze années, pour étendre systématiquement ses attributions aux dépens de celles de ses collègues.

23L’Almanach royal énumère les attributions qui revinrent à Jérôme de Pont-chartrain en 1699 :

  • la Maison du Roi ;
  • le Clergé ;
  • la Marine ;
  • les Galères ;
  • le Commerce ;
  • les Colonies ;
  • les haras ;
  • les pensions.

24Le département géographique imparti au nouveau secrétaire d’État est mentionné à la suite :

  • Paris et Île-de-France ;
  • Généralités d’Orléans et de Soissons ;
  • Poitou ;
  • Haute et Basse Marche.

25À vrai dire, cette liste ne donne qu’un aperçu sommaire du cumul d’attributions détenu par Jérôme, ce qui ne permet guère d’appréhender l’extrême complexité de l’organigramme ministériel sous Louis XIV. Aussi convient-il de préciser l’étendue de ce cumul et d’en examiner le fonctionnement.

  • 26 La maison militaire, placée sous l’autorité du secrétaire d’État à la Maison du Roi, mais gérée po (...)

26En sa qualité de secrétaire d’État à la Maison du Roi, Jérôme était chargé de la maison civile articulée en vingt-deux départements ou services (la Bouche du Roi, la Chambre du Roi, la Garde-robe, l’Écurie, etc.), de la maison militaire, du moins dans une certaine mesure26, de la maison particulière de la Reine, et de celles des Enfants de France. Bref, il était le ministre de la Cour de France au sens le plus large. De son département de la Maison du Roi relevaient également l’ensemble des institutions scientifiques, culturelles et de prestige établies à Paris, Bibliothèque du Roi, Observatoire, Imprimerie royale, Jardin du Roi (jardin des Plantes), Collège royal (Collège de France), y compris sous l’appellation « direction des Académies », la tutelle de l’Académie des sciences et de l’Académie des inscriptions, avec mission de veiller à la régularité des séances, à l’assiduité des académiciens et à la bonne marche des travaux entrepris. C’était là, on l’a vu, une belle occasion pour le titulaire de la Maison du Roi d’intervenir dans les élections académiques de manière à y avantager ses protégés, parents ou clients. Toujours du même département dépendaient les « affaires générales du Clergé », quoique le terme « Clergé » soit mentionné à part dans l’Almanach royal. En tant que chargé des affaires du clergé, Jérôme avait à faire surveiller les doctrines et la conduite des ecclésiastiques, à contrôler les élections des supérieurs d’ordres religieux, à assurer la préparation et la convocation des assemblées générales du clergé, à éviter qu’aucun opposant n’y figurât, à y assister en qualité de commissaire du roi, et à entretenir correspondance avec les agents généraux du clergé. Autrement dit, l’essentiel de sa mission dans ce domaine était de veiller de près sur les relations entre le gouvernement et le clergé de France.

  • 27 Cf. A. Hachette, « La maison du Roi et les inventeurs », Revue de l’histoire de Versailles, 1932, (...)

27Mentionnée, elle aussi, à part dans l’Almanach royal, la sèche rubrique « Pensions » ne se limitait pas aux brevets de pensions. Incombaient également au secrétaire d’État à la Maison du Roi la délivrance des brevets de retenue, des lettres de vétérance, des lettres de gratifications, et même des dons de places à bâtir, sans oublier, aspect très évocateur de l’époque louis-quatorzienne, l’octroi de brevets et lettres patentes aux inventeurs. Il existait, en effet, à Versailles, une sorte de « bureau des brevets » où les inventeurs pouvaient déposer leurs dossiers, des dossiers concernant le plus souvent des découvertes ou améliorations techniques susceptibles d’applications utilitaires27. C’était pour eux un moyen de saisir directement le secrétaire d’État à la Maison du Roi sans avoir à suivre la filière normale, lente et incertaine, qui passait par la présentation des travaux à l’Académie des sciences. Le secrétaire d’État, non sans s’être entouré au préalable d’avis autorisés, opérait alors une première sélection, puis soumettait les placets et dossiers retenus à Louis XIV qui, après examen, décidait de la suite à donner. Nombre d’inventeurs se verront ainsi récompensés sous formes de brevets et privilèges d’exploitation ou de simples lettres de gratifications à titre d’encouragement. Par exemple, en 1694, Louis de Pontchartrain fera obtenir, à Firmin, trésorier de France, un privilège de vingt ans pour sa machine à scier et façonner le marbre, puis, en 1696, Antoine de la Garouste sera également privilégié, par ses soins, pour un train de carrosse inversable, une machine élévatrice sur roues et une excavatrice à l’usage de sablières. L’octroi de ce genre de privilège dépendant du bon vouloir du secrétaire d’État, c’était évidemment à lui, personnellement, qu’étaient adressées les plaintes et réclamations en cas de refus ou de contestation. Ainsi, le maréchal d’Estrées ayant accusé Louis de Pontchartrain de favoritisme au profit du même Antoine de la Garouste, le ministre lui répondait, par une lettre du 18 octobre 1696, en des termes qui ne ménageaient guère la susceptibilité de ce grand personnage :

  • 28 Lettre citée in J. Saint-Germain, Louis XIV secret, Paris, Hachette, 1970, p. 240-241.

« Comme je sais que vous avez la pensée que c’est un homme que je protège, je dois vous en désabuser en vous disant que je ne le connaissais point, lorsqu’il a fait voir au Roi les modèles des trois machines qu’il a inventées, et que je n’ai fait qu’exécuter les ordres de Sa Majesté en lui expédiant le brevet, sans m’être mêlé d’autre chose. Je sais bien que le Roi n’ignorait pas que vous avez obtenu, il y a longtemps, un privilège pour des carrosses inversables, mais comme Sa Majesté savait aussi que votre machine n’avait pas eu le succès que vous vous étiez attendu, et que d’ailleurs, celle que La Garouste a mise au point est nouvelle, Sa Majesté n’a pas pu se dispenser de lui en accorder le privilège, étant persuadée que le succès en sera très utile28. »

  • 29 Journal d’Olivier d’Ormesson et extraits des mémoires d’André Lefèvre d’Ormesson, Paris, éd. Chéru (...)

28L’anecdote montre que Pontchartrain père ne prenait pas à la légère la question des brevets d’invention, et il en ira de même, à sa suite, pour Jérôme, l’un et l’autre sachant que le Roi s’intéressait tout particulièrement à promouvoir les efforts des « chercheurs », fussent-ils de simples artisans. L’existence du « bureau des brevets » atteste, en effet, combien Louis XIV était attaché au progrès des sciences appliquées, mû en cela par une véritable passion pour les trouvailles et les nouveautés techniques. Cette passion était bien connue, jusque dans les milieux populaires, telle cette femme qui, ayant perdu son fils d’une chute alors qu’il travaillait « aux machines de Versailles », proféra publiquement des injures au Roi, « l’appelant putassier, roi machiniste et mille autres sottises et extravagances29 ». C’était l’époque des grands travaux du Château, dans les années 1680. Près d’un demi-siècle plus tard, en 1721, l’ambassadeur ottoman Mehemed Efendi, visitant l’Observatoire de Paris, s’émerveillait devant l’impressionnant appareillage technique qui s’y trouvait réuni grâce à la libéralité de Louis XIV.

  • 30 Relation de Mehemed Efendi, Paris, Maspero/La Découverte, p. 149-150.

« Ce prince, rapporte-t-il, comblait de bienfaits et de grâces ceux qui inventaient quelque nouvelle machine, et lorsqu’on lui en présentait, il les faisait mettre dans l’Observatoire pour l’usage des étudiants. Véritablement, j’y vis tant de choses admirables qu’un trésor même ne suffirait pas pour en faire l’acquisition30. »

  • 31 Originaire du comté de Nice, Jean-Dominique Cassini, premièr directeur en date de l’Observatoire ( (...)
  • 32 Cf. Ch. Frostin, « L’éveil scientifique de la France », L’Histoire, n° 60, octobre 1983, p. 44-53.

29De fait, l’Observatoire de Paris, construit entre 1667 et 1671, répondait bien aux préoccupations utilitaires du « Roi machiniste », l’astronomie instrumentale, alors en plein essor, contribuant puissamment au développement des sciences de la navigation en permettant l’amélioration des procédés cartographiques et le perfectionnement des instruments de bord. Inséparable de l’Observatoire, l’Académie des sciences (fondée en 1666) s’inscrivait dans la même perspective de recherche. « La fin principale que l’Académie s’est proposée en s’appliquant aux observations astronomiques, déclarait l’astronome Jean-Dominique Cassini31 a toujours été de les rapporter à l’avancement de la géographie et de la navigation32. » Le propos de Cassini reflétait l’une des préoccupations majeures du règne depuis Colbert qui était, en ces temps de disette monétaire lancinante, de se procurer de grosses rentrées d’argent en jouant à fond la carte du commerce extérieur maritime, avec, notamment, la prospection des marchés lointains suivie de l’organisation de circuits rentables accompagnée du choix d’itinéraires sûrs : d’où la nécessité d’étendre les connaissances géographiques et cartographiques jusqu’aux extrêmes limites des espaces parcourus.

  • 33 Franquelin est aussi l’auteur d’une carte générale du Canada, publiée en 1683 et considérée comme (...)
  • 34 Cf. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 580.

30L’extension de la couverture cartographique sera précisément un objectif constant chez Jérôme de Pontchartrain qui suivait, en cela, la voie tracée par Colbert, par Seignelay, et par son propre père. Celui-ci, par exemple, s’était servi du « bureau des brevets » pour faire obtenir, en 1693, une importante gratification au cartographe Jean-Baptiste Franquelin, auteur des premières cartes hydrographiques du Canada33, et c’est sous son ministère, en 1694, que fut mené à bien le célèbre Neptune français, grand atlas des côtes de l’Europe depuis la Norvège jusqu’à Gibraltar, un ouvrage, le premier du genre, uniquement basé sur des opérations scientifiques, et que les Hollandais s’empressèrent de copier. Mais, incontestablement, le mérite revient à Pontchartrain fils d’avoir su donner, durant les quinze années de son ministère, une impulsion nouvelle aux travaux cartographiques qui prirent alors une ampleur jusque-là jamais atteinte. Cette relance n’était évidemment pas sans rapport avec l’importance croissante des enjeux maritimes au cours de la guerre de Succession d’Espagne, notamment celui du contrôle du marché hispano-américain. Exemple caractéristique du rôle moteur joué par le secrétaire d’État à la Marine, celui-ci se préoccupa, dès 1705, de faire collecter les journaux de bord des capitaines malouins lancés sur les routes de la « mer du Sud », l’objectif étant d’exploiter tout un capital de connaissances empiriques en vue de dresser une grande carte incluant l’extrémité de l’Amérique méridionale. Cette carte vit le jour un an plus tard, réalisée par l’ingénieur hydrographe Du Demaine Godalles qui l’accompagne d’une volumineuse notice explicative34.

  • 35 AN, Col., B 28, f° 382, le 30 mars 1707 ; f° 602, le 10 août 1707 ; f° 641, 644 et 652, 25-28 sept (...)

31Le rôle de Jérôme transparaît encore mieux derrière les missions d’études qu’il confia à des hommes de forte culture scientifique, tels que le père minime Louis Feuillée (1660-1732) et l’« ingénieur ordinaire du roi » Amédée-François Frézier (1682-1773). Promu « mathématicien du roi » grâce à Jérôme de Pontchartrain et muni par lui de lettres d’introduction près des vice-rois du Chili et du Pérou, le R.P. Feuillée (orthographié souvent « Feuillet »), astronome et botaniste de renom, partit en 1707 à destination de la « mer du Sud », avec, entre autres instructions, celle de déterminer les longitudes exactes des principaux ports chilopéruviens35. Il publiera peu après les résultats de ses travaux dans un très dense ouvrage intitulé Journal des observations physiques, mathématiques et botaniques faites par l’ordre du Roi sur les côtes occidentales de l’Amérique méridionale… (Paris, 1714, 3 vol.). Comme Feuillée, de vingt-deux ans son aîné, Amédée-François Frézier mérite l’appellation d’homme de sciences. Formé tôt par le mathématicien-astronome Philippe de la Hire et le géomètre Pierre Varignon, et auteur précoce, sous leur direction, d’un Traité de navigation et d’Éléments d’astronomie, il avait obtenu en 1702 une lieutenance dans un régiment d’infanterie et s’était signalé, quatre ans après, par la publication d’un traité de pyrotechnie qui sera adopté plus tard pour l’instruction des élèves de l’école de l’artillerie de La Fère (fondée en 1719). Cette publication lui valut d’intégrer le corps des ingénieurs militaires. Affecté en 1707 à Saint-Malo pour y travailler à l’aménagement des fortifications et des infrastructures portuaires, Frézier se fit remarquer par Jérôme de Pontchartrain qui, à la fin de l’année 1711, l’expédiait en Amérique méridionale avec mission d’hydrographier la côte chilo-péruvienne et d’en relever soigneusement les moyens de défense (localisation exacte des fortifications, importance des garnisons, nombre de canons, etc.). Il s’agissait, en fait, d’une mission d’espionnage au moment où Madrid s’apprêtait à fermer définitivement la « mer du Sud » aux navires français, une solide connaissance de cette zone littorale devant faciliter la conduite d’opérations militaires dans l’éventualité d’une rupture de l’alliance franco-espagnole. Revenu en 1714, Frézier eut l’honneur d’être reçu par le Roi et de lui soumettre le manuscrit de sa relation de voyage qui devait paraître au début de la Régence sous le titre Relation du Voyage de la Mer du Sud aux côtes du Chili et du Pérou fait pendant les années 1712, 1713 et 1714 (Paris, 1716, 298 p.). Ayant pris soin de dédicacer l’ouvrage au Régent, Frézier ne manque pas de lui rappeler combien Louis XIV avait été intéressé par cette relation :

« Monseigneur, le Voyage de la Mer du Sud que je prends la liberté de présenter à votre Altesse Royale a déjà été honoré des regards du feu Roi. Ce grand Prince… voulut bien me permettre de lui en expliquer moi-même les principales parties et les plans que j’avais levés par son ordre : il me fit même la grâce d’en marquer de la satisfaction par des paroles pleines de bonté, récompense qui m’est infiniment plus précieuse que la libéralité dont Sa Majesté daigna les accompagner. Souffrez, Mgr, que cet ouvrage trouve un asile auprès de votre Auguste Personne » (Relation…, p. III-IV, dédicace).

  • 36 La fraise du Chili, dessinée de grandeur naturelle, se trouve reproduite à la planche XI de la Rel (...)
  • 37 Ces deux cartes se trouvent représentées dans A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. (...)
  • 38 Cf. John Dunmore, Les explorateurs français dans le Pacifique, t. 1 : Le xviiie siècle, Papeete, L (...)

32La Relation de Frézier connut vite la notoriété dans l’Europe savante : à l’édition française de 1716, succédèrent en 1717 une édition anglaise (préfacée par l’astronome Edmund Hallay), en 1718, une édition allemande et une édition hollandaise, en 1727 une seconde édition hollandaise, en 1732 une seconde édition française et en 1740 une seconde édition allemande. Ce succès tenait tant au talent littéraire de l’auteur qu’à la richesse de son enquête américaine illustrée de cartes, plans et dessins. Élargissant le champ de ses instructions, Frézier embrasse les sujets les plus divers : les villes, les Créoles, les Indiens, y compris les Patagons et les Fuégiens (de la Terre de Feu), les mœurs locales et pratiques religieuses, sans oublier les tremblements de terre, l’extraction minière, la minéralogie, et, comme dans la relation du P. Feuillée, la botanique. À propos des plantes alors inconnues des Européens, il convient de rappeler que cet ingénieur polyvalent fut l’introducteur en France du grand fraisier chilien, propagé ensuite par Bernard de Jussieu et ancêtre, avec le fraisier nord-américain, du fruit actuel36. Mais ici, en premier lieu, c’est l’apport cartographique qui retient l’attention pour sa nouveauté, un nombre considérable de longitudes, jusque-là très approximatives, s’y trouvant rectifiées. Ce souci de rigueur transparaît bien dans la carte retraçant le voyage aller-retour de Frézier de Saint-Malo à Concepcion (novembre 1711-mai 1712) et de Concepcion à Marseille (février-août 1714) ; et, mieux encore, dans celle intitulée Carte réduite de l’extrémité de l’Amérique méridionale représentant l’ensemble des découvertes des vaisseaux interlopes dans l’archipel des Malouines et les parages de la Terre de Feu depuis 170037. Cette « carte réduite », la toute première imprimée où figuraient, et avec précision, les îles reconnues au passage par les capitaines rejoignant la « mer du Sud », devait plus tard fortement impressionner Bougainville qui tiendra à consulter Frézier (mort en 1773 à l’âge de 91 ans) avant d’entreprendre en 1763 ses expéditions aux Malouines, prélude à sa célèbre circumnavigation de 1766-1769. Ajoutons que Frézier fut l’un des premiers à concevoir des doutes sur l’existence d’un vaste continent austral. Par tout cela, il forme la transition entre la période d’exploration du Pacifique sud à l’aube du xviiie siècle et celle des célèbres expéditions scientifiques dans le « Grand Océan » de la seconde moitié de ce siècle38.

  • 39 Pour l’activité cartographique de Frézier à Saint-Domingue, voir Moreau de Saint-Méry, Description (...)

33La Carte réduite de l’extrémité de l’Amérique méridionale n’est qu’un échantillon de la remarquable production cartographique d’Amédée-François Frézier qui, promu ingénieur en chef à Saint-Malo à son retour du Chili, puis affecté à Saint-Domingue en qualité de directeur des fortifications (1719-1725), s’y signala par une série de relevés des « débouquements » de la partie septentrionale de cette colonie, d’une utilité immédiate pour la sécurité de la navigation. La sortie de Saint-Domingue, à destination, soit de l’Europe, soit de l’Amérique du Nord, était, en effet, rendue périlleuse par l’existence d’un rideau de petites îles (les Lucayes, les Turks and Caicos Islands) s’étendant sur environ 190 lieues et représentant autant d’occasions de naufrages39. D’autre part, ce fut en s’appuyant sur ses travaux que Guillaume Delisle, géographe du roi, publia en 1725 la première carte générale, complète et précise, de Saint-Domingue, cela au moment où la grande « isle à sucre » se trouvait en plein essor économique. Chevalier de Saint-Louis en 1728, et continuant toujours ses recherches techniques (dont un traité de stéréotomie paru en 1736), Frézier terminera sa longue carrière à Brest comme directeur général des fortifications de Bretagne (1740-1773). Ce brillant représentant du corps des ingénieurs militaires, excellent hydrographe et cartographe parmi tant de spécialités, reflète bien, s’agissant de ses travaux sous le ministère de Jérôme de Pontchartrain, l’intensité de l’effort cartographique français durant la dernière décennie du règne de Louis XIV.

  • 40 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane…, op. cit., t. 2, p. 11-14.

34En 1715, la réputation de la France était, en effet, si solidement établie dans ce domaine qu’elle déterminera le « Board of Trade » (sorte de ministère anglais du commerce) à faire rechercher à Paris les cartes sûres de l’Amérique qu’il ne pouvait se procurer à Londres40.

  • 41 Cf. G. Frégault, Pierre Lemoyne d’Iberville, Ottawa, éd. Fides, 1968, 300 p., p. 228.
  • 42 AN, Col., B 35, f° 358, lettre du 8 juin 1713.
  • 43 AN, Col., B 24, f° 265.
  • 44 AN, Col., B 37, f° 51 v°, le 20 mars 1715, lettre à Beauvillier au sujet de la carte du Labrador q (...)

35La contribution de Jérôme de Pontchartrain à cette réussite ne saurait être négligée, tant son action administrative s’avéra efficace sur le plan de l’organisation et la rationalisation de la recherche cartographique. S’il ne créa pas le Dépôt des cartes, plans et journaux de la Marine, institué officiellement en 1720, ce service spécialisé se trouvait déjà en gestation sous son ministère, avec le rassemblement de documents de facture toute récente grâce à une collecte systématique de l’information géographique sur les pays les plus divers. Jérôme ne cessera, en effet, de harceler les officiers de marine, les ingénieurs et autres agents envoyés en mission pour que leurs comptes rendus et relations de voyage s’accompagnassent de l’établissement de cartes détaillées restituant les itinéraires parcourus. « Vous m’auriez fait plaisir de m’envoyer une nouvelle carte du pays dont vous venez qui contînt vos nouvelles découvertes et le chemin que votre frère a fait. Je vous prie d’y faire travailler », écrivait-il, le 15 septembre 1700, au Canadien Pierre Lemoyne d’Iberville, le découvreur de l’embouchure du Mississipi, revenu depuis peu en France après avoir poussé des reconnaissances dans les zones avoisinantes, aidé par son frère Jean-Baptiste Lemoyne de Bienville41. Et, treize ans plus tard, c’était la même recommandation pressante que Jérôme faisait à Bienville qu’il avait chargé de remonter la rivière Rouge, affluent de la rive droite du bas Mississipi42. À vrai dire, l’avidité cartographique du secrétaire d’État était insatiable, telles ses deux lettres adressées le même jour, 14 décembre 1701, l’une au capitaine de vaisseau Patoulet de Mazy pour lui réclamer une carte des Indes Occidentales saisie à bord d’un navire espagnol, l’autre pour demander à l’ingénieur géographe de la Marine Beauvilliers l’envoi d’une carte de la région de Buenos-Aires43, lequel ingénieur, affecté ensuite au Canada, lui fournira, début 1715, une carte du Labrador44.

36De la Terre de Feu (avec Frézier) au Labrador, il s’agit donc bien là d’une vaste entreprise de couverture cartographique du Nouveau Monde qui laisse clairement entrevoir l’importance de l’enjeu américain en ce début du xviiie siècle. Et, pour mieux dynamiser cette entreprise, le secrétaire d’État ne ménagea pas sa protection aux hommes lancés par lui à la découverte, lorsqu’ils savaient donner la pleine mesure de leurs capacités. Ainsi Iberville, à la fois navigateur, explorateur et homme de guerre, héros de raids spectaculaires tant en Amérique septentrionale qu’en mer des Antilles, mais aussi aventurier et trafiquant enrichi dans des affaires douteuses, devra à la sollicitude du ministre d’échapper aux poursuites judiciaires et de bénéficier de faveurs insignes : croix de Saint-Louis, grosses gratifications, et en 1702, promotion de capitaine de vaisseau. Sur un tout autre registre, Amédée-François Frézier fut également activement protégé par Jérôme de Pontchartrain qui, après lui avoir obtenu un congé de deux ans pour son voyage à la mer du Sud, s’empressa d’attirer l’attention de Louis XIV sur les résultats de la mission de l’ingénieur-explorateur, comme en témoigne l’excellent accueil réservé par le monarque à Frézier à son retour du Chili.

  • 45 AN, Col., B 36, f° 301, le 25 novembre 1714, lettre à Lombard ; f° 326, le 19 décembre 1714, lettr (...)
  • 46 AN, Col., B 29, f° 21 v°, le 24 juin 1707, lettre de Jérôme de Pontchartrain au sujet d’un « systè (...)
  • 47 AN, Col., B 33, f° 88, le 7 juillet 1711, lettre de Jérôme de Pontchartrain à Catalogne ; B. 34, f (...)

37Le cas de Frézier est, lui-même, très significatif, Jérôme manifestant une prédilection marquée pour l’emploi des ingénieurs militaires, qu’il s’agisse des postes techniques relevant de son département aux colonies comme en métropole, ou des nombreuses missions hydrographiques lancées alors sous les diverses latitudes. Cette prédilection l’entraînera, attitude caractéristique, à veiller à ce que les ingénieurs embarqués à bord des navires fussent traités avec les égards dus à leurs fonctions au service du Roi, à défaut d’équivalences de grades dans la hiérarchie militaire. Ainsi, en 1714, l’ingénieur en chef à Saint-Domingue Le Merle de Montpensier s’étant plaint d’avoir subi de mauvais traitements de la part du capitaine du navire qui l’avait amené en France, le secrétaire d’État mobilisera aussitôt deux inspecteurs généraux de la Marine, Lombard et des Graissières, et un commissaire ordonnateur (à Nantes) Luzançay, pour qu’une enquête approfondie soit menée sur cette affaire45. Mais si le titre d’ingénieur du Roi constituait pour lui une référence, cela ne l’empêchait pas d’apprécier les talents d’hommes n’appartenant pas à ce corps, tel le cas d’un lieutenant d’infanterie au Canada, Gédéon de Catalogne, auteur d’un mémoire sur le « système de la longitude » qui fera l’objet d’une communication à l’Académie des sciences sur l’intervention de Jérôme de Pontchartrain près de l’abbé Bignon, réformateur et animateur de l’Académie46. Par la suite, Catalogne ayant multiplié ses travaux au Canada (hydrographie, topographie, fortifications et même études sur la qualité des terres), le secrétaire d’État tiendra à le récompenser en lui faisant accorder en 1712 un poste de sous-ingénieur à Montréal47.

  • 48 AN, Col., B 21, f° 562, le 21 avril 1700 ; f° 640, le 15 septembre 1700 ; f° 661, le 20 octobre 17 (...)
  • 49 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1, le 2 août 1694, lettre de Louis de Pontchartrain à Jérô (...)

38Jérôme était d’autant plus porté à utiliser le savoir-faire de ce genre d’hommes polyvalents, ingénieurs ou non, que lui-même s’intéressait de près aux nouveautés techniques, même en dehors du domaine des sciences de la navigation. Soucieux, par exemple, de rénover le parc d’artillerie aux Antilles, il fera, en 1700, procéder à des essais sur des affûts de canon métalliques, s’adressant pour cela au maître des forges René Landouillette de Logivière (1649-1711), spécialiste de la fonte des canons48. Les deux hommes se connaissaient de longue date, Logivière et son frère Pierre, très liés au milieu traitant protégé par Pontchartrain père, ayant été de gros fournisseurs de la Marine durant la guerre de la ligue d’Augsbourg. De plus, on le rencontre aux côtés de Pontchartrain fils lors de la tournée portuaire de 169449. Le tout ne va pas sans expliquer que ce maître de forges, anobli en 1690, emporta l’adjudication de la fabrication de ces affûts, puis devint commissaire général de l’artillerie de marine en 1703, et même capitaine de vaisseau en 1705, promotion étrange pour un fondeur de canons.

  • 50 « Histoire métallique » : histoire du Roi par les médailles.

39Sur un tout autre plan, et l’Imprimerie royale étant, comme les Académies, rattachée au département de la Maison du Roi, Jérôme de Pontchartrain se trouva amené à se préoccuper de technologie en raison d’un ambitieux projet de description des arts et métiers, élaboré au temps de Colbert et repris en 1693 par Louis de Pontchartrain poussé par l’abbé Bignon. Celui-ci avait confié la mise en œuvre du projet à une commission opérant dans le cadre l’Académie des sciences, la « commission Jaugeon » (du nom de l’un de ses membres), laquelle estima que ce travail de description devait commencer par l’étude de « l’art qui conservera tous les autres », c’est-à-dire l’art typographique. S’imposait donc la collaboration de l’Imprimerie royale. Or, depuis près d’un demi-siècle, le matériel de l’atelier du Louvre n’avait pas été renouvelé. Ce fut un protégé de Louis de Pontchartrain et de l’abbé Bignon, Jean Anisson, directeur de l’Imprimerie royale de 1691 à 1707, auparavant imprimeur-libraire à Lyon, qui remédia à la situation en faisant graver de nouveaux types, utilisés d’abord pour l’« histoire métallique » du monarque50 parue en 1704 et intitulée Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand : ouvrage collectif réalisé avec la collaboration des meilleurs graveurs et des membres de l’Académie des inscriptions, rédacteurs des commentaires accompagnant chaque médaille gravée.

40Continuateur de son père, Jérôme de Pontchartrain se devait, à partir de 1699, de veiller à la bonne marche des travaux de l’histoire métallique et de la description des arts et métiers. S’agissant de la description elle-même, cela n’alla pas sans difficultés, les professionnels se montrant peu disposés à dévoiler leurs procédés de fabrication, comme l’indique une lettre de Jérôme au lieutenant général de police Marc-René d’Argenson, datée du 9 février 1701 :

« L’Académie des sciences a chargé le nommé Simmoneau, graveur, de dessiner les outils et instruments servant aux arts, mais comme la plupart des maîtres ouvriers font difficulté de les lui faire voir, le Roi m’ordonne de vous écrire de dire à ces ouvriers qu’ils peuvent sans rien craindre lui laisser la liberté de le faire sans les déplacer. »

41Et, le même jour, le secrétaire d’État écrivait à l’abbé Bignon :

  • 51 AN, O 1, registre 362.

« J’ai parlé au Roi, Monsieur, du refus que font les artisans de laisser dessiner par Simonneau leurs outils et instruments, et Sa Majesté m’a ordonné d’écrire à M. d’Argenson de parler à tous ces ouvriers pour les obliger à les lui laisser voir lorsqu’il en aura besoin. Voyez-le sur cela si vous le jugez à propos. Sinon, vous pourrez y envoyer Simonneau de votre part51. »

  • 52 Pour le caractère peu novateur de l’Encyclopédie par rapport aux sciences et techniques, voir H.-J (...)

42Cette pression exercée sur les gens de métier devait se révéler fort efficace. Les travaux de la « commission Jaugeon », continués, à partir de 1707, par René-Antoine Ferchault de Réaumur, lui-même activement soutenu par l’abbé Bignon, frayèrent, en effet, la voie à l’Encyclopédie dont les planches ne sont bien souvent qu’une vulgaire contrefaçon de celles qui avaient été gravées pour l’entreprise officielle de la description des arts et métiers relancée sous les ministères de Louis et de Jérôme de Pontchartrain52.

  • 53 AN, Col., B 31, f° 555-557, octobre 1709.

43Les démêlés du graveur Simonneau, qui nécessitèrent l’intervention du lieutenant général de police, montrent que Jérôme de Pontchartrain n’hésitait pas, pour les besoins du service, à entretenir directement Louis XIV de questions fort terre-à-terre comme ce problème se rapportant à l’outillage des gens de métier. Il le faisait d’autant plus volontiers qu’étant lui-même féru de trouvailles techniques, il trouvait là l’occasion de se mettre au diapason de celui qu’on surnommait le « Roi machiniste ». De manière plus générale, l’esprit de minutie, voire tatillon, qui le caractérisait correspondait au naturel profond d’un monarque attentif au moindre détail et particulièrement avide de précisions chiffrées. Sur ce dernier point, un exemple révélateur, propre à satisfaire le Roi et concernant la gestion des établissements outre-mer, est fourni par deux modèles d’état que Jérôme faisait expédier, en 1709, aux gouverneurs des colonies, avec ordre à chacun de s’y conformer strictement pour leur rapport annuel à adresser à Versailles. Dans le premier état, devaient figurer les productions de la colonie avec évaluation des quantités produites et mention des prix pratiqués, tandis que, dans le second, devaient également être précisés les prix des denrées d’Europe vendues dans la colonie et ceux des nègres introduits par la traite53. Dressé jeune au contact de Louis XIV, Pontchartrain fils témoignait, en la circonstance, qu’il avait parfaitement assimilé les leçons reçues durant sa formation de survivancier de la part d’un roi « arithméticien ».

  • 54 Voir p. 323.

44Que Jérôme ait cherché à se mettre le plus souvent possible en conformité d’esprit et de goût avec le Roi, cela transparaît bien dans la manière dont il l’informait de la situation de la ville de Paris, n’oubliant pas, à côté des problèmes majeurs de sécurité et de ravitaillement, de rapporter les derniers scandales qui défrayaient la chronique mondaine. Louis XIV, en effet, ne dédaignait nullement ce genre de nouvelles. Aussi, le secrétaire d’État, également friand de faits-divers et toujours à l’affût des moindres rumeurs, avait-il là ample matière à contenter le maître. Saint-Simon, à ce propos, parle de « l’horreur des délations » de Jérôme qui se serait servi de cette « voie indigne » pour faire sa cour au Roi54. Sans suivre nécessairement le mémorialiste jusque-là, il reste que ce rôle d’informateur privilégié, avec une approche fréquente de la personne royale, était propre à conforter solidement la position ministérielle de Jérôme de Pontchartrain, surtout si l’on considère que le « détail de Paris » constituait à lui seul un véritable département.

  • 55 Le lieutenant général de police était en même temps magistrat au Châtelet où il présidait la Chamb (...)

45Le secteur géographique imparti au secrétaire d’État à la Maison du Roi incluait Paris et l’Île de France, ce qui lui conférait à la fois la responsabilité de la capitale du royaume peuplée de plus d’un demi-million d’habitants, et celle des lieux où séjournaient le Roi, la cour et le gouvernement (Versailles, Marly, Fontainebleau, Compiègne). S’agissant de l’administration générale de la ville de Paris, son droit de regard s’étendait aux élections à l’Hôtel de Ville, à l’arbitrage des conflits de compétences et de préséances entre les divers pouvoirs parisiens (Parlement, Châtelet, Hôtel de Ville, bureau des Finances, etc.), aux problèmes d’urbanisme, de santé, d’assistance, ou encore de ravitaillement. S’y ajoutait surtout la multitude des tâches relatives au maintien de l’ordre public qui constituait un vaste domaine présenté trop souvent comme relevant de la seule compétence du lieutenant général de police sous l’autorité directe du Roi. C’est oublier qu’immédiatement au-dessus de ce « policier55 » il y avait le secrétaire d’État à la Maison du Roi. Or, Jérôme de Pontchartrain, comme auparavant son père, n’était pas homme à se contenter d’une autorité nominale dans l’exercice de cette charge. Si, aussitôt devenu secrétaire d’État, Jérôme put bénéficier du précieux concours de son cousin Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police depuis 1697, la fréquence et la sécheresse des lettres de réprimande qu’il se complaira à lui adresser par la suite témoigne bien de sa détermination à se comporter véritablement en ministre de Paris, sans tolérer d’alter ego à ses côtés.

46Ministre de la Cour, ministre de Paris, Jérôme de Pontchartrain était aussi, selon l’expression de Saint-Simon, « le ministre de la Mer », avec, là encore, un imposant cumul d’attributions. Grosso modo, le département de la Marine recouvrait l’équivalent de trois ministères, la Marine proprement dite, le Commerce Extérieur, les Colonies, et, par surcroît, des secteurs qui, en principe, semblaient devoir relever du département des Affaires étrangères.

  • 56 Règlement du 13 septembre 1699 cité dans Hélion de Luçay, Les origines du pouvoir ministériel en F (...)

47Ainsi, en vertu d’une réglementation remontant à Colbert, renouvelée et précisée en 1698 et en 1699, le secrétaire d’État à la Marine pouvait s’immiscer dans les relations avec l’Empire ottoman malgré la présence d’un ambassadeur de France à Constantinople, et, de plus, les puissances barbaresques (Alger, Tunis, Tripoli) et le royaume du Maroc constituaient pour lui comme une sorte de domaine réservé. Il avait, en effet, à « prendre soin de tout ce qui regarde les Échelles et consulats, tant dans le Levant et pays de la domination du Grand Seigneur que dans la Coste d’Afrique ». À lui également, et non à son collègue des Affaires étrangères, revenait la contre signature des lettres du Roi aux ministres de la Porte et aux pachas lorsqu’un officier était envoyé en tournée d’inspection dans les Échelles ; et, de même, celle des lettres de créance des « directeurs et commis des Indes » à l’intention des « rois des Indes Orientales56 ». C’était enfin à lui de « pourvoir à l’exécution et au renouvellement des traités avec les puissances d’Alger, de Tunis et de Tripoli, et avec le Roi du Maroc ». À ce propos, l’article 6 du règlement de 1698 préparé par Louis de Pontchartrain précisait bien :

  • 57 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 2, lettre de Louis de Pontchartrain au Roi et projet de rè (...)

« Les traités avec les puissances étrangères, tant au dedans qu’au dehors de l’Europe, seront signés par celui qui aura le département des Étrangers, et leurs ambassadeurs ou envoyés présentés par lui à sa Majesté, à la réserve toutefois de ceux d’Alger, Tunis et Tripoli qui seront présentés à sa Majesté par le secrétaire d’État à la Marine et les traités par lui signés ainsi qu’il a été pratiqué57. »

48L’expression « ainsi qu’il a été pratiqué » signifie ici la pratique adoptée depuis l’époque de Colbert.

  • 58 Articles 4 et 5 du règlement de 1698 (Luçay, op. cit., p. 130).

49Les possibilités d’action de Jérôme de Pontchartrain en matière diplomatique ne s’arrêtaient pas là. Selon l’usage, tout ambassadeur nouvellement nommé recevait au départ de Versailles un « mémoire en forme d’instruction » le renseignant, de manière souvent détaillée, sur le poste qu’il allait occuper. Or, pour les ambassadeurs affectés à Constantinople, à Venise, à Madrid et à Lisbonne, le secrétaire d’État à la Marine était habilité à leur remettre directement un mémoire annexe « sur les affaires concernant la marine et le commerce ». D’autre part, s’agissant « des traités de commerce à faire avec les puissances de l’Europe », le secrétaire d’État à la Marine avait toute latitude pour tirer des « ambassadeurs ou envoyés du Roi dans les pays étrangers » les éclaircissements nécessaires et en dresser des mémoires qu’il rapporterait au Conseil pour être vus par le Roi, puis remis au secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui les enverra ensuite « aux dits ministres de Sa Majesté avec les pouvoirs de conclure les traités58 ».

50Une logique sous-tendait cette organisation complexe, à savoir que le titulaire de la Marine se trouvait le mieux placé pour défendre les intérêts commerciaux français, la majeure partie, et la plus intéressante financièrement, du commerce extérieur du royaume se faisant par voie maritime. À cet effet, ce ministre avait la direction des Compagnies privilégiées de commerce et de navigation, d’inspiration étatique, et surtout, attribution extrêmement importante, il disposait du recrutement et de la gestion du personnel consulaire à l’Étranger. Très tôt, depuis l’époque de François Ier, initiateur d’une politique d’alliance avec l’Empire ottoman, la France s’était dotée d’un vaste réseau de consulats et vice-consulats à travers les pays du Bassin méditerranéen. L’ancienneté et la puissance de ce réseau, notamment dans les Échelles de Barbarie (Maghreb) et du Levant (Méditerranée orientale), l’implantation aussi, mais un peu plus tardive, de consulats en Italie et dans la péninsule Ibérique, expliquent que le ministre de la Marine, par le truchement de l’institution consulaire placée sous son contrôle, se soit vu accorder, pour l’ensemble des pays du Sud, de larges prérogatives qui tendaient parfois à éclipser celles du ministre des Affaires étrangères. De ces prérogatives, Jérôme de Pontchartrain n’allait pas manquer d’user et d’abuser, d’autant que sa titularisation en 1699 coïncidait avec l’essor d’un nouveau réseau consulaire, cette fois en Europe du Nord, les consulats du Ponant, installés dans les principales capitales et dans les grandes places portuaires, comme Londres, Anvers, Amsterdam, Rotterdam, Hambourg, Dantzig, et, tout à la fin du règne, en 1715, Saint-Petersbourg. Sous son impulsion, en effet, l’activité consulaire paraît s’être diversifiée, s’éloignant du modèle traditionnel des Échelles où les consuls étaient, pour les ressortissants français, à la fois des représentants de l’autorité royale veillant au respect des règlements et ordonnances, des juges arbitrant les litiges entre les marchands et des protecteurs en cas de « vexations et avanies » de la part des autorités locales. Désormais, aux yeux du nouveau ministre, la tâche primordiale d’un agent consulaire est d’assurer l’information économique à l’aide de mémoires et rapports circonstanciés sur la situation du commerce expédiés régulièrement. L’évolution est particulièrement sensible dans les pays du Nord où Jérôme peuple les consulats d’hommes à lui, de préférence des commissaires de la marine, dont il exige des informations de toute nature, même d’ordre politique et militaire. Tout cela lui permettra d’organiser, à son usage personnel, un efficace réseau de renseignements qui, en venant concurrencer et doubler celui des Affaires étrangères, allait perturber sérieusement les relations entre les deux ministres.

  • 59 Voir A. de Boislish, Correspondance des contrôleurs généraux des Finances, Paris, 1874-1883, 2 vol (...)
  • 60 Boislish, Correspondance…, op. cit., p. 476-477, texte de l’arrêt du Conseil d’État du 29 juin 170 (...)
  • 61 Cf. Maurice Quenet, « Un exemple de consultation dans l’administration monarchique au xviiie siècl (...)

51La gestion de l’institution consulaire contribua puissamment à valoriser le rôle de Jérôme de Pontchartrain en tant que ministre de facto du Commerce extérieur. Elle n’en fut pas cependant le seul facteur. Le 29 juin 1700, moins d’une année après la prise de fonction de Jérôme, apparaissait une nouvelle section du Conseil du Roi, créée sous l’inspiration de Pontchartrain père qui en avait mûri le projet avant son accession à la Chancellerie59. C’était le Conseil de Commerce dont l’originalité consistait en une représentation permanente du Négoce composée de douze députés élus par les Chambres de commerce des grandes villes et des grands ports, elles-mêmes fondées presque en même temps (en 1701), à l’exception de la Chambre de Marseille qui remontait à 1600. Les douze députés y siégeaient aux côtés du contrôleur général des Finances, du secrétaire d’État à la Marine, de deux conseillers d’État et de deux maîtres des requêtes60. Cette création répondait à un souci de rationalisation du travail administratif, l’objectif étant de remplacer le vieil usage des députations extraordinaires, héritier des consultations des « marchands des bonnes villes », par l’instauration officielle des relations régulières entre les principales places commerçantes et le pouvoir central. Destinée à apporter au Conseil de Commerce les informations nécessaires à son bon fonctionnement, la représentation du négoce se trouvait, par là, associée à l’entreprise gouvernementale visant à contrôler et coordonner l’ensemble des activités commerciales du royaume61.

  • 62 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 221.

52Pourtant, à première vue, ce bon fonctionnement et cet effort de coordination risquaient d’être compromis par la rivalité entre le contrôleur général des Finances et le secrétaire du Conseil, avec chacun leur domaine réservé, « le commerce intérieur et extérieur par terre » pour le premier, le commerce extérieur et maritime pour le second. En réalité, la forte emprise du clan Pontchartrain allait insuffler à cet organisme dynamique une certaine cohésion, bien que le rôle du titulaire des Finances, d’abord Chamillart, puis à partir de 1708, Desmarets, y restera toujours important. Les deux conseillers d’État appelés à siéger au Conseil de Commerce, Henri Daguesseau et son neveu Michel-Jean Amelot de Gournay, se trouvaient être, en effet, proches parents des Pontchartrain. Auparavant chargé par Pontchartrain père de la direction du commerce et des manufactures du Contrôle Général, Daguesseau, dès la création du Conseil de Commerce, en devint tout naturellement le président. Mais, âgé de 66 ans et de santé déclinante, il ne tarda pas à s’effacer devant le très actif Amelot, quitte à reprendre provisoirement les rênes, de 1705 à 1709, lorsque son neveu sera envoyé à Madrid en qualité d’ambassadeur. De plus, l’un des deux maîtres des requêtes membres du Conseil, Nicolas-Prosper Bauyn d’Angervilliers, était allié aux Pontchartrain par sa femme née Maupeou (voir tableau 29), et il en allait de même pour le lieutenant général de police Marc-René d’Argenson appelé à siéger au Conseil à partir de 1705, son épouse étant une Caumartin. L’emprise du clan devait s’accentuer encore avec la création, par un édit de mai 1708, de six commissions d’intendant du commerce « pour y faire le rapport des mémoires, demandes, propositions et affaires qui leur seront renvoyées » et ensuite « rendre compte des délibérations qui y auront été prises », soit au contrôleur général des Finances, soit au secrétaire d’État à la Marine, selon la nature des dossiers62. Or, sur les six intendants du Commerce, cinq se rattachent à la parentèle Phélypeaux : Amelot de Chaillou, Caumartin de Boissy, Lescalopier, Danycan de Landivisiau (nommé en 1711) et Machault.

53Denis-Jean-Michel Amelot de Chaillou (1666-1746), cousin issu de germain de Michel-Jean Amelot de Gournay, avait épousé une arrière-petite-fille de Paul de Pontchartrain en la personne de Philiberte de Barrillon d’Amoncourt (voir tableau 32). Signes caractéristiques de l’importance des liens de parenté avec les Pontchartrain pour le déroulement des carrières et aussi de la persistance des solidarités engendrées par ces liens, cet intendant du commerce avait été pourvu d’un office de maître des requêtes, avec dispense d’âge, dès 1690 à l’âge de 24 ans, et son fils Jean-Jacques Amelot de Chaillou (1689-1749) passera maître des requêtes encore plus jeune, en 1712 à l’âge de 23 ans, avant de connaître une brillante réussite grâce à la protection de Maurepas qui le fit nommer secrétaire d’État en 1737 (démissionnaire en 1744). Louis-François Lefèvre de Caumartin de Boissy (1665-1772) apparaît également bien « arrimé » au clan Pontchartrain, étant le beau-frère de Marc-René d’Argenson et le frère consanguin de l’intendant des Finances Urbain-Louis Lefèvre de Caumartin, bras droit de Pontchartrain père au Contrôle Général et cousin de la chancelière Pontchartrain par sa femme née Quentin de Richebourg. César-Pierre Lescalopier (1671-1753), lui se rattachait aux Phélypeaux par la branche La Vrillière : il était l’arrière-petit-fils du président Lescalopier et de Marthe Gobelin, belle-sœur du secrétaire d’État Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière marié à Claude Gobelin. De son côté, Noël Danycan de Landivisiau (1686-1730), fils du grand négociant armateur malouin Noël Danycan de l’Épine, devait son office de maître des requêtes en 1710 (avec dispense d’âge), puis sa commission d’intendant du Commerce l’année suivante, à son mariage en 1705 avec Marie Sanson dont la mère, née Maupeou, était une nièce de la chancelière. En outre, il allait bénéficier, par la suite, de la protection particulière du conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay, « l’âme » du Conseil de Commerce. Celui-ci avait, en effet, réussi, grâce à l’intervention pressante du chancelier Pontchartrain près de l’opulent Danycan de l’Épine, à arranger dès 1706 le mariage de son fils Michel-Charles Amelot de Gournay, conseiller au Grand Conseil, avec la jeune sœur de Landivisiau, Marguerite Danycan, âgée de 12 ans, un riche mariage dont l’accomplissement se fit en 1710. Aussi, Amelot père, resté très influent sous la Régence, ne ménagera-t-il pas ses efforts en faveur du beau-frère (fortuné) de son fils. Landivisiau lui devra de poursuivre une belle carrière, quoique les charges d’intendants du Commerce aient été supprimées en 1715.

  • 63 Cf. M. Antoine, Inventaire des arrêts du Conseil du Roi. Règne de Louis XV, t. 1, Paris, SEVPEN, 1 (...)

54Nommé régisseur de l’Académie royale de musique en 1717 et faisant partie de nombreuses commissions, notamment de celle qui sera chargée de la liquidation de la banque Law et de la Compagnie des Indes, il avait été appelé en 1720 à siéger à nouveau au Conseil de Commerce et on le retrouve au Bureau de Commerce institué en 1722 en remplacement de ce Conseil, bureau placé sous l’autorité de Amelot, toujours aussi actif63.

  • 64 Une autre sœur, Anne de Creil, avait épousé Gilles II de Maupeou d’Ableiges, conseiller au Parleme (...)

55Quant à Louis-Charles de Machault (1667-1750), fils d’un conseiller au Parlement et père de Jean-Baptiste Machault d’Arnouville, contrôleur général des Finances (1745-1754), garde des Sceaux (1750-1757), secrétaire d’État à la Marine (1754-1757), son profil familial n’est pas moins évocateur que celui des quatre autres intendants du Commerce mentionnés ici. Sa mère, une Villemontée, était cousine de la chancelière Pontchartrain, petite fille du président des Comptes Pierre II de Maupeou et de Catherine de Villemontée. D’autre part, le frère de ce Pierre II, le président à la Cour des aides René Ier de Maupeou s’était marié en 1608 à Marguerite de Creil, fille d’un secrétaire du roi, Jean de Creil, seigneur de Gournay, et sœur de Catherine de Creil qui avait épousé le maître des requêtes Jean Amelot, lui apportant en dot la terre de Gournay64. Jean Amelot et Catherine de Creil sont les grands-parents du conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay qui se trouvait donc le petit-neveu de René Ier et Pierre II de Maupeou, et, par là, cousin de la chancelière Pontchartrain par son mariage en 1679 avec Catherine Le Pelletier de la Houssaye, petite-fille de Catherine Talon, tante du chancelier (voir tableau 32).

56Ces entrecroisements d’alliances au cours du xviie siècle montrent que les Machault évoluaient dans un environnement social empreint d’une forte homogénéité en raison de la multiplicité des liens de parenté. Et cette impression d’homogénéité s’accentue encore si, en partant du mariage en 1700 de Louis-Charles de Machault avec Françoise-Élisabeth Milon, fille d’un maître des requêtes, l’on remonte aux grands-parents de celle-ci, le fermier général Alexandre Milon et son épouse Françoise Pallu. Au milieu du xviie siècle, en effet, les Milon et les Pallu appartenaient, en compagnie des Bonneau, des Quentin de Richebourg et des Pavillon, au puissant groupe de familles ligériennes qui dominait alors la ferme générale des gabelles de France. On se retrouve en un paysage connu, ces familles de finances, toutes apparentées, présentant des alliances qui mènent aux Pontchartrain. Ainsi Françoise Pallu, la grand-mère de Françoise-Élisabeth Milon, était la nièce des fermiers généraux Thomas Bonneau (marié à une Pallu) et Jacques Bonneau, lui-même beau-père d’un Beauharnais, neveu de Paul de Pontchartrain. De même, toujours à partir de ce groupe ligérien, réapparaissent les Maupeou, le fermier général Bonaventure Quentin de Richebourg et sa femme Catherine Pavillon étant les parents de Catherine Quentin de Richebourg mariée à Pierre III de Maupeou et mère de la chancelière Pontchartrain (tableau 57, voir aussi tableaux 14 et 25).

  • 65 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 184.

57La restitution, à propos des Machault, de ce panorama de familles alliées où s’affirme la présence du clan Pontchartrain-Amelot, permet de mieux comprendre le profil de carrière de Louis-Charles de Machault avant comme après 1715. Dans un premier temps, la protection des Pontchartrain lui vaut d’acquérir, dès 1694, un office de maître des requêtes (avec dispense d’âge), puis d’obtenir en 1708 une commission d’intendant du Commerce. Cette protection s’étend à son oncle Charles-François de Machault de Belmont, un capitaine de vaisseau nommé gouverneur général des Îles d’Amérique en 1702 (mort en charge à la Martinique en 1709) et, à un neveu de Belmont, Claude-Charles Machault de Garges, entré dans la Marine en 1691, promu lieutenant de vaisseau en 1703. Dans un second temps, sous la Régence, Louis-Charles de Machault se trouve activement soutenu par Michel-Jean Amelot de Gournay et par le beau-frère de celui-ci Félix Le Pelletier de La Houssaye (1663-1723), surintendant de la maison du Régent en 1719, contrôleur général des Finances de 1720 à 1722. Avec déjà derrière lui un beau cursus comme maître des requêtes (1690), conseiller d’État (1708) et intendant d’Alsace (1699-1715), ce La Houssaye, neveu d’Henri Daguesseau et petit-cousin du chancelier Pontchartrain, fait véritablement partie de ces hommes du sérail promis tôt aux plus hauts emplois. Il en va de même pour Machault qui succède en 1718 à Marc-René d’Argenson à la lieutenance générale de police pour la quitter en 1720, ayant obtenu, par « lettres d’expectative », une place de conseiller d’État surnuméraire, cela en même temps que Nicolas-Prosper Bauyn d’Angervilliers, déjà mentionné, l’un des deux maîtres des requêtes siégeant au Conseil de Commerce lors de sa création. Le nombre de conseillers d’État fixé à trente depuis un règlement de 1673 n’étant qu’exceptionnellement dépassé65, les rares bénéficiaires de ces places de surnuméraires ne pouvaient être que des personnages puissamment protégés. Angervilliers, marié à une Maupeou, rentre bien, lui aussi, dans cette catégorie. Propulsé au départ par son parent Louis de Pontchartrain qui le fit passer maître des requêtes dès 1697, à l’âge de 22 ans, et successeur en 1715 de La Houssaye à l’intendance d’Alsace, il deviendra intendant de la généralité de Paris en 1724, puis secrétaire d’État à la Guerre en 1728 (mort en charge en 1729).

  • 66 Ibid., p. 107 ; C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir… op. cit., t. 3, p. 381, 410.
  • 67 Ce « bureau de législation » fonctionnera jusqu’à la fin de la monarchie.
  • 68 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 160.

58Sans parvenir aux postes ministériels comme La Houssaye, comme Angervilliers et comme son propre fils Machault d’Arnouville, Louis-Charles de Machault, après son bref passage à la lieutenance générale de police, n’en sera pas moins un conseiller d’État très en vue, participant à des « commissions extraordinaires » importantes et bien rémunérées. Il sera ainsi membre du « bureau de santé » établi en janvier 1721 pour coordonner la lutte contre l’épidémie de peste de 1720-1722, et, en même temps, de la commission chargée d’inventorier les comptes de la Compagnie des Indes en vertu d’un arrêt du Conseil de Régence du 7 avril 1721 décidant que cette compagnie étaient tenue par les engagements de la Banque Law66. Le « bureau de santé » étant placé sous la direction d’Amelot, et, d’autre part, l’arrêt précité ayant été rendu sur l’inspiration de son beau-frère La Houssaye, contrôleur général des Finances, il ne fait guère de doute que Machault devait, dans les deux cas, sa nomination de commissaire à la protection du clan Amelot. Par la suite, avant de terminer premier président du Grand Conseil (1739-1750), il fera partie du groupe de travail de quatre conseillers d’État et de deux maîtres des requêtes – appelé bientôt « bureau de législation67 » – qui fut étroitement associé à la grande œuvre législative entamée en 1727 par le chancelier Henri-François Daguesseau. Aspect caractéristique de la composition de ce groupe, Louis-Charles de Machault, lors de la préparation de l’ordonnance de février 1731 sur les donations, s’y retrouve aux côtés des conseillers d’État Henri François-de-Paule Daguesseau, fils aîné du chancelier, Pierre-Marc, comte d’Argenson, fils cadet de Marc-René d’Argenson, et Joseph de Fortia. De plus, les deux maîtres des requêtes qui les assistent sont Jean-Baptiste Paulin Daguesseau de Fresnes, fils cadet du chancelier, et Jean-Baptiste Machault d’Arnouville, fils de Louis-Charles68. On se réunit donc là en petit comité familial, tous les noms cités, à l’exception de Fortia, se rapportant à la descendance immédiate ou à la proche parenté de ces trois grands collaborateurs-parents des ministres Pontchartrain que furent les conseillers d’État Henri Daguesseau et Michel-Jean Amelot de Gournay, et le lieutenant général de police Marc-René d’Argenson, également conseiller d’État (à partir de 1709). Enfin, pour compléter le tableau, il convient de rappeler que le chancelier Daguesseau, ancien procureur général au Parlement (1700-1717), était à la fois le fils d’Henri Daguesseau, le petit-cousin du chancelier Pontchartrain et le cousin germain d’Amelot de Gournay.

59L’enquête menée sur le personnel de l’intendance du Commerce créée en 1708 entraîne ainsi à l’évocation de tout un milieu de la haute administration qui, rassemblé par liens familiaux sous la houlette des ministres Pontchartrain, continua à prospérer après 1715, grâce, pour une bonne part, à l’influence persistante de l’omniprésent Amelot devenu, à son tour, le chef de file et le protecteur de nombre de parents et alliés. Cette évocation laisse entrevoir rétrospectivement combien le Conseil de Commerce s’avéra un précieux atout pour Jérôme de Pontchartrain, ce conseil se trouvant placé, dès sa fondation en 1700, sous la présidence d’Henri Daguesseau assisté d’Amelot, puis s’augmentant de cinq autres membres du clan Pontchartrain avec le recrutement des intendants du Commerce. Le nouveau Conseil n’avait, certes, que voix consultative, sa tâche se limitant à discuter « propositions et mémoires » qui lui étaient adressés et à transmettre les procès-verbaux de ses délibérations au contrôleur général des Finances ou au secrétaire d’État à la Marine. Il n’en allait pas moins jouer un rôle important, ses avis pouvant revêtir la forme de projets d’arrêts que le Roi en son Conseil se contentait d’entériner, et, d’autre part, la présence en son sein des douze députés des chambres de commerce lui insufflant un dynamisme qui venait secouer la routine administrative. Aussi, Jérôme de Pontchartrain se trouva-t-il en mesure, par le truchement de sa parentèle, d’exercer une emprise croissante sur cet organisme pourvu d’une représentation permanente des intérêts du grand négoce, l’objectif du secrétaire d’État étant de régir l’ensemble du commerce extérieur, et cela, notamment, en limitant au maximum le droit de regard sur les affaires du Conseil. Il y réussira du moins en partie, bien servi par la faiblesse de Chamillart, titulaire des Finances de 1699 à 1708, et mieux encore par les compétences d’Amelot particulièrement attaché à promouvoir l’autonomie d’un véritable département du Commerce face au domaine envahissant du Contrôle Général.

  • 69 Cf. Ch. Frostin, « Les colons de Saint-Domingue et la métropole », Revue historique, avril-juin 19 (...)
  • 70 Le sucre « terré » se présentait sous forme de pains appelés « cassonnades ». Ces pains étaient pi (...)
  • 71 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches à Saint Domingue…, op. cit., p. 54 et 138 et tableaux p. 28 (...)

60Jérôme de Pontchartrain, à vrai dire, ne manquait pas d’atouts pour faire sentir et pour étendre son autorité en tant que responsable du commerce extérieur, l’un des atouts majeurs résidant dans le « jumelage » du département de la Marine avec celui des Colonies où les pouvoirs du secrétaire d’État se trouvaient extrêmement étendus. Jérôme, en effet, n’y avait pas seulement la haute main sur l’administration, la justice, la religion, les concessions de terres, la réglementation des cultures et la police des nègres esclaves. C’était à lui aussi, au premier chef, que revenait le soin – attribution d’un intérêt primordial – de veiller au respect du régime de l’« Exclusif » prohibant tout échange entre les colonies et les pays étrangers. En vertu de ce système d’inspiration mercantiliste, les établissements d’outremer ne pouvaient user que des denrées et produits manufacturés fournis par la métropole et devaient réserver toutes leurs productions à celle-ci qui transformait ensuite les matières premières (sucre, indigo, cacao, etc.) dans ses manufactures. À l’exception évidemment de la contrebande, les palliatifs susceptibles de tempérer les rigueurs de ce régime dépendaient donc du secrétaire d’État à la Marine, telles, en cas de guerre et de manque de subsistances, les permissions accordées aux colons de se ravitailler près des navires neutres, voire ennemis, l’impératif du ravitaillement n’étant d’aillant souvent qu’un prétexte évoqué pour écouler subrepticement partie de leurs récoltes. Par là même, trop de souplesse ou de relâchement dans l’application de l’Exclusif risquait de léser gravement les intérêts du « Commerce de France69 ». Or précisément, ce fut sous le ministère de Pont-chartrain fils, en pleine guerre de succession d’Espagne, que se produisit le démarrage spectaculaire de la « Partie française de Saint Domingue », destinée à devenir au cours du xviiie siècle le plus gros fournisseur sucrier de l’Europe, les sucres bruts et les sucres « terrés70 » débarqués dans les ports métropolitains repartant ensuite, après raffinage, à destination des grands ports étrangers. Les chiffres de ce démarrage sont éloquents, Saint-Domingue passant de 18 habitations sucrières en 1700 à 138 en 1713, tandis que le nombre des nègres esclaves triplait, bondissant de 9 082 en 1700 à 30 651 en 171571. En même temps s’organisait tout un trafic clandestin entre la future « reine des isles à sucre » et les colonies de la Nouvelle-Angleterre, principalement le Massachusetts avec le port de Boston. L’eau-de-vie de canne à sucre étant interdite en France afin de ne pas concurrencer les eaux-de-vie locales, les « Bostoniens » venaient enlever, pour les distiller, les sirops et mélasses issus du premier travail de la canne effectué sur les habitations, et, en échange, fournissaient de la morue, du bœuf salé de Cork (Irlande), la quincaillerie et même des esclaves. Aussi, aux yeux des négociants de ports comme Nantes qui commençait à s’orienter vers le « commerce triangulaire », c’est-à-dire la traite négrière, ou comme Bordeaux, bientôt résolument tourné vers le « commerce en droiture » avec les Antilles, l’« Exclusif » devait-il rester un principe intangible, sous peine de voir capter par des mains étrangères une part non négligeable de ces trafics promis à un si bel avenir. D’où, pour eux, la nécessité de se concilier la bienveillance du « ministère de la Mer » de manière à ce que, sensible à leurs doléances répétées, il acceptât de faire passer les intérêts des colons derrière ceux du « Commerce de France », même si celui-ci accusait souvent de sérieuses défaillances tant dans la fourniture en esclaves que dans l’approvisionnement en denrées et produits manufacturés.

61D’autre part, l’envol de Saint-Domingue coïncidait chronologiquement avec la réussite des grands voyages à la mer du Sud, et là, la nécessité de l’appui ministériel se révélait encore plus impérieuse, compte tenu du caractère « interlope » de ce genre de commerce et de ses répercussions diplomatiques, la cour de Madrid s’irritant de voir les navires français venir, en nombre croissant, trafiquer le long des côtes chilo-péruviennes au mépris des « Lois des Indes ». Comme on l’a signalé plus haut, Jérôme de Pontchartrain, soucieux de ménager l’allié espagnol sans pour autant couper la route de l’argent, tendait à limiter les permissions d’armer pour la mer du Sud, les réservant de préférence aux Malouins, en dépit des réclamations des négociants-armateurs des autres ports, notamment des Nantais. Le négoce portuaire se trouvait ainsi étroitement soumis au bon vouloir de Pontchartrain, et cela d’autant plus étroitement qu’aucun secteur des activités maritimes n’échappait au contrôle du secrétaire d’État, y compris celui de la pêche qui faisait expressément partie de ses attributions comme l’indique bien la liste sommaire de celles-ci figurant dans l’Almanach royal.

  • 72 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 213.
  • 73 Survivance alimentaire du temps de l’esclavage, l’usage de la morue se trouve encore largement rép (...)

62Le règlement du 13 septembre 1699, déjà mentionné, spécifiait que le secrétaire d’État à la Marine « aura soin de tout ce qui concerne les pêches de baleines, morues, harengs et autres, et les bâtiments qui y sont destinés ». Cette disposition était fort logique, les équipages de la pêche formant, en vertu du système des « classes » institué en 1670, un vivier où la marine de guerre puisait nombre de ses matelots, au risque, d’ailleurs, de ponctionner trop sévèrement ce corps de métier aux effectifs limités72. Elle l’était aussi à un autre titre, en raison de la localisation géographique de la pêche morutière, de loin la première pêche française par son produit et par les capitaux investis. Le théâtre de cette pêche se situait, en effet, dans les eaux de Terre-Neuve et de l’Acadie, et dans l’estuaire du Saint-Laurent, dépendances avancées de la Nouvelle-France qui, elle-même relevait de l’autorité de Jérôme de Pontchartrain, responsable de l’ensemble des colonies d’Amérique (Canada, Louisiane, Antilles, Guyane). De plus, l’intensité de l’activité morutière avait permis de déboucher sur des pratiques commerciales d’envergure, les bâtiments français allant redistribuer la morue sèche, soit aux Antilles pour la consommation des nègres esclaves73 soit dans les pays méditerranéens. Cette dernière direction, la plus rentable, avait été empruntée tôt, dès les années 1660, par les Malouins qui, après avoir pêché la morue à Terre-Neuve, allaient la vendre dans les ports italiens, espagnols et à Marseille pour y charger, en fret de retour, du savon, de l’huile d’olive, du vin, ou encore du coton en provenance du Levant. Puis, à partir des années 1690, sous l’impulsion principalement de Noël Danycan de l’Épine, émergeait un nouveau type d’armement terre-neuvier à grande échelle, avec l’expédition de flottilles de grosses frégates (300 à 500 tx) qui, au terme de circuits triangulaires passant par les ports méditerranéens, pouvaient remonter jusqu’à Amsterdam afin d’en ramener des cargaisons de planches, mâts, goudrons, etc., destinés à la mise en état des navires pour la prochaine campagne morutière.

  • 74 Cf. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 235.

63Selon la forte expression de l’historien André Lespagnol, « Terre-Neuve » constitua « dans la longue durée des Temps modernes (et au-delà) une spécialisation fondamentale des Malouins, le socle de leur économie maritime et l’une des modalités de leur insertion dans les courants d’échange de l’économie-monde européenne74 » ; en qualité de responsable du commerce extérieur, Jérôme de Pont-chartrain se devait donc d’assurer la protection de la grande pêche morutière, d’autant que deux raisons particulières le poussaient dans ce sens. La première était que la rude école de Terre-Neuve se révélait comme une « pépinière de matelots » irremplaçable pour la marine royale, et la seconde, qu’une fourniture régulière de morue sèche aux plantations des Antilles pouvait contribuer efficacement à enrayer la contrebande sévissant entre les colons français et les trafiquants bostoniens. De fait, le problème de la morue et de ses implications politico-commerciales restera toujours l’une des grandes préoccupations du secrétaire d’État à la Marine, comme en témoigne son acharnement à vouloir sauvegarder Terre-Neuve lors du grand marchandage diplomatique franco-anglais de 1711-1713. Et, comme en témoigne encore, une fois la paix retrouvée, la détermination de sa politique de reconversion et de relance de l’activité morutière par l’établissement de nouvelles pêcheries sur la côte sud du Labrador et à l’Île Royale, ou île du Cap-Breton, située au nord de l’Acadie péninsulaire cédée aux Anglais. On y reviendra au cours du chapitre suivant, à propos des conflits d’attributions entre Pontchartrain et Torcy, son collègue des Affaires étrangères.

  • 75 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 180.
  • 76 Cf. Ch. Frostin, « La piraterie américaine des années 1720 vue de Saint-Domingue (répression, envi (...)

64Ce souci constant des intérêts de la pêche reflète la tendance de Jérôme de Pontchartrain, au moins aussi marquée que chez son père, à privilégier l’économie sur le militaire, comme l’indique, de manière générale, sa vigilance manifestée à l’égard de tous les secteurs du commerce extérieur, qu’il s’agisse du commerce colonial, du commerce interlope de la mer du Sud, du commerce du Levant, ou encore du commerce du Nord où on le voit, dans les dernières années du règne, s’activer à l’établissement de relations suivies avec la Russie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ait négligé la marine de guerre, même si le recours à l’armement corsaire lui apparut toujours comme le moyen le moins dispendieux et le plus efficace pour tenir en échec la puissance navale britannique. Jusqu’à la faillite financière de 1707-1708, Jérôme parviendra à maintenir le haut niveau – 197 vaisseaux en 1697 – des effectifs de la marine royale, malgré les difficultés budgétaires et malgré le désastre de Vigo (octobre 1702) où les 15 vaisseaux perdus furent remplacés en un temps record. Puis, à partir de la crise de 1707-1708 aggravée par le « grand hiver » de 1709, s’observe une rapide décroissance du nombre des vaisseaux qui tombera à 80 en 1715, soit la perte d’environ un tiers des effectifs théoriques. Encore cette perte doit-elle être relativisée, représentant une « diminution somme toute fort compréhensible et proportionnellement modérée75 », compte tenu de la situation de banqueroute chronique qui paralysait l’effort de construction navale. Pontchartrain fils n’eut donc rien d’un fossoyeur de la marine royale, contrairement aux assertions de Saint-Simon trop souvent reprises, par la suite, dans les ouvrages d’histoire maritime. Il faudra, en réalité, attendre les années 1720 pour voir la « Royale » réduite à un si bas pied qu’elle se montrera incapable de réprimer la piraterie alors en pleine recrudescence dans la mer des Antilles, et qu’elle devra laisser ce soin à la « Navy » britannique76. C’était là l’un des effets du système politique de la Régence renonçant à assurer la maintenance des effectifs encore respectables de 1715, moins pour des « raisons d’épargne et d’économie » que pour « ne point donner de jalousie » à la Grande-Bretagne, comme l’écrira Maurepas en 1745 dans un Mémoire sur la marine et le commerce.

65D’autre part, sur le plan de l’administration centrale, Jérôme de Pontchartrain eut le mérite de structurer son vaste département de la Marine qui, englobant la marine de guerre, la marine marchande, les consulats et les colonies, nécessitait une organisation des services particulièrement méthodique en raison de la multiplicité et de la spécificité des tâches. Or, depuis l’époque de Colbert, créateur du département, cette organisation était restée rudimentaire, se limitant à un bureau des fonds, une « direction » du commerce et deux bureaux à compétence géographique, le bureau de la marine de Ponant et celui de la marine du Levant. De plus, tout s’y trouvait embrouillé. Le bureau des fonds s’occupait à la fois des questions financières et de la gestion du personnel d’épée. Les attributions commerciales étaient réparties entre la « direction » et les deux bureaux géographiques. Et, entre ces deux bureaux, la distribution des tâches ne laisse pas de surprendre : du bureau de la marine du Ponant responsable des ports ponantais, relevait le commerce d’Espagne et des Indes, tandis qu’au bureau de la marine du Levant, responsable des galères de Marseille et des vaisseaux de Toulon, étaient rattachés les Pays barbaresques, et association étrange, les Îles d’Amérique.

66L’apport essentiel de Jérôme de Pontchartrain, pour remédier à ce désordre, fut de promouvoir la création de bureaux spécialisés. Le premier en date sera, dès la fin de 1699, le « Dépôt des archives de la Marine » (ancêtre du Service historique de la Marine) qui comprenait aussi les archives des Colonies et de la Maison du Roi. Le secrétaire d’État à la Marine imitait en cela l’exemple de Louvois, créateur du « Dépôt des archives de la Guerre » en 1688, mais il précédait de loin Torcy qui ne fonda le « Dépôt des archives des Affaires étrangères » qu’en 1710. Après l’installation de ce service indispensable, suivirent, dans l’ordre, en 1709, le « Bureau des consulats du Ponant », dit « bureau particulier et séparé » en ce sens qu’il était chargé des Affaires consulaires et commerciales auparavant gérées par le bureau de la marine du Ponant ; en 1710, le « Bureau des Colonies » regroupant les établissements d’outre-mer et les compagnies de commerce et de navigation ; enfin, en 1711, le « Bureau des classes » supervisant les enrôlements de matelots.

67Pour diriger ces bureaux anciens et nouveaux, Jérôme eut la chance de pouvoir disposer de premiers commis compétents et dévoués, déjà connus de son père et baignant dans le milieu de la Marine.

Clairambault

  • 77 AN, Col., B 35, f° 33 v°, le 10 février 1713 ; B 36, f° 265 v°, le 4 octobre 1714 ; B 37, f° 93 v° (...)

68Pierre Clairambault (1651-1740), placé à la tête du Dépôt des archives en 1699 où il travaillera, jusqu’à sa mort, à une compilation générale des ordonnances, arrêts et règlements concernant la marine, le commerce et les consulats, avait un frère, Nicolas, protégé de Louis de Pontchartrain qui, en 1695, le chargea de s’occuper du fonds des pauvres et de l’administration des aumônes du Roi pour les « nouveaux catholiques » de Paris. Un autre frère, Charles, déjà officier de plume sous Colbert, était commissaire général de la Marine à Brest en 1699 avant de passer au Port-Louis en 1704 (mort en charge en 1720). Fréquemment Jérôme aura recours à Pierre l’archiviste pour retrouver des documents importants : édits d’établissement des Conseils supérieurs des Colonies, traité de neutralité des Îles signé avec l’Angleterre en 1686, règlements de justice et police pris par les gouverneurs aux Antilles, etc.77.

La Touche

69À la tête du Bureau de la marine du Ponant, de 1697 à 1709, se trouvait Joseph de La Touche (mort en 1710), un ancien secrétaire de Seignelay devenu homme de confiance de Pontchartrain père, puis de Pontchartrain fils dont il avait été l’un des compagnons lors des tournées portuaires de 1694-1696. Cette confiance lui valut de figurer parmi les 12 directeurs et associés de la Compagnie de Saint-Domingue (fondée en 1698), aux côtés de personnages hautement représentatifs, tels que le banquier de la cour Samuel Bernard, le financier languedocien Antoine Crozat et le négociant armateur malouin Nicolas Magon de la Chipaudière.

Salaberry

  • 78 AN, Col., B 14, f° 249, 25 juin 1691, brevet de don au sr de Salaberry, commis de M. de Pontchartr (...)
  • 79 AN, Col., B 26, f° 147, le 29 juillet 1705, ordre du Roi qui exempte de tout fret les sucres venus (...)

70De même, le maître des Comptes Charles d’Irumberry de Salaberry, premier commis du bureau de la marine du Levant de 1691 à 1709, siégeait à la direction de la Compagnie de Saint-Domingue, assurant comme son collègue La Touche, la liaison entre l’administration et le capitalisme privé. Ce Salaberry paraît être activement protégé par les deux Pontchartrain, bénéficiant, par exemple, en 1691, 1696 et 1698 de « brevets de don » de biens d’habitants de Saint-Domingue tombés en déshérence78, puis plus tard, en 1705 et 1707, d’exemptions de fret pour des sucres venus de Saint-Domingue pour son propre compte et pour des marchandises expédiées à Saint-Domingue également pour son compte79. Retiré des bureaux en 1709 et passé président des Comptes en 1710, Charles de Salaberry (mort en 1734) cédera en 1714 sa part dans la Compagnie de Saint-Domingue à Jean Thévenin cadet, frère de Jean Thévenin l’aîné, l’un des financiers les plus en vue de la clientèle de Louis de Pontchartrain.

Besset de la Chapelle

  • 80 Louvois cumulait les fonctions de secrétaire d’État à la guerre et de surintendant des Bâtiments, (...)
  • 81 Saint-Simon, Mémoires, éd. Pléiade, t. 4, p. 434.
  • 82 Ibid., t. 4, p. 434.
  • 83 Cf. J.-P. Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous Louis XV, Pari (...)

71Encore plus étroitement lié aux Pontchartrain apparaît Henri Besset de la Chapelle-Milon ( ?-1748), un conseiller au parlement de Metz nommé en 1709 premier commis du bureau des consulats du Ponant, créé la même année, dont la compétence englobait les consulats traditionnels d’Italie, d’Espagne et de Portugal, et les postes consulaires récemment installés en Europe du Nord. Fils d’un premier commis de Louvois à la surintendance des Bâtiments, Arts et Manufactures80, La Chapelle était, lui aussi, un ancien protégé de Pontchartrain père qui, en 1693, l’avait chargé d’assurer le secrétariat particulier de Jérôme alors survivancier. Ce fut probablement là qu’il prit l’habitude d’imiter l’écriture du futur secrétaire d’État, tel un Toussaint Rose avec Louis XIV. Aux dires de Saint-Simon, « La Chapelle faisait plusieurs lettres de la main de Pontchartrain [fils] qu’il contrefaisait fort bien et lui avait ainsi donné réputation de bien écrire81 ». Cela n’empêchera pas Jérôme de lui ôter le bureau des Consulats dès 1711 pour le muter comme premier commis à la Maison du Roi, puis de le chasser brutalement de cet emploi en mars 1715. Selon Saint-Simon, ce renvoi provenait de ce que le premier commis et sa femme (née Élisabeth Chardon) « s’étaient acquis beaucoup d’amis considérables », et, circonstance aggravante, de ce qu’« ils avaient toujours été dans la confiance du Chancelier et de la chancelière ». Mû par la jalousie, Pontchartrain fils aurait attendu d’être « délivré de famille » (par la mort de sa mère et la démission de son père en 1714) pour éliminer ce commis encombrant, sous prétexte de jansénisme, avec l’appui du père Tellier, confesseur jésuite du Roi82. La Chapelle ne tardera pas d’ailleurs à prendre sa revanche dès l’instauration de la Polysynodie, le comte de Toulouse le prenant comme secrétaire du Conseil de Marine. De plus, bel exemple de la stabilité des dynasties de premier commis, son fils Nicolas-Pierre Besset de la Chapelle (né en 1700) deviendra premier commis des Affaires étrangères (1751-1754), bien qu’il fût « unanimement considéré comme un incapable83 ».

Daubenton

  • 84 D’un premier mariage avec Jeanne Esmonin, Jean Orry avait eu un fils, Philibert Orry (1689-1747) q (...)

72Une fois encore le témoignage de Saint-Simon prête à caution. Plus vraisemblablement, Jérôme, qui accordait une attention privilégiée au tout récent bureau des Consulats créé par ses soins, se trouva si peu satisfait de la gestion de La Chapelle qu’il préféra le reléguer à la Maison du Roi avant de pouvoir s’en débarrasser complètement. En tout cas, l’homme qu’il choisit pour le remplacer à la tête du bureau en 1711, François-Ambroise Daubenton (1663-1741) présentait un profil qui convenait particulièrement bien au poste en question. À l’origine greffier au Châtelet, Daubenton s’était lancé dans les affaires du roi sous la protection de son cousin par alliance, le financier Jean Orry (1659-1719) dont la seconde femme Catherine-Louise Corcassin était cousine germaine de l’épouse de Daubenton, Marguerite Petit84. Gros munitionnaire durant la guerre de la ligue d’Augsbourg, Orry l’avait employé à ses côtés, en Italie, pour la fourniture des vivres de l’armée (1690-1697). De là, Daubenton était passé à la direction de la régie des fermes du Canada, s’occupant notamment de la réorganisation du commerce des castors, ce qui lui valut de connaître quelques ennuis et même d’être un moment emprisonné à son retour du Canada en 1699. Sa carrière ne s’en ressentit pas longtemps.

  • 85 Pour la famille et la carrière de François-Ambroise Daubenton, voir Anne Mezin, Les Consuls de Fra (...)

73Au printemps 1701, Orry était affecté près de Philippe V comme conseiller financier, jouant bientôt un rôle prédominant dans la réorganisation des finances espagnoles, cela jusqu’à la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Avec l’arrivée de son protecteur à Madrid, Daubenton trouva une seconde chance, Orry l’ayant vivement recommandé à Jérôme de Pontchartrain qui, en 1702, le nommait au poste stratégique d’« Agent de la marine et du commerce de France » en Espagne. Jérôme se résolut d’autant plus promptement à ce choix que François-Amboise Daubenton était le neveu du père Guillaume Daubenton (1648-1723), un qui, imposé par Louis XIV comme confesseur de Philippe V, n’avait pas tardé à exercer un fort ascendant sur ce jeune souverain monté sur le trône, en novembre 1700, à l’âge de 17 ans85.

  • 86 Voir AN, Col., série B (correspondance « Départs »), B 24, B 28, B 29 et B 31.

74En raison de l’importance des enjeux maritimes et commerciaux de ce long conflit, le secrétaire d’État à la Marine entendait, en effet, peser de tout son poids sur les relations avec les autorités espagnoles, relations souvent tendues malgré l’« Union des deux Couronnes », expression officielle combien trompeuse. Pour cela, il lui fallait, sur place, un homme à sa dévotion, bien introduit à la cour de Madrid, et qui ne fut pas seulement un informateur, mais aussi son porte-parole près des personnages influents. En tant qu’« agent de la marine et du commerce de France », François-Amboise Daubenton répondit à cette attente, se comportant en véritable représentant du ministère, à l’occasion comme une sorte d’ambassadeur-bis, ce qui n’était pas fait pour plaire à Torcy. Parmi les nombreux problèmes dont Daubenton eut à débattre avec le gouvernement de Philippe V, figurent notamment la question de l’introduction en Espagne des produits coloniaux français et surtout celle du monopole de la traite négrière en Amérique espagnole concédée à la compagnie française de l’Asiento en vertu du traité du 26 août 1701. Sur ce dernier point, le travail imparti à l’« agent de la marine et du commerce » débordait largement sur le plan politique comme en témoigne l’abondante correspondance que lui adressait Jérôme de Pontchartrain à propos de l’attitude des autorités espagnoles en Amérique. Les vice-rois, gouverneurs et présidents d’audience, volontiers animés de sentiments anti-français, laissant souvent les Anglo-Hollandais pratiquer impunément la traite négrière au mépris du privilège de la compagnie de l’Asiento, Daubenton devait, de son côté, œuvrer à Madrid pour faire écarter des postes de responsabilité aux « Indes de Castille » les personnalités les plus compromises et pour pousser à leur remplacement par des candidats réputés pro-français86.

  • 87 Cf. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, op. cit., p. 367.
  • 88 Correspondance de Louis XIV avec M. Amelot, édité par le baron de Girardot, Nantes, 1864, t. 1, p. (...)
  • 89 Dans une lettre du 15 février 1709 à Torcy, Amelot avait déjà exprimé son désir d’être rappelé en (...)

75Sa tâche sera facilitée, à partir de 1705, avec l’arrivée comme ambassadeur de Michel-Jean Amelot de Gournay qui, faisant bientôt figure de principal ministre au « Despacho » (Conseil du Roi), allait se démener pour réorganiser l’administration espagnole et pour assurer le financement de l’effort de guerre87. Au bout de quatre ans, quelque peu excédé par les intrigues de la cour madrilène et par la « léthargie invétérée » des Espagnols88, Amelot, de plus irrégulièrement payé de ses appointements, avait fini par obtenir son rappel en France89. Il quitta Madrid le 4 septembre 1709, suivi peu après, le 30 septembre, par François-Amboise Daubenton qui, pour sa part, ne pouvait que se féliciter de son long séjour outre-Pyrénées.

  • 90 L’office du secrétaire des commandements du Roi près la Cour des comptes de Rouen, par lettres du (...)
  • 91 Cf. Anne Mezin, Les Consuls de France au siècle des Lumières, op. cit., p. 224-225.

76Pourvu d’un office anoblissant en 170790, nommé intendant de la Marine en juin 1708 et chevalier de l’Ordre de Saint-Michel en janvier 1709, Daubenton, à son retour, sera placé par Jérôme de Pontchartrain dans l’administration centrale avant donc de prendre en 1711 la direction du bureau des Consulats. Ce poste, il l’occupera jusqu’à sa retraite en 1734. Lui succédera alors – autre exemple de continuité chez les premiers commis – son propre fils Jean-Baptiste Daubenton de Vauraoux (1690-1774), un commissaire de la Marine qui, lui aussi, avait été « agent de la marine et du commerce de France » à Madrid (de 1728 à 1731). Ce Jean-Baptiste démissionnera en 1743 de sa charge de premier commis du bureau des Consulats à la suite du refus de Maurepas d’honorer son ancienne promesse de le nommer intendant de la Marine91.

  • 92 « Fontanieu qui, de laquais de Crozat, était devenu son ami, puis son caissier… » (Saint-Simon, (...)
  • 93 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 4, p. 662.

77Ce fut également à un homme plein d’expérience, Moïse-Augustin de Fontanieu, receveur général des Finances de La Rochelle, puis trésorier général de la Marine que Jérôme de Pontchartrain confia la direction du non moins important bureau des Colonies créé en 1710. D’origine languedocienne comme Antoine Crozat dont il avait été le caissier92, Fontanieu devait rester premier commis des Colonies jusqu’à sa mort en 1725 à l’âge de 70 ans, fonctions cumulées entre 1711 et 1718 avec celles d’intendant et contrôleur général des meubles de la Couronne. Cette charge curiale, qui n’était pas une sinécure, comprenait « l’inspection en détail de tous les meubles faits et à faire pour le Roi, et de l’ameublement et du démeublement de toutes les maisons royales93 », passera ensuite à son fils Gaspard-Moïse, âgé de 24 ans, plus tard, en 1744, premier président du Grand Conseil (mort en 1767). Présent donc à la fois au département de la Marine comme responsable des Colonies, et au département de la Maison du Roi comme « garde-meuble de la Couronne », Moïse-Augustin de Fontanieu formait un personnage d’autant plus puissant qu’il se trouvait apparenté par sa femme Catherine Dodun à une tribu financière restée très active depuis l’époque de Colbert.

78Sœur de Charles-Gaspard Dodun, futur contrôleur général des Finances (1722-1726), Catherine était la petite-fille de Jean Gayardon, receveur général des Finances de Soissons (1659-1690), et fermier général des gabelles (1674-1680), lui-même cousin de Charles-Louis Lallemant qui lui succéda en 1690 à la recette de Soissons, en même temps gros traitant et munitionnaire durant les guerres de la ligue d’Augsbourg et de la Succession d’Espagne. En outre, du côté Dodun, Catherine était la cousine de Pierre Dodun, successeur de Fontanieu à la recette de La Rochelle (1702-1707), également traitant et munitionnaire durant la guerre de Succession d’Espagne. Ce Dodun avait épousé en 1706 Suzanne Jacques de Vitry, petite-fille de Philippe Jacques de Vitry, fermier général de 1707 à 1718, lui aussi traitant et munitionnaire.

79Ajoutons que Pierre Dodun était le fils de Gaspard Dodun, fermier général de 1680 à 1687 et très gros traitant avec une participation à vingt affaires extraordinaires en 1689 et 1699. Bref, Fontanieu baignait dans un milieu de manieurs d’argent, ce dont il n’allait pas manquer de tirer parti tant pour son compte personnel que pour le service de l’État en sa qualité de premier commis.

  • 94 AN, Col., B 32, f° 521.
  • 95 Receveur des tailles à l’élection de Meaux en 1690, Fontanieu était auparavant commis au contrôle (...)
  • 96 Cf. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, op. cit., p. 136, 391, 586-587, 785, note 93.
  • 97 Par les arrêts du Conseil du Roi des 23 et 24 février 1719, la taxe de Fontanieu fut modérée à 250 (...)

80Le 23 avril 1710, dans une circulaire informant les directeurs des Compagnies de l’Asiento, de Saint-Domingue, du Sénégal, de la Chine, des Indes occidentales et des Indes orientales, de la nomination de Fontanieu à la direction des Colonies, Jérôme de Pontchartrain spécifiait bien que cette direction s’étendait à l’ensemble des Compagnies privilégiées de commerce et navigation94. Aussi, Fontanieu, qui, dès 1689, n’étant encore qu’un modeste officier de finance, s’était lancé dans les « affaires extraordinaires95 », trouva-t-il là l’occasion idéale pour se tailler une place de choix au sein du microcosme administrativo-financier entourant le secrétaire d’État à la Marine. Participant à de nombreux armements de navires, s’adonnant lui-même au négoce colonial, entrant dans les sociétés de fournitures de vivres pour la marine et investissant dans les deux Compagnies des Indes, le premier commis des Colonies se trouvait à la fin du règne de Louis XIV à la tête d’une fortune d’environ un million de livres composée à plus de 80 % d’un portefeuille de papiers divers dont 250 000 livres d’effets maritimes et coloniaux96. Ce rôle de grand brasseur d’affaires à la faveur de ses responsabilités administratives lui vaudra de figurer parmi les plus gros taxés de la Chambre de justice de 1716 avec une taxe de 500 000 livres, de même que son cousin le financier Pierre Dodun. Les deux hommes bénéficieront d’ailleurs en 1719 d’une forte modération de taxe97, les relations utiles ne leur manquant pas, entre autres celle du futur contrôleur général des Finances Charles-Gaspard Dodun qui était alors conseiller au Conseil des Finances (Polysynodie).

81Le cas de Moïse-Augustin de Fontanieu, profondément immergé dans le milieu publicain, illustre ainsi l’intime liaison entre la haute administration de la Marine et le monde de la finance. En même temps, il témoigne de l’affairisme qui prospérait à la faveur de cette liaison imposée par les nécessités de la guerre, la Marine, particulièrement grosse consommatrice de fonds en période de conflit prolongé, ne pouvant alors se soutenir sans le concours de ces partenaires obligés que constituaient les manieurs d’argent. Louis de Pontchartrain l’avait déjà compris à l’époque de la guerre de la ligue d’Augsbourg. En recourant, pour diriger l’un des bureaux de son département, à un homme comme Fontanieu, capable de réunir des capitaux dans les entreprises maritimes et coloniales, Jérôme de Pontchartrain ne faisait que suivre l’exemple de son père, expert dans l’art de mobiliser la gent financière au service du même genre d’entreprises.

82Tout ce remaniement de l’administration centrale avec l’apparition de bureaux spécialisés dirigés par des premiers commis expérimentés ne visait pas seulement à promouvoir une meilleure organisation du travail ministériel. L’objectif de Jérôme de Pontchartrain était aussi de structurer solidement le très vaste département de la Marine, de manière à le tenir bien en mains et à pouvoir contrer efficacement les tentatives d’intrusion de la part de ses collègues, notamment du contrôleur général des Finances et du secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Les contours de ce département restaient, en effet, assez flous, en raison de ses origines relativement récentes et de sa gestation difficile. Pendant longtemps, les affaires maritimes s’étaient trouvées partagées entre deux secrétaires d’État (marine du Ponant, marine du Levant) dont d’ailleurs elles ne constituaient qu’une part minime de leurs attributions. Ce ne fut que sous l’impulsion de Colbert qu’un département unique de la Marine prit corps progressivement entre 1661 et 1669. L’autonomie de la Marine n’en était pas pour autant affirmée, ce nouveau département se trouvant englobé dans l’imposant cumul de Colbert, et par-là, plus ou moins subordonné au Contrôle général des Finances détenu par le Rémois. Puis vint son fils Seignelay qui fut le premier secrétaire d’État à s’occuper essentiellement de la Marine, n’ayant pas d’autre département, sinon celui de la Maison du Roi. Mais sa mort prématurée en 1690 ne lui laissa pas le temps de clarifier la situation. Enfin, avec Louis de Pontchartrain, à la fois grand argentier et gestionnaire de la Marine, on retrouvait la même ambition qu’au temps de Colbert. Soucieux d’assurer l’avenir ministériel de son fils, Pontchartrain s’était efforcé, il est vrai, de préciser, par les règlements de 1698 et 1699, les affaires qui étaient du ressort de la Marine, par rapport à celles relevant du Contrôle Général et des Affaires étrangères. Mais cette délimitation restait théorique, des mauvaises habitudes s’étant prises à la faveur de l’entremêlement des attributions. Aussi, au départ de Louis de Pontchartrain promu chancelier, tout dépendait de la personnalité du nouveau titulaire de la Marine pour que ces dispositions réglementaires fussent effectivement appliquées. Jérôme de Pontchartrain le comprit fort bien, s’attachant aussitôt, et non sans une certaine agressivité, à faire reconnaître pleinement ses prérogatives de secrétaire d’État tant face à ses collègues ministres qu’à l’intérieur même de son département où il n’allait pas tarder à se heurter à un rival inattendu en la personne du comte de Toulouse, amiral de France.

  • 98 Le dernier titulaire de cet office de surintendant fut le duc de Beaufort, disparu, le 25 juin 166 (...)

83Ces prétentions étaient, en effet, récentes : l’office d’amiral de France, supprimé en 1627 et rétabli en 1669 à la place de celui de « grand-maître et surintendant de la navigation et du commerce98 », étant devenu, à l’usage, une charge de pure forme, du moins sur les plans administratif et militaire. La substitution visait, en réalité, à donner les coudées franches à Colbert à la tête du département de la Marine, en sa qualité de secrétaire d’État. Et, pour mieux souligner cette primauté du secrétaire d’État, Louis XIV avait pris soin, en 1669, de choisir comme amiral de France un enfant de deux ans, Louis de Bourbon, comte de Vermandois, né de ses amours avec Mlle de La Vallière, lequel, à sa mort en 1683, sera remplacé par son demi-frère Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, âgé de cinq ans, fils adultérin de Mme de Montespan. Ces précautions n’empêchèrent cependant pas l’instauration d’une situation conflictuelle lorsque ce prince légitimé se fut avancé en âge. Officiellement installé dans sa charge depuis 1694 et entendant ne pas être à vie un amiral-potiche, Toulouse entreprit de faire valoir les « pouvoirs, fonctions, autorités et droits » attachés à l’office d’amiral de France. Or, d’après les provisions du 12 novembre 1669 délivrées au comte de Vermandois, provisions accompagnées d’un texte réglementaire, ces pouvoirs restaient théoriquement étendus, quoiqu’en retrait par rapport à ceux consentis aux anciens amiraux de France. Il y était précisé, notamment, que l’amiral de France, nouveau style, avait « toute la justice de l’amirauté », justice rendue en son nom, et pourvoirait « de plein droit » aux offices des sièges d’amirauté, soit une cinquantaine de tribunaux particuliers d’amirauté et un siège général établi à Paris. De plus, le produit des amendes et confiscations perçues dans les sièges d’amirauté lui était réservé. D’autre part, à lui revenait également la présidence du « Conseil des Prises » assortie encore de prérogatives pécuniaires, avec un droit du dixième sur toutes les prises faites à la mer et des droits d’ancrage et congé sur tous les bâtiments quittant les ports du royaume. Enfin le nouvel amiral de France retrouvait une partie des attributions militaires de ses lointains prédécesseurs à qui un vieux règlement de 1584 avait accordé le pouvoir de commander « à toutes les armées qui se feront et se dresseront sur mer ».

  • 99 Cf. E. Taillemitte, Colbert, secrétaire d’État de la Marine et les réformes de 1669, Paris, Académ (...)

84Le texte réglementaire du 12 novembre 1669 prévoyait, en effet, que l’amiral disposerait « de pouvoir commander l’une des armées navales de Sa Majesté à son choix, ensemble en ce cas d’ordonner les finances ainsi que les généraux des armées de terre ont accoutumé de faire », et que, « lorsqu’il sera près de la personne de Sa Majesté, les ordres qu’Elle enverra lui seront communiqués, auxquels il pourra joindre ses lettres pour en donner avis99 ». Ce règlement définissait, certes, de manière fort vague, les pouvoirs militaires de l’amiral de France. Mais, compte tenu des ambitions du comte de Toulouse qui prenait très au sérieux un titre jusque-là honorifique, il laissait planer une réelle menace sur Jérôme de Pontchartrain, celle de voir s’instaurer une direction bicéphale de la Marine où lui-même risquait de se voir, peu à peu, relégué au second plan. Aussi n’allait-il pas ménager ses efforts pour contrer l’amiral, sachant, par ailleurs, que le Roi était peu porté à soutenir les grands seigneurs, fussent-ils des princes légitimés, en cas de contestation avec l’un de ses secrétaires d’État, piliers de son système de gouvernement.

  • 100 Règlement entre Mgr le comte de Toulouse, amiral de France, et M. de Pontchartrain, secrétaire d’É (...)
  • 101 Cf. M. Antoine, Le Fonds du Conseil d’État du Roi aux Archives nationales, Paris, Imprimerie natio (...)
  • 102 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 237.

85Jérôme se tira tout à son avantage de cette situation conflictuelle que n’avaient connue ni son père, ni Seignelay, ni Colbert, maîtres incontestés à l’intérieur du département de la Marine. Ainsi, le comte de Toulouse s’obstinant à refuser les ordres du Roi par l’intermédiaire du secrétaire d’État à la Marine, ce fut ce dernier qui obtint gain de cause par un règlement du 24 septembre 1707 obligeant l’amiral de France à se conformer à l’usage administratif en vigueur dans tous les ministères. Le piquant de l’affaire est que ce règlement sortit d’un arbitrage rendu par le conseiller d’État Henri Daguesseau et par son fils Henri-François, le futur chancelier, alors procureur général du parlement de Paris, proches parents de Jérôme100 : l’entraide familiale n’était pas un vain mot au sein du clan Pont-chartrain. Dans cette lutte d’influence, le secrétaire d’État dut cependant parfois s’incliner. Par exemple, il s’opposa vainement à ce que les jugements du Conseil fussent intitulés au nom de l’amiral de France. Mais ce n’était là qu’une satisfaction d’amour-propre accordée au comte de Toulouse qui s’irritait de voir le Conseil des Prises, dont il était le président de plein droit, ravalé au rang de simple commission extraordinaire du Conseil du Roi101. Et surtout Jérôme sut déjouer les tentatives de Toulouse pour se hisser au commandement des armées navales. La tâche, en ce domaine, lui fut facilitée par les faibles capacités du prince qui, « malgré une bonne volonté évidente et un courage personnel indéniable, n’avait pas l’ombre du moindre talent militaire102 ». Les quatre campagnes en mer du comte de Toulouse n’apportèrent, en effet, rien à sa réputation. La première, en 1702, se limita à une croisière sur les côtes d’Italie sous le commandement du vice-amiral Victor-Marie d’Estrées, et la seconde, en 1704, qui le mena dans les eaux espagnoles en vue de reprendre Gibraltar, se termina par l’indécise bataille de Velez-Malaga où Toulouse, commandant en chef, ne sut pas profiter d’avantages initiaux remportés sur les Anglo-Hollandais. Suit en 1705 une croisière en Méditerranée, sans actions d’éclat, et marquée surtout par des visites de ports. Enfin en 1706, chargé à la tête d’une escadre de bloquer Barcelone tombée aux mains de l’archiduc Charles (rival de Philippe V), il se vit contraint de lever le siège et de repartir sur Toulon devant l’arrivée d’une flotte anglaise supérieure en nombre. Ce fut la dernière campagne du comte de Toulouse qui désormais ne reparut plus en mer, handicapé de plus par la maladie de la pierre dont on l’opéra peu après.

86Si ternes qu’aient été les états de service à la mer de l’amiral de France, Jérôme de Pontchartrain prit pourtant des risques en usant de son habileté manœuvrière pour l’écarter des grands commandements. Le prince jouissait à la Cour de l’appui d’un parti considérable qui ne se privait pas de l’entretenir dans ses rancœurs à l’encontre du secrétaire d’État. Saint-Simon s’est fait l’écho de cette animosité, prétendant que Toulouse, en 1704, au retour de Velez-Malaga, était résolu à la perte de Pontchartrain et que ce fut l’intervention éplorée d’Élénonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye près du prince qui sauva Jérôme :

« Fondue en larmes, reconnaissant tous les torts de son mari, exposant quelle serait sa condition à elle si il était perdu selon ses mérites, elle désarma l’amiral et en tira parole de tout oublier, pourvu qu’à venir, le secrétaire d’État ne lui donnât pas lieu de rappeler l’ancien avec le nouveau. »

  • 103 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 410-411.

87Et, toujours selon Saint-Simon, l’amiral aurait, de son aveu même, cédé « en considérant quel serait le malheur de cette pauvre femme entre les mains de ce cyclope furieux de sa chute, qui n’aurait plus rien à faire dans ce délaissement que de la tourmenter103 ». On reconnaît ici le langage habituel du mémorialiste dénonçant les innombrables méfaits du « cyclope », c’est-à-dire de Pontchartrain fils. Mais, si suspecte que soit l’anecdote, elle a au moins le mérite de souligner l’exaspération du comte de Toulouse, sous l’emprise de son entourage qui lui rapportait les propos désobligeants tenus, ou qu’aurait tenus Jérôme sur sa manière de conduire les opérations navales. Une lettre non datée du secrétaire d’État à l’amiral de France le confirme bien et de manière fort éclairante. Elle vaut d’être reproduite in extenso :

  • 104 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Je suis dans la douleur et dans l’oppression par les discours que répandent des gens malintentionnés pour moi et jaloux des bontés dont vous m’honorez. Je réclame votre justice et votre autorité pour me tirer de ce triste état. Ils publient que votre Altesse Sérénissime se plaint de moi, qu’elle m’accuse d’avoir mal parlé, d’avoir mal agi pour son service. Je crois avoir fait suffisamment mes preuves auprès d’Elle jusqu’ici d’une manière bien opposée à celle qu’on m’impute. Mais j’ose dire encore à V.A.S. que si j’ai jamais eu plus d’attention dans des occasions que d’autres à bien remplir tous mes devoirs à son égard, ça été celle de cette campagne. Je n’ai rien omis de ce qui a dépendu de moi pour que rien ne manquât aux préparatifs qui pouvaient être nécessaires, j’ai excédé les fonds, j’ai forcé le crédit des trésoriers… et si j’avais pu faire encore plus, je l’aurais fait. Depuis que V.A.S. est à la mer, je n’ai parlé, je n’ai écrit que comme je le pouvais le mieux pour relever son activité, sa vigilance et le succès solide de tout ce qu’elle a fait. Un détail inutile de comparaison de forces n’est jamais entré dans mes discours, ni dans ma pensée. J’ai suivi V.A.S. depuis Cadix…, desquelle [sic] j’eus la nouvelle du passage des ennemis quoique supérieur ; elle passe le détroit, elle entre dans la Méditerranée, et, à cette nouvelle, les ennemis se retirent de devant Barcelone. Ils rencontrent V.A.S., plus forts qu’elle sans oser l’attaquer, ils sortent enfin de la Méditerranée et retournant honteusement d’où ils viennent sans avoir exécuté aucun de leurs desseins dont votre seule présence a dérangé tout le succès. C’est ainsi que j’ai parlé, Mgr, c’est ainsi que j’ai écrit dans tous les pays étrangers où ma charge me donne des relations, c’est-à-dire dans plus d’une partie du monde. Cependant, Mgr, on m’accuse et l’on m’accuse auprès de vous et on voudrait même presque me faire croire que vous écoutez ces discours aussi injurieux contre moi que contraires à la vérité. Je réclame donc encore une fois, Mgr, que votre justice et votre autorité contre ces esprits inquiets et envieux du bonheur que j’ai d’être honoré de vos bonnes grâces, et je supplie très humblement votre V.A.S. de m’en accorder la continuation que je crois n’avoir jamais mieux mérité qu’à présent104. »

  • 105 Pour les relations officielles entre Louvois et Turenne, voir A. Corvisier, Louvois, Paris, Fayard (...)
  • 106 Les La Tour d’Auvergne se réclamaient des princes souverains de Sedan (généalogie falsifiée).
  • 107 Après le succès de Calcinato, Vendôme s’apprêtait à prendre Turin, lorsqu’il fut rappelé en Flandr (...)

88Le ton de cette lettre laisse entrevoir les ménagements auxquels étaient tenus les secrétaires d’État dans leurs relations avec les hauts personnages de la Cour, membres de la famille royale ou d’illustres maisons princières. Louvois, par exemple, avait éprouvé bien des difficultés de la part de Turenne qui, refusant de s’abaisser à correspondre avec lui, adressait ses dépêches à son neveu le cardinal de Bouillon, lequel les remettait directement au Roi105. Mais le cas du brillant maréchal, prince « étranger » d’ancienne maison souveraine106 relevait de l’exception, de même que celui du Grand Condé, cousin du Roi. En règle générale, si les secrétaires d’État, même les plus rugueux, se devaient d’user d’égards envers les grands seigneurs, la réciprocité s’imposait également à ceux-ci, et avec d’autant plus de force que l’appui personnel de Louis XIV à ses ministres se trouvait rarement pris en défaut. Aussi, le comte de Toulouse préféra-t-il feindre de croire aux démentis de Pontchartrain plutôt que de le pousser dans ses derniers retranchements. Une lettre de l’amiral de France au secrétaire d’État, datée du 16 mai 1706 et écrite de Toulon au retour de la vaine expédition contre Barcelone, semble indiquer, en effet, qu’après l’orage de 1704, un meilleur climat s’était instauré dans leurs rapports mutuels. Dans cette lettre, Toulouse tenait tout d’abord à remercier Jérôme de l’avoir informé de la victoire de Vendôme à Calcinato, près de Turin107 :

« Je vous suis très obligé, Monsieur, de la relation que vous avez pris la peine de m’envoyer de l’action de M. de Vendôme, car, outre que je n’en avais point encore eu de si détaillée, elle m’a fait voir l’attention que vous avez à tout ce qui peut me faire plaisir, et que je sens, je vous assure, autant que vous pouvez désirer. »

89Et, s’agissant de l’échec du blocus de Barcelone, le prince ajoutait :

  • 108 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 4, lettre écrite « à bord du Triomphant en rade de Toulon, (...)

« Je suis bien fâché que notre campagne se soit tournée de manière à ne pouvoir faire usage de tous les efforts que vous aviez faits pour me mettre en état de la pouvoir rendre glorieuse. Mais je vous prie d’être persuadé que, si ils n’ont pas eu d’effet par rapport à l’affaire générale à cause de la supériorité des ennemis, ils n’ont pas assurément été perdus, Monsieur, ni inutiles par rapport à moi108. »

  • 109 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane…, op. cit., t. 2, p. 5-6.

90Ce luxe d’amabilités ne signifiait guère qu’une trêve momentanée. Un an plus tard, survenait un nouvel orage avec, comme on l’a déjà signalé, le règlement du 24 septembre 1707 donnant gain de cause à Pontchartrain contre Toulouse qui entendait ne pas recevoir les ordres du Roi par l’intermédiaire du secrétaire d’État à la Marine. La tension entre le prince et le secrétaire d’État allait ainsi persister jusqu’à la fin du règne, le premier s’obstinant à faire valoir les prérogatives de sa charge et le second se montrant toujours aussi vigilant à contenir les débordements de l’amiral de France. Cette vigilance se comprend d’autant mieux que le comte de Toulouse, à défaut de talents militaires, pouvait se révéler bon administrateur comme le prouve sa gestion du Conseil des Prises durant la guerre de Succession d’Espagne. Laborieux, « exact » et méthodique, Toulouse sut prendre un certain nombre de mesures pratiques pour régulariser l’enregistrement aux greffes des amirautés des jugements rendus à Paris et pour simplifier la procédure des prises dont la complexité était source de dépenses inutiles et de malversations. D’autre part, en vue d’atténuer les charges des amateurs et de faciliter leurs entreprises, il eut le mérite d’entreprendre un vaste travail de codification des frais de justice auxquels donnait lieu la guerre de course, en faisant rechercher tous les règlements et arrêts existants109. Néanmoins, si actif qu’ait été son rôle dans ce domaine, l’amiral, en tant que président du Conseil des Prises, restait, pour une part importante des affaires qui s’y traitaient, sous la tutelle du secrétaire d’État à la Marine dont il recevait les ordres et à qui il devait rendre compte. Il faudra au comte de Toulouse attendre d’être nommé chef du Conseil de Marine, à la faveur de la Polysynodie, pour pouvoir enfin se débarrasser de Pontchartrain, l’homme qui avait brisé son rêve de se couvrir de gloire à la tête des armées navales du royaume.

91Tant que Louis XIV vécut, Jérôme de Pontchartrain réussit donc à maintenir fermement entre ses mains l’unité de direction du ministère de la Marine. « Charbonnier est maître chez soi », le vieux proverbe pourrait s’appliquer à la politique qu’il mena avec un soin jaloux, pour régner sans partage en sa propre demeure, c’est-à-dire dans son département, mais un département pris par lui au sens le plus large, y compris des « excroissances » liées, elles-mêmes, à l’imprécision des limites entre les divers départements ministériels. On passe ici au second aspect de la politique de Pontchartrain fils qui, en même temps qu’il défendait âprement son pré carré, allait profiter de l’extrême confusion des attributions pour empiéter délibérément sur celles de ses collègues et pour se mêler le plus possible à la conduite générale des affaires du royaume, notamment dans le vaste domaine des relations avec les pays étrangers, en Europe et hors d’Europe. Tous ces empiétements méritent d’être examinés de près, en ce sens qu’ils témoignent de la puissance, plus ou moins occulte, de ce secrétaire d’État, quoiqu’il n’ait pas été ministre d’État, le Roi ne l’ayant jamais appelé au Conseil d’En haut : une preuve encore de la complexité et du caractère trompeur de l’organigramme ministériel au temps de Louis XIV.

Notes

1 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 62-63.

2 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 410.

3 Ibid., t. 2, p. 409, t. 4, p. 999.

4 Ibid., t. 2, p. 1225.

5 Montesquieu, Œuvres complètes, Pléiade, t. 2, Spicilège, p. 1411. Âgé de 26 ans en 1715, Montesquieu a recueilli de nombreux témoignages de contemporains de la fin du règne, notamment de la part du maréchal-duc de Berwick avec qui il entretint une correspondance régulière dans les années 1721, Berwick étant alors commandant en Guyenne et lui-même président au parlement de Bordeaux.

6 Cf. A. Corvisier, Louvois…, Paris, Fayard, 1983, p. 76.

7 Ezechiel Spanheim, envoyé de l’Électeur de Brandebourg, Relation de la cour de France en 1690, Paris, Picard, 1900, 664 p., p. 391.

8 Les provinces-frontières relevaient du secrétaire d’État à la Guerre.

9 AN, sous-série 01, registre n° 37, f° 238. « Le septième » des secrétaires d’État Phélypeaux en tenant compte du fils aîné du secrétaire d’État Louis Ier de La Vrillière († 1681), également prénommé Louis qui, secrétaire d’État survivancier en 1654, dut se démettre de sa survivance en 1669 au profit de son frère Châteauneuf (†1700). Il mourut, demi-fou, en 1699.

10 Pour le Conseil des Prises, voir M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 170-171, p. 173 ; et B. Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, PUF, 1999, 430 p., p. 150-151.

11 « Le ministre » : il s’agit bien entendu de Louis de Pontchartrain.

12 Mémoires de l’abbé de Choisy, Paris, Mercure de France, 1966, 412 p., p. 29.

13 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

14 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

15 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

16 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

17 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

18 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1, s. l. n. d.

19 Cf. J. Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence, Paris, Hachette, 1979, 438 p., p. 208.

20 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 4, p. 952.

21 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

22 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

23 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

24 « Monsieur » : Philippe d’Orléans, frère du Roi.

25 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 509.

26 La maison militaire, placée sous l’autorité du secrétaire d’État à la Maison du Roi, mais gérée pour l’essentiel par le secrétaire d’État à la Guerre, relevait, sur le plan budgétaire, de l’ordinaire des guerres (cf. B. Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, PUF, 1999, 430 p., p. 41).

27 Cf. A. Hachette, « La maison du Roi et les inventeurs », Revue de l’histoire de Versailles, 1932, p. 20.

28 Lettre citée in J. Saint-Germain, Louis XIV secret, Paris, Hachette, 1970, p. 240-241.

29 Journal d’Olivier d’Ormesson et extraits des mémoires d’André Lefèvre d’Ormesson, Paris, éd. Chéruel, 1860-1861, 2 vol.

30 Relation de Mehemed Efendi, Paris, Maspero/La Découverte, p. 149-150.

31 Originaire du comté de Nice, Jean-Dominique Cassini, premièr directeur en date de l’Observatoire (de 1672 à 1712), est le fondateur d’une dynastie de brillants astronomes-cartographes qui se succéderont à la tête de l’Observatoire jusqu’à la Révolution.

32 Cf. Ch. Frostin, « L’éveil scientifique de la France », L’Histoire, n° 60, octobre 1983, p. 44-53.

33 Franquelin est aussi l’auteur d’une carte générale du Canada, publiée en 1683 et considérée comme la meilleure des cartes contemporaines. En 1701, Jérôme de Pontchartrain le fera nommer maître d’hydrographie en remplacement de l’explorateur Louis Jolliet, mort en 1700 (AN, Col., B 22, f° 215 v°, le 18 mai 1701, brevet de maître d’hydrographie pour le sr. Franquelin).

34 Cf. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 580.

35 AN, Col., B 28, f° 382, le 30 mars 1707 ; f° 602, le 10 août 1707 ; f° 641, 644 et 652, 25-28 septembre 1707, lettres de Jérôme de Pontchartrain au R.P. Feuillée.

36 La fraise du Chili, dessinée de grandeur naturelle, se trouve reproduite à la planche XI de la Relation du Voyage de la Mer du Sud. Le nom de Frézier n’a rien à voir avec celui de la plante.

37 Ces deux cartes se trouvent représentées dans A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 575 et 593.

38 Cf. John Dunmore, Les explorateurs français dans le Pacifique, t. 1 : Le xviiie siècle, Papeete, Les Éditions du Pacifique, 1978, trad. fr., 380 p., p. 38 et 64.

39 Pour l’activité cartographique de Frézier à Saint-Domingue, voir Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de Saint-Domingue, Paris, Larose, 1958, éd. B. Maurel et E. Taillemite, t. 3, p. 1171, 1245, 1303, 1410, 1415.

40 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane…, op. cit., t. 2, p. 11-14.

41 Cf. G. Frégault, Pierre Lemoyne d’Iberville, Ottawa, éd. Fides, 1968, 300 p., p. 228.

42 AN, Col., B 35, f° 358, lettre du 8 juin 1713.

43 AN, Col., B 24, f° 265.

44 AN, Col., B 37, f° 51 v°, le 20 mars 1715, lettre à Beauvillier au sujet de la carte du Labrador qu’il a envoyée.

45 AN, Col., B 36, f° 301, le 25 novembre 1714, lettre à Lombard ; f° 326, le 19 décembre 1714, lettre à Luzançay ; f° 329, le 19 décembre 1714, lettre à Des Graissières. Le Merle de Montpensier fut le prédécesseur (de 1713 à 1719) de Frézier au poste d’ingénieur en chef à Saint-Domingue.

46 AN, Col., B 29, f° 21 v°, le 24 juin 1707, lettre de Jérôme de Pontchartrain au sujet d’un « système de la longitude » mis au point par un officier en service au Canada ; f° 124 v°, le 6 juin 1707, lettre du même au sr de Catalogne au sujet de son mémoire concernant la longitude et la dérive des vaisseaux.

47 AN, Col., B 33, f° 88, le 7 juillet 1711, lettre de Jérôme de Pontchartrain à Catalogne ; B. 34, f° 344 v°, lettre du même à Catalogne.

48 AN, Col., B 21, f° 562, le 21 avril 1700 ; f° 640, le 15 septembre 1700 ; f° 661, le 20 octobre 1700 ; f° 709 v°, le 8 décembre 1700 ; f° 717, le 29 décembre 1700, lettres de Jérôme de Pontchartrain à Logivière au sujet des essais sur des affûts de fer et de l’adjudication de la fabrication de ces affûts.

49 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1, le 2 août 1694, lettre de Louis de Pontchartrain à Jérôme.

50 « Histoire métallique » : histoire du Roi par les médailles.

51 AN, O 1, registre 362.

52 Pour le caractère peu novateur de l’Encyclopédie par rapport aux sciences et techniques, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au xviie siècle, Genève, 1969, 2 vol., t. 2, p. 770-771 et J. Proust, Encyclopédie, Paris, A. Colin, 1965, 220 p.

53 AN, Col., B 31, f° 555-557, octobre 1709.

54 Voir p. 323.

55 Le lieutenant général de police était en même temps magistrat au Châtelet où il présidait la Chambre de police.

56 Règlement du 13 septembre 1699 cité dans Hélion de Luçay, Les origines du pouvoir ministériel en France, Paris, 1881, réimpression Genève, Slatkine, 1976, 648 p., p. 128-131.

57 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 2, lettre de Louis de Pontchartrain au Roi et projet de règlement et mémoire sur les attributions respectives du secrétaire d’État à la Marine et du secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Voir aussi Hélion de Luçay, op. cit., p. 130-131, texte de ce règlement de 1698.

58 Articles 4 et 5 du règlement de 1698 (Luçay, op. cit., p. 130).

59 Voir A. de Boislish, Correspondance des contrôleurs généraux des Finances, Paris, 1874-1883, 2 vol., t. 2, Appendice, Mémoire de Louis de Pontchartrain au Roi, p. 465-469.

60 Boislish, Correspondance…, op. cit., p. 476-477, texte de l’arrêt du Conseil d’État du 29 juin 1700 portant établissement d’un Conseil du Commerce.

61 Cf. Maurice Quenet, « Un exemple de consultation dans l’administration monarchique au xviiie siècle, les Nantais et leurs députés au Conseil du Commerce », Annales de Bretagne, t. 85, 1978, n° 3, p. 449-485.

62 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 221.

63 Cf. M. Antoine, Inventaire des arrêts du Conseil du Roi. Règne de Louis XV, t. 1, Paris, SEVPEN, 1968, 442 p., nos 1415, 4826, 5254, 5954, arrêts concernant Noël Danycan de Landivisiau.

64 Une autre sœur, Anne de Creil, avait épousé Gilles II de Maupeou d’Ableiges, conseiller au Parlement, cousin germain de Pierre II et René Ier de Maupeou.

65 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 184.

66 Ibid., p. 107 ; C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir… op. cit., t. 3, p. 381, 410.

67 Ce « bureau de législation » fonctionnera jusqu’à la fin de la monarchie.

68 Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 160.

69 Cf. Ch. Frostin, « Les colons de Saint-Domingue et la métropole », Revue historique, avril-juin 1967, p. 381-414.

70 Le sucre « terré » se présentait sous forme de pains appelés « cassonnades ». Ces pains étaient pilés afin de réduire l’encombrement au transport et de réduire les droits de douane à payer. Le « terrage » du sucre, qui ne s’effectuait que sur les habitations les mieux équipées, était une purification obtenue en versant le « vesou » dans des formes coniques contenant de la terre argileuse.

71 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches à Saint Domingue…, op. cit., p. 54 et 138 et tableaux p. 28 et 32.

72 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 213.

73 Survivance alimentaire du temps de l’esclavage, l’usage de la morue se trouve encore largement répandu dans la cuisine « créole » des départements français actuels de la Martinique et de la Guadeloupe.

74 Cf. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 235.

75 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 180.

76 Cf. Ch. Frostin, « La piraterie américaine des années 1720 vue de Saint-Domingue (répression, environnement et recrutement) », Cahiers d’Histoire, t. XXV, 1980-2, p. 178-210, p. 194.

77 AN, Col., B 35, f° 33 v°, le 10 février 1713 ; B 36, f° 265 v°, le 4 octobre 1714 ; B 37, f° 93 v°, le 3 mai 1715.

78 AN, Col., B 14, f° 249, 25 juin 1691, brevet de don au sr de Salaberry, commis de M. de Pontchartrain, des biens tombés en déshérence à Saint-Domingue depuis le 1er juillet 1685 ; B 18, f° 301, 22 août 1696, brevet de don des biens des habitants de Saint-Domingue morts entre 1691 et 1694 et tombés en déshérence, en faveur de M. de Salaberry, 1er commis de M. de Pontchartrain ; B 21, f° 188, septembre 1698, lettre de don à M. de Salaberry, 1er commis de M. de Pontchartrain, des biens provenant de flibustiers et habitants de Saint-Domingue et dévolus au Roi depuis le 1er septembre 1696 par déshérence, bâtardise, aubaine, etc., « en quelques biens et pays qu’ils soient situés ».

79 AN, Col., B 26, f° 147, le 29 juillet 1705, ordre du Roi qui exempte de tout fret les sucres venus de Saint-Domingue pour le compte de M. de Salaberry ; B 28, f° 211, le 16 juin 1706, ordre du Roi déchargeant le sr de Salaberry du payement du fret des marchandises chargées pour son compte sur le Mercure et la Renommée.

80 Louvois cumulait les fonctions de secrétaire d’État à la guerre et de surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures, département qui fut démembré à sa mort en 1691.

81 Saint-Simon, Mémoires, éd. Pléiade, t. 4, p. 434.

82 Ibid., t. 4, p. 434.

83 Cf. J.-P. Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, Pedone, 1971, 358 p., p. 53, p. 276.

84 D’un premier mariage avec Jeanne Esmonin, Jean Orry avait eu un fils, Philibert Orry (1689-1747) qui sera contrôleur général des Finances de 1730 à 1745.

85 Pour la famille et la carrière de François-Ambroise Daubenton, voir Anne Mezin, Les Consuls de France au siècle des Lumières, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1999, 974 p., p. 224-225 ; voir aussi Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990, 906 p., p. 560-561.

86 Voir AN, Col., série B (correspondance « Départs »), B 24, B 28, B 29 et B 31.

87 Cf. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, op. cit., p. 367.

88 Correspondance de Louis XIV avec M. Amelot, édité par le baron de Girardot, Nantes, 1864, t. 1, p. 131.

89 Dans une lettre du 15 février 1709 à Torcy, Amelot avait déjà exprimé son désir d’être rappelé en France (cf. Mgr Alfred Baudrillart, Philippe V et la cour d’Espagne, Paris, 1890-1898, 4 vol., t. 1 : 1700-1715, p. 346, note 1, lettre citée). Pour le séjour d’Amelot en Espagne et son retour en France, voir aussi Saint-Simon, Mémoires, Pléiade (éd. Coirault), t. 3, p. 558-559, p. 568-570.

90 L’office du secrétaire des commandements du Roi près la Cour des comptes de Rouen, par lettres du 8 mai 1707.

91 Cf. Anne Mezin, Les Consuls de France au siècle des Lumières, op. cit., p. 224-225.

92 « Fontanieu qui, de laquais de Crozat, était devenu son ami, puis son caissier… » (Saint-Simon, Mémoires, éd. Pléiade, t. 4, p. 661).

93 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 4, p. 662.

94 AN, Col., B 32, f° 521.

95 Receveur des tailles à l’élection de Meaux en 1690, Fontanieu était auparavant commis au contrôle des recettes dans le ressort de la Cour des comptes de Montpellier.

96 Cf. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, op. cit., p. 136, 391, 586-587, 785, note 93.

97 Par les arrêts du Conseil du Roi des 23 et 24 février 1719, la taxe de Fontanieu fut modérée à 250 000 L. et celle de Pierre Dodun à 90 000 L. (M. Antoine, Inventaire des arrêts du Conseil du Roi, t. 1, 1715-1720, Paris, SEVPEN, 1968, p. 213, n° 3302 ; p. 214, n° 3316).

98 Le dernier titulaire de cet office de surintendant fut le duc de Beaufort, disparu, le 25 juin 1669, lors de l’expédition de Candie. Un édit de novembre 1669 porte à la fois suppression de la charge de grand-maître de la navigation et rétablissement de celle d’amiral de France.

99 Cf. E. Taillemitte, Colbert, secrétaire d’État de la Marine et les réformes de 1669, Paris, Académie de Marine, 1970, 61 p., p. 25.

100 Règlement entre Mgr le comte de Toulouse, amiral de France, et M. de Pontchartrain, secrétaire d’État, fait à Paris le 24 septembre 1707 par Henri Daguesseau, conseiller d’État et Henri-François Daguesseau, conseiller d’État au conseil royal en exécution des ordres du Roi sur les mémoires des parties, approuvé et signé de la propre main du Roi à Fontainebleau, le 15 octobre 1707, BN, Fonds Clérambault, t. 664, f° 559-667, référence citée in H. de Luçay, Les origines du pouvoir ministériel en France… op. cit., p. 249, note 2.

101 Cf. M. Antoine, Le Fonds du Conseil d’État du Roi aux Archives nationales, Paris, Imprimerie nationale, 1955, 96 p., p. 45.

102 Cf. D. Dessert, La Royale…, op. cit., p. 237.

103 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 410-411.

104 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

105 Pour les relations officielles entre Louvois et Turenne, voir A. Corvisier, Louvois, Paris, Fayard, 1983, 558 p., p. 185-187, et B. Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, PUF, 1999, p. 192.

106 Les La Tour d’Auvergne se réclamaient des princes souverains de Sedan (généalogie falsifiée).

107 Après le succès de Calcinato, Vendôme s’apprêtait à prendre Turin, lorsqu’il fut rappelé en Flandre à la suite du désastre de Ramillies subi par Villeroy (23 mai 1706). Une fois Vendôme parti, le siège de Turin, mal conduit par La Feuillade, aboutit à un nouveau désastre.

108 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 4, lettre écrite « à bord du Triomphant en rade de Toulon, ce 12 mai 1706 ».

109 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane…, op. cit., t. 2, p. 5-6.

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