Les théâtres anglais et français (XVIe-XVIIIe siècle)
| ,1. Théories et pratiques du spectacle et de sa réception
Migrations et fictionnalisation
Dryden et la plasticité de la théorie cornélienne
Résumé
John Dryden était un bon connaisseur de l’œuvre et de la pensée théorique de Corneille. Cet article explore les contradictions qui caractérisent sa réception explicite de l’auteur français dans son essai Of Dramatick Poesie, texte polyphonique qui exploite la plasticité et le positionnement original de la théorie cornélienne à l’égard des règles. Nous dégageons ensuite une migration plus clandestine à l’œuvre dans le heroic drama, genre inventé par Dryden dont les innovations doivent beaucoup, en dépit du silence du dramaturge anglais, à la poétique de Corneille. Cette résurgence discrète permet l’invention d’un théâtre sérieux qui ne coïncide pas nécessairement avec la forme tragique, et qui s’avère susceptible de repenser les effets d’un drame davantage en prise avec le monde moderne.
Texte intégral
- 1 Voir notamment John M. Aden, « Dryden, Corneille, and the Essay of Dramatic Poesy », The Review of (...)
- 2 Élisabeth Woodrough, « Corneille et la Grande-Bretagne : l’intérêt que suscite l’œuvre de Pierre C (...)
- 3 John Dryden, Essay of Dramatick Poesie [1668], dans The Works of John Dryden, vol. 17, éd. Samuel (...)
- 4 Ibid., p. 48.
- 5 Ibid., p. 50.
1L’importance de Corneille dans l’œuvre de Dryden est bien établie1, et elle paraît incontournable si l’on se fie aux écrits théoriques du dramaturge anglais. Ceux-ci comportent une grande quantité de références à l’auteur du Cid – qui distance largement Molière et Quinault, autres Français cités – de sorte qu’il semble naturel de s’interroger sur la manière dont la poétique de Corneille a pu nourrir celle du dramaturge emblématique du renouveau théâtral de la Restauration. Cette réception s’instaure dans un contexte spécifique, puisque la diffusion de Corneille s’est effectuée pendant la fermeture des théâtres, par le biais de traductions très nombreuses : alors que Racine est peu traduit avant le XVIIIe siècle, les pièces de Corneille le sont souvent très rapidement et parfois à plusieurs reprises. On compte notamment Le Cid (en 1638 et 1691), Don Sanche d’Aragon (entre 1650 et 1655), Polyeucte (en 1655), Horace (en 1656, 1667 et 1671), La Mort de Pompée (en 1663 et 1664), Héraclius (en 1664), Nicomède (en 1671), Le Menteur (en 1685, deux traductions)2. À cette présence textuelle de Corneille en traduction, on doit sans doute ajouter la circulation de ses œuvres en français puisque Dryden cite, outre ces œuvres traduites, les comédies3, Cinna4 et Andromède5. Dryden a sans doute eu accès aux trois tomes du Théâtre de Pierre Corneille revu et corrigé par l’auteur publiés en 1660. Il insère en effet, dans son essai Of Dramatick Poesie (1668), un Examen consacré à la pièce de Ben Jonson, The Silent woman. Or la pratique cornélienne de l’Examen n’émerge que dans les volumes de 1660. Par ailleurs, le dramaturge anglais cite les écrits théoriques de Corneille en français et fait précisément référence au Discours des trois unités :
« Corneille appelle ceci La Liaison des Scenes. »
« C’est bien employé un temps si court, dit le poète français qui m’a fourni l’une de mes observations. » (Nous soulignons.)
- 8 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 51.
« I will alledge Corneille’s words, as I find them in the end of his Discourse of the three Unities; Il est facile aux speculatifs d’estre severes, etc.8. »
« J’utiliserai les mots de Corneille, tels que je les trouve à la fin de son Discours des trois unités ; Il est facile aux speculatifs d’estre severes. »
- 9 Voir sur ce point le site : http://www.idt.paris-sorbonne.fr, qui édite les pièces liminaires du t (...)
2Il est intéressant que Dryden ait lu ces volumes qui accordent une place conséquente à la pensée réflexive de Corneille : celle-ci est doublement mise en exergue puisqu’elle est affichée en tête de chacun d’eux sous la forme des Trois Discours et avant chaque pièce, dans les Examens qui approfondissent généralement la teneur théorique des épîtres dédicatoires publiées dans les éditions originales9.
- 10 Joan C. Grace, « John Dryden’s Theory of tragedy : “They, Who have best succeeded on the stage, ha (...)
- 11 The Tempest or the Enchanted Island (1670) est une adaptation de la pièce de Shakespeare ; on décè (...)
3John Dryden écrit du théâtre sur une longue période, comprise entre 1664 et 1690. Joan C. Grace dégage schématiquement quatre moments dans sa carrière : avant 1665, Dryden serait indépendant et ouvert à des modèles variés. Entre 1666 et 1675, il s’attacherait à défendre l’idéal héroïque et attaquerait le drame élisabéthain. Entre 1675 et 1679, il reviendrait à une valorisation de Shakespeare, et entre 1680 et 1689, son service à la cour l’aurait conduit à davantage de conformisme10. Il oscillerait donc entre la valorisation du modèle national qui s’oppose à la rigidité française et le désir de réguler la dramaturgie élisabéthaine. Il semble qu’il veut à la fois rivaliser avec le théâtre français qui a acquis une certaine renommée en Angleterre pendant la fermeture des théâtres, et assumer l’héritage élisabéthain et jacobéen, de Shakespeare – dont il a adapté des pièces11 –, Marlowe, Fletcher et Ben Jonson à qui va sa prédilection.
4Sa production accorde une place importante au théâtre sérieux, qu’il qualifie le plus souvent de tragédie, ainsi que la liste de ces pièces le révèle :
51665 : The Indian Queen, a Tragedy;
61667 : The Indian Emperour, or the Conquest of Mexico, by the Spaniards;
71670 : Tyrannick Love, or the Royal Martyr, a Tragedy;
81672 : The Conquest of Granada by the Spaniards (en deux pièces);
91673 : Amboyna, or the Cruelties of the Dutch to the English Merchants, a Tragedy;
101676 : Aureng-Zebe, a Tragedy;
111678 : All for Love, or the World Well Lost, a Tragedy;
121679 : Œdipus, a Tragedy;
131679 : Troilus and Cressida, or truth found too late, a tragedy;
141683 : The Duke of Guise, a tragedy;
151690 : Don Sebastian, King of Portugal, a Tragedy.
16Seules deux œuvres sont dénuées de sous-titre référant à un genre. Cette apparente uniformité dissimule cependant une discontinuité, induite par l’expérimentation d’un genre nouveau auquel il se réfère dans les préfaces et dédicaces des pièces publiées entre 1667 et 1673. Les textes liminaires de ces œuvres les qualifient de heroic drama, genre dont la poétique est circonscrite par l’essai Of Heroique Playes, publié en tête de The Conquest of Granada en 1672. Or un lien souterrain unit ce nouveau genre à la réception de Corneille, même si celui-ci n’est jamais explicité.
17Nous tenterons, pour éclairer l’écriture de Dryden, d’envisager à nouveaux frais la manière dont il use de la poétique cornélienne. Nous explorerons les contradictions qui caractérisent sa réception explicite de l’auteur français, en raison de la plasticité et du positionnement original de ce dernier à l’égard des règles. Nous dégagerons ensuite une migration plus clandestine à l’œuvre dans le heroic drama dont les innovations doivent beaucoup, en dépit du silence de Dryden, à la poétique singulière de Corneille. Cette résurgence discrète permet l’invention d’un théâtre sérieux qui ne coïncide pas nécessairement avec la forme tragique, et qui apparaît susceptible de repenser les effets d’un drame davantage en prise avec le monde moderne.
Corneille, pierre angulaire d’un essai polyphonique
18L’essai Of Dramatick Poesie est un dialogue entre quatre personnages qui prennent la parole à tour de rôle. Le texte débute par un préambule destiné à mettre en place la fiction de dialogue et à définir le sujet de la discussion : il s’agira de déterminer ce que devrait être une pièce de théâtre et de décider qui écrit les meilleures. Dans un premier temps, Crites expose les règles définies par les Anciens et reprises par les Français pour démontrer la supériorité des pièces antiques. Ensuite, Eugenius montre que les Modernes ont intégré les règles des Anciens et les ont améliorées, en prenant des exemples de pièces anglaises. Lysideius est d’accord pour dire que les pièces modernes sont meilleures, mais il ajoute que depuis la réforme du théâtre opérée en France par Richelieu et Corneille, le théâtre français est supérieur au théâtre anglais. Enfin, Neander défend la souplesse vis-à-vis des règles de deux manières : il montre que les pièces françaises elles-mêmes ne sont pas toutes régulières (il se réfère à Corneille) et que les Anglais ne sont pas ignorants des règles. Toutefois, l’usage mesuré qu’ils en font permet d’écrire des pièces moins froides que les françaises et plus aptes à émouvoir. C’est là que Dryden insère l’examen de la pièce de Ben Jonson, convoquée à titre d’exemple probant. À ces quatre temps forts succède une discussion sur l’utilisation du vers au théâtre : Crites préfère le vers non rimé, ou blank verse (plus proche du discours naturel), Neander la heroic rhyme, plus naturelle selon lui, car adaptée aux personnages héroïques et employée dans l’épopée. Le texte se termine de manière abrupte, sans proposer de conclusion.
19Au cœur de ce dispositif composite, Corneille est utilisé de manière relativement protéiforme. Dans un premier temps, Lisideius voit en lui la réussite de la réforme française impulsée par Richelieu :
- 12 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 34.
«But the Muses, who ever follow Peace, went to plant in another Countrey; it was then that the great Cardinal of Richelieu began to take them into his protection; and that, by his encouragement, Corneille and some other Frenchmen reform’d their Theatre, (which before was as much below ours as it now surpases it and the rest of Europe)12.»
« Mais les muses, qui recherchent toujours la paix, allèrent s’implanter dans un autre pays ; ce fut l’époque où le grand Cardinal de Richelieu commença à les prendre sous sa protection, et que, sous ses encouragements, Corneille et d’autres Français réformèrent leur théâtre (qui était auparavant bien en dessous du nôtre, alors qu’il le surpasse à présent, ainsi que celui du reste de l’Europe. »
- 13 Ibid., p. 38.
- 14 Ibid., p. 33-34.
20Il répond ensuite à un argument développé par Crites : selon lui, chez les Français, seul l’un des personnages est important, tandis que les autres se trouvent réduits au rôle de comparses. Tout en soulignant que la dignité supérieure du héros implique qu’il soit au centre, et que cela se trouve déjà chez les Anciens, Lisideius affirme que chez Corneille, aucun personnage ne se trouve négligé, et que tous sont indispensables à l’avancée de l’intrigue13. Corneille est là implicitement emblématique d’un théâtre de l’héroïsme supérieur, une esthétique que Dryden valorisera dans son discours sur le drame héroïque. Plus loin, après avoir critiqué la confusion des pièces historiques de Shakespeare qui montrent tout sur la scène, Lisideius se réfère encore à Corneille pour affirmer la nécessité de ne pas tout montrer et de reléguer certaines actions dans des récits afin que ne soit représenté que ce qui produit des émotions fortes sur le spectateur14. Le modèle cornélien sert donc la réduction de la mimèsis et la relégation de certains événements hors scène.
21En réponse à ce plaidoyer, Neander commence par critiquer les pièces françaises, qui ne sont pas selon lui des imitations vivantes de la nature : il s’attaque d’abord aux comédies (au motif qu’elles ne sont pas comiques), et excepté le Menteur, les pièces de Corneille ne sont pas épargnées :
- 15 Ibid., p. 44-45. La fin de la phrase est en effet directement empruntée au premier Discours : « Ai (...)
«Corneille himself, their Arch-Poet, what has he produc’d except the Lier […]? In the rest of Corneilles Comedies you have little humour; he tells you himself his way is first to show two Lovers in good intelligence with each other; in the working up of the Play to embroyle them by some mistake, and in the latter end to clear it up15.»
« Corneille lui-même, leur grand poète, qu’a-t-il produit si l’on excepte Le Menteur ? […] Dans le reste des comédies de Corneille, il y a peu d’humour ; il dit lui-même qu’il procède en montrant deux amants en bonne intelligence l’un avec l’autre, qu’il les brouille grâce à une tromperie, qui est dévoilée au dénouement. »
22Les tragédies françaises ne sont pas mieux considérées. Leurs vers sont froids et ennuyeux :
- 16 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 47-48.
«I confess their verses are to me the coldest I have ever read […]. Look upon the Cinna and the Pompey, they are not so properly to be called Playes, as long discourses of reason of State: and Polieucte in matters of Religion is as solemn as the long stops upon our Organs16.»
« Je confesse que pour moi leurs vers sont les plus froids que j’aie jamais lus […]. Voyez donc Cinna et Pompée, elles ne sont pas tant propres à être appelées pièces que longs discours sur la raison d’État, et Polyeucte en matière de religion est aussi solennel que les longs morceaux d’orgue. »
23Là encore, des pièces de Corneille sont citées : Cinna, Pompée et Polyeucte, sont évoquées comme l’exemple même de ce qui ne peut plaire aux Anglais.
- 17 Ibid., p. 50.
24Mais au-delà de ces jugements sévères, qui permettent surtout d’entretenir la dynamique du dialogue en opposant frontalement Neander à Lisideius, Corneille est ensuite utilisé de manière beaucoup plus subtile quand il s’agit de défendre des pratiques d’écriture variées et souples. Corneille devient alors, dans le discours de Neander, un exemple de l’accommodation des règles au besoin d’un sujet. À Lisideius qui défend les narrations pour retirer des yeux ce qui n’est pas croyable, il oppose l’Andromède de Corneille qui, à la différence des Masques allégoriques, ne choque pas la vraisemblance, bien qu’elle mette en scène des choses très éloignées des apparences du vrai17. Sans expliciter, il pointe là le goût de Corneille pour le vraisemblable extraordinaire, qu’il semble valider. Enfin, il cite Corneille précisément pour suggérer que le dramaturge, par sa pratique, se voit obligé d’adapter les règles, et que la rigidité des théoriciens ne résiste pas à l’écriture :
- 18 Ibid., p. 51.
«I will alledge Corneille’s words, as I find them in the end of his Discourse of the three Unities; Il est facile aux speculatifs d’estre severe, etc “Tis easie for speculative persons to judge severely; but if they would produce to publick view ten or twelve pieces of this nature, they would perhaps give more latitude to the Rules then I have done, when by experience they had known how much we are bound up and constrain’d by them, and how many beauties of the Stage they banish’d from it”18.»
« J’utiliserai les mots de Corneille, tels que je les trouve à la fin de son Discours des trois unités ; Il est facile aux speculatifs d’estre severes, etc “Il est facile aux spéculatifs d’être sévères ; mais s’ils devaient produire à la vue du public dix ou douze pièces de cette nature, peut-être donneraient-ils encore plus de latitude aux règles que je ne l’ai fait, quand ils auraient fait l’expérience de la manière dont nous sommes liés et contraints par elles, et dont beaucoup de belles choses sont bannies de la scène à cause d’elle”. »
25Dryden reprend ce point dans sa Defense of an Essay of Dramatique Poesie :
- 19 John Dryden, Defense of an Essay of Dramatique Poesie, dans The Works of John Dryden, vol. 9, éd. (...)
«but he who answered in behalf of our Nation, was willing to give more latitude to the Rule; and he cites the words of Corneille himself, complaining against the severity of it, and observing what Beauties it banished from the Stage19».
« mais celui qui a répondu au nom de notre nation souhaitait donner plus de latitude aux règles ; et il cite les mots de Corneille lui-même, qui se plaignait de leur sévérité et observait quelles beautés elles bannissaient de la scène ».
26L’exemple de Corneille est donc tour à tour convoqué pour fonder et pour nuancer le respect des règles. Le dramaturge apparaît d’abord comme le parangon d’un théâtre fidèle aux anciens, et il est ensuite perçu comme un dramaturge susceptible de s’écarter d’une normativité trop rigide, lorsque la beauté de son sujet ou le plaisir du spectateur le nécessitent. Dryden semble avoir perçu l’inventivité du dramaturge français, capable de créer de nouvelles pratiques sans pour autant tourner le dos à l’héritage aristotélicien. D’ailleurs, on retrouve dans le dialogue une idée très cornélienne : lorsqu’il décrie les froides passions de la tragédie française, il conçoit qu’elles puissent être adaptées à l’esprit français :
- 20 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 48.
«I deny not but this may sute well enough with the French; for as we, who are a more sullen people, come to be diverted at our Playes; they who are of an ayery and gay temper come thither to make themselves more serious: And this I conceive to be one reason why Comedy is more pleasing to us, and Tragedies to them20.»
« Je ne nie pas que cela puisse convenir assez bien aux Français ; car nous, qui sommes un peuple plus morose, nous venons voir nos pièces pour être divertis ; eux qui possèdent un tempérament plus léger et gai s’y rendent pour devenir plus sérieux. Et je pense que c’est la raison pour laquelle la comédie nous plaît davantage, tandis qu’ils préfèrent la tragédie. »
27Neander montre ainsi que des publics différents aiment des formes d’œuvres différentes, tandis qu’Eugenius, plus haut, note que l’évolution culturelle implique une évolution des pratiques, lorsqu’il prône l’idée d’un progrès dans les arts :
- 21 Ibid., p. 22.
«for if Natural Causes be more known now then in the time of Aristotle, because more studied, it follows that Poesie and other Arts may with the same pains arrive still neerer to perfection21…»
« car si les causes naturelles sont mieux connues maintenant qu’à l’époque d’Aristote, parce qu’elles sont davantage étudiées, il s’ensuit que la poésie et les autres arts peuvent, avec les mêmes efforts, à s’approcher davantage de la perfection… »
- 22 Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du Poème dramatique », Trois Discours sur (...)
28Ces deux propos, bien qu’énoncés à des fins distinctes, semblent réactiver le relativisme historique d’un Corneille pour qui les règles ne sont pas fixées de toute éternité, et valable uniformément dans tous les pays. Son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique s’ouvre d’ailleurs par une mise en garde contre une conception trop simpliste et univoque des choses : « Il est constant qu’il y a des Préceptes, puisqu’il y a un Art, mais il n’est pas constant quels ils sont22. » Le relativisme cornélien est fondé sur la variation du goût selon les cultures et lui permet de valoriser des formes qu’Aristote bannissait de la tragédie : il réintroduit ainsi la possibilité de mettre en scène des personnages très vertueux tombant dans le malheur :
- 23 Pierre Corneille, « Discours de la tragédie », ibid., p. 104.
« [J]’estime qu’il ne faut point faire de difficulté d’exposer sur la Scène des hommes très vertueux, ou très méchants dans le malheur. En voici deux ou trois manières, que peut-être Aristote n’a su prévoir, parce qu’on n’en voyait pas d’exemples sur les Théâtres de son temps23. »
29Il se fonde notamment sur le succès que Polyeucte, Héraclius et Nicomède ont remporté pour justifier la persécution du personnage vertueux :
- 24 Ibid., p. 100-101.
« L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les Martyrs de notre Théâtre : Polyeucte y a réussi contre cette Maxime, et Héraclius et Nicomède y ont plu, bien qu’ils n’impriment que de la pitié24… »
30Il use de ce même succès pour légitimer la tragédie fondée sur l’admiration, c’est-à-dire non pathétique (et donc non aristotélicienne), dans l’Examen de Nicomède :
- 25 Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléia (...)
« Dans l’admiration qu’on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions, dont n’a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte25. »
Contaminations théoriques : variations autour de l’héroïsme
- 26 Précisons que l’expression ne doit rien au genre de la « comédie héroïque » inventé par Corneille (...)
- 27 Il s’agit d’un pentamètre iambique avec rimes paires.
31Or la particularité de Dryden va justement être la promotion du héros vertueux qui suscite l’admiration, dans ce qu’il appelle le heroic drama26. La définition de ce genre repose toujours sur une comparaison entre tragédie et épopée, qu’il mène plus loin que d’autres théoriciens avant lui. Dès la fin de l’essai Of Dramatick Poesie, Dryden avance l’idée d’une similitude entre les deux formes, pour défendre l’introduction de la rime héroïque27 dans la tragédie :
- 28 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 75.
«For though Tragedy be justly preferr’d above the other, yet there is a great affinity between them as may easily be discover’d in that definition of a Play which Lisideius gave us. The Genus of them is the same, a just and lively Image of human nature, in its Actions, Passions, and traverses of Fortune: so is the end, namely for the delight and benefit of Mankind. The Characters and Persons are still the same, viz. the greatest of both sorts, onely the manner of acquainting us with those Actions, Passions and Fortunes is different. Tragedy performs it viva voce, or by action, in Dialogue, wherein it excels the Epique Poem which does it chiefly by narration, and therefore is not so lively an Image of Humane Nature. However, the agreement betwixt them is such, that if Rhyme be proper for one, it must be for the other28.»
« Car bien que la tragédie soit préférée, et à juste titre, à l’autre forme, il y a cependant entre elles une grande affinité, que l’on pourrait facilement dégager de la définition d’une pièce de théâtre que Lisideius nous a donnée. Elles relèvent du même genre, en ce qu’elles constituent une juste et vivante image de la nature humaine, par leurs actions, leurs passions et leurs revers de fortune : leur fin est la même, être agréable et utile aux hommes. Elles renferment les mêmes caractères et les mêmes personnages, c’est-à-dire les plus élevés ; seule la manière de nous faire connaître ces actions, passions et fortunes est différente. La tragédie représente viva voce, ou par les actions, dans le dialogue, ce en quoi elle surpasse le Poème Épique, qui utilise principalement la narration et ne constitue donc pas une image aussi vivante de la nature humaine. En tout cas, l’affinité entre elles est telle que si la rime est adaptée à l’une, elle doit l’être à l’autre. »
32À travers ce passage où l’empreinte d’Aristote est forte, se trouvent suggérées non seulement la similitude de sujets, mais la similitude de personnages et de caractères dans ces deux formes. Cette association oblique et permanente se retrouve dans les discours préfaciels des pièces héroïques. Dryden présente ces dernières comme de simples transpositions, sous une forme énonciative différente, de récits épiques. Ainsi, dans la dédicace de The Indian Emperour, Dryden signale la dignité extraordinaire et peu habituelle au théâtre du sujet qu’il a choisi, la conquête du nouveau monde :
- 29 The Works of John Dryden, vol. 9, éd. cit., p. 23, 25.
«His story is, perhaps the greatest, which was ever represented in a poem of this nature; (the action of it including the Discovery and Conquest of a New World)29.»
« Cette histoire est peut-être la plus grande qui ait jamais été représentée dans un poème de cette nature ; (son action inclut la découverte et la conquête du Nouveau Monde). »
- 30 The Works of John Dryden, vol. 10, éd. Maximillian E. Novak et George Robert Guffey, Berkeley/Los (...)
33Dans celle de Tyrannick Love, il indique à son dédicataire que sa pièce est l’équivalent fictionnel du poème héroïque qu’il aurait pu espérer voir écrit sur sa propre vie30. La référence à l’épopée ressurgit dans la dédicace de The Conquest of Granada, à travers les noms de Virgile, du Tasse et de l’Arioste :
- 31 The Works of John Dryden, vol. 11, éd. John Loftis, David Stuart Rodes et Vincent A. Dearing, Berk (...)
«Sir, Heroique Poesie has alwayes been sacred to Princes and to Heroes. Thus Virgil inscrib’d his Aeneids to Augustus Caesar, and, of latter Ages, Tasso and Ariosto dedicated their Poems to the house of Est31.»
« Monsieur, la poésie héroïque a toujours été dédiée aux princes et aux héros. Ainsi Virgile a dédié son Énéide à l’empereur Auguste, et à une époque plus tardive, Le Tasse et L’Arioste ont dédié leurs Poème à la maison d’Este. »
34Tous ces éléments se trouvent thématisés et ouvertement exposés dans l’essai Of Heroique Plays. Là, Dryden pose l’équivalence parfaite entre celles-ci et le poème héroïque et dit s’être soumis aux règles du poème héroïque :
- 32 Of Heroique Plays, dans The Works of John Dryden, vol. 11, éd. cit., 1978, p. 10.
«[A]n Heroick Play ought to be an imitation, in little, of an Heroick Poema: and, consequently, that Love and Valour ought to be the subject of it […]. The Laws of an Heroick Poem did not dispence with these of the other, but rais’d them to a greater height32…»
« Une pièce héroïque devrait être l’imitation, en plus court, d’un poème héroïque : et par conséquent l’amour et la valeur devraient en être le sujet […]. Les lois du poème héroïque ne dispensent pas de celles de l’autre forme, mais elles l’élèvent à un niveau supérieur… »
- 33 Ibid., p. 13.
«I have modell’d my Heroique Playes, by the Rules of an Heroick Poem33.»
« J’ai modelé mes pièces héroïques sur les règles du poème héroïque. »
- 34 Ce point avait déjà été mentionné dans la préface à Tyrannick Love, in The Works of John Dryden, v (...)
35Cette posture implique une conception étendue du vraisemblable qui inclut l’extraordinaire puisque dans l’épopée, les dieux et les esprits jouent un rôle important34 :
- 35 Of Heroique Plays, op. cit., p. 12.
«And if any man objects the improbabilities of a spirit appearing, or of a Palace rais’d by Magick, I boldly answer him, that an Heroick Poet is not ty’d to a bare representation of what is true, or exceeding probable35.»
« Et si quiconque objecte que sont improbables les apparitions d’esprits ou l’élévation d’un palais par la magie, je lui réponds avec vigueur qu’un poète héroïque n’est pas astreint à la stricte représentation du vrai ou de ce qui excède à peine le probable. »
- 36 Ibid., p. 9.
- 37 Ibid., p. 16.
36Dryden souligne aussi l’importance de la vertu parfaite, des exemples de vertu morale36, de la parfaite vertu37 et de la tension entre honneur et amour. Il n’emploie pas le terme dilemme pour qualifier cette tension, mais c’est bien la forme que prend le conflit dans ses pièces, pour se résoudre dans la victoire de l’honneur, chez les personnages parfaits. Quand il fait la genèse du genre et se réfère à William d’Avenant, il souligne que celui-ci tient l’élévation de ces caractères des poètes français et en particulier de Corneille :
- 38 Ibid., p. 9.
«[H]e height’nd his characters from the example of Corneille & some French poets38.»
« [I]l a élevé ses caractères d’après l’exemple de Corneille et de quelques poètes français. »
37Toutefois, il préfère se réclamer des poètes épiques que des poètes français, avec lesquels il entend rivaliser, sans pour autant se soumettre à leurs règles :
- 39 Ibid., p. 16.
«For my own part, I declare myself for Homer and Tasso; and am more in live with Achilles and Rinaldo than with Cyrus and Oroondates. I shall never subject my characters to the French standard39.»
« Pour ma part, je me réclame d’Homère et du Tasse ; et j’ai plus d’intérêt pour Achille et Roland que pour Cyrus et Oroondates. Je ne me soumettrai jamais au modèle [standard] français. »
38Il souligne tout de même que ses héros parfaitement vertueux sont comparables aux Français, et l’on peut évidemment voir là une allusion à ceux de Corneille. Ce paradoxe se comprend très bien à la lumière du projet patriotique de Dryden qui entend défendre l’originalité de la production anglaise, au regard du modèle français déjà pensé comme hégémonique. Dryden mentionne la dette à l’égard de Corneille à propos de D’Avenant, il la gomme quand il parle de sa propre pratique, afin de valoriser la nouveauté de ce qu’il propose.
- 40 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, p. (...)
- 41 Pierre Corneille, « Discours de la tragédie », éd. cit., p. 104. Voir la citation de la note XX.
39Il est toutefois frappant de constater à quel point Dryden se rapproche des infléchissements apportés par Corneille au modèle tragique aristotélicien. On sait qu’une des singularités de la poétique cornélienne réside dans l’élection d’un premier acteur parfait, pour permettre la sympathie sans mélange du spectateur40. Cette réintégration du héros entièrement vertueux est évoquée dans le Discours de la tragédie, nous l’avons vu41. Corneille rejoint par là la conception épique des personnages telle qu’elle fut proposée par le Tasse dans son Discours du poème héroïque. Adapter ce personnage à la tragédie constitue une gageure, car le Tasse précise que les actions et les personnages qui interviennent dans la tragédie et l’épopée ne sont théoriquement pas de même nature :
- 42 Le Tasse, cité par Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 114-115.
« La tragédie demande des personnages ni bons ni méchants mais d’une catégorie moyenne […]. L’épopée réclame au contraire une vertu supérieure. […] Et si parfois le tragique et l’épique prennent pour sujet un même personnage, ils le traitent différemment et dans des perspectives distinctes. Les poètes épiques admettent aussi bien dans leurs personnages le comble de la vertu que la perfection dans le vice, et cela est beaucoup moins risqué pour eux que pour les tragiques42. »
- 43 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 224.
40Tout le travail créateur de Corneille consiste justement dans la recherche de solutions susceptibles de trouver des réponses à cette conception paradoxale de la tragédie héroïque43. De cette vision particulière découle la promotion de l’admiration comme nouvelle passion tragique, qui vient s’adjoindre à la pitié.
41Dryden évoque l’admiration, dans son essai Of Dramatick Poesie, comme un effet évident de la tragédie pour Aristote :
- 44 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 35.
«The end of Tragedies or serious Playes, sayes Aristotle, is to beget admiration, compassion, or concernment44.»
« Le but des tragédies, ou pièces sérieuses, dit Aristote, est de faire naître l’admiration, la compassion ou l’inquiétude [concernment]. »
- 45 Voir la citation de la note 25.
- 46 Pierre Corneille, De la tragédie, éd. cit., p. 101-102.
42Or on ne trouve rien de tel chez Aristote, et l’admiration est en revanche un effet propre au poème épique et à des tragédies héroïques comme Nicomède ou Héraclius. C’est Corneille qui l’a clairement proposée comme le critère formel d’une espèce nouvelle de tragédie, peut-être la plus belle selon lui, comme il l’indique dans l’Examen de Nicomède45. Notons également que dans ce passage, Dryden atténue l’importance de la crainte en utilisant le terme concernment, qui désigne autant l’intérêt empathique que la légère inquiétude. Or Corneille lui-même a dit, contre Aristote, qu’elle n’était pas indispensable, dans son Discours de la tragédie46.
43Ainsi, par un habile jeu de substitution qu’il se garde de signaler, Dryden introduit l’admiration et met au second plan la crainte, sans jamais évoquer Corneille, mais sans que l’on puisse croire qu’il ignore la métamorphose que les passions tragiques subissent chez le dramaturge français, dont il connaît parfaitement les écrits, et qu’il utilise de manière extrêmement nuancée lorsque son propos nécessite des cautions extérieures. Cette mise au premier plan de l’admiration n’est pas accidentelle. Dans sa Defense of an Essay, Dryden répète:
- 47 Defense of an Essay of Dramatique Poesie, op. cit., p. 11.
«Admiration would be the Delight of one [Tragedy], and Satyr of the other [Comedy]47.»
« L’admiration doit être le plaisir de l’une, et la satire celui de l’autre. »
44Dans la dédicace d’Amboyna, il reparle de l’admiration :
« Cette noble passion à laquelle le Poète élève l’audience par les plus hauts sujets. »
45On peut donc supposer que Dryden oublie de signaler sa dette à l’égard du Français quand il souhaite souligner l’originalité de sa démarche (son essai sur les pièces héroïques a valeur de manifeste), alors même qu’il puise abondamment dans les écrits théoriques du dramaturge lorsqu’il s’agit de confronter en virtuose différentes conceptions théâtrales pour aboutir à la valorisation d’une certaine liberté d’écriture. Les deux postures ne sont pas contradictoires. En somme, elles creusent un sillon identique : Dryden puise explicitement chez Corneille l’autorité nécessaire quand il souhaite revendiquer l’infléchissement des règles, et il s’inspire implicitement de lui lorsqu’il modèle une forme de tragédie qui s’écarte du canon aristotélicien.
Solution politique et prolongements épiques
- 49 Almanzor dans The Conquest of Granada, Porphirius dans Tyrannick Love.
46Les héros des pièces héroïques de Dryden se conforment à ses propos théoriques. Certains, tels Ozmyn et Almahide dans The Conquest of Granada, sont parfaitement vertueux du début à la fin. D’autres opèrent progressivement un dépassement héroïque de leurs passions49, vers une vertu sans partage qui éclate au dénouement et débouche sur la reconnaissance et l’admiration des spectateurs internes. Cette esthétique de l’admiration trouve par exemple un développement exemplaire au dénouement de The Conquest of Granada, où l’Espagnol Duke of Argos chante les louanges de son ennemi Almanzor :
- 50 The Works of John Dryden, vol. 11, éd. cit., p. 194.
«His force at once I envy’d and admir’d50.»
« J’ai envié et admiré sa force tout à la fois. »
- 51 Au point que The Conquest of Granada se déploie sur deux pièces successives.
47Dryden développe le drame héroïque dans deux directions : dans certaines pièces, qu’il ne qualifie d’ailleurs pas de tragédies, il sort complètement du cadre régulier dans lequel s’inscrivait Corneille, et entremêle une quantité d’actions considérables : c’est le cas des deux pièces de conquêtes, The Indian Emperour et The Conquest of Granada. Il peut également respecter davantage l’unité d’action, dans les pièces qui restent articulées autour d’un conflit simple. Si la pièce héroïque est selon lui l’imitation « en plus court » d’un poème épique, on peut donc distinguer les pièces qui restituent le mouvement rhapsodique de l’épopée51, et celles qui font entrer les valeurs épiques dans un conflit resserré qui demeure une tragédie. Ces dernières pièces sont bien sûr celles qui demeurent les plus proches du théâtre de Corneille, et l’on peut bien parler, dans leur cas, de « tragédies héroïques », d’autant que Dryden les qualifie de tragédies dans ses sous-titres et de pièces héroïques dans les discours liminaires.
- 52 Pierre Corneille, Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 272.
48L’une de ces tragédies héroïques, Tyrannick Love, est une pièce sur le martyre de sainte Catherine d’Alexandrie dans laquelle Dryden propose une solution esthétique au problème soulevé par Corneille dans l’Examen de Théodore, selon lequel « une vierge et martyre sur un théâtre n’est autre chose qu’un terme qui n’a ni jambe ni bras, et par conséquent point d’action52 ». J’aimerais en effet montrer, pour conclure ces propos, que non seulement Dryden utilise les écrits théoriques cornéliens pour forger un discours original sur le théâtre, mais qu’il prend également en charge un problème dramaturgique posé par Corneille par le biais d’une fiction qui apparaît comme une réponse à l’Examen de Corneille.
- 53 Il s’agit vraisemblablement de la pièce anonyme attribuée à l’abbé d’Aubignac, et publiée en 1649.
- 54 Jean Puget de la Serre, Sainte Catherine, tragédie en prose, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, (...)
49Dryden ne dit pas que sa pièce procède des tragédies hagiographiques de Corneille. Dans sa préface, il mentionne seulement une pièce française sur sainte Catherine qu’il a vue représenter et dont il dit d’ailleurs s’être très peu inspiré53. Toutefois, Dryden ne peut ignorer l’importance de la controverse sur Théodore dont Corneille se fait abondamment l’écho dans ses textes théoriques, surtout quand cette question touche précisément le problème de la mise en scène du héros parfaitement vertueux. Or dans sa tragédie à martyre, Dryden a pris un parti esthétique qui lui permet de contourner le caractère statique de la vierge et martyre, dû au fait qu’elle ne peut véritablement être intégrée dans une intrigue amoureuse. Dans les pièces françaises sur sainte Catherine54, le conflit se noue entre l’empereur romain Maximin et la sainte : il veut qu’elle renonce à sa foi pour des raisons politiques et amoureuses ; elle résiste longuement, convertit les philosophes chargés de la faire changer d’opinion et l’épouse de l’empereur, qui sont menés au martyre, avant Catherine dont on voit l’apothéose au dénouement. Dryden conserve l’opposition statique entre l’empereur et la chrétienne, mais il accorde une place beaucoup plus importante à la dimension tyrannique de l’empereur, à son opposition à ses sujets qui décrient sa politique, et aux figures de l’impératrice et du capitaine Porphyrius. Comme dans la légende, ces derniers se convertissent ; mais ils ne meurent pas et récupèrent le pouvoir au dénouement après des mutineries qui aboutissent à la mort de Maximin. La vertu qui éclate au dénouement n’est donc pas celle de la sainte, mais celle des tenants du pouvoir politique juste. Le sujet hagiographique est dépassé par la question politique de la légitimité du pouvoir, Catherine apparaissant comme le modèle d’une exemplarité héroïque qui permet de renverser un empereur tyrannique pour lui substituer un empereur juste, Porphyrius. Le martyre n’est donc pas l’apothéose du dénouement, mais le chaînon indispensable d’un mouvement politique de grande ampleur qui constitue l’enjeu essentiel de la pièce. Il constitue un exemplum qui contamine la sphère politique, et se trouve donc ravalé au simple rang de péripétie permettant la survenue d’une révolution idéologique essentielle. Cette fonction qui repose sur les passions suscitées par la sainteté est réfléchie dans le texte quand Catherine signale que le martyre est un spectacle qui doit générer des effets sur l’âme de celui qui en est le témoin. Dans le martyre, elle est sur une scène et doit agir comme un exemple à imiter :
- 55 The Works of John Dryden, vol. 10, éd. cit., p. 163.
But I am plac’d, as on a Theater,
Where all my Acts to all Mankind appear,
To imitate my constancy or fear55.
« Mais je suis placée sur un théâtre où tous mes actes apparaissent aux hommes, afin de générer soit l’imitation de ma constance, soit la crainte. »
50L’impératrice valide par avance cette fonction contaminante du spectacle de la vertu lorsqu’elle lui dit :
- 56 Ibid., p. 160.
Your Arguments my reason first inclin’d,
And then your bright example fix’d my mind56.
« D’abord vos arguments ont disposé ma raison, ensuite votre brillant exemple s’est imprimé dans mon esprit. »
- 57 Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classi (...)
51Ainsi se trouvent contournées la simplicité du personnage parfait, qui interdit au dramaturge de greffer sur le parcours de vertu de l’héroïne d’inopportunes intrigues galantes, et l’idée d’une stérilité théâtrale du spectacle de la sainteté. Dryden opère un report de l’exemplarité héroïque, qui lui permet d’échapper à la sécheresse du sujet hagiographique en termes de passion et d’enjeu politique. En outre, et ceci n’est pas anodin au regard des débats houleux sur la sainteté au théâtre qui traversent la France dans les années 1660, et visent tout particulièrement Théodore57, Dryden met en scène la sainteté comme un spectacle théâtral interne à la fiction, dont les personnages commentent l’efficacité et la validité en termes de purgation des passions. L’intérêt et la valeur d’une telle mise en scène se trouvent ainsi validées par la fiction elle-même. Non seulement Dryden assimile un modèle de tragédie héroïque d’inspiration cornélienne, mais il prolonge par sa pratique la théorie du dramaturge français, en mettant en abyme dans sa pièce une réflexion sur les pouvoirs du spectacle de la vertu, et en apportant une solution au problème auquel Corneille s’est heurté avec Théodore.
- 58 Norman D. Shergold et Peter Ure, « Dryden and Calderón : A New Spanish Source for The Indian Emper (...)
52L’autre veine héroïque développée par Dryden s’écarte plus ostensiblement de la tragédie cornélienne, ne serait-ce que par le foisonnement de ses intrigues et leur ampleur épique. Ces pièces qui ne sont pas qualifiées de tragédies par leur auteur doivent toutefois quelque chose à Corneille, dont elles semblent prolonger les expérimentations les plus audacieuses. En effet, en dramatisant des épisodes d’histoire relativement récents, la conquête de Mexico par Hernán Cortés qui est l’un des personnages centraux de The Indian Emperour, et la reconquête de Grenade sur les Maures, développées en deux pièces, Dryden restitue littéralement sa grandeur épique au héros vertueux dont la grandeur s’était restreinte, dans la plupart des pièces de Corneille, à l’élévation morale et au dépassement sublime des passions. Autrement dit, Dryden retrouve dans ces pièces la teneur épique du Cid, que Corneille s’est employée à réinvestir, après la Querelle, dans des héros antiques moins contestables du point de vue des bienséances et des règles de la tragédie en voie de constitution. Il est frappant de constater que Dryden se nourrit, tout comme Corneille l’avait fait avec sa pièce tirée de la comedia de Guillén de Castro, de la chronique espagnole, directement ou par la médiation de pièces contemporaines, tel El Príncipe constante de Calderón58. Les pièces de Dryden sont plus centrées sur le conflit entre honneur et passion que sur l’action guerrière proprement dite, mais il en allait de même dans Le Cid où l’action épique de Rodrigue contre les Maures est un moyen pour le héros de récupérer son honneur.
- 59 Pierre Corneille, De l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Trois Discours, éd. cit., (...)
53Ainsi, on peut poser l’hypothèse que Dryden aurait prolongé une tentative avortée de Corneille, celle d’une adaptation, dans une forme hybride, d’un épisode d’histoire moderne dont le caractère épique est identiquement emprunté à la chronique espagnole. Corneille avait tenté d’ouvrir la voie en évoquant la possibilité de puiser des sujets postérieurs à l’Antiquité pour écrire des pièces à sujet sérieux : « Les Siècles suivants nous en ont assez fourni, pour franchir ces bornes, et ne marcher plus sur les pas des Grecs59. » Dryden semble avoir fait sienne cette idée, qu’il a déployée dans des fresques guerrières résonnant avec les drames espagnols du Siècle d’Or.
54Le heroic drama de Dryden, qu’il propose une solution politique aux apories posées par la mise en scène de la sainteté, ou qu’il déploie la chronique historique récente dans un contexte où les récriminations des opposants au Cid n’étaient plus de mise, prolonge la réflexion de Corneille sur les effets et les pouvoirs du théâtre sérieux. Comme dans ses discours théoriques, la référence à Corneille n’est pas toujours dévoilée, mais sa présence souterraine alimente une rénovation de la théorie des genres, aux marges de la tragédie.
Notes
1 Voir notamment John M. Aden, « Dryden, Corneille, and the Essay of Dramatic Poesy », The Review of English Studies, New Series, vol. 6, 1955, p. 147-156; Richard Kendall Leeman, Corneille and Dryden: Their Theories of Dramatic Poetry, Madison (Wisconsin), University of Wisconsin Press, 1961.
2 Élisabeth Woodrough, « Corneille et la Grande-Bretagne : l’intérêt que suscite l’œuvre de Pierre Corneille outre-Manche au XVIIe siècle », dans Alain Niderst (dir.), Pierre Corneille. Actes du colloque tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, Paris, PUF, 1985, p. 73-82.
3 John Dryden, Essay of Dramatick Poesie [1668], dans The Works of John Dryden, vol. 17, éd. Samuel Holt Monk et A. E. Wallace Maurer, University of California Press, 1971, p. 44-45.
4 Ibid., p. 48.
5 Ibid., p. 50.
6 Ibid., p. 19. Cette question est également traitée dans l’Examen de La Suivante. Les traductions des citations de Dryden sont de nous.
7 Ibid., p. 26. Le texte exact est : « c’est assez bien employé un temps si court » (Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat-Molozay et Marc Escola, Paris, GF, 1999, p. 144).
8 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 51.
9 Voir sur ce point le site : http://www.idt.paris-sorbonne.fr, qui édite les pièces liminaires du théâtre italien, espagnol et français, parmi lesquelles celles de Corneille.
10 Joan C. Grace, « John Dryden’s Theory of tragedy : “They, Who have best succeeded on the stage, have still conform’d their genius to their stage” », Tragic THeory of the Critical Works of Thomas Rymer, John Dennis and John Dryden, Londres, Associated University Press, 1975, p. 96.
11 The Tempest or the Enchanted Island (1670) est une adaptation de la pièce de Shakespeare ; on décèle dans All for Love (1678) l’influence de l’Antony and Cleopatra et Troilus and Cressida (1679) est écrit contre la pièce de Shakespeare.
12 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 34.
13 Ibid., p. 38.
14 Ibid., p. 33-34.
15 Ibid., p. 44-45. La fin de la phrase est en effet directement empruntée au premier Discours : « Ainsi dans les Comédies de ce premier Volume, j’ai presque toujours établi deux Amants en bonne intelligence, je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait. » Trois Discours, éd. cit., p. 77.
16 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 47-48.
17 Ibid., p. 50.
18 Ibid., p. 51.
19 John Dryden, Defense of an Essay of Dramatique Poesie, dans The Works of John Dryden, vol. 9, éd. John Loftis et Vinton A. Dearing, Berkeley, Los Angeles/Londres, University of California Press, 1974, p. 20.
20 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 48.
21 Ibid., p. 22.
22 Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du Poème dramatique », Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 63.
23 Pierre Corneille, « Discours de la tragédie », ibid., p. 104.
24 Ibid., p. 100-101.
25 Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 2, 1984, p. 643.
26 Précisons que l’expression ne doit rien au genre de la « comédie héroïque » inventé par Corneille pour définir les histoires d’amour entre personnages élevées : le drame héroïque selon Dryden emprunte certains de ses traits à la tragédie cornélienne, comme nous le verrons.
27 Il s’agit d’un pentamètre iambique avec rimes paires.
28 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 75.
29 The Works of John Dryden, vol. 9, éd. cit., p. 23, 25.
30 The Works of John Dryden, vol. 10, éd. Maximillian E. Novak et George Robert Guffey, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1970, p. 107-108.
31 The Works of John Dryden, vol. 11, éd. John Loftis, David Stuart Rodes et Vincent A. Dearing, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1978, p. 3.
32 Of Heroique Plays, dans The Works of John Dryden, vol. 11, éd. cit., 1978, p. 10.
33 Ibid., p. 13.
34 Ce point avait déjà été mentionné dans la préface à Tyrannick Love, in The Works of John Dryden, vol. 10, éd. cit., p. 112.
35 Of Heroique Plays, op. cit., p. 12.
36 Ibid., p. 9.
37 Ibid., p. 16.
38 Ibid., p. 9.
39 Ibid., p. 16.
40 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, p. 223-224.
41 Pierre Corneille, « Discours de la tragédie », éd. cit., p. 104. Voir la citation de la note XX.
42 Le Tasse, cité par Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 114-115.
43 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 224.
44 Essay of Dramatick Poesie, op. cit., p. 35.
45 Voir la citation de la note 25.
46 Pierre Corneille, De la tragédie, éd. cit., p. 101-102.
47 Defense of an Essay of Dramatique Poesie, op. cit., p. 11.
48 The Works of John Dryden, vol. 12, éd. Vinton A. Dearing, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 3.
49 Almanzor dans The Conquest of Granada, Porphirius dans Tyrannick Love.
50 The Works of John Dryden, vol. 11, éd. cit., p. 194.
51 Au point que The Conquest of Granada se déploie sur deux pièces successives.
52 Pierre Corneille, Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 272.
53 Il s’agit vraisemblablement de la pièce anonyme attribuée à l’abbé d’Aubignac, et publiée en 1649.
54 Jean Puget de la Serre, Sainte Catherine, tragédie en prose, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1643 ; anonyme, attribuée à l’abbé d’Aubignac, Le Martyre de sainte Catherine, tragédie, Caen, Eleazar Mangeant, (1649) 1650.
55 The Works of John Dryden, vol. 10, éd. cit., p. 163.
56 Ibid., p. 160.
57 Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997, p. 207-218.
58 Norman D. Shergold et Peter Ure, « Dryden and Calderón : A New Spanish Source for The Indian Emperour », Modern Language Review, vol. 62, no 3, juillet 1966, p. 369-383.
59 Pierre Corneille, De l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Trois Discours, éd. cit., p. 65.
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