Version classiqueVersion mobile

Les sociétés au xviie siècle

 | 
Annie Antoine
, 
Cédric Michon

Première partie. Les groupes sociaux

Chapitre VII. Aux marges de la société : pauvres et pauvreté

John Broad, Tomás A. Mantecón et Guy Saupin

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1Les grandes inégalités sociales maintenaient une frange importante de la population dans une situation de grande précarité. Cette fragilité jetait dans l’errance ou vers les villes une foule variable de miséreux selon le rythme des crises économiques et épidémiques. Le regard social sur la pauvreté ayant beaucoup changé sous l’influence de l’Humanisme et des Réformes religieuses, il s’ensuivit une mutation profonde dans le traitement public de l’assistance aux pauvres, allant de la centralisation de la gestion à l’hospitalisation. Sur ce terrain, l’Espagne se tint plus en retrait, restant très fidèle aux solutions informelles ou mutualistes traditionnelles.

Les pauvres : réalités et représentations

L’importance du paupérisme

Une réalité difficile à cerner et à quantifier

2L’importance de la misère dans les sociétés du xviie siècle est une réalité évidente perçue par tous les historiens, sans qu’il soit possible d’avancer un chiffrage précis, non seulement parce que le nombre de pauvres variait selon la conjoncture, mais surtout parce qu’il existait différents degrés de gravité dans les infortunes affectant les laissés pour compte de la société. Sur ces incertitudes, c’est dans l’historiographie anglaise que le débat est le plus vif, mais les questions posées concernent aussi toute description du paupérisme dans les deux autres pays.

  • 1 Slack P., Poverty and Policy in Tudor and Stuart England, Londres, 1988.
  • 2 Arkell T., « The Incidence of Poverty in England in the Later Seventeenth Century », Social Histor (...)

3En Angleterre, l’analyse classique qui estimait la proportion des pauvres aux 2/3 dans les villes provinciales et aux 3/5 dans les campagnes a été sévèrement critiquée, au profit d’une estimation à 1/5 et 1/101. Les premières appréciations basées sur les exemptions de la Hearth Tax (équivalent de la taille) ont dû être abandonnées car bien des exempts n’étaient pas vraiment dans une situation de misère comme en témoignent une petite propriété, un loyer assez élevé, un confort minimal révélé par les inventaires après décès, et parfois même l’emploi d’un domestique et le paiement de la taxe des pauvres. Même si la discussion continue sur l’ambiguïté de ces données prises isolément, l’accord s’est fait sur la révision des chiffres à la baisse2. La confrontation des rôles fiscaux, des recensements de population et des listes d’aide aux pauvres empêche de basculer trop vite dans une vision optimiste de l’évolution sociale anglaise au xviie siècle. Les problèmes financiers dus à une réticence des élites font que la moitié des familles en situation malsaine devait se contenter d’aides très ponctuelles ou même s’en passer totalement.

  • 3 Beier A. L., « Pauvreté et progrès à l’aube de l’Angleterre moderne », Schapira et al., Les sociét (...)

4Les listes d’assistance montrent que c’était les familles affectées par la mort et par la maladie qui étaient surtout en péril. Le faible nombre d’individus entre 16 et 30 ans s’explique par le départ des jeunes en apprentissage ou en domesticité, la remontée postérieure, surtout après 40 ans, par l’écrasement sous les charges familiales. Ce qui rendait les adultes vulnérables était l’installation à leur compte, la naissance de nombreux enfants, les maigres salaires et les petits fermages. Ainsi, à Ipswich en 1597, sur 420 pauvres recensés, 47,9 % avaient 15 ans et moins, 9,4 % de 16 à 30 ans, 33,8 % de 31 à 60 ans et 8,9 % au-dessus de 60 ans. Une synthèse plus large d’enquêtes de 1587 à 1629 donne respectivement 47,4 %, 10,6 %, 31,5 % et 10,5 %. La supériorité des femmes dans un ratio de trois pour deux traduit l’importance du veuvage féminin et le moindre départ des jeunes femmes du foyer où des activités textiles et le soin des vieillards et des handicapés les maintenaient plus que leurs frères. La pauvreté assistée était donc principalement une affaire de femmes, d’enfants et de vieux, auxquels se rajoutaient les adultes impotents3.

  • 4 Beier A. L., Masterless Men. The Vagrancy Problem in England, 1560-1640, Londres, 1985.

5La difficulté de l’appréciation quantitative du paupérisme vient aussi de la forte mobilité affectant les victimes des dégradations économiques. Si l’afflux vers les villes lors des crises frumentaires et épidémiques est un phénomène bien observé, il ne faut pas omettre les migrations rurales révélées par des différences d’évolution démographique, les exclus des zones surpeuplées par suite des modifications structurelles et conjoncturelles du travail rural tentant de s’insérer dans les espaces plus accueillants, à l’image des déplacements des petits paysans anglais à l’intérieur des comtés, mais aussi, d’une manière générale, des comtés du sud et de l’est vers ceux du nord et de l’ouest4. Dans le Warwickshire, en 1670, le taux d’exemption de la Hearth Tax pour l’ensemble du comté s’élevait à 36 %, moyenne des 29 % du sud (polyculture, élevage) et des 41 % du nord (plateaux). Dans le Northamptonshire, les taux variaient de 35 % dans les zones de culture à champs ouverts à 44 % dans les zones forestières et de pâture, ce qui traduisait avant tout des différences de croissance démographique engendrées par les migrations. Dans une marginalisation encore plus grande, il faut encore citer quelques milieux professionnels spécifiques comme celui des travailleurs de la forêt (bûcherons, charbonniers…) vivant souvent des relations conflictuelles avec les populations paysannes et dont la mobilité géographique inquiétait. La misère entretenait un nombre variable d’errants, dans lequel les perdants de l’économie et les victimes des destins familiaux brisés cohabitaient avec les aventuriers en tout genre, ce qui formait un vivier permanent de renouvellement du banditisme sur les chemins.

Les grandes causes des variations du paupérisme

  • 5 Guignet P., L’Économie française aux xvie, xviie et xviiie siècles, Paris, Ophrys.

6Comment évoquer la quantification des pauvres sans caractériser la tonalité économique du xviie siècle dans les trois pays ? Cette évaluation reste fort délicate à formuler, tant les aspects contradictoires semblent rendre aléatoire toute appréciation globale. Dans l’historiographie, le xviie siècle fut longtemps noir, présenté comme une addition de crises par Roland Mousnier en 1954 ou comme « tragique » par Pierre Goubert en 1970. Soucieux de rendre compte autant des réussites que des malheurs, Philippe Guignet a préféré conclure en 1991 par l’évocation d’un « siècle gris », « longue période de difficultés (1560-1720) » agrémentée de « belles éclaircies5 ». La production agricole fut plutôt en contraction, le premier quart du siècle montrant pourtant une récupération incomplète après la longue baisse entamée vers 1560, pour faire place ensuite à une nouvelle chute de 20 à 30 %, compensée par le redressement des décennies 1670-1780, avant la grande crise finale des années 1690-1720. Les activités textiles montrent toutefois un autre visage, le demi-siècle de difficultés de la draperie de laine (1630-1680), illustré par la sayetterie d’Amiens, étant largement compensé par la vigueur de la toilerie et l’essor de la soierie lyonnaise et tourangelle. La hausse de la consommation intérieure et la progression coloniale ont soutenu un réel essor du commerce international dans lequel ont été préparées les bases du succès du grand siècle suivant.

  • 6 Coleman D. C., The Economy of England, 1450-1750, Oxford, OUP, 1977.
  • 7 Overton M., Agricultural Revolution in England. The Transformation of the agrarian economy, 1500-1 (...)

7Les modifications structurelles dans l’organisation de la production ont eu leur coût social6. Ainsi dans les trois pays, la grande mutation dans l’industrie lainière faisant passer des draps lourds en laine cardée (old draperies) aux draps légers en laine peignée (new draperies) a provoqué de sévères crises d’adaptation aux conséquences régionales et internationales. En Angleterre, les crises drapières de 1614-1617 et 1620-1624 ont été durement ressenties. Des centres anciens tardant à se rénover ont connu une contraction terrible de l’emploi à l’exemple de Ludlow, Ipswich, Salisbury ou Winchester ; le manque de réaction des grandes villes drapières de Castille comme Ségovie ou Tolède leur a été fatale lorsque la concurrence des nouveaux produits anglais s’est fait sentir après la paix de 1604. Le mouvement des enclosures en Angleterre, fortement relancé à la Restauration, après les limitations imposées par le paternalisme des premiers Stuarts inquiets des révoltes comme celle de 1607 dans les Midlands, reste la transformation ayant provoqué le plus de problèmes sociaux par la forte contraction du nombre de petits paysans indépendants7. Même si le terme de disparition n’est plus utilisé car nombre d’entre eux ont simplement migré vers les régions de marais ou de forêts à moindre densité rurale, cela n’enlève rien à l’ampleur du bouleversement social. La multiplication des « squatters » sans droits en lisière des terroirs, l’activité seulement saisonnière de beaucoup d’ouvriers agricoles, l’exode vers les faubourgs urbains et encore l’émigration pauvre vers les colonies américaines sont les principaux signes d’un immense malaise social.

8La question de l’évolution du pouvoir d’achat soulève des discussions très importantes. En France, les petits paysans ont été laminés pendant les deux premiers tiers du siècle, victime de la crise des ciseaux entre la hausse des rentes foncières et la stagnation de leurs revenus (platitude de la courbe de la production et des prix). Le règne de Louis XIV a correspondu à une tension aggravée entre une baisse des prix céréaliers et la réduction à retardement des loyers, concédée de mauvais gré par les propriétaires. Cette conjoncture maussade a surtout sévi en France du nord, les indicateurs de la zone sud, tant céréaliers que viticoles, étant nettement meilleurs. En ville, le pouvoir d’achat des maçons d’Amiens s’est amélioré jusqu’en 1660, avant de se contracter sous le double effet d’une légère érosion des salaires nominaux et d’une hausse plus forte du prix du pain.

  • 8 Clay C. G. A., Economic Expansion and Social Change : England, 1500-1700, Cambridge, 1984.

9Pour l’Angleterre, l’analyse classique parlait d’une longue baisse du salaire réel de 1500 à 1650, avec une perte de 50 %, le point le plus bas correspondant aux années 1610-1630. Cette vision a été critiquée comme exagérément pessimiste. En ville, les travailleurs du bâtiment étaient souvent des petits artisans qui pouvaient avoir d’autres revenus. À la campagne, les ouvriers agricoles pouvaient bénéficier de compléments en nature ou augmenter leur temps de travail ou encore s’activer dans leur jardin. Pour tous, une mobilisation familiale arrondissait le revenu. La question reste délicate, mais il ne convient guère de passer d’un excès dans l’autre. Il est bien connu que les salaires féminins restaient fort bas, sans parler des rémunérations infantiles. Une étude récente sur le sud de l’Angleterre confirme cependant cette tendance, à la nuance près que la chute est entièrement reportée sur le xvie siècle, la période 1590-1650 correspondant plutôt à une stagnation au niveau le plus bas, les salaires urbains du bâtiment étant plus déprimés que les salaires agricoles. Par contre, un renversement s’est opéré de 1650 à 1750 car la hausse des salaires nominaux (50 % dans le bâtiment), provoquée par la recherche de main d’œuvre dans une phase de stagnation démographique, s’est combinée avec une baisse des prix alimentaires, baisse plus accentuée que celle des prix des objets basiques manufacturés. Dans cette phase plus favorable aux travailleurs, la période 1690-1710 s’inscrit toutefois comme un retournement à court terme à cause de l’impact d’une série de mauvaises récoltes8.

  • 9 Lachiver M., Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 1680-1720, Paris, Fayard, 1991

10Au cœur de ces tendances séculaires, la succession plus ou moins rapprochée de crises a dessiné des phases d’embellie ou de dramatisation qui ont eu un effet direct sur la fluctuation du paupérisme. Les crises céréalières répétées, se traduisant par des disettes ou des famines, se transformaient en crise globale étant donné le poids de l’agriculture dans l’ensemble de l’économie ; les attaques épidémiques laissaient nombre de familles brisées et affaiblies par leurs excès de mortalité et de morbidité. La peste a principalement sévi pendant les deux premiers tiers du xviie siècle, phase terrible close en Angleterre par le ravage de Londres en 1665. En Espagne, la dernière grande épidémie a couvert les années 1676-1685. Son retrait a cependant laissé subsister des épidémies très dangereuses comme la variole, le typhus, la typhoïde, la dysenterie… Le pire était atteint lorsque tout s’enchaînait dans une crise générale sur plusieurs années. Les chronologies des trois pays demeurent très proches, sans se fondre totalement. En France, les plus graves crises furent celles de 1596-1597, 1630-1632, 1649-1652, 1660-1662, 1693-1694 et 1709-17109. Le profil anglais est discuté. Pour certains, la grande crise de la fin du xvie siècle fut la dernière grande famine d’Ancien Régime ; pour d’autres, le pays a partagé la série française, avec moins de gravité, surtout à la fin de la période.

11Dans l’Espagne du xviie siècle, il existait une pauvreté chronique, qui affectait de 5 à 10 % de la population, et une autre conjoncturelle, qui sévissait avec une vigueur inégale en vertu des combinaisons de facteurs qui s’établissaient. Les limitations de l’espace dans les demeures, la prédominance des pièces multifonctionnelles, les déficits céréaliers conjoncturels et les problèmes d’approvisionnement et de chertés, liés parfois à la spéculation des taverniers, faisaient de la pauvreté une expression de la fragilité qui entourait la vie quotidienne de la plus grande partie des gens. L’apparition et la diffusion des épidémies, les éventuelles conscriptions, le mouvement ou l’éloignement des troupes dans des contextes belliqueux, les variations de la pression fiscale, la contraction du marché du travail, les problèmes d’approvisionnement et de disette ou l’évolution des récoltes provoquaient le grossissement des bourses des pauvres, affectant les sociétés qui étaient très sensibles à ces facteurs. Pour ces raisons, la pauvreté était un phénomène changeant : elle variait dans son aspect, son extension sociale et sa nature. Qui nécessitait assistance dans un contexte déterminé ne la requérait pas dans une autre conjoncture.

La vision des pauvres : l’impact de l’humanisme et des deux Réformes

L’héritage de l’humanisme : la distinction entre les bons et les mauvais

  • 10 Bataillon M., Erasmo y el erasmismo, Barcelone, 1978.

12Depuis les origines, la figure du pauvre a tenu une place majeure dans la spiritualité chrétienne. Les Évangélistes ont souligné l’importance de cet idéal dans le récit de la vie du Christ et son discours sur l’obtention du salut, formant ainsi la figure spirituelle du pauvre image du Christ, intercesseur privilégié auprès de Dieu. Les ordres mendiants du xiiie siècle, et tout spécialement les Franciscains, ont puissamment relancé et diffusé cette perception. De là est née l’intégration sociale des pauvres, « membres souffrants » du Christ chargés de rappeler que l’existence terrestre n’est que bref passage et que le véritable bonheur ne se trouve que dans la vie éternelle auprès de Dieu. Par leur symbolisme spirituel et par le surplus de charité qu’ils pouvaient susciter, ils facilitaient la rédemption. Ce discours médiéval a été doublement perturbé au début du xvie siècle par l’humanisme et la Réforme protestante10.

13En renvoyant l’obtention du salut à la seule foi et à la seule grâce de Dieu, sans que les actions humaines puissent prétendre mériter quelque chose, Luther a redéfini la charité chrétienne comme une simple exigence religieuse de l’espoir d’appartenance aux élus de Dieu. Si la culture religieuse et les institutions ecclésiales s’en sont trouvées bouleversées, cette nouvelle formulation théologique n’a aucunement affaibli l’exigence spirituelle de l’aumône pour chaque fidèle, le calvinisme ayant même prévu des fonctions spécifiques pour encadrer cette obligation dans la structuration basique de chaque consistoire. Le discours humaniste s’est révélé beaucoup plus perturbant. En exaltant au plus haut point les dispositions de l’esprit humain dans les activités productives, dans un appel à la prolongation de la création divine, les philosophes et les artistes ont jugé de plus en plus négativement l’absence de travail, versant progressivement dans une accusation morale de fainéantise envers les adultes valides paraissant s’en désintéresser. Le rejet du mendiant, accusé de feindre ses infirmités pour toucher les sensibilités, est devenu un lieu commun du discours des élites. L’ancienne compassion évangélique a fait place à une méfiance sociale nourrie de cette incapacité à intégrer positivement les sans-travail dans la nouvelle anthropologie communautaire.

14Le surgissement de graves problèmes économiques et sociaux, nés de la tension croissante entre le vif essor démographique amorcé à la fin du xve siècle et la faible augmentation des ressources, a facilité ces changements de perspective. Le surpeuplement rural s’est traduit dans les années 1520 par une émigration massive vers les villes dans lesquelles le système traditionnel d’aumônes individuelles encadrées par les établissements religieux s’est trouvé rapidement dépassé. Né de la réflexion de l’humanisme catholique espagnol dans les Pays Bas, le principe d’une organisation rationnelle d’une assistance publique contrôlée par les municipalités, en collaboration avec l’Église et la justice royale, s’est rapidement imposé, surtout après l’éclatement de graves émeutes comme la Grande Rebeyne de Lyon en 1529. Traduite dans la mise en place des aumônes générales ou bureaux des pauvres, à l’exemple de Lyon en 1534, suivi par Paris en 1544, puis par toutes les autres villes, cette politique est caractérisée par la volonté d’interdire la mendicité dans les rues et aux portes des églises ou des couvents en offrant une aide publique aux pauvres méritants appartenant à la communauté, la centralisation des dons par le bureau des pauvres devant assurer une meilleure efficacité au système des secours. Il était donc indispensable de distinguer les bons pauvres des mauvais, c’est-à-dire les victimes de la maladie, des infirmités de naissance ou accidentelles, des brisures des foyers familiaux, des dommages de la vieillesse, mais aussi du chômage – « pauvres honteux » –, des professionnels de la mendicité et des non originaires venus chercher refuge en ville. Dans une logique de compensation, mais surtout de régénération sociale, un travail obligatoire était exigé des assistés valides. Cela consistait le plus souvent à une mobilisation de main d’œuvre sur les grands chantiers de la ville comme les fortifications ou la construction de quais, mais aussi dans le nettoyage des rues et des places. En France, l’ordonnance royale de Moulins de 1566 reprit tous ces éléments pour en imposer l’obligation à chaque ville et à chaque communauté du royaume. En Bretagne, le règlement de la police des pauvres de Vitré de 1571 fut considéré comme un modèle par le parlement de Bretagne qui invita toutes les villes à l’imiter.

L’impact des deux Réformes

  • 11 Pound J. F., Poverty and Vagrancy in Tudor England, Londres, 1986, 2e éd.

15L’Angleterre du xviie siècle a hérité du travail législatif des Tudors qui ont fait voter au parlement une dizaine de lois de 1531 à 1598, connues sous le nom de lois des pauvres ou « poor laws11 ». Cette politique fut la conséquence directe de la progression de la Réforme initiée par un schisme avec Rome par Henry VIII en 1534 et confirmée par l’adoption de l’Anglicanisme sous Élisabeth Ire en 1563. La suppression des ordres réguliers et des couvents, qui encadraient jusque là l’assistance aux pauvres, imposait une solution de substitution. Elle fut trouvée dans la délégation de cette responsabilité aux responsables paroissiaux, sous la tutelle des municipalités dans les villes.

16La rivalité permanente qui a opposé les différentes sensibilités du protestantisme anglais au xviie siècle a entraîné une émulation qui a pu soutenir un militantisme charitable de conviction chrétienne. Ce fut moins le fait de l’Église d’Angleterre, toujours guettée par le risque de la routine et du conformisme en tant qu’Église établie, mais plutôt de l’engagement des divers mouvements du « Dissent » portés par leurs critiques contre le caractère inachevé de la Réformation en Angleterre. Le puritanisme, dans la plus large acception du terme, depuis les Presbytériens jusqu’aux indépendants et en incluant même les sectaires, a constitué un aiguillon qui a entretenu une certaine conscience sociale dans la majorité anglicane. La sévérité des exigences moralisatrices, comme contre-partie de la réaffirmation de la double prédestination en réaction contre la dérive arminienne de l’anglicanisme, a trouvé dans la double nature charitable et répressive de l’assistance aux pauvres une de ses meilleures opportunités d’expression. Le mouvement sectaire, des baptistes aux quakers, a pris son essor en mêlant solidarité sociale et illuminisme chrétien. L’émergence du radicalisme social au cours de la guerre civile dans les années 1640 en est l’illustration la plus exacerbée ; la peur sociale qui s’en est suivie dans les élites anglaises tant puritaines qu’anglicanes a largement contribué à entretenir ou réveiller l’attention des élites dans l’application des lois des pauvres pour couper court à toutes ces dérives si dangereuses pour l’ordre établi. L’édit de tolérance de 1689, favorable aux institutions charitables des puritains, a bien pris soin d’en exclure les sectaires.

17Dans les deux pays catholiques, la mise en place de la Réforme tridentine a suivi un calendrier décalé pour des raisons tant structurelles que conjoncturelles. Au-delà de la guerre civile religieuse du dernier tiers du xvie siècle, les différences dans les rapports entre les deux monarchies et la papauté, de la co-gestion des affaires de l’Église au gallicanisme, expliquent pourquoi l’introduction de l’esprit et l’application des mesures du Concile de Trente furent plus rapides en Espagne qu’en France. Dans son radicalisme catholique, l’Espagne a beaucoup mieux conservé que la France l’ancienne vision positive du pauvre dans la culture sociale. Ceci étant dit, une profonde convergence relie les deux réformations du catholicisme tant fut grande l’influence de la spiritualité espagnole de la seconde moitié du xvie siècle sur la France de la première moitié du xviie siècle.

18La revitalisation du catholicisme, dans sa volonté de pénétrer plus profondément la culture de masse des fidèles comme dans ses offres d’engagement, a comporté un important volet social. Derrière la réaffirmation doctrinale du libre-arbitre et de la valeur des œuvres humaines dans l’obtention du salut, l’affermissement de la foi s’est traduit par un réel engagement religieux au service des déshérités de la société. De grandes âmes ont fondé de nouveaux ordres ou de nouvelles congrégations trouvant dans l’assistance hospitalière, la protection des orphelins et des vieillards sans ressources, la visite aux prisonniers ou le rachat des captifs des pirates musulmans, l’aide à la sortie de la prostitution le terrain social susceptible de donner du corps à une exigence morale religieuse approfondie. La réponse sociale fut très forte dans les deux pays, même si naturellement des questions de stratégie familiales de positionnement des individus ont continué à se mêler aux convictions religieuses. L’élan spirituel fut tel que les véritables vocations furent beaucoup plus nombreuses qu’au siècle précédent. Dans les deux pays, le xviie siècle fut marqué par le rayonnement du militantisme dévot, à fort contenu social.

19Le modèle espagnol d’assistance conserva son originalité, en appliquant plus qu’en France et Angleterre ou en Europe Centrale, mais de manière similaire à l’Italie, des formules mutualistes, décentralisées et peu formalisées, jusqu’à ce que les hommes des Lumières du xviiie siècle impulsent, non sans résistance et avec des résultats inégaux, l’organisation d’institutions spécialisées pour couvrir des formes particulières de nécessité.

20Dans le monde rural, la famille ou le voisinage ou bien les parentèles et groupes de parenté, mais aussi le clientélisme et les liens de patronage offraient des recours pour atténuer l’impact conjoncturel de la pauvreté dans les secteurs sociaux les plus vulnérables. Le mutualisme entre les paysans, tout comme les aides dispensées par un patron envers ses clients impliquaient des économies du don qui comportaient de la réciprocité et créaient une certaine interdépendance, égalitaire dans le premier cas et asymétrique dans le second. L’assistance dispensée par les corporations de métiers parmi les artisans urbains ou par les confréries religieuses dans le monde paysan, en structurant des formes préexistantes et moins formalisées, était un exemple de mutualisme horizontal. Les statuts de ces institutions, bien disséminées dans chaque localité au xviie siècle, faisaient de l’assistance sociale une de leurs priorités, en articulant les aides de voisinage. Ces institutions régulaient l’aide que les membres du corps devaient à ceux qui se trouvaient en nécessité. Quelques jurandes et confréries fondèrent des hôpitaux, mais ce ne fut pas le plus fréquent ; chaque année elles nommaient des enfermeros (infirmiers) qui organisaient l’assistance et des services rotatifs pour accompagner le malade ou travailler dans son atelier ou dans les champs.

21Le mutualisme cédait le pas à des formes d’organisation d’assistance plus professionnalisées dans des circonstances particulières. C’était le cas des fous dangereux ou lorsque la peur des contagions épidémiques limitait le mutualisme des parents, des confrères ou des voisins. Dans des contextes de ce type, les préjugés collectifs pouvaient jouer contre les pauvres, les marginaux et étrangers ou inconnus. À Barcelone, comme à Sienne et d’autres villes européennes, l’irruption de la peste provoqua l’expulsion des vagabonds de la ville. Le Fléau n’était pas seulement une conséquence, mais aussi une cause de la pauvreté et de la marginalisation. En ces circonstances se consumait l’assistance sociale basée sur la réciprocité. Lors de la peste de 1651, l’artisan barcelonais Miquel Parest se plaignait que les gens ne secouraient les malades qu’à « coup d’argent ».

22En France, à côté de la multiplication des congrégations d’assistance, principalement féminines, le succès de la compagnie du Saint-Sacrement peut en rendre témoignage. Fondée vers 1627-1629, cette société secrète a réuni une élite de clercs et de laïcs soucieux de remédier aux maux spirituels et temporels du temps. D’abord parisienne, elle s’est diffusée en province, surtout à partir de 1639. Son projet ambitieux d’édifier la cité de Dieu sur terre s’est traduit par la multiplicité de ses initiatives : développement dévotionnel au mystère du Christ présent dans l’hostie, répression anti-calviniste, soutien aux missions populaires, actions moralisatrices, aides charitables. Elle a fonctionné comme un groupe de pression auprès des pouvoirs publics, avec des conséquences directes dans la gestion de l’assistance aux pauvres comme la fondation de l’hôpital général de Paris en 1656. Dans cette symbiose entre clercs et laïcs, avec des figures aussi importantes que saint Vincent de Paul, la société illustre à merveille la force de l’esprit tridentin, l’enracinement de la charité dans une piété intense. Le cardinal Mazarin l’a interdite en 1660, non pas pour une sensibilité frondeuse, mais parce qu’il craignait que sa puissance d’intervention finisse par gêner la cohésion de l’Église de France, structure d’encadrement pyramidale autoritaire dont la monarchie avait absolument besoin pour assurer le contrôle de ses sujets. Son esprit a perduré dans toutes les associations satellites qu’elle avait rassemblées.

De la centralisation de l’assistance à l’enfermement dans un hôpital

23L’assistance aux pauvres s’est inscrite dans une continuité totale avec les solutions expérimentées progressivement au xvie siècle, tout spécialement dans le monde rural. Toutefois, la multiplication des graves crises enchaînant les effets des famines et des épidémies, aggravés parfois par les conséquences des guerres intérieures, a renforcé les phénomènes de fuite des miséreux vers les villes. L’aggravation des problèmes sociaux menaçant l’ordre urbain et le renforcement de la prise de conscience religieuse de la misère morale se sont unis pour favoriser la recherche d’une amélioration du système d’assistance. Dans une logique empirique d’addition des expérimentations, la solution adoptée fut celle de l’hospitalisation des assistés. L’Espagne est demeurée quelque peu en retrait, dans une situation en demi-teinte.

Le prolongement de la police des pauvres du xvie siècle en Angleterre

  • 12 Beier A. L., The Problem of the Poor in Tudor and Early Stuart England, Londres, Methuen, 1985.

24L’Angleterre a vécu sous le régime de la grande loi sur les pauvres de 1601, synthèse de toutes les diverses « poor laws » du siècle précédent, demeurée en vigueur jusqu’en 1834. On peut en résumer le contenu en cinq grandes rubriques. La gestion était confiée aux autorités municipales par le biais des paroisses, en créant des charges de surveillants des pauvres (overseers of the poors) assumées bénévolement par rotation par les plus notables comme toutes les fonctions publiques locales anglaises. Leur gestion était placée sous le contrôle des juges de paix des comtés qui en référaient au Conseil privé. Trois grandes catégories de pauvres étaient distinguées : les pauvres méritants (impotent poors ou deversing poors) qui ne pouvaient gagner leur vie en raison de leur état physique ou de leur âge (enfants, veuves, vieillards, handicapés), les pauvres honteux, au chômage ou en sous-emploi (labouring poors) et les pauvres dangereux (idle poors), migrants extérieurs ou adultes valides accusés de paresse ou de mauvais instincts, viviers pour la pègre urbaine ou l’errance, considérés comme des criminels à châtier. Confondus dans un même rejet, mendiants, vagabonds et truands étaient passibles de peines très dures depuis le pilori et le fouet jusqu’à l’obligation de servir en mer, le bannissement et la mort. D’abord basé sur la charité volontaire à partir des dons et legs des testaments, le financement était principalement assuré depuis 1572 par le paiement d’une taxe spéciale (poor rate) établie proportionnellement à la propriété. Il n’y avait aucun critère précis fixant un seuil de pauvreté, l’appréciation étant laissée à chaque paroisse, d’où des variations considérables de traitement dans l’espace et dans le temps. Enfin, l’aide publique était conçue comme un dernier recours, à n’utiliser qu’en cas de défaillance constatée de la solidarité familiale12.

  • 13 Fideler P. A., Social Welfare in Pre-Industrial England, Londres, Palgrave Macmillan, 2006.

25Si le dispositif institutionnel était en place au début du xviie siècle, la mise en application des lois ne fut généralisée qu’après 1620, avec le maximum d’intensité jusqu’en 1660, à cause d’une détérioration des conditions économiques et démographiques, signalées par la réduction de l’espérance de vie et l’arrêt de la croissance de la population. La gravité de la situation incita le gouvernement de Charles Ier à publier le « Book of Orders » en 1630, compilation des directives centrales à l’égard des collectivités locales13.

  • 14 Braddick M. J., Walter J. (dir.), Negociating Power in Early Modern Society : Order, Hierarchy and (...)
  • 15 Wrightson K., Levine D., Poverty and Piety in an English Village : Terling, 1525-1700, Londres, 19 (...)

26Le bon fonctionnement du système reposait sur la conscience civique des responsables locaux auxquels l’État monarchique avait délégué la gestion de la police des pauvres tout en conservant un contrôle de tutelle. La qualité du service des notables dans des fonctions délicates à exercer ne pouvait être que disparate. Toutefois, la plupart s’y donnèrent avec conscience, soutenus par une double motivation. La défense de l’ordre social, dans un pays qui comptait si peu de forces intérieures de répression étant donné l’absence d’une armée permanente, et le renforcement du prestige dans les relations avec le gouvernement central valaient la peine de s’y engager14. La rivalité confessionnelle permanente à l’intérieur du monde protestant anglais joua par ailleurs comme une émulation pour maintenir un haut niveau de motivation religieuse dans cette assistance aux pauvres15.

27Dans les campagnes françaises, l’absence de tout système similaire faisait reposer la survie des plus pauvres sur une charité privée, exercée régulièrement par les plus aisés – ou les moins pauvres des ruraux –, parfois encadrée par les prêtres des paroisses. Ce palliatif, derrière lequel on distingue à la fois la crainte des errants et des débats sur la nature réelle de la pauvreté, s’avérait toutefois bien insuffisant dès que la conjoncture se faisait trop défavorable, laissant parfois place à des tensions ou des violences.

La logique de l’enfermement en Angleterre et en France

28L’avantage du regroupement des mendiants valides dans un établissement pour leur imposer un redressement moral par le travail forcé s’est imposé d’abord dans les pays protestants. En 1615, Antoine de Montchrestien, dans son Traité de l’œconomie politique, ouvrage d’inspiration mercantiliste, vantait les avantages des systèmes hollandais et anglais (workouses). Pendant longtemps la rigueur de la gestion du Rasphuis d’Amsterdam a fait l’admiration de toute l’Europe. En Angleterre, le grand essor des maisons de correction correspondit pourtant aux années 1690-1720.

  • 16 Gutton J.-P., La Société et les pauvres en Europe, xvie-xviiie siècle, Paris, PUF, 1974.

29Dès 1610, les municipalités des plus grandes villes françaises se sont préoccupées des insuffisances du dispositif des aumônes générales, tirant les leçons des problèmes surgis dans la très grave crise de 1596-1597. Alors que les débats n’ont débouché sur rien à Rouen en 1610 et à Paris en 1611-1612, le consulat lyonnais a innové en 1614, à partir d’esquisses de 1573 et 1591, en décidant de recourir à l’enfermement des pauvres dans un établissement spécialisé dans leur assistance16. L’idée est venue du bilan tiré de l’aide progressive fournie par l’hôtel-Dieu pour l’amélioration de la distribution des secours. Le rassemblement dans un même lieu présentait aussi l’avantage de mener de front trois missions avec une plus grande efficacité : le rétablissement des corps affaiblis par la faim et le froid, le sauvetage des âmes par une activité dévotionnelle encadrée, la régénération sociale par la remise au travail. La concentration des actions laissait espérer des économies d’échelle obligatoires pour dépasser le caractère irrégulier des aides dont le coût était déjà très élevé. Le recours à l’hôpital permettait ainsi de mobiliser la charité individuelle au service d’un établissement public, en profitant du nouvel élan spirituel parcourant la société urbaine. L’augmentation des fonds devait être valorisée par une meilleure gestion.

30Une des difficultés majeures fut de trouver un lieu adéquat. Le consulat lyonnais avait indiqué une solution en décidant dès le départ la construction d’un nouvel édifice sur les bords du Rhône, ouvert en 1622 sous le nom évocateur d’hôpital de la Charité. D’autres villes tentèrent d’utiliser l’hôpital des pestiférés pour y loger les pauvres dans les phases de répit, mais les retours réguliers de la peste rendirent cette solution difficilement praticable avant sa disparition dans les années 1660. La municipalité nantaise y recourut provisoirement en 1623, puis échoua dans une tentative de rachat d’un couvent de capucins en 1626 après avoir renoncé à édifier un nouvel hôpital, pour finalement récupérer définitivement le Sanitat, lieu de refuge des pestiférés, en janvier 1650, juste avant que le parlement de Bretagne n’impose l’ouverture d’un tel hôpital dans toutes les villes de la province, ce qui mit du temps à se réaliser. Entre temps, les villes de Reims (1639), Aix-en-Provence (1640), Dijon (1643) avaient déjà ouvert le leur, bien avant Paris qui ne le fit qu’en 1656. L’initiative est donc venue des municipalités des grandes villes, affrontées aux sévères difficultés sociales de la première moitié du xviie siècle, le pouvoir royal ne faisant que consacrer le changement opéré en imposant, par son édit du 12 juin 1662, la création d’un hôpital général dans chaque grande ville du royaume. Le mouvement ne prit réellement de l’ampleur qu’à partir des années 1680.

31Ainsi naissait théoriquement la distinction entre l’assistance médicale de l’hôtel-Dieu où étaient accueillis les malades pauvres curables et l’assistance sociale de l’hôpital général qui, outre le renfermement des mendiants, servit aussi d’asile aux malades incurables, aux enfants abandonnés, aux vieillards sans ressources, aux fous et aux prostituées. Cette distinction théorique demeura difficilement lisible sur le terrain. Hospice, couvent, manufacture, prison : l’hôpital général fut tout à la fois. C’est pourquoi le renfermement du xviie siècle est une politique complexe, délicate à qualifier, qui a suscité des débats d’interprétation. On a pu y voir principalement un réflexe de contrôle social de la part d’élites urbaines soucieuses de contenir une marginalité dangereuse dans un encadrement policier strict, une épuration du corps social de ses éléments les plus perturbateurs soumis à un redressement moral par le travail forcé. Cette vision valorisant l’aspect répressif renvoie ainsi à une sorte de guerre de classes entre les deux extrêmes de la société urbaine.

  • 17 Depauw J., Spiritualité et pauvreté à Paris au xviie siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 199 (...)
  • 18 Depauw J., Dévôts et Société au xviie siècle. Construire le Ciel sur la terre, Paris, Belin, 2004.

32D’un autre côté, cette solution peut aussi être analysée comme un effort de réintégration d’individus, en situation de grande précarité, au sein de la communauté urbaine. L’apprentissage des jeunes et la mise au travail des adultes n’étaient pas conçus comme une punition, mais au contraire comme une régénération de leur condition humaine dans une dimension sociale. Il ne faut pas considérer les motivations religieuses, toujours citées comme buts premiers, comme un simple discours de couverture17. Dans un monde où le politique et le social restait pétris de religion, le sursaut des Réformes chrétiennes avait convaincu qu’on ne pouvait soigner les corps sans sauver les âmes et vice-versa18. Les deux discours n’étaient pas contradictoires comme l’illustrent les propos du jésuite Jean Grillot à Lyon en 1629 parlant de « raffinage et de purge » à propos du travail de l’hôpital de la Charité. L’éthique municipale du xviie siècle gardait toujours ses fondements religieux.

33Les deux dimensions, sociale et religieuse, se vérifient dans les résistances rencontrées par la solution du renfermement. Les chasse-gueux employés pour poursuivre les mendiants avec la mission d’expulser les étrangers et d’interner les indigènes ont rencontré à maintes reprises des résistances dans les catégories sociales inférieures, très certainement parce que certains opposants se sentaient socialement très proches des pourchassés dans le partage d’une même fragilité. Cacher les mendiants ou rosser les archers étaient des gestes de refus qui traduisaient une solidarité des humbles, l’entraide de proximité entre gens de peu restant la meilleure protection minimale au sein d’une société qui les plaçaient au plus bas de la cascade du mépris. Par ailleurs, des voix discordantes se sont élevées dans le milieu dévot, montrant par-là le maintien de la puissance symbolique de l’image traditionnelle du pauvre au cœur de la rénovation tridentine.

Le compromis espagnol, entre résistances et innovations

  • 19 Maza E., Pobreza y asistencia social en España. Siglos xvi al xix, Valladolid, 1987.

34Dans l’Espagne moderne, il ne se produisit pas un grand renfermement du paupérisme comparable à celui d’autres pays, même si se développèrent des politiques de discipline du pauvre qui combinaient les buts d’assistance, d’instruction et de répression19. Des enfants abandonnés jusqu’aux vagabonds, en passant par les déments, les impotents, les artisans et paysans accidentés, les immigrants sans emploi à la difficile intégration sur les marchés du travail urbains, toutes les situations de nécessité exigeaient le développement d’actions différenciées de police urbaine. Dans l’Espagne du xviie siècle, les modèles d’assistance centralisée, dans le sens des aumônes générales puis des hôpitaux généraux français ou des workhouses néerlandaises et britanniques qui suivirent le modèle offert par le Rasphuis d’Amsterdam (1596), n’eurent pas beaucoup de succès. Malgré tout, à la fin du xvie siècle, on pouvait rencontrer dans quelques villes espagnoles des institutions spécialisées dans l’accueil des enfants et des hôpitaux pour fous ou malades. Valence disposait déjà de ce type d’institutions au bas Moyen Âge, inspirant les projets d’assistance de Luis Vives. Dans les années 1580, on connut aussi quelques expériences qui impliquaient rationalisation et centralisation des secours, où convergeaient des efforts municipaux et épiscopaux.

  • 20 Martz L., Poverty and Welfare in Habwsburg Spain, Cambridge, CUP, 1983.

35Les Maisons de Charité (Casas de Caridad), fondées dans les années 1580 à Tolède, Madrid, Barcelone ou Séville et Lisbonne, qui s’inspirèrent du De subventione pauperum (1526) de Vives et répondirent à l’énergie de Miguel Giginta, auteur d’un Traité de secours aux pauvres publié en 1579, sont un exemple isolé d’effort combiné – municipal et épiscopal – pour combattre la pauvreté urbaine20. À Séville, les 102 petits hôpitaux préexistants sont réduits à deux. Ce phénomène, encouragé par une bulle pontificale en 1587, venait du bas Moyen Âge et avait contribué à doter la conception du pauvre de nouvelles connotations, en rompant avec une tradition qui faisait de lui un instrument pour le salut du riche, un médiateur devant Dieu qui exhortait à pratiquer la charité.

36Malgré ces initiatives centralisatrices, on n’en arriva jamais à confectionner des listes de pauvres ou à distinguer entre le pauvre indigène et étranger, comme c’était l’usage dans les villes anglaises et françaises dès la seconde moitié du xvie siècle. La littérature hispanique ne produisit pas non plus de précoces associations entre les notions de pauvreté et de délinquance comme le Liber vagatorum (1509) en Allemagne, même si la littérature picaresque du xvie siècle a témoigné des stratégies de vie de gens qui vivaient entre la mendicité, l’emploi et la délinquance. Si ce n’est avant avec le Lazarillo de Tormes édité en 1554, au moins depuis le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán (1599 et 1604) jusqu’aux Novelas Ejemplares (Nouvelles exemplaires) de Cervantes (1613) ou La desordenada codicia de los bienes ajenos (La convoitise déréglée des biens d’autrui) de Carlos Garcia (1619), il est important de souligner la diversité avec laquelle on montrait l’habileté des pauvres pour assurer leur survie. Si le Liber vagatorum distinguait entre les klenckner, experts dans la mendicité à la porte des églises qui exhibaient des pustules réelles ou feintes, et les schwaiger qui s’enduisaient de fumier pour paraître malades, conduite qu’ils paraissent partager avec les acapones italiens décrits en 1485 par le juriste Teseo Pini – ceux-ci utilisaient certaines herbes au lieu du fumier –, Mateo Aleman reconnaissait parmi les pauvres espagnols diverses nations ou spécialités, depuis les apóstoles (apôtres), dont les habiletés, comme à Saint-Pierre, se concentraient dans l’usage des clés et des crochets, jusqu’aux grumetes (mousses), experts dans l’escalade des creux des maisons des notables les plus fortunés.

37Face au modèle centralisé qui s’imposait en Europe, survécurent dans l’Espagne du xviie siècle des formes plus traditionnelles et moins formalisées d’assistance sociale. Deux puissants arguments expliquent cette particularité. D’un côté, les considérations de Luther, qui déjà dans son Manifeste à la noblesse chrétienne d’Allemagne (1520) avait chargé les gouvernements urbains d’abolir la mendicité, anticipant les instructions qu’il imposa à la ville de Leising trois ans plus tard, n’eurent pas d’influence. D’un autre côté, les lois des pauvres castillanes durent rendre compatibles les initiatives urbaines avec la reconnaissance théologique de la liberté du pauvre pour demander l’aumône et exhorter la charité. Cet énoncé s’intégrait bien à la conception catholique de la nécessité de la bonne action pour le salut et rompait avec le modèle d’assistance qui allait impliquer la réclusion du pauvre. Malgré tout, on reconnaissait nécessaire la distinction entre les vrais et les faux pauvres (feints ou oisifs, vagabonds), car les derniers volaient l’aumône aux premiers. Pour tout cela, le modèle centraliste ne parvint pas à s’imposer dans l’Espagne du xviie siècle, où des hommes, comme le médecin des galères Cristobal Pérez Herrera, essayèrent de concilier toutes ces positions en projets réalistes.

  • 21 Mantecon T., Contrareforma y religiosidad popular en Cantabria, Santander, 1990.

38Dans ses Discursos del amparo de los legítimos pobres et reducción de los fingidos (Discours sur la protection des pauvres légitimes et la réduction des faux) en 1598, Pérez Herrera proposa l’organisation d’auberges pour pauvres où ceux-ci pourraient obtenir un toit et où on s’occuperait de leurs besoins basiques d’assistance dans la maladie et, peut-être dans l’alimentation, tout en pouvant ensuite demander l’aumône dans la rue. Sur ces bases se développèrent des auberges pour pauvres dans divers types de villes et lieux, jusqu’au début du xviiie siècle. Les hommes des Lumières de la seconde moitié de ce siècle21, comme Campomanes, dans ses essais destinés à l’instruction des artisans et des classes populaires, Aranda, dans son attaque des confréries et des œuvres pieuses (1762-1783) ou Bernardo Ward, dans son projet de fonder une Obra Pia (Œuvre pieuse) nationale (1750) récupérèrent quelques unes de ces formules dans leurs projets éducatifs et d’assistance. Dès lors, des projets centralisateurs, qui combinaient assistance et charité et qui supposaient la convergence d’efforts civils et ecclésiastiques, furent couronnés de plus de succès.

Bibliographie

Bibliographie

Angleterre

Beier, A. L., The problem of the Poor in Tudor and Early Stuart England, Londres, Methuen, 1983, 42 p.

Beier, A. L., Masterless men : the vagrancy problem in England, 1560-1640, Londres, Methuen, 1985, 233 p.

Fideler Paul A., Social Welfare in Pre-Industrial England, Londres, Palgrave Macmillan, 2006, 264 p.

Hitchcock Tim et al. (dir.), Chronicling poverty. The voices and strategies of the English poor, 1640-1840, Londres, Macmillan, 1997, 248 p.

Slack Paul, Poverty and policy in Tudor and Stuart England, Londres, Longman, 1988, 1993, 229 p.

Espagne

Bataillon Marcel, Erasmo y el erasmismo, Barcelona, 1978, 428 p.

Cavillac Michel, Gueux et marchands dans le Guzmán de Alfarache. Roman picaresque et mentalité bourgeoise dans l’Espagne du siècle d’Or, Bordeaux, Bière, 1983, 468 p.

Mantecón Toma A., Contrarreforma y religiosidad popular en Cantabria, Santander, 1990, 276 p.

Martz Linda, Poverty and welfare in Habsburg Spain, Cambridge, 1983, 266 p.

Maza Zorilla Elena, Pobreza y asistencia social en España. Siglos xvi al xix, Valladolid, 1987, 267 p.

France

Depauw Jacques, Spiritualité et pauvreté à Paris au xviie siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1999, 360 p.

Gutton Jean-Pierre, La Société et les pauvres en Europe, xvie-xviiie siècle, Paris, PUF, 1974, 207 p.

Gutton Jean-Pierre, Dévôts et Société au xviie siècle. Construire le Ciel sur la terre, Paris, Belin, 2004, 219 p.

Lachiver Marcel, Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 16801720, Paris, Fayard, 1991, 573 p.

Notes

1 Slack P., Poverty and Policy in Tudor and Stuart England, Londres, 1988.

2 Arkell T., « The Incidence of Poverty in England in the Later Seventeenth Century », Social History, 12 (1987), p. 32-36.

3 Beier A. L., « Pauvreté et progrès à l’aube de l’Angleterre moderne », Schapira et al., Les sociétés anglaise, espagnole et française au xviie siècle, Paris, Hachette, 2006, p. 179-209.

4 Beier A. L., Masterless Men. The Vagrancy Problem in England, 1560-1640, Londres, 1985.

5 Guignet P., L’Économie française aux xvie, xviie et xviiie siècles, Paris, Ophrys.

6 Coleman D. C., The Economy of England, 1450-1750, Oxford, OUP, 1977.

7 Overton M., Agricultural Revolution in England. The Transformation of the agrarian economy, 1500-1850, Cambridge, CUP, 1996.

8 Clay C. G. A., Economic Expansion and Social Change : England, 1500-1700, Cambridge, 1984.

9 Lachiver M., Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 1680-1720, Paris, Fayard, 1991.

10 Bataillon M., Erasmo y el erasmismo, Barcelone, 1978.

11 Pound J. F., Poverty and Vagrancy in Tudor England, Londres, 1986, 2e éd.

12 Beier A. L., The Problem of the Poor in Tudor and Early Stuart England, Londres, Methuen, 1985.

13 Fideler P. A., Social Welfare in Pre-Industrial England, Londres, Palgrave Macmillan, 2006.

14 Braddick M. J., Walter J. (dir.), Negociating Power in Early Modern Society : Order, Hierarchy and Subordination in Britain and Ireland, Cambridge, CUP, 2001.

15 Wrightson K., Levine D., Poverty and Piety in an English Village : Terling, 1525-1700, Londres, 1979.

16 Gutton J.-P., La Société et les pauvres en Europe, xvie-xviiie siècle, Paris, PUF, 1974.

17 Depauw J., Spiritualité et pauvreté à Paris au xviie siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1999.

18 Depauw J., Dévôts et Société au xviie siècle. Construire le Ciel sur la terre, Paris, Belin, 2004.

19 Maza E., Pobreza y asistencia social en España. Siglos xvi al xix, Valladolid, 1987.

20 Martz L., Poverty and Welfare in Habwsburg Spain, Cambridge, CUP, 1983.

21 Mantecon T., Contrareforma y religiosidad popular en Cantabria, Santander, 1990.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search