Version classiqueVersion mobile

L'engagement et l'émancipation

 | 
Luc Capdevila
, 
Patrick Harismendy

Quatrième partie. De la guerre aux débats

Les ménagères, du combat quotidien à la Résistance1

Jean-Marie Guillon

Texte intégral

  • 1 Ce texte est une reprise corrigée et partiellement remaniée de ma contribution au colloque Interre (...)
  • 2 Pour le vérifier, il suffit de taper « Femmes Résistance » sur le web et de consulter les première (...)

1Le problème de la visibilité/invisibilité des femmes « ordinaires » pendant la guerre et, plus particulièrement, dans la Résistance continue de susciter bien des commentaires. Ils ne sont pas toujours convaincants, en particulier dans une historiographie qui ne s’émancipe guère des représentations dominantes – vision restrictive de la clandestinité ou représentation héroïque centrée sur quelques grandes figures, sexisme inversé avec désormais un hommage obligé et distinct aux femmes supposées avoir été « oubliées2 ». Plus largement, je suis frappé, dans ce domaine comme dans d’autres, par la transposition systématique de grilles de lecture d’aujourd’hui sur une situation passée sans que l’on s’interroge sur leur anachronisme éventuel. Même en histoire-problème, peut-on poser n’importe quelle question aux phénomènes datés que l’on étudie ? Toutes les questions sont-elles pertinentes ou légitimes ? Même si l’histoire se doit d’être « critique », peut-elle s’abstraire du contexte social et mental du moment dont elle s’occupe ?

  • 3 Paris, Sevpen, 1964. À noter aussi l’absence de toute catégorie relative aux femmes dans la Résist (...)
  • 4 Henri Michel a réalisé la première synthèse sur la Résistance (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? » (...)
  • 5 Wieviorka O., op. cit., p. 430, qui reprend une citation tout à fait pertinente de Claire Andrieu ((...)
  • 6 Von List C., Résistantes, Paris, Alma éditeur, 2011. Voir notamment la conclusion p. 291 sq.

2Que l’histoire de la Résistance, disons « classique », n’ait pas rendu justice au rôle que les femmes ont joué dans la clandestinité n’est pas faux, même si conclure à leur « oubli » ou leur occultation relève de la posture et des idées reçues. Les essais de synthèse ou de tableau qu’elle a produits, montrent une évolution sensible puisque désormais il est obligatoire de consacrer aux femmes quelques pages alors que la Bibliographie critique de la Résistance d’Henri Michel n’en faisait aucune mention3. Mais presque tous ces travaux, d’Henri Michel aux ouvrages les plus récents4, en passant par Henri Noguères et quelques autres, sont centrés sur les formes « organisées » de la Résistance. Il est évident que, de ce point de vue, la place des femmes ne peut être que marginale. Analyser les femmes en Résistance ne peut se limiter à les recenser dans les fichiers CVR ou les listings de tel ou tel réseau, ni même à recenser les types d’actions, y compris civils, dans lesquels leur présence est significative et encore moins à utiliser comme modèle de cette résistance des personnages aussi extraordinaires (et donc non représentatifs) comme Lucie Aubrac, Bertie Albrecht ou Marie-Madeleine Fourcade. À ce compte, d’ailleurs, en dépit des efforts désespérés de toute une littérature plus militante qu’historique, les femmes seront toujours perdantes, même si on peut se consoler en considérant que les douze et quelques pour cent de femmes recensées dans les échantillons de résistants patentés ne constituent pas un pourcentage si faible compte tenu de la situation des femmes dans la société du temps et que cela marque leur entrée dans un domaine jusque-là réservé aux hommes5. S’il en fallait une preuve, l’ouvrage récent de Corinna von List, qui se situe dans la lignée convenue des travaux sur la Résistance au féminin et qui s’applique à identifier les 31 types d’activités, plutôt civiles (ce dont on se serait douté), dans lesquelles les femmes ont été impliquées, en fournirait une, car il ne suffit pas d’affirmer comme une pétition de principe qu’elles ont joué un rôle-clé puisque ce rôle leur a été assigné par le « pouvoir » masculin et qu’il est le plus souvent subordonné6.

  • 7 Laborie P. Le chagrin et le venin. Occupation. Résistance. Idées reçues, rééd. Paris, Gallimard, Fo (...)
  • 8 On trouvera la substance de ces recherches dans Marcot F. et al. (dir.), Dictionnaire historique d (...)

3En fait, pour leur restituer toute leur place, il faut prendre la société du temps et la place des femmes en son sein telles qu’elles sont et, bien entendu, considérer que « la » Résistance est un phénomène social total, fluide, mouvant, aux contours flous qui engage progressivement, de façon différente et différée (selon les zones et les régions, les lieux de résidence, la sociologie locale, les traditions politiques et religieuses), des pans entiers de la société française dans la dissidence ou, pour le moins, dans le « non-consentement » cher à Pierre Laborie7, bien au-delà des seules formes organisées de Résistance ou, pire encore, des seules « organisations » clandestines dont tout historien qui les a étudiées sait (ou devrait savoir) à quelle réalité évanescente la plupart d’entre elles renvoient. Or, la réalité sociale première pour les femmes des années 1940, c’est d’abord leur foyer, a fortiori quand elles ne travaillent pas, mais aussi lorsqu’elles occupent un emploi. La première des conditions pour ces femmes est celle de « ménagères ». C’est de ce point de vue que leur place dans la vie publique doit être posée. Dans la ligne de cette histoire sociale et culturelle de la Résistance que nous avons proposée8, ce sont les pratiques des sans-voix que sont les ménagères qui méritent notre considération et c’est là pour nous, d’abord, dans leur combat pour la survie de la famille, que se situe une résistance spécifiquement féminine, progressivement intégrée dans la dynamique de « la » Résistance au sein d’une France qui n’est pas « de » Vichy, mais « sous » Vichy et surtout, bien plus encore, « sous » l’Occupant.

  • 9 Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat d’État, La Résistance dans le Var. Essai d’histoi (...)
  • 10 Même la synthèse stimulante et originale de Jacques Sémelin, sur la résistance civile, si elle pre (...)

4Le point de départ de mes interrogations à ce sujet se trouve dans la « découverte » d’un phénomène de grande ampleur, mais ignoré de l’historiographie classique de la Résistance et des grands ou moins grands témoignages qui l’accompagnent, sous-estimé dans la plupart des travaux régionaux ou interprété de façon trop réductrice. Ce mouvement, c’est celui des manifestations de ménagères dont j’ai pu mesurer l’importance en travaillant sur le Var des années 19409. Le Var a peut-être été l’un des départements où l’on en compte le plus, mais, comme nous le verrons, il est loin d’être le seul et je n’ai jamais cru, sur ce plan-là comme sur beaucoup d’autres, que ce département constitue un cas particulier. La question complémentaire qui se pose donc est celle de comprendre pourquoi l’historiographie générale de la période, celle de la Résistance ou de la France des « années noires » a ignoré le phénomène10 et pourquoi on a autant de mal, aujourd’hui encore, à sortir des cadres convenus.

Les ménagères, héroïnes au XIXe siècle, oubliées au XXe siècle

  • 11 Perrot M., « La femme populaire rebelle » in Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flamm (...)
  • 12 Ibid., p. 160.
  • 13 Ibid., p. 170.
  • 14 Ibid., p. 159.

5Il est vrai que les ménagères forment une catégorie tout à fait négligée par l’histoire sociale du XXe siècle, comme s’il s’agissait d’une figure sociale peu légitime à l’époque de l’émancipation féminine. Pourtant, les travaux de Michelle Perrot, dont on sait le rôle qu’elle a joué dans l’émergence de l’histoire du genre en France, auraient pu servir d’inspiration à ses émules. Ils montrent que « la ménagère est dans la ville du XIXe siècle une femme majeure et relativement nouvelle11 ». Le modèle, dans ce domaine comme dans d’autres, provient des milieux dirigeants. C’est à partir de la famille bourgeoise qu’il se diffuse dans les classes moyennes, mais aussi dans le peuple. La nouveauté tient à l’importance que prennent désormais l’entretien de la famille, le ménage, les soucis domestiques dans les préoccupations féminines. Elle réside dans la vocation presque exclusive que le modèle assigne à la femme, d’où le glissement sémantique qui fait passer le vocabulaire du masculin – le « ménager », c’est le paysan propriétaire, chef d’une exploitation agricole – au féminin, la « ménagère », qui tend à se confondre avec la femme au foyer. On remarquera que ce glissement reflète aussi le passage d’une société rurale à une société plutôt citadine. Michelle Perrot met en évidence l’extrême ingéniosité de ces femmes à trouver des ressources complémentaires et leur participation aux multiples trafics de la ville. Elle note leur vigilance sur les marchés – « grand lieu des femmes » – d’où partent encore, en temps de crise, des émeutes12. Ces femmes du peuple usent de la voix jusqu’à ces vociférations dont on fait alors l’une de leurs caractéristiques. Elle remarque que « par son irrespect, son ironie, sa spontanéité, la parole des femmes est grosse de subversion13 ». Cette violence, verbale, mais aussi éventuellement physique, repose sur la situation de ces femmes dans un contexte de difficultés extrêmes. Leurs cris, leurs actes ont la violence du désespoir, le désespoir de celles qui ont la charge d’une famille qu’elles ne sont pas assurées de pouvoir nourrir. C’est pourquoi lorsqu’elles se mettent en mouvement, elles sont souvent accompagnées de leurs enfants. Leur fragile domaine, celui de l’économie quotidienne à assumer, celui de la fragilité des ressources à gérer, est aussi « le fondement de leurs interventions, souvent fracassantes, dans la cité14 ».

  • 15 Parmi les nombreux travaux de cette historienne, on retiendra sa contribution à l’Histoire des fem (...)
  • 16 Perrot M., op. cit., p. 159.

6Est-il utile d’insister sur la pertinence de cette description pour la période qui nous occupe ? Le portrait que trace Michelle Perrot de ces femmes vaut pour les milieux les plus populaires du premier XXe siècle et plus encore pour les temps de pénurie et de régression matérielle que nous allons aborder. Mais, en même temps, comment ne pas voir tout ce qui raccroche cette ménagère à la femme du peuple parisien que décrit, pour le XVIIIe siècle, Arlette Farge15 ? Pour elle aussi, « la ménagère est l’âme du quartier » et « le tison du faubourg16 ». Ces femmes sont au cœur des « réseaux de sociabilité et de voisinage ». Loin d’être confinées à l’espace privé, elles font de la rue, de la place, du lavoir, leurs domaines.

  • 17 Farge A., op. cit., p. 53.

« Actives dans leur quartier, rapides à propager les nouvelles, les femmes peuvent aisément inciter au soulèvement sans rupture réelle avec leur fonctionnement quotidien de présence et d’animation17. »

7Si l’on suit les stéréotypes, les commères se transforment alors en mégères et le peuple en populace. Entre ces descriptions, en contrepoint avec elles, il y a, évidemment, la foule révolutionnaire et ses émeutières qui marquent de leur présence et de leurs actes les grandes journées de la Révolution française jusqu’aux « pétroleuses » de la Commune de Paris.

  • 18 Tilly C., La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.
  • 19 Dermenjian G., Dans le combat ouvrier. Le Mouvement populaire des familles dans les Bouches-du-Rhôn (...)
  • 20 Yvonne Knibiehler a abordé ce sujet dans de nombreux travaux, en particulier dans Femmes entre omb (...)

8L’histoire des ménagères du XXe siècle est donc à replacer dans une histoire des comportements qui se situe dans la longue durée. Michelle Perrot insiste avec raison sur le processus qui paraît clore le temps de la femme populaire et rebelle, la « civilise » par l’éducation et fait passer de la révolte à la grève encadrée par le mouvement ouvrier. Mais cette vision « modernise » excessivement les attitudes, tout comme Charles Tilly dans son analyse de la contestation en France à travers quatre siècles18. La femme du peuple, faisant d’une partie de la rue son domaine, ne disparaît pas au XXe siècle, même si la situation est certes moins précaire et si les comportements se sont normalisés sous l’influence des classes moyennes soucieuses de se distinguer du « vulgaire ». La figure sociale de la ménagère reste de toute façon prédominante, et ceci jusqu’aux années 1960 et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. Mais le temps des crises alimentaires étant passé, la visibilité collective de ces femmes s’estompe. L’attention se porte sur les cortèges syndicaux ou politiques qui, à l’occasion, occupent la rue et l’historiographie privilégie d’autres figures sociales, l’ouvrière, la militante, l’intellectuelle, la pédagogue. Tout se passe comme si les ménagères n’existaient plus guère dans les sources classiques comme dans les études, alors que jamais elles n’ont été aussi nombreuses. En effet, une fois passée la Première Guerre mondiale, le taux d’activité féminine baisse. La femme au foyer n’est pas seulement une catégorie bourgeoise et petite bourgeoise, c’est aussi une aspiration du monde ouvrier (et paysan éventuellement). Tous les témoignages évoquent cette volonté partagée de faire sortir les femmes de la condition salariée. Il y a une fierté ouvrière à parvenir à assurer à l’épouse une vie « bourgeoise », protégée, disponible pour gouverner un foyer sur lequel elles règnent généralement. Et il y a, chez les femmes, à cette époque, le sentiment, non d’une aliénation, mais bien au contraire d’un progrès de leur condition dans cette sortie du monde du travail et de l’exploitation patronale. Cette attitude caractérise les milieux catholiques19, mais ce serait faire une grossière erreur que de croire qu’elle s’y confine et que, par exemple, le peuple de gauche ne la partage pas. Comme le fait remarquer Yvonne Knibiehler, le modèle de la femme au foyer se confond de plus en plus avec celui de la mère au foyer20. Cette promotion de la mère est à replacer dans le contexte de dénatalité qui caractérise la France. Ce n’est pas un hasard si l’entre-deux-guerres est balisé en amont par la fête des mères, instaurée en 1920, et en aval par le code de la famille (29 juillet 1939) qui crée une allocation de femme au foyer que Vichy va transformer en allocation de salaire unique. De ce point de vue, la Révolution nationale se situe dans une certaine continuité, que la Libération ne rompra pas vraiment. On sait combien Vichy exalte la condition maternelle, comme tous les régimes autoritaires et réactionnaires du moment. Le régime tente de dissuader le travail féminin, par exemple par la loi du 11 octobre 1940. Mais la réalité s’impose vite à l’idéologie, puisque la pénurie de main-d’œuvre vient dès 1941 changer la donne. Les femmes mariées que l’on cherchait à chasser des services publics deviennent indispensables et des milliers d’auxiliaires sont embauchées dans les administrations, à commencer par les nouvelles comme celles du Ravitaillement (Ravitaillement général et services communaux). L’ordre moral que Vichy tente d’imposer, sa politique familialiste, le culte des mères qui est une composante de son idéologie, la propagande qui met en scène ses valeurs ont suscité de nombreuses études, les effets pratiques, les attitudes et les engagements féminins beaucoup moins. Une histoire sociétale de Vichy reste à faire. Une telle histoire ne pourrait faire l’économie d’une interrogation sur ces ménagères à qui les sources donnent ou redonnent une visibilité nouvelle.

En première ligne sur le front du quotidien

  • 21 Est-il besoin de rappeler qu’outre la responsabilité du salaire qui, à cette époque, leur incombe (...)
  • 22 Perrot M., op. cit., p. 167.

9La guerre en effet bouleverse la vie de tous les jours, y compris sur ce plan. Ces ménagères qui avaient « disparu » des sources réapparaissent avec la situation de pénurie qui s’instaure dès l’été 1940 et qui constitue une rupture radicale dans les villes, grandes ou petites, avec la période précédente. La situation à laquelle les femmes doivent s’adapter est inédite pour leur génération. Cette question, celle de la vie quotidienne pendant la guerre, est généralement analysée d’une façon asexuée, or c’est bien sûr les femmes en charge du foyer que repose l’essentiel des nouvelles contraintes nées du rationnement et de la pénurie. Les historiennes des siècles passés l’ont bien montré : il y a un vécu des crises, des guerres en particulier, différent pour chaque sexe. Qui gère la délicate répartition des tickets de rationnement ? Qui raccommode, récupère, réutilise la laine de vêtements usés, se débrouille avec les produits de substitution, etc. ? Qui troque et trafique au quotidien ? Qui jardine ou se livre au petit élevage domestique ? Qui assure le combat pour faire face aux difficultés de tous les jours, prépare les repas, la gamelle du mari, l’entretien des vêtements ? Qui a la charge épuisante, et parfois vaine, désormais de trouver du lait pour les enfants ? Certes, les hommes participent à certaines de ces tâches, mais d’autres contraintes et obligations pèsent sur eux21. Mais c’est bien sûr les femmes que repose la « révolution » de tous les jours qui brutalement s’est abattue sur le pays, surtout là – régions et localités – où il y a structurellement déficit de l’indispensable. La plupart des femmes des milieux populaires et petits bourgeois de ce temps recourent à des pratiques d’économie domestique qui tiennent une place importante dans leur vie, même en période normale. Mais ces activités prennent désormais une dimension disproportionnée. D’elles, dépend le délicat équilibre familial. Ces nouvelles habitudes, qui relèvent de la survie, projettent la ménagère au premier plan. Cette visibilité nouvelle se traduit par le temps passé à l’extérieur, à la recherche de l’indispensable. Qui fait la queue à toute heure du jour et d’une partie de la nuit, parfois dès le petit matin ? Ces queues interminables à l’issue incertaine ? Déjà, la ménagère de Michelle Perrot, toujours en train de courir, passait dehors une bonne partie de sa journée, et l’historienne notait que ce temps passé à l’extérieur avait tendance à s’accroître avec la scolarisation des enfants qu’il fallait accompagner à l’école et l’extension de l’aire de chalandage dans des villes où les commerces se diversifient22. Cette projection de la femme « d’intérieur » vers le dehors est encore accentuée par les nécessités des temps. La rue voit des femmes attendre, s’attrouper, s’affairer dans l’espoir de bénéficier de distributions, d’arrivages, d’aubaines. Choses peu envisageables auparavant, ce sont bien souvent les femmes, y compris dans les classes moyennes, qui vont, seules, à vélo, dans les périphéries maraîchères ou agricoles des villes faire ces achats directs à la propriété que l’administration tente de prohiber. Comme le remarquent Anna Bravo et Anna-Maria Bruzzone dans une de leurs enquêtes :

  • 23 Bravo A. et A.-M. Bruzzone, In guerra sensa armi. Storie di donne 40-45, Bari-Rome, Laterza, 1995, (...)

« Un des traits de cette guerre est la mobilité/visibilité des femmes, qui, dans toute Europe, passent des heures à commercer et à revendre clandestinement, traversant les villes et parcourant les campagnes à la recherche de ressources23. »

  • 24 Ibid., p. 159.
  • 25 La guerra que ho visto, Milan, Mondadori, 1947, citée inBravo A. et A.-M. Bruzzone, op. cit., p. 66

10Cette quête quotidienne n’est pas seulement affaire de ressources, mais aussi d’entregent, de relations, de débrouillardise. Elle s’accompagne de sacrifices qui renvoient à la remarque de Michelle Perrot sur la femme du XIXe siècle qui est « une sous-alimentée chronique », car « gérer la pénurie, c’est d’abord se sacrifier24 », d’autant que la femme, sauf si elle allaite, ne bénéficie d’aucun supplément. Le sacrifice peut aller très loin, jusqu’au don de soi, chose généralement perçue grâce à des conversations masculines, qui sur le mode de la connivence, racontent les aubaines du moment pour celui qui était en position d’en profiter. Je pense là à ce que racontait un boulanger de village, mais aussi à la hausse d’une prostitution qui peut prendre des formes diverses. C’est là que résonne la phrase de Gertrude Stein : « On n’achète pas seulement avec de l’argent, on paye avec sa personne25. »

11La guerre et l’Occupation plongent la France, comme les autres pays concernés, dans une situation de régression brutale. Ce « grand bond en arrière » ne se traduit pas seulement dans les conditions même de la vie matérielle, il se reflète aussi dans les comportements. Ce contexte fait sortir de l’anonymat le groupe des ménagères, qui est, par excellence, celui des femmes. En effet, à l’époque, quelle femme n’est pas une ménagère ?

Le révélateur : les manifestations de ménagères

12S’il faut une preuve flagrante de cette rupture – et de cette régression –, mais aussi de cette mise en visibilité des femmes, de leur constitution en acteur collectif, c’est bien dans le phénomène des manifestations de ménagères que l’on va la trouver. Ayant traité cette question de façon spécifique ailleurs, nous n’y reviendrons que d’une manière synthétique pour en rappeler les principaux traits.

  • 26 Les localités sont classées en communes rurales et urbaines et celles-ci en divers groupes. Les gr (...)

13La réapparition des manifestations de ce type est évidemment liée aux pénuries alimentaires. Ces manifestations démarrent sur le marché ou sur les lieux de distribution de vivres. Les plus nombreuses visent à réclamer des rations supplémentaires pour pallier l’absence de légumes ou de fruits sur les étals. D’autres s’opposent au départ de denrées produites localement (lait, poissons, etc.) ailleurs, dans d’autres communes, ou revendiquent un meilleur classement de la commune afin de bénéficier de suppléments de rations26. Ces mouvements peuvent rassembler des groupes de dimension très variable, de quelques dizaines de femmes à plus d’un millier. La plupart rassemblent de cent à trois cents manifestantes. L’ensemble du pays est concerné par de tels mouvements, la zone occupée comme la zone non occupée, avec une concentration dans les villes et les régions les plus éprouvées par les difficultés de ravitaillement, en particulier le Midi méditerranéen, la région parisienne ou certaines régions ouvrières (le Nord-Pas-de-Calais). Le phénomène ne se localise pas seulement dans les plus grandes villes. Ce sont en fait les communes de taille moyenne, les petites villes, qui fournissent le plus grand nombre de lieux concernés. Il arrive même que de petites manifestations se produisent dans des villages, souvent surchargés de réfugiés en 1943-1944, et dont l’équilibre alimentaire est d’autant plus remis en cause qu’ils ne bénéficient pas de suppléments de ration et que l’approvisionnement venant de l’extérieur est aléatoire par suite des difficultés de transports. Lorsque l’on sait combien compte le regard des autres, tout particulièrement sur les femmes, dans ces petits mondes où tout le monde se connaît et s’épie, on mesure l’importance de la transgression qui consiste à se faire remarquer en participant à une manifestation. Les manifestantes appartiennent aux couches les plus fragiles : milieux de petits salariés, ouvrières, mères de familles nombreuses, étrangers, réfugiés. Le phénomène suit une chronologie qui résulte à la fois de la conjoncture alimentaire et de la stratégie ou des possibilités de la Résistance communiste qui est la seule à encourager ces mouvements (sans qu’elle en soit toujours, ni même le plus souvent à l’origine). Mais le rythme majeur est donné par les saisons. La première vague est celle de l’hiver 1940-1941, la deuxième beaucoup plus importante – la plus importante de toute la période – affecte surtout les premiers mois de 1942, les vagues suivantes correspondent au printemps et à l’automne 1943, puis au printemps et au début de l’été 1944. Dans ce dernier cas, la conjoncture résistante prévaut car ces manifestations s’intègrent à la préparation de l’Insurrection nationale ou à ses tentatives, alors que les vagues précédentes correspondent plutôt à des moments de fragilité, en particulier à des moments de « soudure ». Les manifestations de ménagères continuent après la Libération, tant que subsistent les difficultés de ravitaillement, soit jusqu’en 1948. Mais ces mouvements se produisent dans un contexte tout différent, dans la liberté retrouvée. Ils n’impliquent donc ni une prise de risque, ni même une réelle transgression. C’est pourquoi, en tout cas à ce point de l’exposé, nous ne les prenons pas en compte.

  • 27 Sur un recensement, lui aussi partiel, de 753 manifestations (Les manifestations de rues en France (...)
  • 28 Une liste des manifestations de ménagères se trouve en annexe de ma thèse, La Résistance dans le V (...)
  • 29 Comme le mentionnent Gabert M., Entrés en Résistance. Isère. Des hommes et des femmes dans la Rési (...)

14Danièle Tartakowsky a dénombré, sur l’ensemble de la France entre 1940 et 1944, 239 manifestations de ménagères en se fondant sur un corpus tiré des Archives nationales et de la presse clandestine27. Ce chiffre, qui n’est pas négligeable, ne reflète pourtant pas la réalité du phénomène. En effet, les sources centralisées, éloignées du terrain, ne donnent qu’une image très insuffisante du phénomène. C’est ainsi qu’elles laissent de côté, par exemple, les nombreuses manifestations de juin-juillet 1944. Dans le seul département du Var, n’ai-je pas dénombré un peu plus d’une centaine de mouvements sur l’ensemble de la période28 ? Or, les autres départements méditerranéens ne sont pas en reste, l’Hérault et les Bouches-du-Rhône en particulier qui servent d’épicentres à certaines des vagues qui se répercutent dans le Var. Bien que mieux approvisionnée, la zone alpine n’est pas épargnée puisque des départements comme l’Isère, la Drôme ou le Jura sont également touchés29.

De l’« émotion » à la Résistance

  • 30 Bravo A. et A.-M. Bruzzone, op. cit., p. 62. L’un des plus connus en France a lieu à Veynes, dans l (...)
  • 31 Martin P., op. cit., t. 1, p. 129 (manifestation du 1er août 1942).
  • 32 Noth E. E., La Guerre pourrie, New York, Brentano’s, 1942, p. 272. Noth, écrivain plutôt conservate (...)

15Nous sommes en présence d’un phénomène tout à fait spectaculaire, comparable à celui des manifestations patriotiques, bien supérieur aux protestations ouvrières (et en partie féminines) contre les départs de travailleurs en Allemagne. Ce phénomène possède des traits d’archaïsme évidents. Il relève de l’« émotion populaire » décrite pour les XVIIIe et XIXe siècles, de l’émeute frumentaire en temps de crise, non seulement dans son prétexte, mais aussi dans sa forme, qui peut aller à la violence physique (heurts avec la police, invasion de bâtiments publics, mises à sac de commerces), dans son horizon (qui est le plus souvent communal et à court terme), dans sa propagation (la rumeur, la contagion de ville à ville), dans ses acteurs (des femmes et leurs enfants), dans sa fréquente spontanéité. Il est à mettre en relation avec des actions du même genre comme les pillages de trains de vivres que l’on connaît en France comme en Italie30. Mais on ne saurait le réduire à ces seuls traits. Il participe de l’ébranlement de la société pendant les années de guerre et s’intègre dans ce qui devient la Résistance. Il est davantage qu’un simple complément ou sous-produit de l’action résistante. Il peut même anticiper et préparer le terrain à des formes d’actions voisines. La manifestation de ménagères précède en 1942, presque partout, la manifestation patriotique. Elle participe de la politisation d’un groupe social qui, dans sa protestation, s’en prend aux autorités et, souvent de manière implicite, aux occupants responsables de la pénurie. À Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans la Drôme, les manifestantes qui dénoncent le manque de pommes de terre l’attribuent au « pillage » de l’Occupant31. Dans un livre-témoignage publié aux États-Unis en 1942, l’écrivain allemand antinazi réfugié à Aix-en-Provence, Ernst Eric Noth, rapporte que sur les marchés de Provence « les femmes du peuple » ne sont pas dupes des responsables des privations et ne se laissent pas prendre à la propagande gouvernementale qui en accuse les Anglais32.

  • 33 Sur les 96 comptabilisées par Tartakowsky D., op. cit., p. 444, pour la période novembre 1941-avri (...)

16La Résistance, principalement communiste, parvient à se greffer sur le mouvement entre 1942 et 1943. En fait, les organisations communistes mettent d’emblée la revendication alimentaire en avant. Elles sont les seules à diffuser des tracts et une presse spécifique destinée aux femmes. Le PC considère les femmes comme l’une des catégories du front social qu’il tente de mettre en place. Il veut insérer le mouvement protestataire des ménagères dans une stratégie globale. Il n’en reste pas moins que le mouvement communiste ne parvient jamais à le contrôler totalement. C’est bien là, pour moi, l’essentiel. Une grande partie de ces manifestations est spontanée, en particulier durant le premier semestre 1942 où les manifestations de ménagères représentent plus de 91 % des manifestations du moment33.

17Les manifestations de ménagères ne peuvent être confondues avec d’autres manifestations. Elles sont spécifiques même lorsqu’elles s’intègrent dans un cadre plus large et aux objectifs explicitement « résistants ». Elles sont composées essentiellement de femmes, de femmes « ordinaires », qui deviennent dans ces circonstances exceptionnelles sujets de l’Histoire. Les hommes sont en face, ce sont les policiers ou les représentants de l’autorité, ou bien ils sont ailleurs, sur leurs lieux de travail et, lorsqu’ils participent à des manifestations ayant le même objectif alimentaire, c’est d’abord la grève qu’ils choisissent, parfois suivie d’une manifestation en ville, manifestation masculine celle-là. Ces manifestations sont avant tout celles d’une catégorie inattendue, qui ne faisait plus parler d’elle depuis longtemps, qui occupait quotidiennement la rue, mais comme un acteur social invisible, sans être véritablement partie prenante d’un collectif agissant. Cette résistance proprement féminine prolonge les pratiques quotidiennes, banales, comme l’émotion populaire des temps plus anciens. Mais cette continuité entre le vécu des femmes et leur action dans le combat libérateur se retrouve dans les autres formes de participation féminine à la résistance puisque les tâches qui leur sont assignées se calquent sur la division sexuée du travail et correspondent aux domaines considérés comme les leurs : l’assistance, l’hébergement, la santé en particulier.

  • 34 Gabert M., op. cit., témoignages de Joséphine Berthon et d’Yvonne Bonthoux, p. 127 et 128.

18Ces manifestations de ménagères sont donc des révélateurs : des conditions de régression, matérielle et morale, d’une « résistance » de tous les jours, de formes de résistance véritablement civile, d’une résistance spécifique, la résistance féminine par excellence car la seule que les hommes ne dirigent pas, et dont ils sont même totalement absents. Elles révèlent aussi l’intégration de groupes « périphériques » à la Résistance avec une majuscule et la politisation de certaines de leurs éléments. Les deux témoignages recueillis par Michèle Gabert sur l’Isère sont de ce point de vue très précieux puisqu’ils présentent deux cas de figure de ce processus. Il s’agit d’une part d’une mère de cinq enfants, catholique, dont le premier acte est de faire partie d’une délégation apportant une pétition sur le ravitaillement au préfet en 1942 et qui, par la suite, entre dans la Résistance en même temps que l’un de ses fils, et, d’autre part, d’une femme de militant communiste qui commence à militer, « avec l’accord de son mari », comme ménagère en participant à une manifestation, avant de s’engager plus avant dans l’action clandestine34. Ce sont certaines de ces femmes que l’on va retrouver en 1944-1945 dans les comités locaux de libération ou parmi les candidates aux élections municipales, ou bien encore animant les organisations de femmes communistes (l’Union des femmes françaises/UFF) ou catholiques (le Mouvement populaire des familles). Ce mouvement de ménagères participe donc du passage des femmes à la condition de citoyennes et à leur émancipation politique.

Une résistance non légitime ?

19Pourquoi ces actions ont-elles été en quelque sorte oubliées par les témoins et négligées, ou, à notre avis, mal évaluées par les historiens par la suite, à commencer par ceux ou celles qui prétendent redonner aux femmes la place qui leur revient dans le combat résistant ?

  • 35 Jean-Jacques et Roland, La Résistance française, Alger, Office français d’édition, p. 116-118. À n (...)
  • 36 Nous nous appuyons là sur nos propres lectures de la presse provençale de la Libération et sur les (...)

20La première des raisons se trouve évidemment dans la place prise par des formes de résistance plus spectaculaires et plus déterminantes, politiques et militaires, et, en l’occurrence, viriles. Pour une partie de la Résistance, sans doute la plus grande partie, ces manifestations de ménagères n’étaient pas vraiment dignes de « la Résistance ». Seuls, parmi les organisations clandestines, le parti communiste et ses satellites les intègrent alors que les mouvements de résistance non communistes les ignorent. Parmi les manifestantes elles-mêmes, il n’est pas sûr que l’on ait eu conscience de participer à un mouvement plus large qu’à une expression éruptive, ponctuelle, de colère. Pourtant – et contrairement à une idée reçue –, la presse de la Libération, la presse locale en particulier, est pleine d’articles laudateurs sur l’action des femmes dans la Résistance, leurs souffrances, les risques qu’elles ont pris. Le souci du vote féminin n’est pas pour rien dans cet intérêt, mais il serait erroné de ne voir là, dans cette mise en scène des femmes à la Libération, que la seule préoccupation électorale. On a vraiment le sentiment que les articles qui leur sont consacrés en rajoutent même sur leur rôle dans la Résistance de peur de ne pas assez souligner leurs mérites sous l’Occupation. Avec ce souci, le thème des ménagères n’est pas absent, principalement dans la presse communiste et catholique, d’autant que les préoccupations de ravitaillement n’ont pas disparu. Cependant, les figures féminines qui sont mises en avant oblitèrent celle de la ménagère, la relèguent dans l’ombre, comme si son irruption momentanée, ses revendications triviales gênaient. La « résistante », elle est significativement photographiée à la Libération en soldate, un casque sur la tête et une arme à la main. Mais personne n’est dupe, les « vraies » résistantes, ce sont d’abord des épouses et des mères de résistants qui ont aidé, accompagné leurs hommes, les ont assistés dans les tâches « féminines » (hébergement, soins, liaisons, etc., outre les soins du foyer qu’elles assuraient), qui se sont dévouées au péril de la vie comme infirmières en particulier au moment de la Libération. C’est le point de vue de la première histoire de la Résistance, publiée à Alger en avril 1944, qui leur consacre tout un passage35. Les communistes insistent sur deux représentations, celle de l’héroïne et martyre de la Résistance (dont l’archétype est Danielle Casanova), et celle de la mère, mère de martyr de la Résistance principalement36. La ménagère passe d’autant plus facilement au second plan qu’elle continue à manifester et que ces manifestations, que l’UFF et la CGT tentent d’encadrer, mais qui leur échappent en grande partie, font entendre une voie discordante dans le concert unitaire du moment.

  • 37 Éditions du Rocher, 1977.
  • 38 « Les manifestations de femmes 1940-1944 », Cahiers de l’Institut de recherches marxistes, 1991, n(...)
  • 39 Rossiter M., Women on the Résistance, New York, Praeger, 1986 ou Collin Weitz M., Les combattantes (...)
  • 40 Dans le premier ouvrage, dirigé par Françoise Thébault, chapitre 7, « Les Françaises sous Vichy », (...)
  • 41 Numéro spécial « Résistances et libérations, France, 1940-1945 », Clio, histoire, femmes et sociét (...)
  • 42 Ibid., « Résistance et différence des sexes : bilan et perspectives, p. 74 et 79.
  • 43 Ibid., p. 21-36 à comparer avec du même auteur, « Une lacune de l’historiographie », chap. III « Le (...)
  • 44 Et que reprend Corinna von List, op. cit., en affirmant, p. 306, que la « Résistance des femmes a (...)

21Plus surprenante est l’impasse que l’historiographie fait ultérieurement sur ce mouvement et, finalement, la persistance de la représentation « héroïque » des femmes en Résistance. Il faut attendre les années 1970 pour que l’historiographique communiste commence à s’y intéresser en évoquant des épisodes, généralement tirés de la région parisienne et considérés comme emblématiques, avec comme manifestations-phares, celles de la rue de Buci et de la rue Daguerre en mai et août 1942. On le voit dans les contributions et témoignages présentés au colloque que l’UFF organise en 1975 sur Les femmes dans la Résistance37. Or ces manifestations, sans cesse évoquées, ne sont en rien représentatives de l’ensemble. Pour ces témoins ou historiens, ces manifestations ne sont pas prises comme un phénomène en soi, mais comme un élément secondaire d’une lutte plus vaste et hiérarchisée qui valorise le militaire, le patriotique, le sacrifice et la ligne du parti. Ivan Avakoumovitch qui a fait paraître en 1991 dans les Cahiers de l’Institut de recherches marxistes la première étude qui soit entièrement consacrée aux manifestations de ménagères reste dans cette perspective réductrice38 et Danièle Tartakowsky, dont nous avons déjà évoqué les importants travaux, a quelque difficulté à sortir d’une analyse militante. Le plus surprenant est que la dynamique histoire du genre qui s’est beaucoup intéressée à la période des années 1940, tant du côté de Vichy que du côté de la Résistance, n’ait pas pris la mesure du phénomène. Elle oscille en fait entre deux points de vue. Le premier se situe dans la veine héroïsante héritée de la Libération et de la résistance communiste. Il répète en les féminisant les schémas de l’historiographie classique. La Résistance féminine doit rivaliser sur le même terrain et au même niveau que celle des hommes. La figure emblématique est celle de Lucie Aubrac organisant l’évasion de son mari avec un groupe franc. Ce courant est bien porté par l’historiographie anglo-américaine39, à quelques exceptions près et, surtout, par les productions de type journalistique (en particulier dans l’audiovisuel). L’autre point de vue pose en principe l’oubli ou l’occultation des femmes dans l’histoire, et donc dans celle de la Résistance. On en trouvera les expressions les plus claires dans le tome 5 de l’Histoire des femmes dirigée par Georges Duby et Michelle Perrot qui porte sur le XXe siècle, et dans l’Encyclopédie politique et historique des femmes. Les deux ouvrages ne voient la France des années 1940 que sous le prisme paxtonien de la France « de » Vichy40. La Résistance des femmes est traitée de façon stéréotypée dans ce seul cadre, en ignorant le rôle des ménagères. Ils ne consacrent aucun chapitre particulier à la Résistance, dont l’un et l’autre postulent la minoration. Le premier numéro de la revue Clio, publié en 1995, est révélateur des représentations qui caractérisent cette histoire du genre pour les années 1940 en France41. L’étude historiographique que livre Paula Schwartz discerne bien le risque que comporte une histoire « héroïque » des femmes de « reproduire l’histoire officielle, voire masculine » et elle appelle à une analyse qui « tien[ne] compte de la dimension sexuée » de la Résistance. Cependant, elle en bloque les potentialités en considérant notamment, de façon, à notre sens tout à fait anachronique (mais très significative), des qualifications telles que « ménagères » jugées « réductrice[s]42 ». Or, la « ménagère » est une réalité sociale. La refuser, c’est se rendre incapable de l’analyser et, pour ce qui nous concerne ici, d’envisager une résistance féminine, spécifique, inscrite dans les mentalités et la société du temps. Ajoutons que le numéro de Clio s’ouvre sur un article de Rita Thalman, toujours mis en avant aujourd’hui, intitulé de façon péremptoire « L’oubli des femmes dans l’historiographie de la Résistance » qui est une reprise d’une contribution portant sur les femmes juives, donnée dix ans auparavant dans un colloque consacré aux juifs dans la Résistance et la Libération et étendue sans scrupule et sans rien changer à l’ensemble des femmes et à l’ensemble de la Résistance43... ! Ce qui nous intéresse ici, c’est moins les dérives auxquelles l’idéologie peut conduire et une façon pour le moins curieuse de faire de l’histoire que la « tradition » qu’elle institue et qui reste toujours active aujourd’hui44.

  • 45 Andrieu C., « Les résistantes, perspectives de recherche », inProst A. dir., op. cit., p. 69-96.

22L’historiographie de la résistance des femmes en France aurait certainement intérêt à s’inspirer des études qui, pour l’Italie, ont revalorisé le rôle des femmes « ordinaires » dans le contexte de la survie quotidienne et même d’une résistance sociétale qui s’exprime en particulier dans les moments de crise les plus aigus. Si Résistance des femmes il y a, – et il y a ! –, n’est-ce pas d’abord dans cette catégorie des simples femmes, dans leurs pratiques qu’il faut la chercher plutôt que chez des femmes d’exception ? Les travaux réalisés sur leurs manifestations, comme ceux – encore limités – qui traitent de la vie quotidienne ou bien encore les analyses sociales de la Résistance tendent à resituer la « Résistance au foyer » à sa juste place, qui n’est ni seconde, ni illégitime45.

23La question de la visibilité et de l’invisibilité ne relève pas seulement de lacunes dans les sources, de discours biaisés, de problèmes mal posés. Ne tiendrait-elle pas aussi à nos œillères, et donc, à notre propre capacité à sortir des idées reçues ?

Notes

1 Ce texte est une reprise corrigée et partiellement remaniée de ma contribution au colloque InterregIII des 12-14 avril 2008 à Aoste/Fort de Bard et publié sous la direction de Paolo Momigliano Levi et Ersilia Alessandrone Perona : Donne, guerra, montagna. La presenza invisibile 1938-1947, Aoste, END, 2008, « Les ménagères, les combattantes du quotidien », p. 225-240.

2 Pour le vérifier, il suffit de taper « Femmes Résistance » sur le web et de consulter les premières références.

3 Paris, Sevpen, 1964. À noter aussi l’absence de toute catégorie relative aux femmes dans la Résistance.

4 Henri Michel a réalisé la première synthèse sur la Résistance (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1950, suivie de très nombreuses rééditions) et Olivier Wieviorka la dernière (Paris, Perrin, 2013). La chronique d’Henri Noguères en 5 volumes, Histoire de la Résistance en France (Paris, Robert Laffont) s’est étalée de 1967 à 1981. Les histoires de la Résistance de François-Georges Dreyfus (Paris, de Fallois, 1996) et Jean-François Murracciole (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », rééd. 2012) n’apportent rien sur ce plan comme sur beaucoup d’autres.

5 Wieviorka O., op. cit., p. 430, qui reprend une citation tout à fait pertinente de Claire Andrieu (inProst A. [dir.], La Résistance, une histoire sociale, Paris, Éditions de l’Atelier, « Les résistantes, perspectives de recherche », p. 74). C’est ce que Jacqueline Sainclivier avait très précisément analysé dans sa thèse sur La Résistance en Ille-et-Vilaine 1940-1944, Rennes, PUR, 1993, p. 89.

6 Von List C., Résistantes, Paris, Alma éditeur, 2011. Voir notamment la conclusion p. 291 sq.

7 Laborie P. Le chagrin et le venin. Occupation. Résistance. Idées reçues, rééd. Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2014, en particulier le chapitre VII « Vulgate et consentement », p. 190 sq.

8 On trouvera la substance de ces recherches dans Marcot F. et al. (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, qui est l’aboutissement de la série de colloques sur « La Résistance et les Français » que notre collectif a organisés entre 1993 et 1997.

9 Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat d’État, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1989, accessible en ligne sur le site var39-45.fr. J’ai abordé plus particulièrement et plus largement cette question notamment dans « Le retour des « émotions populaires » : manifestations de ménagères en 1942 », Mélanges Michel Vovelle, Sociétés, mentalités, cultures. France (XVe-XXe siècles), Aix-en-Provence, PUP, 1997, p. 267-276, et dans « Les manifestations de ménagères » inGilzmer M., C. Levisse-Touzé et S. Martens (dir.), Les Femmes dans la Résistance en France, Paris, Taillandier, 2003, p. 107-134.

10 Même la synthèse stimulante et originale de Jacques Sémelin, sur la résistance civile, si elle prend bien en compte les manifestations dans les formes de résistance, passe à côté du phénomène [Sémelin J., Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, 1re éd. 1989, rééd. Petite bibliothèque Payot, 1998].

11 Perrot M., « La femme populaire rebelle » in Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998 (reprise d’un texte publié en 1979), p. 156.

12 Ibid., p. 160.

13 Ibid., p. 170.

14 Ibid., p. 159.

15 Parmi les nombreux travaux de cette historienne, on retiendra sa contribution à l’Histoire des femmes en Occident XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, 1991, et, pour un aperçu rapide, les quelques pages bien enlevées qui se trouvent dans Le Goût de l’archive, Paris, Le Seuil, 1989, p. 48.

16 Perrot M., op. cit., p. 159.

17 Farge A., op. cit., p. 53.

18 Tilly C., La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.

19 Dermenjian G., Dans le combat ouvrier. Le Mouvement populaire des familles dans les Bouches-du-Rhône 1941-1951, Villeneuve-d’Ascq, Les cahiers du GRMF no 13, 2004, p. 30.

20 Yvonne Knibiehler a abordé ce sujet dans de nombreux travaux, en particulier dans Femmes entre ombre et lumière, op. cit., « La mère au foyer », p. 33 sq. et dans L’Histoire des mères du Moyen Âge à nos jours (avec C. Fouquet), Paris, Éditions Montalba, 1980, p. 319 sq.

21 Est-il besoin de rappeler qu’outre la responsabilité du salaire qui, à cette époque, leur incombe prioritairement, les diverses réquisitions (pour le travail en Allemagne ou pour les installations de défense notamment littorales, garde des voies de communication, etc.) pèsent sur eux, alors qu’un million et demi sont prisonniers en Allemagne ?

22 Perrot M., op. cit., p. 167.

23 Bravo A. et A.-M. Bruzzone, In guerra sensa armi. Storie di donne 40-45, Bari-Rome, Laterza, 1995, p. 66.

24 Ibid., p. 159.

25 La guerra que ho visto, Milan, Mondadori, 1947, citée inBravo A. et A.-M. Bruzzone, op. cit., p. 66.

26 Les localités sont classées en communes rurales et urbaines et celles-ci en divers groupes. Les grandes villes bénéficient de rations supérieures, d’où les revendications et manifestations dans des villes moyennes afin d’obtenir les mêmes avantages.

27 Sur un recensement, lui aussi partiel, de 753 manifestations (Les manifestations de rues en France 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998). Cette historienne avait abordé ce sujet dans diverses contributions antérieures, notamment « Géographie des manifestations de rue », colloque La Résistance et les Français : villes, centres et logiques de décision, Cachan, IHTP, novembre 1995, p. 115-133.

28 Une liste des manifestations de ménagères se trouve en annexe de ma thèse, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, Université de Provence, 1989, t. 3, p. 166-168.

29 Comme le mentionnent Gabert M., Entrés en Résistance. Isère. Des hommes et des femmes dans la Résistance, Grenoble, PUG-Musée de la Résistance, 2000 ; Martin P., La Résistance dans le département de la Drôme 1940-1944, Université Paris IV, thèse de doctorat, 2001, t. 1, p. 124-129 ; Marcot F., Les voix de la Résistance. Tracts et journaux clandestins francs-comtois, Besançon, Cetre, 1989, p. 83. Jean-Louis Panicacci n’évalue qu’à une quinzaine le nombre de ces manifestations dans les Alpes-Maritimes entre mars 1941 et septembre 1943. Comptant de 30 à 500 personnes, elles touchent même de petites bourgades de l’arrière-pays comme Puget-Théniers (inVeillon D. et J.-M. Flonneau (dir.), « Le temps des restrictions en France (1939-1949) », Les cahiers de l’IHTP, no 32-33, 1996, p. 211).

30 Bravo A. et A.-M. Bruzzone, op. cit., p. 62. L’un des plus connus en France a lieu à Veynes, dans les Hautes-Alpes, au moment de la capitulation de l’Italie. Il a donné prétexte au récit romancé de Toledano M., Les Wagons de Veynes, Paris, France-Empire, 1983.

31 Martin P., op. cit., t. 1, p. 129 (manifestation du 1er août 1942).

32 Noth E. E., La Guerre pourrie, New York, Brentano’s, 1942, p. 272. Noth, écrivain plutôt conservateur, s’était réfugié à Aix-en-Provence au début des années 1930. Il a pu partir vers les États-Unis en 1941.

33 Sur les 96 comptabilisées par Tartakowsky D., op. cit., p. 444, pour la période novembre 1941-avril 1942.

34 Gabert M., op. cit., témoignages de Joséphine Berthon et d’Yvonne Bonthoux, p. 127 et 128.

35 Jean-Jacques et Roland, La Résistance française, Alger, Office français d’édition, p. 116-118. À noter que ce passionnant tableau de la clandestinité ne néglige pas les problèmes de la vie quotidienne dans sa description, mais il n’évoque pas les manifestations, pas plus d’ailleurs que Lucie Aubrac dans ce qui constitue la deuxième tentative de synthèse (La Résistance. Naissance et organisation, Paris, Robert Lang, 1945). De nombreuses figures féminines sont évoquées au fil des pages, mais sans leur faire un sort particulier, ce qui est très significatif de sa position d’alors et de celles de ses camarades.

36 Nous nous appuyons là sur nos propres lectures de la presse provençale de la Libération et sur les articles d’Échinard H., « La presse quotidienne marseillaise et la citoyenneté des femmes (août 1944-avril 1945) », inDermenjian G., J. Guilhaumou et M. Lapied (dir.), Femmes entre ombre et lumière. Recherches sur la visibilité sociale (XVIe-XXe siècles), Marseille, Publisud, 2000, p. 269-280 et de Loiseau D., « Mères ou combattantes, les aléas de l’héroïsation. Républicaines espagnoles et résistantes françaises à travers quelques publications communistes », inDermenjian G. et al., Le Panthéon..., op. cit., en particulier p. 194-197.

37 Éditions du Rocher, 1977.

38 « Les manifestations de femmes 1940-1944 », Cahiers de l’Institut de recherches marxistes, 1991, no 45, p. 5-53.

39 Rossiter M., Women on the Résistance, New York, Praeger, 1986 ou Collin Weitz M., Les combattantes de l’ombre. Histoire des femmes dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 1997.

40 Dans le premier ouvrage, dirigé par Françoise Thébault, chapitre 7, « Les Françaises sous Vichy », divisé en six thèmes, la Résistance relève de celui de la Patrie (Paris, Plon, 1992). Dans le second (Christine Fauré (dir.), Paris, PUF, 1991 et 1997), elles se trouvent uniquement dans le chapitre « Dans la France du Maréchal », p. 673-675.

41 Numéro spécial « Résistances et libérations, France, 1940-1945 », Clio, histoire, femmes et société, 1995.

42 Ibid., « Résistance et différence des sexes : bilan et perspectives, p. 74 et 79.

43 Ibid., p. 21-36 à comparer avec du même auteur, « Une lacune de l’historiographie », chap. III « Les femmes juives » dans Les Juifs dans la Résistance et la Libération. Histoire, témoignages, débats, textes réunis et présentés par le RHICQJ, Paris, Éditions du Scribe, 1985, p. 89-94. Il est injustifiable, mais révélateur, que cet article figure encore parmi les premières mentions des pages web sur le sujet.

44 Et que reprend Corinna von List, op. cit., en affirmant, p. 306, que la « Résistance des femmes a simplement été ignorée pendant de longues années », c’est-à-dire jusqu’à son très positiviste travail...

45 Andrieu C., « Les résistantes, perspectives de recherche », inProst A. dir., op. cit., p. 69-96.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search