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La forme de la ville

 | 
Stéphane Bourdin
, 
Michel Paoli
, 
Anne Reltgen-Tallon

Troisième partie. Traductions d'un idéal

La cité orthogonale et le monde étrusque

Vincent Jolivet

Texte intégral

  • 1 Sur l’urbanisme étrusque, voir Colonna G., « Urbanistica e architettura », Pallottino M., Torelli (...)

1En dépit des indications fournies par un certain nombre de sources grecques et latines, qui soulignent la compétence spécifique des Étrusques en matière d’architecture et d’urbanisme, l’archéologie n’a commencé à offrir des témoignages concrets de cet aspect de leur culture que plusieurs siècles après leur « redécouverte » dans la Florence de Cosme Ier de Médicis1. Il fallut en effet attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour voir sortir de l’ombre à Marzabotto, avec une évidence incontestable, une grande cité étrusque conçue selon des principes d’urbanisme orthogonal extrêmement rigoureux. Victime d’une tradition de recherche qui prêta, jusqu’aux années 1950, un intérêt presque exclusif aux tombes et aux édifices sacrés, les villes d’Étrurie sont ainsi apparues longtemps comme les parents pauvres des grandes cités à l’urbanisme régulier révélées, depuis des siècles, par l’archéologie orientale, grecque ou romaine, du pourtour méditerranéen.

2Pourtant, cet exemple est longtemps resté tout à fait isolé, ce que ni le faible intérêt manifesté par les archéologues, ni les obstacles posés par la réoccupation moderne de la plupart des grandes métropoles d’Étrurie ne suffisent à expliquer. Depuis quelques décennies, fouilles archéologiques et prospections géophysiques menées en Étrurie proprement dite, ainsi que dans les aires d’expansion étrusque de la plaine du Pô et de la Campanie, permettent cependant de commencer à raisonner sur les processus de formation des cités et sur la place qu’occupait l’urbanisme orthogonal dans la culture urbaine des Étrusques. Parallèlement, au cours de ces mêmes années, la multiplication des exemples de sites grecs de plan orthogonal antérieurs de plus de deux siècles au travail d’urbaniste d’Hippodamos de Milet, actif à partir du second quart du Ve siècle, a fait justice de l’hypothèse d’une exception, d’une antériorité étrusque dont aurait témoigné Marzabotto, et invite à replacer ce site dans une forme de culture urbaine déjà minutieusement codifiée de longue date par les Grecs à l’époque de sa fondation, dans la seconde moitié du VIe siècle.

3On peut classer les exemples de plans orthogonaux issus du monde étrusque en trois catégories principales, selon qu’il s’agit de métropoles, de leurs emporia, ou encore de colonies qui ont pu être établies à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire traditionnel de l’Étrurie. L’ensemble de ces témoignages couvre une période d’un peu moins de quatre siècles, comprise entre la première moitié du VIIe siècle, au plus tôt, et le début du IIIe siècle avant J.-C.

Les métropoles

4Sur une douzaine de grandes métropoles étrusques, quatre seulement, soit directement – Véies et, bien moins nettement, Tarquinia –, soit indirectement – Caere et Volsinies –, présentent des témoignages d’urbanisme orthogonal.

  • 2 Voir, en dernier lieu, VanKampen I. (dir.), Dalla Capanna alla Casa : I primi abitanti di Veio, ca (...)

5Le plus ancien exemple connu est celui du plateau de Piazza d’Armi2 (fig. 1), dont la trame urbaine assez régulière, qui pourrait remonter à la première moitié du VIIe siècle, alors que l’habitat y était encore formé de cabanes, s’est implantée sur 2 hectares environ, sans solution de continuité, à l’emplacement d’un village remontant à l’époque villanovienne. Les structures les mieux conservées, de caractère sacré ou non, décorées de terres cuites architecturales, sont cependant postérieures d’un siècle et regroupées autour d’un axe principal nord-ouest/sud-est large de 4,65 mètres, qui a été dégagé sur 200 mètres de longueur environ, et dans la partie centrale duquel se trouvait une place ; les rues perpendiculaires sont larges de 2,80 mètres. Aucun reste de muraille ne peut être mis en relation avec certitude avec cet habitat, qui constitue une unité autonome par rapport au reste de la ville, dont l’urbanisme est pour le reste à peu près inconnu.

Figure 1. Véies, secteur de la Piazza d’Armi au début du VIe siècle (Gros P. et Torelli M., Storia dell’urbaurbanistica : Il mondo romano, 4e éd., Rome/Bari, Laterza, 2007, p. 46).

  • 3 BonghiJovino M. et ChiaramonteTreré C., Tarquinia : Testimonianze archeologiche e ricostruzione sto (...)

6À Tarquinia3, les prospections géophysiques semblent indiquer qu’une partie au moins du plateau occupé par la cité a été urbanisée selon un plan régulier. Les fouilles menées à la fin du siècle dernier par l’université de Milan ont effectivement mis au jour, dans la partie centrale du site, des constructions alignées le long d’une rue de 3 mètres de largeur, qui invitent à dater cette implantation vers la fin du VIIe siècle, mais nous ignorons quelle était son exension.

  • 4 Voir, en dernier lieu (bibliographie), DragoTroccoli L., Cerveteri, Rome, Libreria dello Stato, 20 (...)
  • 5 Bonamici M., Stopponi S. et Tamburini P., Orvieto : La necropoli di Cannicella, Rome, « L’Erma » di (...)

7Dans les nécropoles, Caere et Volsinies présentent deux cas bien différents de rationalisation de l’occupation de l’espace. À Caere4, la composante orthogonale de la nécropole se développe, dès la première moitié du VIe siècle, sur le lieu même où les premières tombes – fosses villanoviennes, tumulus orientalisants – s’étaient implantées, dans des zones demeurées jusqu’alors vides de sépultures. Le passage de la forme ronde du tumulus à celle des tombes quadrangulaires a permis l’installation de batteries régulières de tombes au plan très répétitif disposées en fonction des axes principaux qui composaient le réseau viaire antérieur, perpendiculairement ou parallèlement à ceux-ci. Ces caractéristiques se retrouvent dans les nécropoles du Crocefisso del Tufo (fig. 2) et de la Cannicella d’Orvieto-Velzna5, au cours du VIe siècle, où l’implantation de la nécropole s’est faite de manière beaucoup plus systématique sur un terrain qui, pour n’être pas vierge de toute occupation antérieure, ne présentait pas de préexistences monumentales contraignantes. Dans les deux cas, le caractère généralement uniforme du plan des hypogées, ainsi que la quantité et la composition du mobilier funéraire, témoignent de l’homogénéité du statut social des occupants de cette partie de l’espace funéraire.

8Si, dans le cas de Véies et de Tarquinia, les nécropoles ne présentent pas, du moins dans leur partie connue, d’exemples de rationalisation orthogonale, à l’inverse, pour Caere et Volsinies, nous n’avons actuellement aucun élément qui puisse indiquer si leurs nécropoles reflètent des expériences effectivement adoptées dans l’aire urbaine, ou si elles s’inspirent simplement de solutions systématiquement appliquées à cette époque dans le monde colonial étrusque, mais que la longue histoire des métropoles ne permettait plus de mettre en œuvre à l’intérieur de l’aire urbaine, ou en tout cas de la totalité de celle-ci.

Figure 2. Orvieto, nécropole du Crocefisso del Tufo dans le courant du VIe siècle (Colivicchi F. et Zaccagnino C., Umbria, Rome, Libreria dello Stato, Istituto poligrafico e Zecca dello Stato, 2008, p. 61).

Les emporia

9Autour du début du VIe siècle, les grandes cités d’Étrurie, presque toutes implantées à quelque distance de la mer, aménagèrent leur littoral pour être en mesure de gérer des trafics maritimes qui n’étaient plus seulement, désormais, de réception des produits du monde oriental et grec, mais de développement d’un commerce actif du vin et de l’huile, notamment, en direction du sud de la Gaule. Bien que nous soyons mieux renseignés sur les sanctuaires de ces différents emporia, on pense que le plan orthogonal fut alors systématiquement appliqué à la création des centres habités de la plaine côtière où se côtoyaient marins et marchands étrusques, grecs ou carthaginois.

  • 6 Pour ces trois sites, voir Cristofani M., Gli Etruschi del mare, Milan, Longanesi, coll. « Archeol (...)

10L’exemple le moins mal documenté, parmi ces sites qui ont été systématiquement réoccupés à l’époque romaine, est celui de l’un des ports de Caere, Pyrgi, qui paraît avoir présenté un plan orthogonal sur une extension estimée, sur des bases encore très incertaines, à 10 hectares environ. Différents indices invitent à penser que les installations portuaires de Tarquinia, à Gravisca, et de Vulci, à Regae, du milieu du VIe siècle, présentaient le même type de plan, et une extension voisine6.

  • 7 Voir, en dernier lieu, Ciampoltrini G., dans Firmati M., Rendini P. et Zifferero A. (dir.), La val (...)

11Ces témoignages encore très vagues ont été récemment confortés par la fouille menée au confin septentrional du territoire de Vulci, à Fonteblanda7 (Portus Telamonis, au nord d’Orbetello) (fig. 3). Ce site portuaire, artisanal et commercial, fondé dans le second quart du VIe siècle au débouché de la vallée de l’Albegna, et occupé pendant moins d’un demi-siècle, a été dégagé sur une surface qui n’excède pas 1 hectare. Une voie principale équipée de trottoirs, orientée nord-ouest/sud-est et large de 5,50 mètres, est recoupée par deux axes mineurs perpendiculaires larges de 3 mètres qui dessinent un îlot de 19,50 mètres de largeur, doté d’une venelle centrale flanquée de lots carrés de 8,90 mètres de largeur.

Figure 3. Le site de Fonteblanda, vers le milieu du VIe siècle (Ciampoltrini G., dans Firmati M., Rendini P. et Zifferero A. [dir.], La valle del vino etrusco : Archeologia della valle dell’Albegna in età arcaica, Scansano, Museo Archeologico della Vite e del Vino, 2011, fig. 3).

La colonisation externe

12Dans les deux régions où l’Étrurie, dès l’époque villanovienne, a mené un véritable processus de colonisation, la plupart des sites suffisamment connus à ce jour obéissent à un plan orthogonal.

Figure 4. Marzabotto, plan de la ville autour de 500 (Bentz M. et Reusser C., Marzabotto : Planstadt der Etrusker, Mayence, Zabern, 2008, p. 151).

  • 8 Voir, en dernier lieu, Sassatelli G. et Govi E. (dir.), Culti, forma urbana e artigianato a Marzab (...)
  • 9 Cet urbanisme a été rapproché de celui mis au jour au bas des pentes septentrionales du Palatin, o (...)

13Dans la plaine du Pô, le plan de la principale tête de pont étrusque en Émilie, Bologne-Felsina, ne nous est pas connu, mais le site de Marzabotto8 (fig. 4) offre aujourd’hui encore le meilleur exemple d’urbanisme étrusque colonial implanté, sur environ 25 hectares, selon une orientation astronomique rigoureuse, marquée au sol par des cippes ; larges de 15 mètres, son axe principal, orienté nord/sud, et les trois axes perpendiculaires qui le recoupent, équipés de trottoirs, dessinent, avec des rues secondaires larges de 5 mètres, des îlots allongés (per strigas) de 30 mètres de largeur en moyenne pour une longueur comprise entre 250 et 280 mètres. La ville ne paraît pas avoir été dotée d’une enceinte9.

  • 10 En dernier lieu, Barbieri M. E. et Manzelli V., Emilia Romagna, Rome, Libreria dello Stato, 2006, (...)
  • 11 Il est probable qu’Adria, fondée vers la même époque un peu plus au nord, et dont le site est aujo (...)

14Sur la côte adriatique, le site de Spina10, fondé vers la fin du VIe siècle dans une zone lagunaire du delta du Pô, probablement en fonction d’emporion de Felsina, a notamment été révélé par la prospection géophysique. Occupant une superficie de l’ordre de 6 hectares, la ville était divisée en îlots orthogonaux allongés (per strigas) réguliers dont les façades ouvrent sur des rues ou des canaux ; des cippes inscrits en étrusque définissaient les limites de l’espace urbain11.

  • 12 Grassi M. T. et Frontini P., Lombardia, Rome, Libreria dello Stato, 2009, p. 150-154 (on peut se de (...)

15Moins complètement documenté sur le plan archéologique, le site de Forcello di Bagnolo S. Vito, au sud de Mantoue12, bien inséré dans les réseaux économiques de son temps dès le dernier quart du VIe siècle, paraît également avoir été urbanisé en fonction de principes orthogonaux, selon une orientation nord-ouest/sud-est, sur une extension estimée à 12-13 hectares. Compte tenu de sa proximité avec le cours du Mincio, ses maisons en bois, peut-être précédées par des portiques, étaient protégées par une large digue, tandis que des canaux doublant les rues devaient être utilisés comme voies navigables.

  • 13 Voir cependant, en ce sens, Sampaolo V., « La perimetrazione di Capua e l’abitato arcaico », La ci (...)
  • 14 Cerchiai L., dans DellaFina G. M. (dir.), La colonizzazione etrusca in Italia, Rome, Quasar, et Orv (...)

16En Campanie, si l’hypothèse d’une planification orientée d’origine étrusque est aujourd’hui très discutée dans le cas de Capoue13, le plan d’ensemble du site de Pontecagnano14 (fig. 5) a pu récemment être restitué dans ses grandes lignes : il a été urbanisé à la fin du VIe siècle sur une aire subcarrée de 800 mètres de côté protégée par une enceinte, à l’intérieur de laquelle les îlots d’habitations disposés en longueur (per strigas), larges de 46 mètres et divisés en lots de 23 mètres, sont délimités par des rues orientées nord-est/sud-ouest larges de 4,50 à 5,50 mètres.

Figure 5. Pontecagnano, plan de la ville vers la fin du VIe siècle (Cerchiai L., dans DellaFina G. M. [dir.], La colonizzazione etrusca in Italia, Rome, Quasar, et Orvieto, Nella sede della Fondazione, 2008, fig. 14).

La colonisation interne

17Les sites regroupés sous ce titre ressortissent à des préoccupations et à des contextes chronologiques bien différents.

  • 15 Aut. Div., dans Sassatelli G. et Govi E., op. cit., p. 267-300. Perazzi P. et Poggesi G. (dir.), Ca (...)
  • 16 Voir, en dernier lieu, Michelucci M., « La cinta muraria e la distruzione dell’abitato etrusco di (...)

18Fondé dans la seconde moitié du VIe siècle non loin de la ville actuelle de Prato, le site de Gonfienti15, spéculaire de celui de Marzabotto par rapport à la chaîne des Apennins, paraît avoir présenté le même type d’urbanisme, et le même type d’habitations. Dans les deux cas, il s’agit de cités dotées d’une autonomie municipale et de leurs propres monuments, fondées pour permettre au trafic adriatique d’alimenter la demande croissante des cités de l’Étrurie interne. Sur le territoire de Vulci, peut-être dès le milieu du VIe siècle, il est probable qu’une partie au moins de l’immense (240 hectares) aire urbaine de Doganella ait également été aménagée en fonction d’un plan orthogonal16.

  • 17 Sur l’urbanisme du site, voir Musarna 1. Les trésors monétaires, Rome, École française de Rome, co (...)
  • 18 À l’époque hellénistique, sur le site de Rofalco, dans l’arrière-pays de Vulci, maisons et entrepô (...)

19Tout autre est le cas des nombreux petits sites fondés autour de la seconde moitié du IVe siècle avec le double objectif d’exploiter le territoire des cités, riches en minerais, en bois, en terres fertiles ou propices à l’élevage, afin de compenser la réduction drastique des trafics maritimes et de créer dans ce territoire un maillage de fortifications susceptible de s’opposer à l’avancée de l’armée romaine. Le seul exemple de ce type de site suffisamment connu est celui de Musarna17 (fig. 6), au centre du territoire de Tarquinia, implanté à l’extrémité occidentale d’un plateau de tuf qui culmine à 175 mètres d’altitude. Le site, fondé dans le dernier quart du IVe siècle, couvre une superficie totale de 5 hectares environ. Protégé par une puissante enceinte, l’habitat était divisé en deux, sur toute sa longueur, par une rue large de 6,70 mètres orientée nord/sud qui s’élargissait au centre du plateau pour former une place rectangulaire de 19,40 × 81,40 mètres. Des rues larges de 4,10 mètres, perpendiculaires à l’axe principal, dessinaient douze îlots d’habitations à peu près rectangulaires, disposés dans le sens de la largeur (per scamna). L’enceinte était longée sur tout son pourtour par une rue plus large à l’est qu’à l’ouest (4,10 mètres contre 2 mètres environ). La trame extrêmement régulière des îlots et des rues est reproduite, en sous-sol, par un vaste réseau de galeries souterraines creusées dans le banc de tuf : le grand égout collecteur situé sous l’axe principal est relié, sous chacune des rues, à un égout secondaire qui débouchait sur les flancs du site, à l’extérieur de l’enceinte18.

Figure 6. Musarna, plan de la ville vers la fin du IVe siècle.

  • 19 Burchianti F. et Esposito A. M., « L’insediamento orientalizzante e arcaico di Castelvecchio », Cam (...)
  • 20 Jolivet V., « La tombe des Velimna et la question du plan canonique de la maison étrusque », Cencia (...)

20Dans la partie côtière du territoire de Volterra, au nord-est de Casale Marittimo, l’« acropole » du site orientalisant et archaïque de Casalvecchio19 semble avoir été occupée au cours de l’époque hellénistique par deux bâtiments d’une cinquantaine de mètres de longueur pour une dizaine de mètres de profondeur, séparés par une voie, et subdivisés en espaces subcarrés ; mais cette partie de la fouille du site est encore à peu près inédite. Vers la même époque, les urnes soigneusement alignées de deux tombes de Pérouse, celle des Cutu et celle des Rafi20, paraissent également refléter, sinon l’ordonnancement réel de cette ville, du moins l’idée que l’on se faisait alors d’un espace normé.

  • 21 Pour la colonisation étrusque en Italie, voir La presenza etrusca nella Campania meridionale, Flor (...)

21On le voit, en dépit du retard accusé par l’archéologie des villes étrusques et des faibles portions de l’espace urbain sur lesquelles nous pouvons, dans la plupart des cas, raisonner, le tableau qui se dégage de ce bilan rapide indique la pleine connaissance, probablement dès le VIIe siècle, des principes de l’urbanisme orthogonal, et son application presque systématique, vers la fin du VIe siècle, à une grande variété de situations, à l’intérieur ou en dehors du territoire de l’Étrurie, de préférence lorsqu’un terrain vierge de constructions en permettait l’application facile. Comme en Grèce, le recours à un urbanisme planifié orthogonal apparaît étroitement lié au phénomène de la colonisation21 : les colonies grecques, étrusques et, apparemment un peu plus tard, phénico-puniques reflètent par leur plan une volonté précise d’organisation rationnelle de l’espace et, dans une certaine mesure, d’isonomie entre les colons, qui prenait aussi à l’extérieur valeur d’affirmation de l’autorité de la polis et de manifeste face aux populations autochtones des territoires ainsi occupés.

  • 22 Parmi les témoignages réunis ici, un seul élément, caractéristique de l’urbanisme de Musarna, pour (...)
  • 23 Voir, en dernier lieu, Briquel D., « La città murata : aspetti religiosi », La citta murata in Etr (...)
  • 24 Servius, Aeneis, I, 422.

22Les témoignages dont nous disposons nous renvoient vers deux époques privilégiées à cet égard : l’époque archaïque, surtout, lorsque le développement du commerce et la recherche de nouvelles terres se traduisent par la fondation d’emporia côtiers et de colonies en dehors du territoire historique de l’Étrurie ; le début de l’époque hellénistique, où l’on peut penser, à partir de l’exemple de Musarna, que le plan orthogonal s’est imposé pour la création des colonies d’exploitation des terres et de défense du territoire des grandes cités, longtemps laissé en deshérence. Période de récession pour l’Étrurie, le siècle d’Hippodamos est en revanche absent de ce bilan : ce vide est peut-être appelé à être comblé un jour par le progrès des recherches archéologiques, mais il est désormais établi que la pensée et la pratique du grand urbaniste milésien n’ont eu, sinon peut-être très indirectement, et très tardivement, aucun impact sur les pratiques d’urbanisme étrusque, nourries au contact de l’Orient et des premières expériences du monde grec22, déjà bien attestées à la fin du VIIIe siècle, mais encadrées dans le monde étrusque par les pratiques religieuses contraignantes spécifiques de l’etrusca disciplina23. Point d’achèvement à la fois idéal et bien concret de la réflexion religieuse et politique des Étrusques en matière d’urbanisme, l’urbs iusta24 pouvait d’autant plus facilement s’inscrire dans le microcosme terrestre qu’elle adoptait la trame régulière et normée d’un plan orthogonal.

Notes

1 Sur l’urbanisme étrusque, voir Colonna G., « Urbanistica e architettura », Pallottino M., Torelli M., Cristofani M. et al., Rasenna : Storia e civiltà degli Etruschi, Milan, Scheiwiller, 1986, p. 369-530 ; MassaPairault F.-H., La Cité des Étrusques, Paris, CNRS, 1996 ; Steingräber S., « L’urbanistica etrusca », Torelli M. (dir.), Gli Etruschi, cat. exp. (Venise, Palazzo Grassi, 26 novembre 2000-1er juin 2001), Milan, Bompiani, 2000, p. 290-311; Izzet V., The Archaeology of Etruscan Society, Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 2007, p. 165-206; Bruni S. (dir.), Gli Etruschi delle città: Fonti, ricerche e scavi, Milan, Silvana Editoriale, 2010 ; Riva C., The Urbanisation of Etruria : Funerary Practices and Social Change, 700-600 BC, Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 2010; Bartoloni G. (dir.), Introduzione all’Etruscologia, Milan, U. Hoepli, 2011, passim; Jolivet V., Tristes portiques. Sur le plan canonique de la maison étrusque et romaine des origines au principat d’Auguste, Rome, École française de Rome, coll. « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome », 342, 2011, p. 181-191. Différentes contributions à ce dossier figurent également dans Bentz M. et Reusser C. (dir.), Etruskisch-italische und römisch-republikanische Häuser, Wiesbaden, Reichert, coll. « Studien zur antiken Stadt », 9, 2010. Pour les cités méridionales, SgubiniMoretti A. M. (dir.), Veio, Cerveteri, Vulci : Città d’Etruria a confronto, cat. exp. (Rome, Museo Nazionale Etrusco di Villa Giulia, Villa Poniatowski, 1er octobre-30 décembre 2001), Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 2001, et Dinamiche di sviluppo delle città nell’Etruria meridionale : Veio, Tarquinia, Vulci. Atti del XXIII convegno di studi etruschi ed italici, Roma, Veio, Cerveteri/Pyrgi, Tarquinia, Tuscania, Vulci, Viterbo, 1-6 ottobre 2001, Pise/Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 2005.

2 Voir, en dernier lieu, VanKampen I. (dir.), Dalla Capanna alla Casa : I primi abitanti di Veio, cat. exp. (Formello, Sala Orsini di Palazzo Chigi, 13 décembre 2003-1er mars 2004), Formello, Comune, 2003 ; Ceci F., Veio, Rome, Libreria dello Stato, 2008 ; Bartoloni G. (dir.), L’abitato etrusco di Veio : Ricerche dell’Università di Roma “La Sapienza”. 1. Cisterne, pozzi e fosse, Rome, Sapienza Università di Roma, 2009, p. 16-62.

3 BonghiJovino M. et ChiaramonteTreré C., Tarquinia : Testimonianze archeologiche e ricostruzione storica, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 1997.

4 Voir, en dernier lieu (bibliographie), DragoTroccoli L., Cerveteri, Rome, Libreria dello Stato, 2006.

5 Bonamici M., Stopponi S. et Tamburini P., Orvieto : La necropoli di Cannicella, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 1994 ; Bruschetti P., La necropoli di Crocefisso del Tufo : Contesti tombali, Pise/Rome, Fabrizio Serra, 2012.

6 Pour ces trois sites, voir Cristofani M., Gli Etruschi del mare, Milan, Longanesi, coll. « Archeologia », 6, 1983, p. 119-125.

7 Voir, en dernier lieu, Ciampoltrini G., dans Firmati M., Rendini P. et Zifferero A. (dir.), La valle del vino etrusco : Archeologia della valle dell’Albegna in età arcaica, Scansano, Museo Archeologico della Vite e del Vino, 2011, p. 47-51.

8 Voir, en dernier lieu, Sassatelli G. et Govi E. (dir.), Culti, forma urbana e artigianato a Marzabotto : Nuove prospettive di ricerca, Bologne, Ante Quem, 2005 ; Bentz M. et Reusser C., Marzabotto : Planstadt der Etrusker, Mayence, Zabern, 2008. Non loin de là, entre Marzabotto et Felsina, le site de même époque de Casalecchio di Reno pourrait également avoir été implanté selon un plan régulier, orienté nord-ouest/sud-est, mais la faible partie dégagée du site ne permet pas de s’en assurer : Pairault F.-H., « L’habitat archaïque de Casalecchio di Reno près de Bologne », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, no 84, 1972, p. 145-197.

9 Cet urbanisme a été rapproché de celui mis au jour au bas des pentes septentrionales du Palatin, où un ensemble de structures orthogonales, datées autour de 525, occupe une extension d’un peu plus de 2 000 m2, au contact du forum de la ville (voir en particulier Carandini A. et Carafa P. [dir.], Palatium e sacra via I : Prima delle mura, l’età delle mura e l’età case arcaiche, Bollettino di Archeologia, no 31-34, 1995). Si l’on peut douter de la restitution de ce secteur en quatre grandes maisons à cauaedium, la volonté de régulariser l’espace construit qui s’y manifeste peut effectivement être mise en relation avec les grands travaux attribués aux Tarquins. Il existe pourtant des différences fondamentales entre ces deux sites : à Rome, les édifices ont été construits en fonction d’un réseau viaire préexistant contraignant, déterminé vers le nord par la Sacra via, qui explique la présence de structures obliques par rapport à la maille orthogonale de l’ensemble (ibid., voir notamment les planches 52, 57-58 et 63) : ces irrégularités sont tout à fait absentes à Marzabotto, en dépit de la longue durée de vie du site.

10 En dernier lieu, Barbieri M. E. et Manzelli V., Emilia Romagna, Rome, Libreria dello Stato, 2006, p. 155-164 ; V. Izzet, dans Bentz M. et Reusser C., Etruskisch-italische und römisch-republikanische Häuser, op. cit., p. 117-121 (voir aussi, dans cette même région, l’urbanisme tardo-archaïque apparemment régulier des sites de Rimini-Covignano et de San Casciano, ibid., p. 54-55, 65-73). Ce site a fait l’objet les 4 et 5 mai 2012 d’un colloque organisé par C. Reusser à l’université de Zurich.

11 Il est probable qu’Adria, fondée vers la même époque un peu plus au nord, et dont le site est aujourd’hui réoccupé par une ville moderne, présentait un plan similaire.

12 Grassi M. T. et Frontini P., Lombardia, Rome, Libreria dello Stato, 2009, p. 150-154 (on peut se demander si les structures indiquées en plan comme une partie d’une seule maison [FI], datée de la fin du VIe siècle, à la figure 3.96, ne composent pas, en fait, quatre unités d’habitation ou de production distinctes).

13 Voir cependant, en ce sens, Sampaolo V., « La perimetrazione di Capua e l’abitato arcaico », La città murata in Etruria. Atti del XXV convegno di studi etruschi ed italici, Chianciano Terme – Sarteano – Chiusi, 30 marzo – 3 aprile 2005, in memoria di Massimo Pallottino, Pise/Rome, Fabrizio Serra, 2009, p. 471-483.

14 Cerchiai L., dans DellaFina G. M. (dir.), La colonizzazione etrusca in Italia, Rome, Quasar, et Orvieto, Nella sede della Fondazione, coll. « Annali della fondazione per il Museo “Claudio Faina” », 15, 2008, p. 404-407. Non loin de là, le site de Fratte, contemporain du précédent, aurait présenté, lui aussi, un plan orthogonal : Pontrandolfo A. et Santoriello A. (dir.), Fratte : L’area a vocazione artigianale e produttiva, Salerne, Pandemos, coll. « Ergasteria », 1, 2011, p. 167-176.

15 Aut. Div., dans Sassatelli G. et Govi E., op. cit., p. 267-300. Perazzi P. et Poggesi G. (dir.), Carta archeologica della provincia di Prato, Florence, All’insegna del Giglio, 2011, p. 309-334.

16 Voir, en dernier lieu, Michelucci M., « La cinta muraria e la distruzione dell’abitato etrusco di Doganella », La città murata in Etruria, op. cit., p. 91-106.

17 Sur l’urbanisme du site, voir Musarna 1. Les trésors monétaires, Rome, École française de Rome, coll. « Collection de l’École française de Rome », 304, 2003 ; Broise H. et Jolivet V., « Un habitat fortifié étrusque d’époque hellénistique. Le cas de Musarna », Agusta-Boularot S. et Lafon X. (dir.), Des Ibères aux Vénètes, Rome, École française de Rome, coll. « Collection de l’École française de Rome », 328, 2004, p. 31-37.

18 À l’époque hellénistique, sur le site de Rofalco, dans l’arrière-pays de Vulci, maisons et entrepôts ont été implantés régulièrement le long d’un axe non rectiligne : Cerasuolo O. et Pulcinelli L. (dir.), La fortezza di Rofalco : Vita quotidiana degli ultimi etruschi, Acquapendente, Ambrosini Gianfranco, 2010. On peut également supposer l’application d’un plan orthogonal à Poggio Colla, au cours de la phase hellénistique du site : Warden P. G., Thomas M. L. et Galloway J., « The Etruscan Settlement of Poggio Colla (1995-1998 Excavations) », Journal of Roman Archaeology, no 12, 1999, p. 230-246.

19 Burchianti F. et Esposito A. M., « L’insediamento orientalizzante e arcaico di Castelvecchio », Camporeale G. et Maggiani A. (dir.), Volterra : Alle origini di una città etrusca, Pise/Rome, Fabrizio Serra, coll. « Biblioteca di “Studi Etruschi” », 49, 2009, p. 191.

20 Jolivet V., « La tombe des Velimna et la question du plan canonique de la maison étrusque », Cenciaioli L. (dir.), L’ipogeo dei Velimna : 170 anni dalla scoperta, Città di Castello, Fabrizio Fabbri Editore, 2011, p. 167-182.

21 Pour la colonisation étrusque en Italie, voir La presenza etrusca nella Campania meridionale, Florence, Leo S. Olschki, 1994 ; DellaFina G. M., op. cit. ; Gli Etruschi e la Campania settentrionale. Atti del XXVI convegno di studi etruschi ed italici, Caserta, Santa Maria Capua Vetere, Capua, Teano, 11-15 novembre 2007, Pise/Rome, Fabrizio Serra, 2011.

22 Parmi les témoignages réunis ici, un seul élément, caractéristique de l’urbanisme de Musarna, pourrait apparaître comme plus spécifiquement étrusque : sa place centrale, expression de l’autonomie municipale du site, qui est formée par un élargissement symétrique de l’axe central aux dépens des îlots latéraux, selon une solution peu attestée ailleurs, mais que l’on retrouve en Étrurie dès le second quart du IIIe siècle à Cosa et à Pyrgi ; si tel était bien le cas, on pourrait proposer de reconnaître plus tard un témoignage concret de l’expertise reconnue aux Étrusques dans ce domaine, en liaison avec l’importance fondamentale de l’axe formé par le cardo, dans des parties très diverses du monde romain – par exemple à Frégelles, Luni, Vérone, Ampurias ou Sbeitla (pour tous ces exemples, voir Gros P. et Torelli M., Storia dell’urbanistica : Il mondo romano, 4e éd., Rome/Bari, Laterza, 2007). Ce type d’aménagement de la place cenrale n’est pas attesté dans les sites de la même époque présentant un plan similaire, comme La Giostra, Laos-Marcellina ou Pomarico Vecchio : Moltesen M. et RasmusBrandt J., Excavations at La Giostra : A Mid-Republican Fortress Outside Rome, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 1994 ; Aversa G., Duplouy A., Nizzo V. et Zambon A., « Recherches archéologiques à Laos-Marcellina (Calabre, CS) », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, no 122, 2010, p. 320-330 ; BarraBagnasco M., « Contributo alla lettura dei sistemi insediativi della Basilicata : Il caso di Pomarico Vecchio », QuiliciGigli S. (dir.), La forma della città e del territorio, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, coll. « Atlante tematico di topografia antica », suppl. 5, 1999, p. 119-130.

23 Voir, en dernier lieu, Briquel D., « La città murata : aspetti religiosi », La citta murata in Etruria, op. cit., p. 121-133.

24 Servius, Aeneis, I, 422.

Table des illustrations

Légende Figure 1. Véies, secteur de la Piazza d’Armi au début du VIe siècle (Gros P. et Torelli M., Storia dell’urbaurbanistica : Il mondo romano, 4e éd., Rome/Bari, Laterza, 2007, p. 46).
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Légende Figure 2. Orvieto, nécropole du Crocefisso del Tufo dans le courant du VIe siècle (Colivicchi F. et Zaccagnino C., Umbria, Rome, Libreria dello Stato, Istituto poligrafico e Zecca dello Stato, 2008, p. 61).
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Légende Figure 3. Le site de Fonteblanda, vers le milieu du VIe siècle (Ciampoltrini G., dans Firmati M., Rendini P. et Zifferero A. [dir.], La valle del vino etrusco : Archeologia della valle dell’Albegna in età arcaica, Scansano, Museo Archeologico della Vite e del Vino, 2011, fig. 3).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91299/img-3.jpg
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Légende Figure 4. Marzabotto, plan de la ville autour de 500 (Bentz M. et Reusser C., Marzabotto : Planstadt der Etrusker, Mayence, Zabern, 2008, p. 151).
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Légende Figure 5. Pontecagnano, plan de la ville vers la fin du VIe siècle (Cerchiai L., dans DellaFina G. M. [dir.], La colonizzazione etrusca in Italia, Rome, Quasar, et Orvieto, Nella sede della Fondazione, 2008, fig. 14).
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Légende Figure 6. Musarna, plan de la ville vers la fin du IVe siècle.
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