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Agir par la parole

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Philippe Juhem
, 
Julie Sedel

Première partie. Contrôler les arènes publiques

5. Le porte-parolat et l’accès asymétrique à l’espace public

Philippe Juhem

Texte intégral

1Réforme du mariage, réforme des retraites, réforme de la fiscalité, réforme de la PAC, pacte de compétitivité, loi sur l’université, pacte pour l’emploi, aucun secteur n’échappe à l’activité ministérielle ni à la nécessité d’exposer les motifs de ces transformations. L’actualité telle que nous la donnent à voir les rédactions qui en construisent le récit prend la forme d’un travail permanent de transformation de la société et de l’économie – de « réforme » ou de « modernisation » – opéré par chaque gouvernement qui l’accompagne d’un flux constant de discours « pédagogiques » auxquels s’opposent des adversaires politiques promoteurs d’autres orientations ou les représentants des groupes s’estimant lésés par les régulations nouvelles. En effet, cet inlassable travail de remise en cause des modes d’organisation antérieurs suscite des oppositions nombreuses et doit être accompagné auprès des électeurs d’un effort constant de justification, de dramatisation des enjeux et de mobilisation des soutiens. La capacité politique d’un gouvernement peut alors se mesurer à l’ampleur des transformations qu’il initie et à la rapidité avec laquelle il parvient à les imposer. Cependant, au cours des processus politiques et journalistiques de présentation officielle des projets gouvernementaux et d’établissement de leur acceptabilité, certains groupes cherchent à faire valoir leurs intérêts à rebours des décisions annoncées et doivent mettre en avant des porte-paroles chargés d’incarner un discours alternatif auquel les rédactions demeureront attentives durant le travail journalistique de mise en intrigue de l’actualité. Les organisations syndicales ou associatives les mieux établies disposent de représentants permanents chargés de diffuser un discours autorisé et contrôlé, à tout moment ajusté aux intérêts de l’organisation ou de la cause. La contestation même se voit ainsi institutionnalisée et devient une composante des arènes publiques. Le jeu politique et les processus de gouvernement prennent donc la forme d’un « débat public », forme d’énonciation compétitive au cours de laquelle les projets et propositions contradictoires devront être publiquement formulés et passeront l’épreuve de la critique croisée des acteurs et celle du jugement journalistique, définissant dans un processus itératif et conflictuel les orientations de gouvernement que les électeurs auront la possibilité de percevoir comme vraisemblables. En effet, lorsque les différentes interprétations concurrentes d’un problème public convergent vers un éventail d’interprétations et de solutions relativement restreint – par exemple lorsque l’opposition qui critiquait les modalités de la réforme des retraites par allongement de la durée de cotisation s’y rallie une fois revenue au pouvoir – alors les possibilités de contester les arbitrages du gouvernement tendent à se réduire, au point de décourager ou de différer les mobilisations potentielles. L’entretien de porte-paroles critiques et le maintien de leur capacité à intervenir dans les arènes publiques deviennent alors des enjeux essentiels pour ceux qui veulent contester les arbitrages du gouvernement.

Le jeu institutionnalisé du débat public

  • 1 Bourdieu P., Sur l’État, Paris, Le Seuil, 2012 et « Esprits d’État. Genèse et structure du champ b (...)
  • 2 Sur le travail de définition de « l’intention du constituant », voir Bastien F., Naissance d’une c (...)
  • 3 Voir Lacroix B., « La contribution de Norbert Elias à l’analyse de l’État parlementaire », in Le T (...)
  • 4 Voir Campana A., Henry E. et Rowell J., La Construction des problèmes publics en Europe. Émergence (...)

2Les interactions entre les entrepreneurs gouvernementaux des réformes et les groupes qui cherchent à en ralentir l’application définissent un jeu discursif désormais largement institutionnalisé, celui du « débat public », arène concurrentielle qui participe des processus de gouvernement en régime électif, c’est-à-dire de la succession des actes d’État1, comprenant l’annonce des initiatives de réforme, les descriptions journalistiques des dispositifs réformés, les efforts de pédagogie des soutiens, l’expression des oppositions et la mesure de leur virulence, l’intervention des groupes organisés pour en moduler l’application, etc. – séquences d’actions et d’oppositions qui délimitent l’acceptabilité des initiatives de l’État. En effet, dans les arènes du « débat public » – Parlement, journaux télévisés, tribunes de presse, essais sur l’économie ou les « problèmes de société » – les projets du gouvernement ou les efforts des défenseurs de cause font l’objet d’un jeu d’énonciation concurrentiel au cours duquel émerge une perception dominante des problèmes – pas nécessairement d’ailleurs celle promue par les détenteurs des positions ministérielles. La mise en œuvre d’une action de l’État sera alors d’autant plus coûteuse qu’elle s’éloignera de cette perception convergente des problèmes publics définie et généralisée au cours des échanges discursifs spécifiques du débat public pour apparaître, au contraire, prématurée, injuste, inefficace, sans concertation comme le soutiennent les opposants. Cela n’implique pas qu’un gouvernement ne sera pas en mesure d’imposer administrativement un ensemble de solutions ne correspondant pas à cette perception majoritaire mais seulement que cette action entraînera un surcroît de déclarations critiques envers l’exécutif et l’élévation des chances de mobilisation de ses opposants puis une diminution des popularités des ministres mesurées dans les sondages par baromètre, c’est-à-dire de leurs chances apparentes de s’imposer aux élections suivantes. La stabilité des détenteurs des positions gouvernementales dans l’ordonnancement institutionnel de la Ve République a été explicitement conçue2 pour permettre au gouvernement de poursuivre son action malgré un niveau élevé de mécontentement. Pour autant, ne sont pas rares les exemples d’hésitations ou de reculs de l’exécutif, manifestant l’affaiblissement structurel d’une majorité de moins en moins capable d’imposer des projets d’ampleur – « service public de l’éducation » en 1984, « projet Devaquet » en 1987, CIP en 1993, « plan Juppé » de 1995, CPE de 2006, « taxe poids lourds » en 2013, etc. Dans le jeu partisan rotatif des États parlementaires3 d’alternance, l’opposition ou la société civile de contestation ont intérêt à maintenir un niveau élevé d’énonciation critique envers l’action du gouvernement, permettant de faire perdre aux soutiens de la majorité un nombre croissant de positions électives locales, jusqu’à ce que l’achèvement de la mandature permette d’envisager la réorientation – rarement complète – des politiques antérieures. Aussi dans le flux des réformes qui se présentent séquentiellement dans le cours du débat public, les différents acteurs susceptibles d’y intervenir vont chercher à y installer les discours et les représentations des problèmes4 ajustés à leurs intérêts sans jamais y parvenir entièrement en raison de la présence constante des jeux d’énoncés inverses émanant de leurs concurrents.

  • 5 Charle C., Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 155-167.

3En regard de ces besoins d’expression politique sur les enjeux de gouvernement, les rédactions disposent d’émissions d’interviews dans les grilles de programme ou de pages « débats » ou « horizons » qui, conçues pour accueillir les opinions et les désaccords, contribuent à les faire exister en institutionnalisant l’attention que leur accordent les professionnels et en habituant le public à requérir le déploiement de ces antagonismes. Ces rédactions ont sans doute un intérêt commercial à favoriser sur chaque question gouvernementale un débat public plus animé, structuré par des jeux d’opposition systématiques entre les interprétations inconciliables des partisans de la majorité et celles de l’opposition, auxquelles s’ajoutent les interventions des représentants institutionnalisés des groupes ou des porteurs de cause. Mais par ailleurs, la représentation chez les journalistes d’un rendement professionnel inégal de chaque sujet d’actualité (et notamment du fort potentiel des polémiques) les conduit à privilégier les enjeux pour lesquels existent des divergences d’interprétation publiques permettant de présenter aux lecteurs un récit plus captivant de l’actualité comme conflit intra ou interpartisan – un tel récit s’ajustant d’ailleurs mieux au schéma d’exposition spécifiquement journalistique de l’enquête comme dévoilement d’une actualité jusqu’alors incertaine. On doit donc constater un ajustement mutuel entre, d’une part, les dispositifs de recueil des prises de position partisanes par les journalistes qui appellent l’expression des divergences et d’autre part, la structuration antagonique du jeu politique qui valorise des jeux de différenciation polémiques pour faciliter l’enrôlement électoral. Cette correspondance résulte évidemment du processus historique de la construction des États parlementaires dans lesquels la dévolution des positions ministérielles et l’exercice des concurrences politiques nécessitaient que des rédactions, considérées comme des organes de support politiques, relaient auprès des votants le travail d’enrôlement électoral des candidats tandis que la définition de la niche commerciale de chaque titre dépendait de sa correspondance aux sensibilités partisanes émergentes que suscitaient les jeux de différenciation programmatique des prétendants au pouvoir d’État5.

  • 6 Foucault M., Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 2004.

4L’attention priorisée que les journalistes accordent aux titulaires des positions gouvernementales d’abord, à leurs opposants institutionnels ensuite, aux groupes inégalement organisés de la société civile enfin, est liée à la centralité des institutions d’État dans les jeux de régulation et d’interdépendance des sociétés modernes. De l’action des administrations publiques, de l’inflexion de leurs régulations dépendent les équilibres entre les protagonistes des champs sociaux, employeurs, cadres, salariés, indépendants, fonctionnaires ; les différents jeux d’incitation à agir ou de renchérissement des conduites – bonus-malus écologique, crédits d’impôts, arbitrage des secteurs concurrentiels (énergie, téléphonie, transports, etc.), niveau de la commande publique, subventions conditionnelles, contrats aidés spécifiques, niches fiscales ou taux d’imposition renforcés, modalités de financement de mesures sociales, déploiement de dispositifs administratifs, etc. – contribuent à réorienter les comportements et les investissements tout en modulant les hiérarchies et les prestiges relatifs. Cependant, l’attention et l’importance que les journalistes et les arènes publiques accordent aux régulations des administrations d’État sont constitutives des attentes que les électeurs peuvent placer dans l’action différenciée des partis politiques et participent de la construction électorale du consentement dans l’État parlementaire. L’attention privilégiée que le journalisme accorde à l’orientation des politiques de l’État et aux concurrences partisanes pour en prendre le contrôle tend à convaincre les électeurs des potentialités de l’action réformatrice du gouvernement et de leur propre capacité à l’infléchir par le vote. La légitimité et le faible niveau d’opposition que rencontrent les gouvernements dépendent directement de la capacité du spectacle politique produit dans les arènes parlementaires de garantir aux électeurs qu’ils disposent d’une emprise significative sur l’orientation des politiques de l’État qui, elles-mêmes, ne sauraient apparaître impuissantes sous peine d’induire le désintérêt électoral. Le récit journalistique des concurrences politiques se révèle donc indissociable des processus publics de gouvernement fondant la capacité à réformer des administrations publiques. Ces processus de gouvernement discursifs et électoraux garantissent un niveau minimum d’adhésion aux formes que revêtent le pouvoir et la mobilisation politique des citoyens requise dans les formes évoluées de gouvernementalité globale des populations6. Alors que les régimes autoritaires finissent par voir leurs soutiens s’éroder et la contestation de leurs arbitrages s’accroître, le jeu partisan rotatif des États parlementaires garantit la permanence de l’enrôlement civique des électeurs assurée successivement par les majorités réunies par l’un puis l’autre des camps partisans constitués.

  • 7 Sur les possibilités tactiques permettant de ne pas relever publiquement l’incompatibilité de deux (...)
  • 8 Pour une synthèse, Courty G., Les Groupes d’intérêt, Paris, La Découverte, 2006 et Offerlé M., Soc (...)
  • 9 Sur le patronat, Offerlé M., Les Patrons des patrons. Histoire du Medef, Paris, Odile Jacob, 2013.

5Dans ce jeu énonciatif largement institutionnalisé, les porte-paroles de la société civile ou les porteurs de causes ne peuvent être considérés comme de simples petits entrepreneurs indépendants de biens et services politiques, mobilisant des « ressources » ponctuellement pour se faire entendre de gouvernements qui n’auraient envers leurs revendications qu’un regard technique sur le coût budgétaire de leur mise en œuvre. Au contraire, les partis d’opposition cherchent à faire converger à leur profit l’ensemble des discours publics des représentants des groupes lésés par l’action réformatrice du gouvernement – notamment en « fermant les yeux »7 sur l’incompatibilité des politiques qu’ils réclament. Les élus de l’opposition savent s’appuyer, au cours du travail d’enrôlement électoral qui prend la forme d’un effort de généralisation des contestations envers le gouvernement, sur l’ensemble des porte-paroles critiques de la société civile susceptibles d’échanger une mise en cause immédiate des ministres de la majorité contre la promesse publique d’une politique mieux ajustée aux intérêts des groupes qu’ils agrègent en les représentant8. L’affinité que les porteurs de cause nouent avec les élus qu’ils appuient dans le débat public provient de la porosité entre les revendications des uns, souvent construites en opposition à l’action du gouvernement, et le programme oppositionnel des autres, tentés d’agréger tous les mécontentements. Bien entendu, même les groupes les plus fortement associés à l’un des camps partisans – par exemple, les syndicats à la gauche et les dirigeants d’entreprise à la droite – savent euphémiser l’expression de leur affinité pour se conformer aux exigences de leurs rôles de représentants d’intérêts spécifiques et limités, cependant que la virulence de leurs discours et les formes de leurs interventions publiques s’adaptent à la couleur politique du gouvernement9. La propension de certains adhérents de parti à décliner leur militantisme politique dans une participation syndicale ou associative renforce la perception d’une cohérence entre un éventail de pratiques d’engagement permettant de tenir des discours formellement différents mais en affinité depuis une pluralité de positions. Les camps politiques représentent alors les effets émergents de la proximité de jeux d’énonciation segmentés – à droite ou à gauche – entre des acteurs dotés de positions distinctes mais qui sont conduits à faire converger leurs discours dans le déroulement d’un débat public à visée électorale : les candidats issus des partis politiques, les journalistes qui les soutiennent, les experts économiques engagés amenés alternativement à participer à la conception des programmes partisans et à les juger dans la presse, les syndicats ou les groupes d’employeurs recherchant des arbitrages ajustés à leurs intérêts, les porteurs de cause promouvant des solutions politiques et leurs problèmes afférents, etc. Ce qui fait l’importance des porte-paroles de la société civile dans un débat public concurrentiel structurellement équilibré entre majorité et opposition, c’est la perception que l’effet marginal de leur intervention pourrait suffire à décider de l’élection soit en contribuant au discrédit de l’action du gouvernement (l’image de la « trahison » du « Grenelle de l’environnement » progressivement établie par les représentants des associations environnementalistes), soit en crédibilisant les thématiques de l’opposition, soit en validant au moins partiellement l’image que le gouvernement cherche à donner de son bilan et de ses succès – tels les syndicats de policiers d’abord indulgents envers la perception que donnait N. Sarkozy de la réussite de la « politique du chiffre » de 2002 à 2007.

Contraintes de l’oralité

  • 10 Les travaux de Jack Goody sur les usages structurant de l’introduction de l’écriture dans les soci (...)
  • 11 Voir Mariot N., Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Belin, 2006. Abé (...)
  • 12 Voir Binet L., Rien ne se passe comme prévu, Paris, Grasset, 2012 ; Orsenna É., Grand amour, Paris (...)

6Ce qui fonde l’importance des porte-paroles, ce sont les contraintes d’oralité qui s’exercent dans les arènes publiques. Au cours du débat institutionnalisé, l’expression des interprétations divergentes des problèmes d’État doit être directement assumée et incarnée dans une expression orale par des personnalités publiques qui engagent dans cette énonciation leur crédit propre comme celui de l’institution qu’ils représentent. Dans l’accomplissement des cérémonies liées à leurs charges, ministres et dirigeants politiques doivent assumer en personne l’énonciation sonore des discours officiels requis. Cette prise de parole publique des titulaires des positions institutionnelles ne saurait être déléguée sauf ponctuellement et elle ne peut prendre la forme de la transmission d’un texte, même si les journalistes reçoivent aussi la transcription écrite de la parole ministérielle. Les discours doivent donc être distinctement prononcés par les personnes qualifiées, et les auditoires statutairement convoqués pour les écouter entendent bien que soient honorées les obligations qui incombent aux personnalités qu’ils accueillent. Ainsi dans un État largement fondé sur les procédures et les actes administratifs écrits10, l’oralité ou l’obligation de l’expression orale des acteurs publics garde une place essentielle dans les obligations d’apparition et le déroulement des cérémoniels impliquant les acteurs publics11. Un ministre se déplaçant en région aura l’occasion de réaliser autant de discours qu’il rencontrera de scènes officielles (réception en préfecture, visite d’une usine, inauguration, accueil protocolaire d’un maire, etc.)12.

7L’ensemble des débats et des travaux de commission de l’Assemblée doit être prononcé avant d’être transcrit au Journal officiel. Les chaînes parlementaires ont d’ailleurs significativement amélioré la diffusion du travail oral à l’Assemblée – en séance comme en commission – tandis que les sites d’archivage vidéo permettent désormais de prolonger dans le temps la disponibilité d’une parole, hier encore condamnée au caractère éphémère des prestations de tribune.

8Cette obligation de l’intervention orale dans l’espace public ne s’exerce pas seulement sur les personnalités officielles mais aussi sur les porte-paroles syndicaux ou associatifs, sur les intellectuels, les experts, etc. et apparaît désormais renforcée par la place que les rédactions audiovisuelles ont pris dans l’organisation des concurrences partisanes et le récit de l’action de l’État. L’obligation de l’oralité entraîne un certain nombre de conséquences qu’il peut être intéressant d’isoler :

  • les personnages publics qui s’expriment difficilement en public tendent à se voir écartés dans le processus darwinien de sélection des hiérarchies organisationnelles : un chef d’entreprise qui bafouille, un candidat qui hésite, un syndicaliste qui bégaie, un expert qui manque d’assurance ne se trouvent pas retenus lors des différentes épreuves sélectives qui leur sont imposées, en général bien avant d’occuper le devant de la scène13 ;
  • les groupes qui ne sont pas dotés d’un porte-parole sont susceptibles de disparaître de la scène publique, de ne pas voir leur cause défendue ou ne pas être remarquée, etc. Au contraire, des groupes dotés d’un niveau d’objectivation faible ou d’une base difficilement organisée peuvent momentanément bénéficier d’un porte-parole efficace leur procurant une visibilité disproportionnée ;
  • L’oralité implique des contraintes d’incarnation et de représentation directe, rendant difficile la délégation ou la démultiplication bureaucratique formelle de l’autorité (délégation de signature, représentation par un adjoint ou un substitut, etc.) : un grand nombre de discours et de cérémonies doivent être accomplis en direct par le détenteur officiel de la position et nul autre. De ce fait, une part significative de l’emploi du temps des titulaires de positions institutionnelles et de leurs auxiliaires est consacré à la préparation des discours officiels et à leur énonciation ;
  • cette oralité institutionnelle n’est pas limitée aux scènes publiques nationales mais s’étend aux rencontres internationales (discours à l’ONU, conférences de presse conjointes à l’issue des sommets bilatéraux, tribunes installées dans les rassemblements altermondialistes, points presse des Conseils européens, etc.). Ses exigences sont donc stables et s’imposent aux élus jusqu’au plus haut niveau.
  • 14 Voir le témoignage sous forme de bande dessinée de Christophe Blain et Abel Lanzac (pseudonyme du (...)

9La persistance des nécessités de l’expression orale directe impose des contraintes aux organisations gouvernementales ou partisanes et tend à structurer les caractéristiques de la scène publique. Les titulaires des positions officielles doivent être en mesure de s’exprimer directement auprès des journalistes ou des électeurs. Ils héritent des contraintes d’énonciation les plus nombreuses mais peuvent rémunérer des auxiliaires politiques spécialisés dans la rédaction des discours qui sont requis pour l’exercice honorable des positions institutionnelles14. Les organisations non partisanes qui souhaitent intervenir dans les régulations publiques (syndicats, représentants des employeurs, défenseurs de causes, etc.) ont des contraintes d’intervention plus légères – moins d’invitations dans les émissions de télévision et un nombre de discours à prononcer plus réduit que les directions partisanes – mais doivent cependant se doter d’un représentant susceptible d’incarner leurs thématiques et de figurer dans l’ensemble des circonstances nécessitant l’expression d’une parole contrôlée.

10La nécessité de l’usage de porte-paroles par les organisations partisanes, syndicales, associatives ou d’expertise dépend donc directement des contraintes du fonctionnement de la scène publique sur laquelle des rapports de force nouveaux et inattendus peuvent être constitués par des effets de convergence d’énonciation critique entre les représentants d’institutions, d’organisations ou d’administrations divers qui ne sont pas nécessairement engagés dans une démarche stratégique partagée. Habituellement associés à des camps différents, des partis, des organisations ou des experts peu compatibles peuvent pourtant se rejoindre dans la mise en cause de l’action d’un ministre ou dans la dénonciation d’un scandale, le rapprochement de leurs énonciations critiques permettant de faire apparaître la faiblesse des soutiens issus des rangs de la majorité. L’addition des interventions critiques des différents porte-paroles ne nécessite nullement un accord ni même une rencontre de leurs directions, il leur suffit de se laisser porter par les demandes d’interview des rédactions attachées à remplir les émissions de leurs grilles en suivant les polémiques constitutives de l’actualité. Lors d’une séquence polémique – affaire Léonarda en 2012, CPE en 2006, affaire Jean Sarkozy en 2009, etc. – le débat public peut se voir soudainement saturé par des expressions critiques envers l’action du gouvernement par le simple fonctionnement ordinaire de l’espace professionnel du journalisme politique sollicitant des porte-paroles eux-mêmes professionnalisés et disponibles en permanence pour répliquer le discours de leur organisation. Les journalistes ne peuvent se contenter des communiqués officiels publiés par ailleurs par chaque organisation intervenant sur la scène publique : un grand nombre des émissions politiques, journaux télévisés, interviews matinales des radios ou débats de société requièrent, en direct, des porte-paroles qui vont énoncer et incarner la position des organisations qu’ils représentent, rejouant, autant de fois qu’ils se verront sollicités, la divergence des points de vue et la réaffirmation de leur programme. Le porte-parolat en tant que position institutionnalisée émerge donc de la structuration des arènes publiques : pour participer aux jeux de convergence discursifs qui traduisent et expriment les rapports de force organisés et la régulation d’État par le débat politique, il est nécessaire aux organisations collectives de se doter d’un représentant chargé de l’expression de leur position, investissement minimal leur donnant accès aux arènes publiques oralisées.

Les qualités du porte-parole peuvent-elles faire la différence ?

11Si des contraintes d’oralité fortes s’exercent à différents niveaux des institutions publiques, doit-on alors conclure que se joue dans l’énonciation publique des points de vue au moins une partie des rapports de force à établir entre les protagonistes des régulations délibératives des États parlementaires ? Le dénouement des concurrences politiques ou des mouvements sociaux se voit-il transformé significativement par la qualité des prestations des porte-paroles de partis ou des représentants de mouvements sociaux ? Cette hypothèse implique l’adoption d’une perspective d’analyse stratégiste de la confrontation entre les discours contradictoires des mouvements sociaux et des gouvernements : la qualité inégale des porte-paroles respectifs est susceptible d’infléchir la trajectoire des polémiques publiques et les rapports de force qui s’y constituent. Une cause ou un mouvement social défendus par des porte-paroles efficaces verraient s’améliorer leurs chances d’obtenir l’infléchissement des politiques appliquées ou pour le moins renchériraient le prix payé par les gouvernements pour « ne pas céder » aux revendications qui leur sont adressées (cf. l’impopularité durable d’Alain Juppé pour le retard de l’ouverture de négociations lors des grèves en 1995 dont l’un des porte-paroles était Bernard Thibault ; Nicolas Sarkozy atteint par l’impopularité lors de la réforme des retraites face à François Chérèque et Bernard Thibault ; François Hollande devenant plus vite impopulaire par la gestion de la fermeture du site de Florange par Arcelor Mittal face au leader syndical Édouard Martin). Selon une telle perspective stratégiste, un parti politique conduit par un leader performant réaliserait des scores électoraux supérieurs à ce qu’ils auraient été sans son intervention. Les campagnes internes relevant des procédures de sélection par les partis politiques de leurs candidats – Noël Mamère étant finalement préféré à Alain Lipetz en 2001, Jean-Luc Mélenchon à Pierre Laurent ou Alain Chassagne en 2011 ou François Hollande à Martine Aubry, etc. – démontrent qu’il s’agit bien de l’une des principales dimensions envisagées dans les choix d’investiture. Dans le cas des organisations syndicales apparaît centrale la question de la sélection de celui qui incarnera le collectif : la perception de la capacité individuelle des porte-paroles à représenter honorablement l’organisation constituant un élément essentiel préside à leur choix – Nicole Notat étant finalement préférée à Jean Kaspar, Marc Blondel apparaissant comme disposant auprès des journalistes d’un potentiel plus important que celui de son prédécesseur André Bergeron, la succession de Bernard Thibault s’organisant autour de lignes syndicales distinctes mais intégrant l’évaluation de la capacité des prétendants à intervenir efficacement dans les arènes publiques, etc.

  • 15 Voir Bruneteaux P. (dir.), Les Enfants de Don Quichotte. Sociologie d’une improbable mobilisation (...)
  • 16 Voir Brodiez-Dolino A., Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, SciencesPo les Presses, 2008.
  • 17 Voir Juhem Ph., « Des causes sans adversaires », Mots, no 65, 2001, p. 9-26.
  • 18 Pierre-André Taguieffa entrepris une critique de l’antiracisme dont se sont ensuite saisi les jour (...)

12Les associations et les causes moins institutionnalisées sont également supposées bénéficier de la qualité de leurs porte-paroles. Celui de SOS-Racisme, Harlem Désir, peut être rétrospectivement jugé parfaitement ajusté à la cause défendue et aux groupes à rassembler, disposant à la fois des signes du métissage sans relever de l’une ou l’autre des immigrations les plus récentes, Afrique subsaharienne ou Maghreb – et pouvant donc réunir sans exclusive. Il ajoute à cette ressource une capacité jamais prise en défaut à exprimer devant les caméras un antiracisme moral offrant de ce fait peu de prise à la critique. L’intérêt des journalistes pour la question inédite des SDF mise en avant par les Enfants de Don Quichotte n’aurait sans doute pas été le même sans les interventions d’Augustin Legrand, pourtant personnellement extérieur à la cause qu’il représentait15. De même l’abbé Pierre, dans les différents moments de mobilisation auxquels il a participé, est parvenu à exprimer l’indignation nécessaire pour imposer les causes dont il s’était fait le défenseur. La notoriété acquise au cours de la mobilisation initiale de 1954 a permis à l’abbé Pierre de toujours disposer de l’attention bienveillante des journalistes pour de nouvelles campagnes16. Là encore, l’efficacité du porte-parole provient sans doute de la qualité de son discours – fondée sur la capacité à transmettre émotionnellement l’indignation – mais aussi de la difficulté ou du coût qu’il y aurait pour d’autres à mettre en doute la justesse de la cause – peut-on s’exprimer « pour la misère » ou « pour le racisme » ? De telles « causes sans adversaires17 » peuvent alors réunir autour des porte-paroles qui les expriment un ensemble de collaborations et de soutiens implicites affirmant leur caractère prioritaire dans une actualité qui n’est de façon si urgente centrée sur ces causes positives qu’en raison de l’attention bienveillante que leur accordent ceux qui sont chargés de définir le contenu de l’information, focalisation qui ne pourrait être équivalente si certains élus ou des experts entreprenaient la critique de ces causes – par exemple, en utilisant des registres critiques déjà bien établis : atteinte à la laïcité, danger de « communautarisme18 », suspicion de détournement de dons, démarche relevant de l’assistanat, orientations populistes, etc.

  • 19 Pour une problématique proche qui évite de segmenter trop définitivement l’étude des objets partis (...)
  • 20 Voir Juhem Ph., « Le clivage droite-gauche comme effet émergent des luttes électorales », in Le Bo (...)

13Dans cette perspective stratégiste, l’intervention des porte-paroles dans les arènes de débat représente une performance, une épreuve politique susceptible d’être inégalement réussie qui n’est pas sans effets sur la capacité revendicative des mouvements. Les réparties énergiques du leader encore peu connu des cheminots de la CGT, Bernard Thibault, lors d’un journal télévisé en décembre 1995 face à un journaliste parlant des grèves comme d’une « prise d’otage des usagers » empêche, parmi d’autres interventions, la marginalisation d’un mouvement exposé à se voir présenté comme illégitime et maintient un rapport de force équilibré avec le gouvernement d’Alain Juppé. En effet, certains porte-paroles se révèlent particulièrement ajustés à ce qu’il est attendu d’eux et leurs interventions vont permettre à la cause qu’ils défendent une « percée médiatique », l’attention renouvelée des journalistes, un bouquet imprévu d’opportunités ou un niveau de présence dans le débat qui n’aurait pas été possible sans la réussite de leurs interventions. Toutefois le succès polémique de ces porte-paroles, la constitution de leurs interventions en performances positives sont facilités par le fait que les organisations qu’ils représentent disposent d’un ensemble de sympathies, d’alliés, de relais ou de soutiens qui attendent et anticipent la riposte proposée par ces leaders. L’emprise que les fidélités politiques exercent dans le jeu de promotion/placardisation/reclassement dans la haute fonction publique, lors des nominations au sein des grandes rédactions audiovisuelles ou dans les institutions de l’expertise d’État explique les jeux de correspondance et de synchronisation existant entre les débats publics et une pluralité d’espaces reliés au champ politique dans lesquels les proximités partisanes représentent un facteur essentiel de l’accélération des carrières19. La généralisation des sentiments d’appartenance subjective à un camp politique qui caractérise les processus de politisation spécifiques de la construction de l’État parlementaire – c’est-à-dire l’acquisition, souvent avant même la formation scolaire et l’insertion professionnelle, d’une préférence pour la gauche ou la droite, leurs idées et leurs représentants – ajoutée à la propension des gouvernements à favoriser la promotion de leurs soutiens journalistiques ou administratifs explique que les énoncés des porte-paroles de la société civile ou des porteurs de cause rencontrent approbations ou oppositions en fonction des usages habituels ou envisageables de leurs revendications dans les concurrences partisanes20. La virulence du secrétaire général d’un syndicat contre un gouvernement de droite ou d’un collectif d’entrepreneurs – les Pigeons – contre des mesures fiscales de gauche font jubiler tous ceux – élus, journalistes, hauts fonctionnaires, experts économiques – qui s’estiment subjectivement impliqués dans ces rivalités et vont contribuer à en accroitre l’écho, que ce soit dans une logique de promotion ou d’indignation. Une attention priorisée à une mobilisation originale, la publication de l’interview du porte-parole d’une cause, la commande d’un sujet pour le journal télévisé, la sollicitation d’un expert qu’on sait favorable à une orientation économique ou, au contraire, défavorable, le ton critique ou cotonneux donné à l’interview d’un leader, etc. seront la traduction de cette cartellisation partielle des trajectoires professionnelles qui place, à différentes positions des arènes publiques, des soutiens discrets et généralement déniés de l’un ou l’autre des camps politiques. Par petites touches, par des interventions dispersées et nécessairement spontanées, les causes ou les problèmes publics qui tendent à jouer à l’avantage de l’un ou l’autre des protagonistes des concurrences politiques (les faits et les informations relevant de la question de « l’insécurité » ou ceux concernant les « inégalités sociales ») vont connaître une carrière publique toujours mieux relayée et plus visible que celle que connaitront les causes moins aisément utilisables (lutte contre la vivisection, contre l’enlaidissement urbain, contre la fréquence des accidents de la route, etc.). La qualité des interventions d’un porte-parole apparaît alors ne pas être la seule raison de l’attention inégale que sa cause peut susciter.

14Désormais, des dispositifs techniques – forums, boutons « publier sur tel ou tel réseau social » – existent sur les sites des principaux journaux – Le Monde, Libération, Le Figaro – permettant l’élargissement du nombre des participants aux processus de diffusion, de proche en proche, de la connaissance indignée ou complice des performances énonciatives des porte-paroles dont les sites de vidéo prolongent durablement l’écho. L’organisation du secteur de la presse en rédactions concurrentes dotées de sensibilités politiques opposées, aptes à produire sur chaque sujet de l’actualité ou chaque déclaration publique des jugements éditoriaux ajustés à leur ligne, est à la fois le produit de l’existence d’audiences politiques segmentées et l’une des conditions de leur persistance, au même titre que la réitération des interprétations incompatibles de l’actualité proposées par l’opposition et la majorité sur chaque sujet polémique.

  • 21 Bernardou V., Blanc F., Laignoux R., Roa Bastos F. (dir.), Que faire du charisme ? : Retours sur u (...)

15Cependant, les qualités dont un porte-parole doit faire preuve dans les arènes journalistiques ne sont jamais exprimées analytiquement dans le cours même des controverses. Est-ce seulement la capacité d’expression ? Un entregent et une disponibilité permettant de faciliter le travail des journalistes ? Ou bien l’ajustement personnel à la cause et la capacité à l’incarner ? La qualité de leur prestation dépend-elle de leurs seules caractéristiques personnelles, d’une forme de savoir-faire individuel ou de propriétés charismatiques21 ? Ou bien faut-il considérer plutôt la configuration du jeu dans laquelle ils interviennent, celle-ci déterminant le niveau des soutiens dont ils bénéficient et dont la convergence publique établira justement la perception partagée de leur talent et de leur ajustement à la cause ?

16Il y a quelques inconvénients à faire de la qualité des prestations individuelles des porte-paroles dans les arènes publiques la seule raison de leur efficacité à faire entendre leur cause ou à établir des rapports de force favorables. En effet, les débats publics ne sont pas égalitaires et fondés sur l’examen scientifique des arguments échangés par ceux qui les investissent mais, au contraire, fortement asymétriques. La parole se voit attribuée aux titulaires de positions institutionnelles ou aux représentants de groupes organisés (syndicats, MEDEF, etc.) selon leur place dans l’État (majorité ou opposition) ou leur rôle dans les régulations négociées de l’État parlementaire (paritarisme, mouvements sociaux permettant la mesure du mécontentement face aux entreprises réformatrices des administrations, etc.). La majorité des intervenants dans les arènes publiques peuvent s’y exprimer moins en raison de leur talent que du fait des positions gouvernementales, partisanes ou syndicales occupées.

  • 22 Les discours de Grenoble en juillet 2010 et de Dakar en juillet 2007 du président N. Sarkozy, sans (...)
  • 23 Les déclarations d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif au sujet de la possible n (...)
  • 24 Sur le jeu de Jean-Marie Le Pen avec les journalistes voir Le Bohec J., Les Interactions entre les (...)

17Les formes mêmes de l’énonciation publique obéissent à des contraintes de rôles et d’établissement institutionnel de la crédibilité publique. Bien que la capacité à figurer honorablement dans les jeux d’énonciation contradictoires des concurrences politiques soit l’une des raisons de la sélection des chefs de partis, les contraintes d’occupation des rôles ministériels interdisent les types de discours les plus éloquents ou véhéments, ceux-ci constituant au contraire le registre d’intervention requis pour les porte-paroles les moins institutionnalisés. S’il arrive occasionnellement au président ou aux ministres d’adopter des postures d’énonciation outrepassant les registres qui leur sont ordinairement dévolus – par exemple Nicolas Sarkozy22 ou Arnaud Montebourg23 – un travail immédiat de rappel à l’ordre et de remémoration des bienséances mené simultanément par les éditorialistes et l’opposition démontre aux acteurs concernés les coûts de cette transgression. Au contraire, la capacité des porte-paroles des partis outsiders de dépasser les limites d’attention et d’invitation que leur concèdent ordinairement les rédactions en procédant par provocations et déclarations fracassantes leur démontre régulièrement que les logiques d’intervention des ministres ne peuvent être les leurs24. Le terme de « langue de bois » désigne dans le vocabulaire journalistique la faculté des meilleurs professionnels de s’en tenir toujours à un discours si strictement ajusté aux contraintes d’énonciation qu’il en devient parfaitement prévisible et donc sans valeur ajoutée. L’intérêt à l’usage de cette « langue de bois » politique prévisible par les journalistes variant en fonction de la position institutionnelle occupée, il apparaît que l’accroissement des impératifs de contrôle du discours politique recouvre étroitement un gradient d’institutionnalisation partisane allant des porte-paroles uniques des partis outsiders aux snipers des deux camps puis aux députés de l’opposition, à ceux des courants minoritaires de la majorité et enfin aux ministres ou au président. Plus la position institutionnelle est centrale et exposée, plus seront nombreux les acteurs intra et extrapartisans pouvant se saisir d’un propos mal ajusté et moins le système d’énoncés qu’exige cette position permettra de s’écarter du ton requis. Les formes de l’intervention des porte-paroles ne peuvent donc être jugées en fonction de la seule qualité rhétorique de leurs énoncés ou d’une efficacité argumentative supposée similaire en tout point du champ politique ; au contraire, ces formes d’intervention doivent toujours se voir appréciées en adéquation avec les contraintes d’énonciation objectives attachées au rôle requis par chaque position institutionnelle. Les causes les plus faibles nécessitent les avocats les plus éloquents. Les positions partisanes les plus marginales requièrent le travail de placement le plus original. Les positions institutionnelles centrales exigent le jeu d’énonciation le plus prudent. En raison de l’importance des contraintes liées à la structure du jeu, la qualité personnelle des porte-paroles ne peut donc être érigée en élément déterminant du processus d’établissement des rapports de force dans les arènes publiques.

Distribution institutionnelle de la parole publique et asymétries d’accès aux arènes publiques

  • 25 Epron Q., « Le temps de parole audiovisuel des personnalités politiques », Jus Politicum, no 4, 20 (...)

18Les arènes dans lesquelles les porte-paroles sont amenés à s’exprimer sont historiquement structurées par l’intervention des représentants des administrations publiques (ministres, hauts fonctionnaires) qui polarisent l’attention du récit journalistique de l’actualité autour de l’action de l’État, de ses réformes ou de ses projets. Les ministres et les représentants de la majorité parlementaire disposent d’un droit à la parole supérieur qui est protégé par les règles officielles de répartition des temps de paroles télévisés ou radiodiffusés25 même si leur application demeure inégale. Mais puisque les représentants de l’opposition s’expriment essentiellement pour mettre en cause l’action du gouvernement, celle-ci demeure finalement au principe de l’engendrement de la majorité des contenus du débat public.

19Or, si les arènes publiques ont pour logique de fonctionnement l’attention structurelle des rédactions aux enjeux des détenteurs des positions institutionnelles d’État et à leurs initiatives, cela entraîne nécessairement une plus faible attention relative des journalistes aux intervenants extérieurs à l’État, acteurs associatifs, syndicaux, porteurs de cause, société civile, représentants des grandes sociétés commerciales, etc., sauf lorsqu’ils sont enjoints à s’exprimer en réaction à un projet gouvernemental qui les concerne – les syndicats étudiants n’étant par exemple jamais invités dans les matinales ou les journaux télévisés, excepté lorsque les universités se voient réformées. Les équipes de porte-paroles partisans sont alors en mesure de s’exprimer sur l’ensemble des questions publiques là où les partenaires sociaux, les dirigeants de sociétés ou les présidents d’associations seront convoqués sur les sujets relevant strictement de leur compétence.

20Mais la prédominance du personnel d’État bipartisan est surtout quantitative et découle du nombre des positions de ministres, d’anciens ministres, de députés ou de maires et de leur niveau de professionnalisation qui contribue à rendre disponibles, pour des interventions concertées, des effectifs importants de porte-paroles à plein-temps avec lesquels doivent rivaliser les représentants syndicaux, associatifs ou les porteurs de cause, dont les modalités de professionnalisation sont plus incertaines quand elles ne dépendent pas des subventions annuelles – donc conditionnées – que leur consentent les administrations publiques.

  • 26 Voir Juhem Ph., « Alternance et attribution du temps de parole », à paraître.

21Si la prédominance collective du personnel partisan professionnalisé découle de la structuration des arènes publiques, la présence relative de chaque élu y est étroitement dépendante des possibilités d’apparition que lui offre la position qu’il occupe. Par-delà les talents d’expression des élus, par-delà leurs capacités personnelles à argumenter, leurs chances d’occuper la scène publique dépendent avant tout du rang hiérarchique de leur fonction et de leur étiquette partisane qui règlent leur accès aux émissions audiovisuelles. Lorsqu’ils perdent leur position institutionnelle, les ministres et les principaux parlementaires des partis de gouvernement se voient moins fréquemment invités à s’exprimer, leur niveau de présence relative dans le débat tendant à rejoindre progressivement la part d’invitation à laquelle leur nouvelle position leur permet de prétendre. Mieux encore, il est possible de montrer que les fréquences d’invitation respectives aux matinales ou aux journaux télévisés des titulaires des différentes positions institutionnelles – ministre de l’Intérieur, ministre de l’Éducation nationale, ministre des Affaires sociales, chef du principal parti de la majorité, dirigeant du principal parti de l’opposition, etc. sont indépendantes de l’identité de leur occupant temporaire mais dépendent essentiellement de l’importance relative du portefeuille occupé, le changement de position d’un acteur conduisant au réajustement de son niveau d’invitation. Ainsi la part dans les interviews matinales de J.-P. Chevènement lorsqu’il est ministre de l’Intérieur est très exactement la même que celle de N. Sarkozy, M. Valls ou B. Cazeneuve au même poste26.

22Le nombre et la discipline collective des principales équipes de porte-paroles partisans (UMP et PS) leur permettent, lors des controverses, de saturer de leurs énoncés convergents les capacités d’enregistrement des journalistes. De ce fait, dans une visée concurrentielle interpartisane, les porte-paroles des partis obéissent à des règles d’engagement assez rigides, qui découragent l’expression de divergences internes – règles de « solidarité gouvernementale », de « discipline parlementaire » ou « discipline de parti » – et contribuent à placer la capacité à dupliquer les discours des directions partisanes au plus haut des qualités que doivent posséder les porte-paroles subalternes. Mais si les équipes de porte-paroles des partis politiques tendent à être strictement hiérarchisées en fonction du rang institutionnel (président, Premier ministre, chefs de groupes parlementaires, Premier secrétaire, etc.), restreignant fortement les initiatives des élus les moins bien placés, en revanche les représentants des causes ou des syndicats disposent d’une plus grande latitude d’intervention dans le fond et dans la forme, à la condition que leurs énoncés ne nuisent pas à la cohésion des groupes qu’ils représentent.

  • 27 Voir J. Dearing & Rogers E., « Agenda-setting reseach : Where has it been, Where is it going? », C (...)
  • 28 Voir Fillieule O., Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de SciencesP (...)
  • 29 Péchu C., Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz 2006.
  • 30 Voir Champagne P., « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la reche (...)
  • 31 Voir Bruneau I., « La Confédération paysanne et le “mouvement altermondialisation”. L’internationa (...)
  • 32 Voir Juhem Ph., « La participation des journalistes à l’émergence des mouvements sociaux. Le cas d (...)
  • 33 Depuis-Deri F., « Penser l’action directe des Black Blocks », Politix, 2004, vol. 17, no 68, p. 79 (...)

23Face à ces élus professionnels réunis en équipes partisanes disciplinées dont l’accès aux arènes publiques est protégé par la définition des grilles de programmes (interview politiques des matinales ; invitation des ministres dans les journaux télévisés ; hiérarchisation de l’information privilégiant l’actualité réformatrice de l’État27, etc.), les porte-paroles de la « société civile », les représentants des intérêts organisés ou encore les porteurs de cause vont devoir se glisser dans les interstices disponibles de cette planification institutionnalisée de l’actualité. Sans doute le travail de visibilisation de leur cause (par des grèves28, des défilés, des occupations d’immeubles vides29, l’installation de tentes dans la capitale, le fauchage de blé sur les Champs-Élysées30, le démontage de restaurants31, l’organisation de concerts publics, le port massif de badges32, des heurts avec les forces de police33) leur procurera un accès plus important aux arènes publiques et parfois un accès temporairement massif. Cependant, les groupes et les organisations qui ne sont pas reliés à l’un des segments opposés de l’État (majorité ou opposition) apparaissent structurellement dominés dans la répartition de la parole publique. Le travail spécifique d’apparition, de mobilisation ou de visibilisation qu’ils ont à fournir pour accéder à l’espace public est bien plus important que celui produit simultanément par les élus, bien que ceux-ci soient davantage contraints, dans leur expression, par le respect des consignes de cadrages qui émanent des hiérarchies partisanes ou gouvernementales. L’accès routinisé voire obligatoire des porte-paroles partisans aux arènes publiques concurrence directement – à la fois en termes de temps d’antenne et de capacité d’orientation du débat – les possibilités plus limitées des porte-paroles des groupes de la société civile.

  • 34 Voir dans ce volume Nollet J., « Les investissements “médiatiques”. Capitaux, dispositions et accè (...)
  • 35 Neveu É., « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les capitaux ? À propos de Catherine Hak (...)

24Il est possible de considérer que l’accès aux arènes publiques est régulé par un « capital médiatique » partiellement collectif (dirigeants de l’UMP ou du PS) mais surtout individuel que chaque acteur engage dans le système d’invitation journalistique personnalisé34. Cette notion de capital permettrait de faire le lien entre les tactiques individuelles d’intervention et les régularités observées dans la structuration asymétrique de l’accès à la parole publique, autorisant simultanément une analyse stratégiste du travail d’apparition des agents qui « font jouer » leur capital et une description globale des inégalités d’accès en fonction de leur position acquise dans le champ. Cependant la notion de capital est étroitement associée à un mode d’analyse individualisé dans lequel l’agent est personnellement possesseur de ce capital qu’il soit économique (héritage), scolaire (diplôme acquis) ou social (portefeuille de relations)35. Si le principe d’accès à la parole publique procède de la position institutionnelle et n’est pas conservé par l’agent après son remplacement, alors la notion d’accès institutionnalisé décrit mieux les phénomènes observés que celle de « capital médiatique ». Il est alors préférable d’analyser les porte-paroles comme des énonciateurs compétents mais remplaçables qui actualisent, dans les arènes publiques, le potentiel d’expression positionnel acquis par leur organisation ou leur parti dans la structure de jeu des concurrences partisanes.

Des porte-paroles inégalement institutionnalisés

  • 36 Voir Brodiez A., Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Pr (...)

25Sans doute, l’émergence des représentants d’une cause, d’un groupe ou d’un problème nécessite la constitution préalable d’un collectif, d’une association, d’un réseau ; à l’inverse, l’activité publique des porte-paroles, en focalisant l’attention journalistique et en faisant converger vers une organisation les investissements militants ou les actes de délégations de tous ceux qui peuvent se reconnaître dans cette cause, contribue à l’objectivation et à la visibilisation du groupe institué par son porte-parole. En outre, les politiques d’État obtenues par les promoteurs de causes ont bien souvent pour effet d’affermir la base sociale et économique de leurs avocats. De ce fait, les mouvements revendicatifs et les porteurs des causes les plus établies apparaissent bien plus institutionnalisés et davantage liés aux formes d’organisation sectorielle de l’État que le laissent supposer les analyses stratégistes en termes de « mobilisation des ressources ». Les mouvements sociaux et les organisations revendicatives ne sont pas extérieurs aux réseaux partisans de la droite ou de la gauche ni aux configurations administratives qui participent de la régulation sectorielle. Les entreprises les mieux organisées et les plus institutionnalisées de la contestation participent à la régulation discursive de l’activité réformatrice de l’État. Les syndicats et les organisations représentants les employeurs occupent une position reconnue – les « partenaires sociaux » – qui leur permet de stabiliser leur structure organisationnelle et la professionnalisation de leur porte-parole. C’est le cas dans une moindre mesure pour des organisations indépendantes travaillant à l’accroissement de l’attention publique envers un problème particulier, le racisme, la grande pauvreté, le mal logement, la préservation de la nature, etc. ; SOS-Racisme ou le MRAP, le Secours populaire36 ou le Secours catholique, DAL ou les Enfants de Don Quichotte, Greenpeace ou France Nature Environnement, parviennent à maintenir durablement leur organisation et la professionnalisation de leurs porte-paroles – en particulier à travers des ressources publiques – pour contribuer aux débats liés aux régulations politiques dans leur domaine.

  • 37 Voir Charvolin F., L’Invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une ins (...)
  • 38 Voir Piketty T., Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, p. 373-479 et en particulier pour les (...)

26De façon moins officielle, le crédit et l’attention qui sont accordés aux différentes causes publiquement défendues dépendent de l’échelle de la gravité relative des problèmes publics ayant cours au sein des élites politiques – hiérarchie sans doute affectée par les circulations internationales de la constitution des problèmes publics et par les évolutions de l’expertise des administrations d’État – qui détermine la place que les rédactions vont accorder aux différentes offres discursives indépendantes : ainsi, entre 1960 et 1981, il apparaît plus facile d’exprimer un discours réclamant la réduction des inégalités sociales que de revendiquer une plus grande attention aux questions environnementales37, après 1990, ce sera l’inverse. Non que l’importance intrinsèque de ces problèmes aurait changé – en Europe, les inégalités ont davantage augmenté depuis 198038 que les nuisances environnementales (fin du chauffage au charbon, déplacement des implantations industrielles en Asie, normes d’émission de polluants plus sévères et mieux respectées, etc.) – mais plutôt parce que les densités respectives des réseaux d’acteurs susceptibles de rejoindre l’une ou l’autre de ces causes se sont inversées.

  • 39 Broqua C., Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le Sida, Paris, Presses de Science (...)

27Les porte-paroles syndicaux qui émergent dans le cours d’une grève remarquée – en 2011 et 2012, Mickaël Wamen, porte-parole de la CGT de Goodyear, Edouard Martin, leader CFDT de l’usine ArcelorMittal de Gandrange, Xavier Mathieu, représentant de la CGT de l’usine Continental de Clairoix, Jean-Pierre Mercier, porte-parole de la CGT de l’usine Peugeot d’Aulnay – sont placés en position de porte-parole par l’existence du mouvement de contestation qu’ils représentent alors que celui-ci gagnera en efficacité en fournissant aux journalistes un interlocuteur doté de franc-parler capable de faire-valoir une autre logique que celle défendue par la direction des usines. Dans de telles situations, l’adéquation du porte-parole au groupe n’est guère problématique, à moins que des dissensions internes rendues publiques ne viennent affaiblir l’image de représentativité que recherchent les journalistes et qui conditionne leur capacité à rapprocher leur récit des faits de celui proposé par le mouvement. Cependant, vérifier la réalité de la représentativité d’un leader ou la réelle épaisseur d’un mouvement n’est pas toujours simple pour des journalistes qui doivent travailler selon des délais et des formats rigoureusement contraints. Des entités comme les Femen, la Barbe, France-Plus, Act Up39, se présentent devant les journalistes en assurant représenter davantage que leur leader et quelques adhérents. Sans doute les journalistes n’acceptent-ils de les intégrer au récit officiel de l’actualité qu’à la condition qu’ils produisent un certain nombre de preuves de densité militante – capacité à rassembler et à manifester, congrès fondateurs comptabilisant les adhérents, coups d’éclat, etc. Cependant, les indices de réalité dont se satisfont les rédactions doivent nécessairement demeurer ténus pour les causes les moins institutionnalisées sous peine de ne laisser la parole qu’aux professionnels de la politique. Les entreprises de représentations émergentes n’ont tout simplement pas les moyens d’objectiver une représentativité qui ne sera souvent obtenue qu’en utilisant la notoriété produite par l’exposition télévisée de leur porte-parole. Pourtant les formes du récit journalistique des problèmes publics, moment fonctionnel du processus d’énonciation théâtralisé des intérêts, spécifique de la production du consentement dans les États parlementaires, nécessitent que les différents rôles de la narration soient incarnés (experts identifiant le problème, personnels partisans proposant des solutions contradictoires ou convergentes, représentants d’intérêt organisés approuvant les réformes ou les refusant, porteurs de causes cherchant à promouvoir une redéfinition des problèmes ajustée à leurs intérêts, universitaires validant les solutions, etc.). Une déficience dans l’institutionnalisation des porte-paroles des catégories appelées à s’exprimer peut conduire les rédactions à abaisser le seuil d’objectivation des soutiens nécessaire pour admettre un représentant à exprimer les intérêts publics du groupe.

  • 40 Siméant J., La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
  • 41 Mouchard D., Être représenté. Mobilisations d’« exclus » dans la France des années 1990, Paris, Ec (...)
  • 42 Péchu C., Droit au logement : genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006.
  • 43 Piven F. F. et Clovard R. A., Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York, (...)
  • 44 Siracusa J., Le JT, une machine à décrire. Sociologie du travail des reporters à la télévision, Br (...)
  • 45 Voir Sedel J., Les Médias et la banlieue, Lormont, INA/éditions Le Bord de l’Eau, 2009.

28Encore faut-il que l’un des segments du groupe représenté ne produise pas un discours ouvertement défavorable à ceux qui s’instituent ses porte-paroles. Les « sans-papiers40 » ou les chômeurs41 vont-ils démentir les militants qui défendent leur cause ? Les « sans-domicile » comme « groupe » soutiennent-ils tacitement Augustin Legrand et les Enfants de Don Quichotte qui expriment et traduisent leurs intérêts, ou bien ceux-ci sont-ils isolés, purs artéfacts de journaux télévisés ? Le « groupe des SDF » n’existe, dans les formes requises par les arènes publiques et dans leur temporalité spécifique, que pour autant qu’y interviennent Augustin Legrand ou Jean-Baptiste Ayrault de Droit au logement42 et à la condition de produire une action – occupation d’immeuble, campement – susceptible d’obliger les rédactions à leur accorder une part dans le déroulé des journaux télévisés43. Au cours du récit des faits d’actualité que proposent les rédactions, les simples consommateurs d’information voient défiler les sigles et leurs porte-paroles sans que la profondeur ou l’encrage de ces groupes ne leur soit réellement accessible. Les arènes publiques « médiatisées » – c’est-à-dire caractérisées par l’allongement des chaînes d’attestation des faits d’actualité – en permettant à des porte-paroles de s’instituer représentants de mouvements et de groupes et, ce faisant, à leur donner une forme de réalité, rendent possible des formes de « mobilisation par le haut » ou des opérations de « bluff politique » au cours desquelles le financement d’une organisation et de son porte-parole par une autorité publique ou un mécène lui donne à court terme, pour beaucoup d’observateurs, une consistance finalement peu discernable d’une véritable assise. Les logiques de mise en scène des faits d’actualité sur la scène publique et les conditions d’exercice du travail journalistique – en particulier dans les rédactions audiovisuelles44 – laissent envisager la possibilité de groupes sans porte-parole et de porte-parole sans organisation ou sans base45. Les électeurs, en tant que simples auditeurs d’une actualité politique majoritairement produite par l’activité de l’État et de ses interlocuteurs institutionnalisés, sont le plus souvent dans l’impossibilité de procéder à la vérification de ce qui leur est présenté comme des faits d’actualité. Il n’est pas rare que des groupes ou leurs leaders s’évanouissent du récit journalistique de l’actualité parce que leurs appuis ou leur financement leur ont été retirés – tels Arezki Dahmani et l’association France-Plus, liés aux rocardiens, qui éprouvent de graves difficultés à partir de la nomination d’Édith Cresson en 1991. Certaines catégories sociales seront plus exposées que d’autres à voir la défense de leurs intérêts investis « de l’extérieur » par des entrepreneurs de causes, par exemple ceux, les plus faiblement institutionnalisés, qui précisément ont le plus de difficultés à assurer la coordination minimum permettant d’instituer un porte-parole – Roms, SDF, sans-papiers, travailleurs saisonniers, lycéens, migrants, etc. Les journalistes ne sont pas toujours abusés par le manque d’épaisseur de certaines organisations ou les déficiences de leur capacité à rendre visible leur représentativité mais, face aux équipes de porte-paroles étoffées des partis ou aux entrepreneurs de causes les mieux financés, ignorer les porte-paroles ou les groupes émergeants reviendrait à figer les jeux polémiques aux seins des arènes publiques ou les réduire à leurs manifestations partisanes les plus institutionnalisées. Les logiques professionnelles d’établissement du récit journalistique de l’actualité nécessitent donc une plus forte attention accordée aux renouvellements des causes et des problèmes publics qu’au strict contrôle des droits à s’exprimer et de la représentativité dans le débat public.

Des arènes publiques hiérarchisant les causes et les groupes

29Il n’y a aucune raison de supposer que les arènes publiques obéissent aux règles d’équilibre des théories normatives de la démocratie – neutralité du débat public, distribution équitable des temps de parole et objectivité des commentaires journalistiques. Leur fonctionnement ne relève pas de l’échange d’idée ou d’une argumentation rationnelle contrôlée mais apparaît, au contraire, étroitement associé aux processus gouvernementaux d’établissement du consentement ou de constitution des rapports de force électoraux. Ainsi, la distribution du temps d’expression obéit à des règles de répartition fixées – pas nécessairement rigoureusement suivies mais cependant partiellement contraignantes – qui ont pour effet de garantir aux titulaires de positions officielles – gouvernement, opposition parlementaire et majorité – l’essentiel de l’expression publique concernant la conduite des politiques ou la détermination des problèmes nécessitant l’intervention collective. La maîtrise gouvernementale de l’actualité est perceptible dans l’ordre de succession des projets de lois soumis à l’Assemblée qu’accompagne le travail des services de presse des ministères et les interviews pédagogiques des ministres concernés.

  • 46 Sur les questions publiques les plus fortement institutionnalisées – sécurité sociale, défense, re (...)
  • 47 Voir Duval J., Le Mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raison d’agir, 2007.
  • 48 Cathrin V., La Contestation des grands projets publics. Analyse microsociologique de la mobilisati (...)
  • 49 Voir Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Le Seuil, (...)

30Si les arènes publiques sont asymétriques et fonctionnent à l’avantage des partis qui occupent des positions dans l’État, cependant, l’action d’entrepreneurs de cause ou les péripéties d’une actualité jamais entièrement maîtrisée permettent l’émergence de problèmes publics non délimités par les administrations publiques – fermeture d’usine, contestation de la construction d’un camp militaire, d’un aéroport ou d’un barrage, occupations d’immeuble soulignant l’insuffisance de logements, camping de SDF, marée noire de l’Erika, etc. Les rédactions ne font pas un mauvais accueil à ces questions émergentes qui viennent troubler la planification administrative de l’actualité. Une actualité politique seulement rythmée par l’action de l’État n’est souhaitée ni par les journalistes ni par l’opposition. La survenue d’événements inattendus ou de modalités d’action originales permet aux rédactions de demander à leur public une attention renouvelée et de retrouver une latitude dans le traitement de l’actualité que le travail de cadrage des problèmes publics par les administrations et le personnel politique de la majorité tend ordinairement à limiter. En effet, sur un sujet comme les « déficits des comptes sociaux » – nécessairement très institutionnalisé puisqu’il s’agit d’une question spécifique de gestion des dispositifs de l’État social – les interventions conjointes en amont des services de la CNAM, du cabinet du ministre des Affaires sociales, des commissions des affaires sociales de l’Assemblée ou du Sénat, de la CADES, des experts universitaires ou administratifs du sujet46, etc., généralement alarmistes, restreignent les possibilités d’interprétation des journalistes à l’approbation des mesures d’économie proposées, sans que l’architecture de la protection sociale et de son financement ne puisse être interrogée dans les délais de couverture imposés aux journalistes47. En revanche, les événements inattendus de l’actualité ainsi que les mouvements de contestation placent les rédactions dans l’obligation de reprendre la définition des questions importantes dans une optique qui n’est plus exclusivement contrôlée par les acteurs partisans ou administratifs : les algues vertes en Bretagne témoignent-elles d’une déficience du contrôle de l’agriculture ? Les investisseurs institutionnels dans l’immobilier engendrent-ils une sous-utilisation du parc locatif ? Les investissements publics (autoroutes, aéroports, barrages, centrales nucléaires, etc.) sont-ils toujours justifiés48 ? Le transport des produits dangereux (pétrole de l’Erika, trains pétroliers au Canada, transports de combustible nucléaire, etc.) est-il assez contrôlé ? Quand la politique énergétique française privilégiant le nucléaire a-t-elle été débattue pour la dernière fois49 ? La gestion des reconversions industrielles ne révèle-t-elle pas une captation des gouvernements par les intérêts des groupes économiques au détriment de ceux des salariés ? etc.

  • 50 Gamson W. A. et Modigliani A., « Media Discourse and Public Opinion on Nuclear Power : A Construct (...)

31Cependant, le traitement journalistique des questions émergentes, s’il laisse davantage de possibilités dans la définition des cadrages par les rédactions, ne peut pas être considéré comme réinventé à chaque occasion mais au contraire s’inscrit dans une définition préalable de ce qui doit être considéré comme vraisemblable et crédible. Sans doute les grévistes d’une usine en reconversion peuvent-ils obtenir une forme d’attention bienveillante dans leur combat contre des directions présentées comme très inégalement convenables – Mittal étant plus vulnérable à la critique que Peugeot ou Renault – ; bien sûr, l’explosion d’une centrale nucléaire à l’étranger s’accompagne dans la presse d’opportunités d’expression nouvelles pour les adversaires de cette forme d’énergie. Toutefois, il est difficile de considérer les hiérarchies rédactionnelles comme également ouvertes à toutes les formes de remise en cause des politiques antérieures, des modalités d’organisation de l’économie et des secteurs industriels, des relations sociales entre employeurs et salariés, etc. Les journalistes sont tributaires des normes de vraisemblances et de crédibilité qui s’imposent à eux dans une configuration sociale et historique spécifique50. Que peuvent exiger des employés licenciés ? Quelle peut être l’action de l’État en manière industrielle ? Le souci de l’environnement doit-il entraver le progrès ? etc.

  • 51 Voir Kott S., L’État social allemand. Représentations et pratiques, Paris, Belin, 1995 et Dumons B (...)
  • 52 Les relations entre les énoncés produits à une certaine période – par exemple les projets de réfor (...)
  • 53 Kuisel R. F., Le Capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, (...)

32La structuration institutionnelle d’un débat public à visée électorale et les opportunités d’énonciation qu’il offre à des porte-paroles chargés d’y introduire des discours originaux ajustés aux intérêts des groupes qu’ils incarnent constituent l’une des modalités d’évolution des représentations de l’envisageable ou du vraisemblable en matière d’action publique et d’organisation collective. En effet, sur le moyen terme les conceptions de ce que peuvent être les formes d’organisation de l’économie et de l’État se modifient – par exemple l’intervention directe de l’État dans l’économie sous la forme de nationalisation, encore considérée comme pleinement concevable en 1981 tend ensuite à perdre en crédit à mesure de son abandon comme élément programmatique par le Parti socialiste ; les politiques sociales peu envisageables au milieu du XIXe siècle vont, à partir de 1880, être au centre des innovations de l’action publique, certes combattues par beaucoup mais appartenant néanmoins au cercle de la crédibilité politique51. Parler de représentations dominantes en vigueur serait sans doute imprudent puisque cela supposerait une diffusion et une appropriation par un public large d’un ensemble d’idées ou d’un gradient de crédibilité en matière de politique ; il est sans doute plus juste de percevoir cette crédibilité inégale comme la résultante des processus de formation des élites et des logiques de définition des objectifs pris en charge par les institutions qui se traduisent par la transformation des catégories de l’entendement politique et des dispositifs administratifs52 : l’accroissement du nombre des entreprises industrielles généralise les énoncés industrialistes qui crédibilisent la possibilité d’un effort de l’État en matière de politique industrielle nécessitant des administrations spécifiques53.

  • 54 Ce point est important si on analyse les effets remarquables de la mise au jour et de la publicati (...)

33Le traitement par les rédactions d’une thématique ou d’un mouvement va donc subir les contraintes contextuelles de l’événement et de l’état des discours crédibles immédiatement disponibles sur le sujet : l’annonce d’un plan social dans une entreprise sera traitée à court terme selon le prisme de la lutte des salariés contre une mesure contestée et, à moyen terme, en fonction du registre des politiques industrielles crédibles énonçables par le personnel des partis de gouvernement et par les experts économiques : l’État est-il en mesure de se substituer à la direction d’une entreprise pour maintenir une activité industrielle par nationalisation ? Ou bien peut-il forcer la cession d’un site industriel même à un concurrent du propriétaire initial ? Ou encore doit-il respecter le droit de propriété des industriels et leur expertise en matière de rentabilité des sites ? Mais au fait ces sites étaient-ils rentables ? etc. Ces questions vont être évoquées sans qu’un audit scientifique ne puisse trancher entre ces possibilités. Les termes mêmes de ces problèmes ne sont jamais véritablement déployés entièrement ni les alternatives clarifiées. Le contenu des dossiers d’information soumis aux ministres par leurs administrations ou les pièces comptables des entreprises sur la base desquelles les décisions sont réputées prises ne sont jamais rendus publics ni diffusés dans la presse54. La détermination de la matérialité des faits et du niveau de rentabilité des usines ou des groupes n’est jamais qu’évoquée in abstracto en fonction des déclarations contradictoires des protagonistes des polémiques dont l’un des enjeux est précisément de statuer publiquement sur l’ampleur des déficits et le degré d’urgence des bilans comptables.

34Les énoncés rencontrés dans les arènes publiques présentent donc toujours – par la logique même de leur élaboration – un irrémédiable caractère de flou et d’incertitude : ils font appel aux préférences idéologiques de chacun, ancrées par les débats antérieurs et les clivages partisans cristallisés. Les journalistes vont spontanément éditorialiser dans la description même des sujets d’actualité en fonction de ce qu’ils peuvent percevoir des possibilités d’action vraisemblables et du faisceau de soutiens dont peut bénéficier chacune des options présentées ou défendues – à l’exclusion évidemment des solutions ou des mesures qui ne trouvent mêmes pas d’énonciateur. Qui est prêt à soutenir l’idée d’une nationalisation ? Qui veut favoriser un champion national dans une industrie ancienne comme la sidérurgie ? Celle-ci doit-elle encore être considérée comme stratégique en Europe ? La distribution antérieure des discours des gouvernements ou des experts économiques qu’ils sollicitent tend à construire un espace des politiques vraisemblables, qui sont susceptibles de voir converger les soutiens et l’intervention approbative des éditorialistes et, à l’inverse, délimite un jeu d’options refusées dont l’évocation par certains déclenchera un faisceau de critiques – le coût, le recours au protectionnisme, l’incompétence de l’administration en matière d’industrie ou, au contraire, le renoncement à l’intérêt général, les avantages excessifs accordés aux intérêts privés, l’abandon des salariés, etc. Les différentes hiérarchies rédactionnelles et, en leur sein, les journalistes spécialisés dans les secteurs de l’économie, du social ou de la politique, vont se révéler inégalement disposés à l’égard des différents discours possibles sur les problèmes publics et envers leurs porte-paroles. Ces rédactions sont ajustées à des niches concurrentielles spécifiques – Libération et Le Figaro principaux journaux de gauche et de droite – ce qui peut les incliner à avoir une approche en faveur d’un camp, mais elles constituent aussi des entreprises de presse ayant un avis propre sur les questions d’équilibre des comptes et de licenciements. En outre, elles rassemblent des observateurs professionnels qui lisent une part substantielle des articles produits sur les différents problèmes publics et qui, à ce titre, ne peuvent entièrement s’affranchir des discours experts majoritaires qui y sont énoncés. Ainsi les revendications des porte-paroles des grévistes se voient énoncées dans un champ déjà polarisé à l’intérieur duquel les journalistes, qui seront conduits à leur accorder un accès aux arènes publiques et à juger brièvement de « leur courage » ou, au contraire, de « leur aveuglement », possèdent déjà un avis précocement cristallisé sur la nature des problèmes et l’éventail des actions envisageables – avis qui ne sera que marginalement affecté par la qualité de leurs interventions télévisées ou leur talent rhétorique.

Analyser le débat public comme une arène de mobilisation des porte-paroles

35Dans le processus de construction des rapports de force propres aux arènes publiques, comment les interventions des porte-paroles parviennent-elles à faire avancer la conception des problèmes qu’ils promeuvent ? Comment comprendre que le simple jeu d’énonciations croisées puisse renforcer certains acteurs et détériorer la position de leurs concurrents ? La formulation d’une revendication par un porte-parole syndical, la promotion d’une politique par un ministre ou la défense d’une cause par le leader d’une association constitue un appel implicite à voir leur discours approuvé, renforcé, dupliqué, par d’autres énonciateurs susceptibles d’ajouter leur propre intervention à celles déjà rendues publiques. Dans un espace public hiérarchisé et segmenté en camps opposés, la qualité des énonciateurs et leur position dans le jeu exercent des effets de mobilisation et de licitation qui favorise la reprise de leurs discours par l’ensemble des énonciateurs secondaires susceptibles de les rejoindre. L’ajout de déclarations convergentes, leur réitération par des sources multiples, contribuent à diluer les énoncés contraires, manifestant pour tout observateur la prééminence relative des soutiens de l’une ou l’autre des orientations possibles dans la résolution d’un problème public. Chaque controverse actualise la mesure du volume d’énonciations que chaque camp peut produire à court terme sur une question particulière, les 35 h, la loi TEPA, la nomination du fils du président à la tête d’un établissement public, l’expulsion d’une jeune Rom, l’instauration d’un salaire minimum junior (CPE), etc. Le jeu énonciatif des porte-paroles dans les arènes publiques ne consiste pas seulement dans un exercice d’affirmation d’un point de vue spécifique ou dans la qualité du travail de cadrage permettant de préempter les interprétations collectives d’un problème, il s’agit aussi d’un travail de mobilisation des soutiens proches (les personnalités de la même formation invités à renchérir) et d’un appel à converger adressé à tout intervenant public qui trouverait pertinent de rejoindre le jeu énonciatif (alliés politiques, économistes, experts sociaux, intellectuel ou éditorialistes).

36La défense d’une cause ou la promotion d’une politique constituent alors des systèmes de discours interprétatifs complets, pas nécessairement toujours déployés, mais déclinés sous la forme d’énoncés partiels, de listes de mesures urgentes, d’exposés des motifs et des justifications, de catalogue des bénéficiaires, d’explicitation de leur contribution à l’intérêt général, de rappels historiques valorisants, de dénigrement des adversaires et de leurs raisons d’agir, etc. Ainsi, l’instauration des 35 h sera présentée comme constituant un moyen de partager le travail et de réduire le chômage, mais aussi comme une avancée de civilisation permettant d’accroître le temps disponible pour chaque citoyen, mais également une forme de réduction des inégalités, ainsi qu’une vraie « mesure de gauche » permettant de renouer avec la geste du mouvement ouvrier et les 40 heures de 1936, ancrage d’ailleurs démontré par leur rejet obstiné par le MEDEF, etc. À l’inverse, la critique des 35 h sera justifiée par le déploiement d’un éventail de discours portant sur la restauration de la compétitivité des entreprises, la lutte contre le déclin économique, la nécessité de rompre avec la démagogie syndicale qui veut distribuer la richesse ou répartir le travail avant même que les efforts des entrepreneurs n’en permettent l’existence, l’obligation de financer un modèle social surdimensionné, etc. Ces discours rendus disponibles pour tous par leur énonciation dans les arènes publiques vont pouvoir être rejoints par les intervenants autorisés (élus, partenaires sociaux, porte-paroles associatifs, journalistes, experts, etc.) qui estimeront pertinent d’abonder dans l’un ou l’autre sens, succession de déclarations dont les empilements respectifs permettront de mesurer les soutiens de chaque camp.

37Prenant place dans un rapport de force quantitatif entre des discours rendus disponibles pour les électeurs, l’énonciation publique des porte-paroles représente donc également un appel à une forme spécifique de mobilisation discursive, une recherche des soutiens potentiels et une mise en forme initiale servant de matrice de transcription ou de traduction pour les énonciations potentielles de tous ceux qui pourraient trouver pertinent de converger sur cette cause à partir de l’un ou l’autre des éléments d’argumentation. Comme invitation à converger sur des propositions similaires, l’énonciation publique d’un point de vue par le porte-parole d’une cause ou d’une orientation politique, autorise des agents diversifiés, inconnus des entrepreneurs initiaux à les soutenir par la simple duplication d’énoncés compatibles : un communiqué, une interview, une tribune, un éditorial, le billet d’un blog, un post de forum, etc. Peuvent converger les journalistes susceptibles d’être intéressés par une cause les grandissant et les constituant en entrepreneurs du bien collectif, des organisations susceptibles d’intervenir dans l’espace public (syndicats, Églises, ONG, etc.), des intellectuels et des personnalités artistiques pour des raisons similaires, les adversaires politiques du gouvernement, etc.

38Les jeux d’énonciation antagoniques identifiables au cours d’une polémique seront l’actualisation des thématiques divergentes des intervenants publics mais aussi l’actualisation des affinités politiques qui rapprochent les différents porte-paroles composant les camps politiques de la droite et de la gauche, dont le caractère souvent convergent des interventions permet d’accroître leur efficacité respective. En cela, le débat public est en grande partie prévisible pour les observateurs expérimentés qui connaissent les thématiques privilégiées des différents courants partisans, celles des partenaires sociaux ou des porteurs de cause, les orientations des experts économiques, les préférences des éditorialistes, etc. ; est également prévisible la capacité de ces énonciateurs à implicitement « jouer ensemble » dans le cours même d’une polémique, par des jeux de convergence et d’appuis mutuels, la tribune d’un expert économique libéral (respectivement régulationniste) publiée dans le Figaro (respectivement dans Libération) étant appelée à confirmer les propos du président du groupe parlementaire UMP (respectivement du groupe PS) recueillis par l’éditorialiste du Point (respectivement du Nouvel Observateur), etc.

39Cependant, bien qu’objectivement prévisible pour ses meilleurs observateurs, le jeu argumentatif du débat public doit être déployé et incarné de neuf à chaque résurgence d’un problème public pour que les rapports de force et les jeux de convergence produisent à nouveau sur les électeurs tous leurs effets potentiels, rendant acceptables des politiques, décourageant des oppositions, construisant des majorités, rendant moins vraisemblable une investiture, redirigeant les investissements des parlementaires d’un prétendant à l’autre, etc. En effet, bien que largement structurée par les clivages partisans institutionnalisés, chaque réitération de l’examen d’un problème public et chaque controverse représentent une épreuve nouvelle qui peut être l’occasion d’une transformation inattendue des rapports de force par le réalignement des prises de positions ou la défection des soutiens. Pense-t-on le ministre des Finances V. Giscard d’Estaing et ses soutiens fermement arrimés à la majorité parlementaire gaulliste ? « Oui, mais… » une position critique dans une campagne législative impromptue lui permettra de hâter la succession et bientôt de la capter en incarnant, dans la continuité, le changement. Le ministre de l’Intérieur respectera-t-il la solidarité gouvernementale en s’engageant en faveur du projet de CPE de Dominique de Villepin ? Non, parce que la discrétion des déclarations de soutien des partisans de Nicolas Sarkozy permettra l’isolement du Premier ministre et lui rendra impossible une candidature concurrente en 2007. La politique migratoire du gouvernement à l’égard des Roms sera-t-elle défendue par l’ensemble des porte-paroles de la majorité ? Non, parce qu’à la faveur d’un discours ministériel vigoureux ou de l’expulsion d’une jeune Rom, les porte-paroles des Verts et de l’association RESF seront conduits à produire des énoncés divergents. La nomination du fils du président à la direction de l’EPAD s’imposera-t-elle sans mal parce que soutenue avec vigueur par l’ensemble des porte-paroles de la majorité ? Non, parce que le manque d’empressement de beaucoup d’élus de l’UMP permettra à l’opposition de dominer le débat. Les différents courants du Parti socialiste pourront-ils continuer à masquer leurs divergences sur les questions européennes en s’accordant a minima sur la revendication d’une « Europe plus sociale » ? Non, parce que la voie référendaire, choisie en 2005 pour la ratification du Traité constitutionnel européen, conduira certains courants à une campagne active pour le vote non, tandis que d’autres manifesteront peu d’empressement à s’engager dans la campagne du « oui » et qu’émergera une expertise économique critique sur les effets des institutions européennes. Chaque débat est ainsi l’occasion de produire un nouveau jeu d’énonciations, bien sûr dépendant de la configuration politique et des anticipations des protagonistes, mais débouchant sur des rapports de force discussifs ad hoc potentiellement inattendus, c’est-à-dire non déductibles des allégeances nominales, des appartenances à un camp politique ou de l’affinité apparente des rhétoriques habituelles des groupes. Pour toutes les organisations souhaitant jouer un rôle dans les régulations publiques et infléchir les arbitrages de l’État, l’entretien d’un porte-parole professionnalisé et sa disponibilité pour l’appareil de recueil journalistique, lors des controverses, constituent la condition indispensable pour se voir intégrer dans les jeux énonciatifs du débat public et participer à la constitution des rapports de force successifs qui affaibliront la capacité du gouvernement à imposer ses orientations ou au contraire la préserveront.

40Parce que les arènes publiques constituent des sites institutionnalisés et professionnalisés de recueil de l’énonciation d’intérêt général (temps de parole à l’Assemblée, émissions de débat, interviews des matinales de radio, journalistes spécialisés, etc.), l’expression d’un soutien à une cause y est peu coûteux. Il suffit de s’inscrire dans l’une des cases disponibles des agendas journalistique ou institutionnel (réponse à la demande d’entretien d’un journaliste, communiqué, phrase incidente d’un artiste au détour d’une interview de promotion, tribune dans un quotidien, dépôt d’une proposition de loi par l’opposition). Mais, exprimé dans le cadre d’une polémique ou d’un débat en cours et agrégé à d’autres énoncés convergents, cette expression d’un soutien participe de la crédibilisation de la cause et de la mise en difficulté de ceux qui s’opposent à sa traduction en mesures de gouvernement.

  • 55 Weil P. E., « Le droit au service des personnes défavorisées ? Les effets pervers de la loi au log (...)
  • 56 Mauger G., L’Émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions d (...)

41L’architecture institutionnelle des États parlementaires organise la mise en scène publique des oppositions entre les divers entrepreneurs de réforme ou les promoteurs de régulations nouvelles qui cherchent à redéfinir l’orientation des politiques. La forme que revêtent les problèmes publics, ou la possibilité même leur émergence, subit l’emprise des jeux concurrentiels à visé électorale qui règlent la dévolution des positions gouvernementales. L’action des administrations publiques s’exerce à travers le flux d’énonciations contradictoires du débat public au cours duquel la force relative des partisans des différentes orientations est mesurée. Chaque réforme induit un ensemble d’énoncés qui l’annoncent, la préparent, la justifient, la critiquent, en prévoient la réécriture ou l’abrogation, etc. Les adversaires même d’une politique ont un rôle à jouer dans le processus de production du consentement : leur participation au débat et leur mise en minorité discursive représentent la manifestation nécessaire de l’appui majoritaire dont bénéficieront les mesures adoptées. Les alternances qui permettent quelques inversions de politique pour une majorité de cas de continuité participent de ce processus de gouvernement par épuisement du potentiel critique des adversaires des réformes engagées par les administrations publiques. À l’échelle de chaque débat spécifique, les représentants des intérêts organisés et les porteurs de cause ne peuvent faire valoir leurs orientations qu’à la condition de disposer de porte-paroles susceptibles d’énoncer leurs positions. Les intérêts des groupes ou des causes qui ne sont pas représentées et énoncées laissent à leurs adversaires le monopole de la définition des enjeux et des priorités. Les politiques demeurant sans promoteurs seront rarement initiées. Mais les pouvoirs publics requièrent aussi des interlocuteurs pour entrer dans un processus de gestion contradictoire de l’éventail des options disponibles puis de négociation avec les parties prenantes ou de mise en minorité des intérêts les plus faibles. Même des administrations publiques qui ont les moyens de concevoir et de mettre en œuvre des politiques nouvelles – par exemple une extension des droits sociaux, loi Dalo55, RMI, politiques de la Ville, etc. – préfèrent avoir à les concéder à des interlocuteurs dans le cours du processus d’énonciation revendicative du débat politique. Ces logiques de gouvernement par le débat contradictoire et la théâtralisation de l’affrontement des porte-paroles ne sont jamais plus manifestes que lorsque survient une déficience des interlocuteurs revendicatifs – par exemple durant les mouvements de novembre 2005 la difficulté d’obtenir des « jeunes de banlieue » un porte-parole représentatif capable de produire une revendication sur laquelle s’appuyer, même excessive56. Le gouvernement, sans interlocuteurs et sans exigences, apparaît alors démuni et frappé d’incapacité politique.

42À une échelle globale les administrations publiques doivent disposer en tout point des champs sociaux et des secteurs à réguler des interlocuteurs nécessaires à la production du flux d’énoncé caractéristique du débat public. L’entretien d’organisations revendicatives sur fonds publics, le maintien des formes du paritarisme, l’attachement toujours réaffirmé au « dialogue social », l’appui officiel accordé à des institutions parfois peu dynamiques – chambres de commerce et d’industrie, chambre d’agriculture, prudhommes, etc. procèdent de la nécessité de disposer d’organisations susceptibles de professionnaliser les porte-paroles impliqués dans le processus discursif des États parlementaires. Pour autant, les rapports de force constitués dans les arènes publiques demeurent foncièrement asymétriques. Les partis de gouvernement adossés à l’État disposent à travers les centaines de députés rémunérés d’une capacité institutionnelle sans équivalent pour produire des intervenants dans les débats publics. L’accès garantie des acteurs partisans aux diverses émissions d’interview matinales et la focalisation des rédactions sur l’activité des ministères dans la hiérarchisation de l’information assurent aux porte-paroles des partis la maîtrise des débats publics. C’est donc essentiellement dans le cadre des concurrences électorales et en tant qu’auxiliaires des luttes partisanes que les porte-paroles des groupes et les porteurs de causes seront invités à converger avec les déclarations des élus pour constituer les problèmes politiques conjointement aux experts, économistes, universitaires, éditorialistes, eux aussi invité à donner leur point de vue dans les jeux d’énonciation des États parlementaires. Pour chaque organisation « de la société civile » le nombre des porte-paroles et la qualité de leur professionnalisation dépendra de leur niveau d’institutionnalisation et de leur ajustement aux postures requises par les administrations publiques, c’est-à-dire de leur capacité à intervenir dans les concurrences partisanes et à jouer un rôle dans les processus de « gouvernement par le débat public » spécifiques des États parlementaires.

Notes

1 Bourdieu P., Sur l’État, Paris, Le Seuil, 2012 et « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », in Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 100-133.

2 Sur le travail de définition de « l’intention du constituant », voir Bastien F., Naissance d’une constitution. La Cinquième République 1958-1962, Presses de Sciences Po, p. 133-164.

3 Voir Lacroix B., « La contribution de Norbert Elias à l’analyse de l’État parlementaire », in Le Temps des savoirs, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 213-240.

4 Voir Campana A., Henry E. et Rowell J., La Construction des problèmes publics en Europe. Émergence, formulation et mise en instrument, Strasbourg, PUS, 2007. Kalifa D., Régnier Ph., Thérenty M.-E., Vaillant A. (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Éd. Nouveau monde, p. 1309-1442.

5 Charle C., Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 155-167.

6 Foucault M., Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 2004.

7 Sur les possibilités tactiques permettant de ne pas relever publiquement l’incompatibilité de deux discours ou de deux régimes d’argumentation voir Boltanski L. et Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 286.

8 Pour une synthèse, Courty G., Les Groupes d’intérêt, Paris, La Découverte, 2006 et Offerlé M., Sociologie des groupes d’intérêts, Paris, Montchrestien, 1998.

9 Sur le patronat, Offerlé M., Les Patrons des patrons. Histoire du Medef, Paris, Odile Jacob, 2013.

10 Les travaux de Jack Goody sur les usages structurant de l’introduction de l’écriture dans les sociétés (persistance du passé, objectivation de la mémoire, des contrats, des engagements, spécialisation sociale des utilisateurs de l’écriture, etc.) permettent de réfléchir sur ceux du maintien de l’oralité (fugacité des discours, effet de rhétorique, personnalisation des relations politiques, etc.) ; Goody J., La Logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986 et Pouvoir et savoir de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.

11 Voir Mariot N., Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Belin, 2006. Abélès M., Jours tranquilles en 89, Paris, Odile Jacob, 1989 et Pourcher Y., Votez tous pour moi ! Les campagnes électorales de Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon (1986-2004), Paris, Presses de Sciences Po, 2004.

12 Voir Binet L., Rien ne se passe comme prévu, Paris, Grasset, 2012 ; Orsenna É., Grand amour, Paris, Le Seuil, 2006.

13 Un travail de développement des capacités et des routines d’expression est proposé par des sociétés spécialisées dans la communication et le media training (Euro RSCG, Image 7, DGM Conseil, etc.) : il s’agit d’accélérer l’acquisition des dispositions à s’exprimer des porte-paroles pressentis ou désignés par les organisations intervenant dans les arènes publiques.

14 Voir le témoignage sous forme de bande dessinée de Christophe Blain et Abel Lanzac (pseudonyme du diplomate Antonin Baudry), « Quai d’Orsay », Paris, Éd. Dargaud, 2010. Voir Le Maire B., Jours de pouvoir, Paris, Gallimard, 2013 ; Gandt M. de, Sous la plume. Petite exploration du pouvoir politique, Paris, Robert Laffont, 2013 ; Guaino H., La Nuit et le jour, Paris, Plon, 2012 ; Éric Dumoulin, Politiquement nègre, Paris, Robert Laffont, 2008 ; Pascal C., Scènes de la vie quotidienne à l’Élysée, Paris, Plon, 2012.

15 Voir Bruneteaux P. (dir.), Les Enfants de Don Quichotte. Sociologie d’une improbable mobilisation nationale, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2013.

16 Voir Brodiez-Dolino A., Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, SciencesPo les Presses, 2008.

17 Voir Juhem Ph., « Des causes sans adversaires », Mots, no 65, 2001, p. 9-26.

18 Pierre-André Taguieffa entrepris une critique de l’antiracisme dont se sont ensuite saisi les journalistes et les acteurs politiques qui auparavant ne parvenaient pas à définir un registre critique envers l’action de SOS-Racisme ; voir Taguieff P.-A., Les Fins de l’antiracisme, Paris, Michalon, 1995.

19 Pour une problématique proche qui évite de segmenter trop définitivement l’étude des objets partisans de celle des institutions publiques voir Katz R. S. et Mair P., « La transformation des modèles d’organisation et de démocratie dans les partis. L’émergence du parti-cartel », in Aucante Y. et Dézé A. (dir.), Les Systèmes de partis dans les démocraties occidentales. Le modèle du parti-cartel en question, Paris, Presses de Science Po, p. 35-64.

20 Voir Juhem Ph., « Le clivage droite-gauche comme effet émergent des luttes électorales », in Le Bohec J. et Le Digol C., Gauche-Droite. Genèse d’un clivage, Paris, PUF, 2012, p. 99-124.

21 Bernardou V., Blanc F., Laignoux R., Roa Bastos F. (dir.), Que faire du charisme ? : Retours sur une notion de Max Weber, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

22 Les discours de Grenoble en juillet 2010 et de Dakar en juillet 2007 du président N. Sarkozy, sans parler des réactions vives qui ont été filmées (« casse-toi pauv’ con », « descends si tu es un homme », etc.) donnent durant plusieurs années la possibilité à l’opposition de mettre en cause l’adéquation de N. Sarkozy au rôle présidentiel. Ne pas se conformer entièrement aux règles et bienséances d’énonciation contribue à faciliter le travail critique des adversaires.

23 Les déclarations d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif au sujet de la possible nationalisation du site de Florange, à rebours de la position officielle exprimée par le Premier ministre ou bien son échange public de lettres avec Maurice M. Taylor, le PDG américain de la société Titan, candidate à la reprise d’une usine de Goodyear, ont aussi pu être utilisées par ses adversaires pour critiquer son désajustement au poste.

24 Sur le jeu de Jean-Marie Le Pen avec les journalistes voir Le Bohec J., Les Interactions entre les journalistes et J.-M. Le Pen, Paris, L’Harmattan, 2004 ; sur Manuel Valls et son travail de démarcation envers la ligne de son parti voir Revault d’Allonnes D. et Borredon L., Valls à l’intérieur, Paris, Robert Laffont, 2014 ; sur Michel Rocard et son jeu de distanciation à l’égard des mitterrandistes et des « tabous de la gauche » voir Andréani J.-L., Le Mystère Rocard, Paris, Robert Laffont, 1993 ; sur Arnaud Montebourg, Benhamou G., Arnaud Montebourg, l’ambition à tout prix, Paris, Stock, 2004 ; sur le porte-parole du NPA lire Hacquemand É., Olivier Besancenot. L’irrésistible ascension de l’enfant de la gauche extrême, Monaco, Éditions du Rocher, 2008.

25 Epron Q., « Le temps de parole audiovisuel des personnalités politiques », Jus Politicum, no 4, 2010 (revue en ligne : [http://www.juspoliticum.com/Le-temps-de-parole-audiovisuel-des.html]).

26 Voir Juhem Ph., « Alternance et attribution du temps de parole », à paraître.

27 Voir J. Dearing & Rogers E., « Agenda-setting reseach : Where has it been, Where is it going? », Communication yearbook, 1988, p. 555-594.

28 Voir Fillieule O., Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de SciencesPo, 1997.

29 Péchu C., Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz 2006.

30 Voir Champagne P., « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52-53, 1984, p. 19-41.

31 Voir Bruneau I., « La Confédération paysanne et le “mouvement altermondialisation”. L’international comme enjeu syndical », Politix, no 67, 2004, p. 111-134 et Martin J.-Ph., « Du Larzac à la Confédération paysanne de José Bové », in Agrikoliansky É., Fillieule O. et Mayer N., L’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005, p. 107-142.

32 Voir Juhem Ph., « La participation des journalistes à l’émergence des mouvements sociaux. Le cas de SOS-Racisme », Réseaux, 1999, vol. 17, no 98, p. 119-152.

33 Depuis-Deri F., « Penser l’action directe des Black Blocks », Politix, 2004, vol. 17, no 68, p. 79-109.

34 Voir dans ce volume Nollet J., « Les investissements “médiatiques”. Capitaux, dispositions et accès aux médias des agents politiques liés à la “vache folle” ».

35 Neveu É., « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les capitaux ? À propos de Catherine Hakim, Erotic Capital, et de quelques marcottages intempestifs de la notion de capital », Revue française de sciences politiques vol. 63, no 2, 2013, p. 337-358.

36 Voir Brodiez A., Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Science Po, 2006.

37 Voir Charvolin F., L’Invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, La Découverte, 2003.

38 Voir Piketty T., Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, p. 373-479 et en particulier pour les États-Unis, p. 463-479.

39 Broqua C., Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le Sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

40 Siméant J., La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.

41 Mouchard D., Être représenté. Mobilisations d’« exclus » dans la France des années 1990, Paris, Economica 2009.

42 Péchu C., Droit au logement : genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006.

43 Piven F. F. et Clovard R. A., Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York, Pantheon Books, 1977.

44 Siracusa J., Le JT, une machine à décrire. Sociologie du travail des reporters à la télévision, Bry-sur-Marne, INA, 2001 et Berthaut J., La Banlieue du « 20 heures ». Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique, Marseille, Agone, 2013.

45 Voir Sedel J., Les Médias et la banlieue, Lormont, INA/éditions Le Bord de l’Eau, 2009.

46 Sur les questions publiques les plus fortement institutionnalisées – sécurité sociale, défense, relations internationale, fiscalité, etc. – les administrations publiques ont la capacité de produire leurs propres spécialistes de ces questions ou de sélectionner les universitaires qui seront chargés de la rédaction des rapports indépendants, ce qui rend très difficile la possibilité d’une expertise soustraite aux logiques de gestions qui président à la production d’un savoir contrôlé. La prolifération de think tanks formellement « indépendants » mais qui font l’objet de stratégies de financements orientées complexifie encore les conditions de production des discours « experts ».

47 Voir Duval J., Le Mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raison d’agir, 2007.

48 Cathrin V., La Contestation des grands projets publics. Analyse microsociologique de la mobilisation des citoyens, Paris, L’Harmattan, 2000.

49 Voir Topçu S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Le Seuil, 2013.

50 Gamson W. A. et Modigliani A., « Media Discourse and Public Opinion on Nuclear Power : A Constructionist Approach », American Journal of sociology, vol. 95, no 1 (Jul., 1989), p. 1-37.

51 Voir Kott S., L’État social allemand. Représentations et pratiques, Paris, Belin, 1995 et Dumons B. et Pollet G., L’État et les retraites. Genèse d’une politique, Paris, Belin, 1994.

52 Les relations entre les énoncés produits à une certaine période – par exemple les projets de réforme pénale qu’étudie Michel Foucault dans Surveiller et punir – et les institutions et les pratiques sociales dont ils relèvent sont une question complexe. Les discours précèdent de loin les évolutions réelles mais il est très difficile de faire des premiers la cause des secondes. Michel Foucault prend soin de ne jamais adopter une formulation qui établirait un lien de causalité entre les discours et les réalisations qu’ils appellent. Voir Foucault M., L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970.

53 Kuisel R. F., Le Capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard 1984 (éd. orig. 1981).

54 Ce point est important si on analyse les effets remarquables de la mise au jour et de la publication de pièces ou d’archives sur Internet – affaires wikileaks, documents publiés par E. Snowden, documents du cabinet PricewaterhouseCooper rendus publics lors de l’affaire « luxleaks », etc. – ces documents, nullement scandaleux en eux-mêmes, révèlent des modes de penser, des types de calculs, des formes d’anticipation et de visé qui sont souvent en contradiction avec les modes de présentation officiels des décisions (guerre pour le droit ou pour le pétrole, coopération confiante entre alliés de l’Otan, etc.). Non pas que les observateurs ne puissent, de l’extérieur, faire des hypothèses crédibles et vraisemblables sur cet écart entre les justifications officielles des décisions et les raisons avancées en interne, mais leur publication et l’authenticité des pièces qui les documentent vont avoir d’importants effets de révélation et d’ébranlement des convictions.

55 Weil P. E., « Le droit au service des personnes défavorisées ? Les effets pervers de la loi au logement opposable », Gouvernement et action publique, 2013/2, no 2, p. 279-302.

56 Mauger G., L’Émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.

Auteur

Maître de conférences en science politique, Institut d’études politiques de Strasbourg, Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE).

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