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Les sociétés au xviie siècle

 | 
Annie Antoine
, 
Cédric Michon

Première partie. Les groupes sociaux

Chapitre V. Les sociétés portuaires et les systèmes atlantiques

Gérard Le Bouëdec

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Cabantous Alain, « l’histoire maritime : objet de recherche ou leurre historiographique ? », Villa (...)

1Si l’on admet que l’océan est une interface entre les hommes et les économies situés de chaque côté de l’Atlantique, une histoire de l’Atlantique n’a guère de sens, pas plus qu’une histoire de la Méditerranée. « La mer, en effet, ne peut être appréhendée que par une forme de représentation, que par un découpage préalable que propose chacun des acteurs. Dire ou écrire le mot mer, c’est déjà employer une image. Écrire sur la mer c’est avant tout privilégier l’analyse du rapport qu’une société particulière entretient avec l’espace océanique1 ». Ainsi, pour Alain Cabantous, l’Histoire de l’Atlantique, publiée par Paul Butel chez Perrin en 1997, n’existe qu’à travers le récit et l’analyse des conquêtes, des découvertes, de l’exploration des rivages et des arrière-pays. L’océan ne saurait exister par lui-même et ne saurait proposer une cohérence unique, car il n’y a d’histoire qu’humaine donc multiple.

2Il est donc nécessaire de recourir à un concept, celui de système maritime, et de commencer par le définir. Pour ce faire, l’outil immédiatement disponible est celui d’économie maritime qui s’articule autour de trois composantes :

  1. 1- Les ports. Le terme est souvent inadapté car il n’y a pas toujours d’infrastructure mais il faut s’intéresser à leur localisation, leurs accès, leurs aménagements, leurs fonctions, leurs avant-pays et leurs arrières pays (ce qui permet de mesurer le gradient d’intégration des territoires et des sociétés).
  2. 2- Les itinéraires maritimes car il y a bien une géographie des usages de la mer. Il faut se préoccuper de leur mise au point, la mer n’est pas un espace neutre : le relief sous-marin et liquide, les courants et les vents sont des contraintes. Il y a donc des passages dangereux, des seuils, des rythmes saisonniers. Les échelles sont variables : les distances se mesurent en jours, mois voire années, ce qui donne la vraie dimension espace-temps. L’itinéraire peut être simple en droiture ou inclure des circuits complexes.
  3. 3- Des navires et des hommes :
    • - le navire et les flottes sont des outils adaptés aux différents usages et qui supposent des chantiers de construction et des approvisionnements en matières premières,
    • - des équipages : leur taille et leur composition, leur recrutement, la formation, la rémunération, l’avitaillement, les conditions de vie et de travail à bord, les problèmes de santé et la mortalité,
    • - le capital : c’est-à-dire les négociants, les propriétaires et les affréteurs de navires, les commissionnaires,
    • - les institutions d’encadrement et de contrôle des activités maritimes : l’État avec son amirauté, son système des classes ou non, les institutions portuaires comme les consulats de commerce et chambre de commerce sans oublier les villes, les autorités coloniales avec leur organisation administratives, militaires.

3L’économie maritime est un moyen, mais elle a sa propre dynamique. Elle est avant tout au service d’une économie d’échanges dont il faut comprendre les ressorts.

Économie et sociétés globales des deux côtés de l’Océan atlantique

4Les remarques qui suivent sont destinées à présenter brièvement le contexte dans lequel se comprennent les logiques particulières qui commandent les sociétés portuaires. Pour ce faire, il est nécessaire de prendre en considération :

  1. 1- la dimension idéologique et opérationnelle des projets des différents États :
    • - le mercantilisme dans sa dimension douanière, la politique du pavillon, les systèmes du monopole et de l’exclusif,
    • - la logique des rivalités, la géopolitique, la conjoncture des relations internationales.
  2. 2- L’offre et la demande :
    • - les stratifications sociales et culturelles des sociétés européennes et coloniales déterminent des besoins différents selon le pouvoir d’achat, les goûts, les contraintes religieuses et culturelles,
    • - les conditions de la production et des transformations à savoir les techniques de productions, de transformations, la main d’œuvre, son statut et sa rémunération, les formes d’entreprise, plantations, manufactures, entreprises proto-industrielles,
    • - le panel des produits qui composent les balances commerciales : produits vivriers de la terre et la mer, produits alimentaires de luxe d’origine coloniale, produits manufacturés notamment textiles, de base ou de luxe, matières premières de la construction navale.
  3. 3- L’impact sociologique et culturel de ces contacts des deux côtés de l’océan. Dans le cadre d’un colloque sur « Présence et représentations du monde atlantique dans les villes d’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle », publié aux Presses universitaires de Rennes en septembre 2006, Guy Saupin développait la problématique suivante : comment l’intégration dans un espace maritime composé d’un ensemble complexe de flux de marchandises et de capitaux, mais aussi de personnes et d’idées, a pu marquer de manière plus ou moins profonde la ville dans toutes ses dimensions. L’intérêt de cette étude sur les villes atlantiques occidentales se justifie par le fait qu’elles sont les centres de commandement et les pôles d’impulsion d’une économie monde. Cette prépondérance du moteur économique dans le développement urbain permet de postuler l’existence d’une élite des affaires et d’une nouvelle dynamique sociale. Mais la ville-portuaire, pour le développement de ses routes commerciales et la transformation des marchandises, appelle la présence de métiers spécifiques, marins, manutentionnaires, métiers de la construction navale, métiers des manufactures et du traitement du poisson. La ville connaît une croissance démographique qui se nourrit d’une immigration régionale mais aussi internationale. L’arrière pays de ces villes-ports, dont les plus importantes sont des têtes de réseaux fluviaux, est aussi constitué des bassins démographiques des arrière-pays de collecte des productions et de diffusion des marchandises du commerce atlantique. La ville elle-même se transforme physiquement à l’image de la mutation de sa composition sociale.

5De la même manière, l’étude des sociétés de l’Afrique et au-delà de l’Atlantique s’impose. Le contrôle politique et administratif, la mise en œuvre de modèles d’exploitation, d’abord par des engagés puis par des esclaves, le dispositif d’intégration des territoires dans les circuits du commerce atlantique déterminent une répartition des populations sur le territoire et là encore il faut s’intéresser à la ville-port que ce soit Buenos-Aires, Rio ou Sao Paulo, Carthagène ou la Véra Cruz, Mexico ou Lima, Kingston ou Port au Prince, les villes des colonies américaines ou du Canada. Cette société de comptoir et de territoire marquée par l’immigration volontaire ou la déportation constitue un objet d’étude essentiel.

6Cette approche globale permet à l’échelle macro de comprendre l’organisation et le fonctionnement des différents systèmes qui se sont construits des deux côtés de l’Atlantique. Et que l’on peut lister : le système ibéro-américain espagnol, les systèmes nord-américains, les systèmes antillais, les systèmes asiatiques, les systèmes halieutiques côtiers ou terreneuviers.

  • 2 Wallerstein Emmanuel, Capitalisme et économie-monde, 1450-1640, Paris, Flammarion, 1980, p. 19.

7Immanuel Wallerstein écrit que « c’est à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle qu’apparut ce que nous appellerons l’économie-monde européenne […]2 ». Le xviie siècle constitue un siècle décisif dans son évolution. Il faut auparavant avoir à l’esprit les grandes trajectoires générales des différents modèles de développement. Alors que le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé vers la façade atlantique, deux processus se développent parallèlement. Le désenclavement européen de la Baltique à la Méditerranée d’une part, l’éclatement planétaire d’autre part. La tête chercheuse est ibérique et dominatrice au xvie siècle. Mais très vite, les pays les plus au nord deviennent des acteurs majeurs de cette première mondialisation. Elle va signifier deux choses :

  • - d’une part la connexion des trafics, ce que l’on peut appeler une planétarisation des échanges sous le contrôle et au profit des Européens. Les toiles européennes, via Cadix, ou le trafic interlope, en violation du monopole espagnol, financent les retours des piastres et l’or de l’Amérique espagnole et portugaise. Ces piastres qui s’échappent de Cadix vont financer les achats des produits asiatiques. Le poivre, le thé, le café, la soie et le coton constituent les cargaisons des flottes européennes. La promotion des boissons chaudes, thé et café, s’accompagne d’une explosion de la consommation de sucre et donc de la production sucrière notamment aux Antilles où la main d’œuvre des engagés cède la place aux esclaves qui sont acheminés depuis l’Afrique par des négriers qui constituent leur paquet de troc en y intégrant notamment les guinées bleues, qui sont des cotonnades indiennes. Sur ces échanges mondiaux viennent se greffer des échanges intra-européens et interrégionaux de plus en plus denses. Les produits initiaux du cabotage comme le sel, le vin, les céréales, les produits proto-industriels, restent des produits de base dont les demandes croissent, mais, en volume, les matières premières (bois, fer, chanvre, goudron) dont les ports et les villes ont besoin et qui viennent du nord de l’Europe, et, en valeur, les réexportations de produits coloniaux sur l’ensemble de l’Europe, prennent de l’importance. Il faut avoir à l’esprit que la demande des territoires d’outre-Atlantique nourrit des échanges importants dans le sens est-ouest, la route de Cadix déjà évoquée est un exemple de l’impact en Europe de la demande de ces colonies. Mais il est évident que cette demande diffère selon la composition de ces colonies de peuplement. C’est une donnée à prendre en compte si on fait la comparaison avec la situation dans l’océan indien ;
  • - d’autre part la guerre, le volet militaire étant indissociable de la politique mercantiliste douanière ou d’expansion coloniale (cet aspect est traité dans le chapitre consacré aux sociétés en guerre). Tous les grands pays, à partir du milieu du xviie siècle, vont se doter d’une marine militaire spécialisée et vont donc devoir créer des ports en eau profonde pour y installer des arsenaux et mettre en place des politiques de recrutement des hommes d’équipage, car c’est essentiellement la ressource humaine qui va déterminer la dimension des flottes. Dans ces conditions l’État va non seulement militariser le littoral mais également tisser un maillage serré d’institutions. Cette dimension militaire est essentielle, elle est un des moteurs du développement économique et contribue à affirmer la puissance des états.

8Il est donc impossible de dissocier ces deux mouvements.

Le siècle décisif pour la mise en place des systèmes atlantiques est le xviie siècle

  • 3 Garcia-Baquero Gonzalez Antonio, La Carrera de Indias, histoire du commerce hispano américain (xvi(...)
  • 4 Morineau Michel, Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américains d’apr (...)

9Le commerce ibéro-américain est bien en place au xvie siècle. Le monopole de la Casa de contraction et de Séville, l’organisation de la Carrera de Indias, – convois des deux flottes annuelles vers la Nouvelle Espagne et la Terre-Ferme – en constituent les bases majeures. Mais au xviie siècle, c’est un système marqué par des dysfonctionnements, indirectement contrôlé par les puissances nord-européennes. L’annualité des allers-retours est devenue inapplicable. Les guerres de la seconde moitié du xviie siècle accélèrent la détérioration voire la dislocation du système. Progressivement Séville perd de son importance au profit de son avant-port, Cadix. En 1679, Cadix récupère le Tribunal des Indes, mais il faut attendre 1719 pour que la Casa de contractacion y soit établie3. Michel Morineau considère que la dépression du commerce ibéro-américain relève d’une étrange hallucination4. Si le trafic retour reste dominé par les métaux précieux, les exportations évoluent au xviie siècle. Les premières générations de colons avaient besoin d’une palette très large de produits aussi bien alimentaires qu’artisanaux que les ateliers et l’agriculture espagnols pouvaient satisfaire. Au xviie siècle, une partie des besoins est satisfaite sur place, et la demande créole porte sur des produits manufacturés de luxe que les manufactures espagnoles ne peuvent satisfaire. Les produits espagnols vont alors s’effacer devant les produits issus notamment des proto-industries étrangères. La route de Cadix devient un axe majeur de l’économie européenne et du développement du capitalisme portuaire. Une partie des cargaisons de métaux précieux en provenance de l’Amérique ne fait donc que transiter par Cadix. Les coffres forts prennent alors la route des principaux ports européens. « Vu de Cadix, l’exploitation de l’Amérique via la Carrera se présente comme une immense affaire mettant en branle la moitié de l’Europe de Gênes à Hambourg », écrit Michel Morineau.

  • 5 Cabantous Alain et al., Les Français, la terre et la mer, xiiie-xxe siècle, Paris, Fayard, 2005, v (...)
  • 6 Martinière Guy et Vidal Laurent, Les Européens et la mer au xviiie siècle, Gap, Ophrys, 1997, p. 1 (...)

10L’enquête de l’Intendant Patoulet de 1686 permet d’établir un classement des fournisseurs européens de la Carrera. Les Français (39 %) arrivent très largement en tête devant les Gênois, les Anglais et les Hollandais. La France assure 75 % des approvisionnements de toile de lin, avec notamment les « Bretagne ». Les marchands français se sont implantés très tôt à Séville puis Cadix, mais Jacques Bottin et André Lespagnol précisent que « c’est le départ des firmes espagnoles des ports français qui dynamisa l’implantation des maisons de commerce rouennaises, vitréennes et malouines, et aussi auvergnates en Andalousie5 ». Le marché de Cadix avait pris une telle importance que la paralysie du système des flottes dans le dernier tiers du xviie siècle portait atteinte aux économies textiles régionales des pays européens. Le commerce interlope n’est pas une nouveauté. Mais l’anémie du système laisse la voie libre au commerce direct interlope pour ceux qui se contentaient de participer depuis Cadix à la manne des trésors américains. Les Malouins vont être le fer de lance de cette offensive interlope en ouvrant notamment une route maritime directe entre Saint-Malo et Concepcion sur la façade pacifique de l’Amérique du Sud, via le cap Horn, à partir de 1698. Entre 1580 et 1640, le Portugal est sous sujétion espagnole avant de recouvrer son indépendance. La seconde moitie du xviie siècle constitue une phase de mutation. En effet, le cycle du sucre et du tabac brésiliens connaît de grandes difficultés dans les années 1668-1690, les textiles anglais occupent une place grandissante dans les cales des flottes portugaises. Au tournant des xviie et xviiie siècles, le cycle de l’or brésilien, du porto et du Madère ouvre une nouvelle ère de partenariat privilégié ou de sujétion avec l’Angleterre que va entériner le traité de Méthuen de 17036.

11Au début du xviiie siècle, les cargaisons de sucre, tabac, fourrures, morues, de l’Amérique antillaise et nord-américaine représentent déjà un tiers des retours de métaux précieux et de marchandises des flottes espagnoles et portugaises. C’est le résultat là encore de mutations essentielles.

  • 7 Buchet Christian, La Lutte pour l’espace caraïbe et la façade atlantique de l’Amérique centrale et (...)
  • 8 Curtin D. Philip, The Rrise and fall of the plantation complexe. Essays in Atlantic history, Cambr (...)

12Les Antilles, monde de marge aux mains des flibustiers et des boucaniers après le vide laissé par les Espagnols, sont en voie de réappropriation par les États européens. Les flibustiers et corsaires remportent de grands succès contre les Espagnols en attaquant Porto Bello ou la Vera Cruz entre 1668 et 1683. Le contexte va ensuite changer à partir de la guerre de la Ligue d’Augsbourg avec l’alliance anglo-espagnole d’une part et l’intégration des flibustiers au service de l’état louisquatorzien comme le montrent les expéditions de Du Casse et Pointis contre Carthagène d’autre part7. Ce puzzle où se retrouvent les différents pays européens est d’abord entré dans un cycle d’agriculture vivrière et spéculative (la culture du tabac) avec une main d’œuvre d’engagés durant la période 1625-1675. Ainsi, en ce qui concerne la France, ce sont 30 000 engagés recrutés dans les milieux populaires de l’ouest qui sont acheminés depuis les ports normands, de Nantes et de La Rochelle vers les îles. La crise du premier cycle colonial s’accompagne d’une mutation structurelle avec la mise en place de la révolution sucrière qui d’une économie de plantation esclavagiste8.

13Les colonies continentales anglaises sont bien en place avec déjà 250 000 habitants. Le rôle de l’immigration a été majeur en Chasepeake et dans le sud alors qu’il fut mineur en Nouvelle Angleterre. L’accroissement naturel et l’immigration ont joué conjointement dans la croissance des middle colonies. À l’exception de la Nouvelle Angleterre, les plantations vont également déterminer une importation de main d’œuvre noire. Les choix du riz et du tabac s’expliquent par une intégration affirmée dans cette nouvelle économie atlantique. Plus au nord le commerce de la fourrure se traduit par un contrôle français plus virtuel que réel sur des territoires qui ne sont que partiellement intégrés dans l’économie atlantique. Les Anglais sont arrivés sur le tard dans les eaux de Terre-Neuve, mais ils ont profité des difficultés de la pêche française pour s’affirmer. La pêche et le séchage de la morue sont à l’origine de la mise en place de bases avancées temporaires. Elle est aussi à l’origine de colonies de pêcheurs de quelques centaines d’habitants comme celles de Plaisance (française) et de Saint-John (anglaise) qui sont victimes des conflits franco-anglais en 1690-1697.

  • 9 Haudrère Philippe, Les Compagnies des Indes orientales, trois siècles de rencontre entre orientaux (...)

14Depuis le traité de Tordésillas, l’océan indien restait la chasse gardée des Portugais. Durant un siècle, les Portugais contrôlent la route de l’Asie par le cap de Bonne Espérance et s’emparent du marché des épices en Europe, au détriment des Vénitiens. Mais au xviie siècle, les Portugais voient leur domination contestée. Les Hollandais, alors en guerre avec l’Espagne dont relève l’empire portugais, vont alors mettre au point la Vereenigde OostIndische Company, qui constitue le modèle des compagnies des Indes à monopole dont vont se doter d’autres pays européens. Les Hollandais et les Anglais vont dans le premier tiers du xviie siècle s’emparer très largement du marché des épices. De 1660 à 1680, se créent de nouvelles compagnies en France et au Danemark9.

  • 10 Israel Jonathan Irwin, Dutch Primacy in World trade, 1585-1740, Oxford, Clarendon Press, 1989, 426 (...)
  • 11 Compagnie hollandaise des Indes-Orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC en néerlandai (...)
  • 12 Poussou Jean-Pierre, Les Îles britanniques, les Provinces Unies, la guerre et la paix au xviie siè (...)

15Immanuel Wallerstein a parfaitement présenté avec Jonathan Israel 10 le système monde mis en place au xviie siècle par les Hollandais qui ont su articuler dans un entrepôt de régulation mondiale le commerce intra-européen et le commerce colonial avec la VOC et la WIC11. Ils ont largement construit leur domination au détriment du Portugal sur l’Asie et de l’Espagne entre l’Afrique et l’Amérique. La référence hollandaise est essentielle pour comprendre la montée en puissance de l’Angleterre et de la France, confrontées jusque dans les années 1660 à des difficultés intérieures que ce soit la Fronde ou les Révolutions. Ils ont commencé à s’affirmer aux dépens de l’Espagne. Dès le xvie siècle, la stratégie d’Élisabeth avec Drake et Cavendish est une stratégie prédatrice de pillages et de raids L’incapacité des Espagnols à constituer les cargaisons des flottes destinées à La Vera Cruz et à Carthagène permet aux autres pays européens de s’introduire dans le commerce colonial indirectement et de détourner une partie des retours des piastres espagnols. Ils concèdent à travers l’asiento les licences de traite à des compagnies étrangères La domination hollandaise détermine l’affirmation des nationalismes économiques des Anglais à travers les actes de navigation (de 1650 à 1661) et des Français à travers le Colbertisme. Ce nationalisme anti-hollandais qu’il soit douanier ou du pavillon précède la guerre et c’est à la faveur des conflits Anglo-hollandais qu’émergent les flottes de guerre et la tactique de la ligne de file12.

16Le long second xviie siècle (1640-1680/1720), même, s’il est marqué par une série de conflits à caractère mondial, dans la mesure où les théâtres d’opération sont planétaires, permet de bien identifier les choix et les stratégies des différents pays.

17L’Angleterre et les Provinces-Unies sont les seules grandes puissances qui ont à la fois développé une stratégie atlantique coloniale et une stratégie intra-européenne. Mais au xviiie siècle, les Hollandais ne conservent que leur première place sur l’Asie avec la VOC, ils ont cédé leur place aux Anglais sur l’Amérique du Nord, et ils n’occupent qu’une place secondaire dans le système antillais. Sur le commerce intra-européen, ils ne peuvent plus prétendre à un entrepôt de régulation mondiale, ils assurent une fonction de service avec leur flotte et la place financière et d’affrètement d’Amsterdam. L’Angleterre va sortir des années 1640/1688 avec une stratégie mondiale et une mise en cohérence entre son évolution sociale et économique et son système politique. L’Angleterre est aussi bien présente sur l’Amérique du Nord que sur les Antilles et les accords de Méthuen avec le Portugal lui donnent une place privilégiée vers le Brésil ; elle est aussi une grande force en Asie.

18La France de Colbert s’est engagée sur la voie mercantiliste avec deux grandes orientations complémentaires. Les armes économiques sont d’une part une politique douanière, ensuite une politique manufacturière et enfin une politique commerciale avec de grandes compagnies. Considérant qu’il ne peut y avoir de croissance pour tous, la dynamique expansionniste est nécessairement conflictuelle ce qui implique de disposer d’une flotte de guerre et d’arsenaux. Elle se lance dans une stratégie planétaire sur l’Asie, l’Amérique du Nord et des Antilles, et tente de reprendre pied sur les routes de l’Europe du Nord désertée par les Français depuis 1635. La défaite de La Hougue de 1692 semble constituer un tournant. En effet la Marine Française n’est plus en mesure d’affronter les escadres anglaises. Si cette guerre classique est perdue, la stratégie de course globale définie par Pontchartrain qui associe les armements mixtes (état-négoce) et la course privée débouche sur des résultats essentiels (voir le chapitre sur les sociétés en guerre). En effet, c’est bien à la faveur de cette période que le système antillais de la France se met en place.

Les sociétés urbaines portuaires

  • 13 Le Bouëdec Gérard, « La pluriactivité dans les sociétés littorales (xviie-xixe siècle) », Annales (...)

19Les villes et les bourgs du littoral sont d’abord des agglomérations comme les autres. Leur particularisme se retrouve, d’une part, dans l’existence de champs professionnels spécifiques comme les métiers de la mer (capitaines, maîtres de barque, pilotes matelots et pêcheurs), de la manutention et de la gestion portuaires, de la construction et de la réparation navales, tout en soulignant que l’exercice d’un métier maritime se conjugue souvent avec celui d’un métier à terre dans un cadre pluriactif13, et d’autre part dans le gonflement de certaines activités de la sphère marchande et industrielle.

  • 14 Bustos-Rodriguez Manuel, Burguesia de négocio y capitalismo en Cadix : los colarte (1650-1750), Ca (...)
  • 15 Butel Paul, Histoire de l’Atlantique, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 1997, p. 124.
  • 16 Cabantous A., op. cit., p. 523-335.

20Mais chaque port présente une trajectoire individuelle qui s’éclaire à la lumière de la succession des grands modèles de développement que connaissent les façades maritimes. Ces itinéraires sont marqués par des ruptures, des corrections de trajectoires qui se traduisent par des promotions ou des déclassements particulièrement au cours du xviie siècle. C’est durant ce siècle que s’affermit, dans le cadre du complexe monopolistique andalou, le rôle de Cadix14, comme port de l’organisation des flottes de la Carrera et d’accueil des caboteurs européens de la route des toiles. En Angleterre, la contestation du poids écrasant de Londres, avec 80 % du commerce extérieur et un trafic 20 fois supérieur à Bristol, second port anglais, s’insère dans un conflit entre les marchands des autres ports et la compagnie réglée des Merchants adventurers. Or le développement des nouveaux trafics antillais et américains confirme la suprématie londonienne. En 1686-1687, quand 225 navires reviennent des îles à Londres, Bristol n’en dénombre que 47. Londres reçoit 110 navires d’Amérique du Nord contre 31 à Bristol15. D’ailleurs, après la Restauration, ce sont 3 000 marchands qui appartiennent au Royal Exchange, dont les deux tiers exercent leurs activités dans le commerce extérieur. Jacques Bottin et André Lespagnol soulignent que, jusqu’aux premières décennies du xviie siècle, « la dynamique économique [des villes ports] était plus intérieure que véritablement côtière16 ». Ils ajoutent, en ce qui concerne le cas français, « qu’à l’exception de La Rochelle, l’influence des villes marchandes de l’intérieur semblait avoir, jusque-là, commandé la croissance portuaire ». Au milieu du xviie siècle s’amorce un basculement, qui conduit le port à devenir un centre d’impulsion à l’égard de son arrière pays, et de son avant-pays maritime dont les horizons ne vont cesser de s’élargir. Dans ce contexte, certains ports s’engagent dans une correction de trajectoire en prenant le virage antillais.

21Bordeaux, La Rochelle, Nantes se sont d’abord illustrés dans le commerce de cabotage européen. L’essor de Bordeaux à l’époque de l’Aquitaine anglaise est lié au commerce du vin en direction de l’Angleterre. Après l’intégration de l’Aquitaine dans le royaume de France, le vin reste le produit clef du trafic à destination de l’Angleterre. La Rochelle ajoute le sel au vin. Son trafic s’inscrit sur la rocade maritime européenne vers Bruges et Anvers depuis la fin du Moyen Âge. Nantes regarde plutôt vers l’Espagne en contrôlant la route maritime de Biscaye vers Bilbao. Les toiles de Bretagne ont d’abord emprunté la route de Nantes vers l’Espagne via Bilbao avant que Saint-Malo ne prenne en main la route de Cadix. Ces trois ports avec d’autres comme Le Havre se sont engagés au xvie siècle, dans l’armement morutier pour Terre-Neuve avant de s’en détourner pour faire le choix du trafic antillais et du modèle sucrier dans les années 1670. En fait, si à l’époque du tabac, les négociants-armateurs de Dieppe, Le Havre, Honfleur, La Rochelle ont été très actifs, ceux de Nantes, Bordeaux, Saint-Malo et Marseille se sont engagés lors de la percée sucrière. L’État, dans le cadre de sa politique de projection océanique marchande et militaire, est à l’origine de créations portuaires : Plymouth en Angleterre, Rochefort, Lorient et Sète en France, ports dont le développement reste encore modeste au xviie siècle.

  • 17 Garcia-Baquero Gonzalez Antonio, op. cit., p. 194.
  • 18 Pétré-Grenouilleau Olivier, Les Négoces maritimes français xviie-xxe siècle, Paris, Belin Sup, 199 (...)

22C’est à travers l’étude du monde du capital que l’on peut mesurer l’impact sur les sociétés portuaires de l’insertion dans l’économie atlantique. Il est classique de souligner l’émergence de la figure du Négociant à la fin du xviie siècle en France, popularisée par Jacques Savary dans Le Parfait Négociant, un marchand en gros qui se distingue des autres branches et degrés du commerce. Le vocabulaire est moins affirmé en Angleterre, avec le terme de Merchant. Jacques Bottin et André Lespagnol précisent qu’en Espagne les grands marchands, Hombres de negocios, se sont rapidement distingués des autres acteurs du commerce, mercaderes. Néanmoins, Antonio Garcia-Baquero17, en ce qui concerne le monde de la Carrera, souligne son hétérogénéité. En distinguant d’une part les cargadores, véritables professionnels du commerce, d’autre part les cosecheros, propriétaires terriens et négociants occasionnels par privilèges. Dans la seconde moitié du xviie siècle, 929 cosecheros de Séville et de Cadix sont répertoriés. Sur les 611 de Séville qui ont expédié du vin, de l’huile d’olive ou de l’eau de vie, sont notés 82 nobles, 34 ecclésiastiques, 20 membres des professions libérales, 89 professionnels du milieu maritime (propriétaires de navires, capitaines enseignes de vaisseau ou maîtres), 386 sans définition sociale dont 40 femmes. La noblesse n’est pas absente du commerce surtout depuis que Charles II a déclaré, en 1682, la compatibilité entre les investissements industriels et la condition nobiliaire. Néanmoins, Antonio Garcia-Baquero se méfie de l’affirmation d’une noblesse commerçante et préfère retenir les alliances qui se nouent entre les grands noms de la Carrera et la haute noblesse. Il souligne qu’autour de ces professionnels de la Carrera évolue une nébuleuse marchande qui va du commerçant en gros jusqu’au simple boutiquier en passant par les armateurs, les banquiers, les chargeurs, les courtiers, les professions qui assurent les comptes et les écritures. Ces deux dimensions, à savoir la place de la noblesse dans le négoce maritime et l’élargissement à des « sous-intéressés » de la participation financière au capitalisme maritime, ne sont pas spécifiquement espagnoles. Olivier Pétré-Grenouilleau écrit que le négoce atlantique est « le reflet d’un capitalisme relationnel » et que sa réussite dépend en grande partie « de l’habileté de ses praticiens, de la solidité de ses réseaux d’informateurs et de commissionnaires ». Il poursuit en soulignant que « l’accumulation intergénérationnelle des savoirs et des savoir-faire y est déterminante18 ». C’est bien à travers la structure de l’entreprise en association, de sa compétence pour se lancer dans des opérations d’envergure, de sa pratique comptable et donc du processus complexe de l’apprentissage que se dégage, souligne Jacques Bottin, la figure du négociant. La forme quirataire des sociétés de navires et de commerce, le recours au prêt à la grosse aventure, le développement de l’usage de l’assurance et de la lettre de change, qui constituent des solutions au problème de financement devenus trop lourds et donc trop risqués pour des individus isolés, accompagnent le développement du négoce portuaire. La société privée individuelle ou la société de personnes sont la règle la plus commune. Cette société peut avoir un caractère général ou être spécialisée dans un secteur particulier (l’import-export, l’assurance, l’armement). Elle se constitue sur le crédit des personnes, mais elle est aussi un moyen de ratisser plus large, au-delà des sphères sociologiques et géographiques. André Lespagnol a démontré l’existence du sous-intéressement en cascade, les intéressés nommés rétrocédant des parts à des sous-intéressés.

  • 19 Davis Ralph, The rise of the Atlantic économies, Londres, Weidenfeld and Nicolson, cop. 1973, 352 (...)

23En Angleterre, le monopole du commerce extérieur, dans l’aire commerciale Pays-bas/espace germanique, détenu par la compagnie réglée des Merchant adventurers dominée par les marchands londoniens, a toujours été contesté par les marchands des autres ports. Le point culminant des conflits se situe au xviie siècle, et les marchands de Newcastle sont alors les plus virulents, et ce n’est qu’après la Restauration, que les marchands libres semblent l’emporter. L’acte de 1689 autorisait toute personne à exporter des draps dans n’importe quelle partie du monde, mais une clause restrictive accordait des monopoles à quatre compagnies : La Levant Company, L’Eastland company, la Russia company, et l’African company. En effet, le xviie siècle est aussi le siècle des compagnies par actions, même si dans certains cas, le capital relève de la sphère étatique ou paraétatique. En Angleterre, si l’Easland company (1579), la Russia company (1555), la Levant company (1581), puis la French company et la Spanish company, concernent le commerce intra européen en direction de la Baltique, de l’Espagne et la Méditerranée, l’East india company, l’African company et la Hudson’s bay company sont les outils d’une politique d’expansion commerciale outremer19. Colbert va utiliser l’outil de la compagnie à monopole aussi bien en direction du nord de l’Europe que pour prendre pieds aux Antilles ou dans l’océan Indien. Mais il ne faut jamais oublier que ces créations sont précédées par des initiatives des sociétés marchandes portuaires, en Hollande, en Angleterre et en France. Au xvie siècle, les marchands-armateurs de Rouen, Dieppe, Honfleur, La Rochelle, Bayonne, Saint-Jean-de-Luz ont envoyé des navires sur les côtes des Antilles et du Brésil. Au xviie siècle, bien avant la création de la compagnie des Indes, « la compagnie des marchands de Saint-Malo, Vitré, Laval » avait armé, en 1601, deux navires pour les Moluques, dont nous connaissons le périple grâce au récit d’un des survivants, Pyrard de Laval (Mayenne). Une autre expédition anversomalouine en 1619 ainsi que les armements de la compagnie d’Orient passée sous la coupe du Duc de La Meilleraye, depuis Nantes, ont précédé les premiers armements de la compagnie des Indes de Colbert. Ces compagnies par actions, qui ne vont subsister au xviiie siècle que sur l’océan Indien, témoignent encore des limites du négoce portuaire.

24Des négociants de stature internationale vont d’affirmer. Il s’agit de réussite individuelle à l’exemple des cargadores sévillans Diaz de Brihuega, Pédro de Valencia, Andres Nunez qui possèdent, nous dit Antonio Garcia-Baquero de très grandes fortunes, d’environ 600 000 réaux de billon, de Jean Heufft, à Rouen, de Danycan de l’Épine à Saint-Malo. Mais des dynasties, à l’exemple des Magon à Saint-Malo ou les Roux à Marseille témoignent de stratégies sur la durée et d’un enracinement dans une place portuaire. Paul Butel dresse le portrait de Charles Marescoe négociant à Londres dans les années 1660-1670. Ce dernier originaire des Pays-Bas espagnols, s’associe à l’âge de 22 ans avec un marchand originaire de Hambourg pour commercer avec la Scandinavie, les pays ibériques et la méditerranée. Huguenot, il noue des alliances familiales avec de grandes familles négociantes, ainsi son beau-frère est le directeur de la Royal African company. Il développe un réseau en faisant de Hambourg une place de réexportation notamment des sucres des Antilles (les Leewards islands et la Barbade) dont la production dépasse celle du Brésil portugais.

  • 20 Trocmé Étienne et Delafosse Marcel, Le Commerce rochelais de la fin du xve siècle au début du xvii(...)
  • 21 Éon Jean, Le Commerce honorable ou Considérations politiques. Contenant les motifs de necessité, d (...)
  • 22 Voss Peter, Bordeaux et les villes hanséatiques, 1672-1715, Thèse, Bordeaux 3, 1995, 2 vol., 456 p
  • 23 Lespagnol André, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., voir p. 442 et suivantes.

25La constitution de réseaux, le développement des places portuaires impliquées dans le commerce-intraeuropéen et dans les trafics atlantiques favorisent l’implantation de colonies étrangères. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il est indéniable qu’il est plus marqué au xviie siècle et qu’il inquiète parfois. La crainte des marchands locaux français apparaît dans de nombreux mémoires de négociants : ceux de Rouen, en 1624, écrivent : « La ruine du commerce procède principalement des entreprises des étrangers […]20. » Jean Éon21, de son vrai nom le Père Matthias de Saint Jean, qui s’est inspiré de mémoires xénophobes dénonçant les usurpations des étrangers, comme celui des négociants bordelais rédigé par Canasilles à destination du Parlement de Bordeaux, expose dans la première partie de son ouvrage un état général du commerce en insistant sur la confiscation de celui-ci par les étrangers tout en dénonçant la nonchalance et la passivité des Français. Il n’est pas douteux que les conflits à Nantes entre les marchands locaux et les communautés étrangères portugaises et hollandaises, leur hostilité à la naturalisation d’André Vaz Nugnez, dans les années 1630 ont également nourri son tableau. Mais il faut lire la troisième partie de l’ouvrage où il expose les moyens de la restauration du commerce national et savoir que cet ouvrage est une commande du Maréchal de la Meilleraye pour soutenir son projet de compagnie de commerce à Nantes. Ces productions appartiennent à l’importante littérature des mémoires du commerce, des enquêtes et rapports des agents de l’État et des ouvrages des écrivains publicistes destinés au pouvoir et dont on peut dresser les filiations. En fait, dans la seconde moitié du xviie siècle, la croissance des effectifs marchands qui se nourrit d’une immigration plus locale que régionale, s’accompagne du développement d’une présence étrangère. Espagnole ou portugaise au xvie siècle et au début du xviie siècle, elle est davantage hollandaise par la suite. Ainsi à Bordeaux, où le phénomène est plus affirmé, à côté d’une trentaine d’Anglais, ce qui est traditionnel dans le port de la Guyenne, nous trouvons cinq germaniques et cinquante-trois Hollandais. La présence de ce que Jean Meyer appelle la noblesse débarquée, à Nantes et à Saint-Malo, s’explique par un courant migratoire irlando-jacobite consécutif à la double révolution anglaise. En fait, la réussite commerciale passe par l’existence de correspondants et de commissionnaires. Ces colonies étrangères témoignent d’une internationalisation croissante du commerce européen. Peter Voss 22 en présentant Jean Beaumgaerten, originaire de Thorn sur la Vistule et présent à Bordeaux depuis 1650, suggère que progressivement s’est mise en place une division du travail entre les négociants bordelais et la plupart des commissionnaires étrangers : aux Bordelais le commerce antillais, aux étrangers notamment ceux des pays du nord de l’Europe, les exportations des produits de l’arrière pays et les réexportations des produits coloniaux. La présence des étrangers dans le système de la Carrera à Séville et Cadix est aussi particulière. En effet, en théorie le commerce avec les territoires espagnols américains est exclusivement réservé aux natifs des royaumes espagnols. En pratique, la naturalisation a permis l’intrusion des étrangers autorisés de plein droit à participer à ce trafic, même si les conditions d’accès furent renforcées en 1608, un délai de résidence de vingt ans, et 1618, une valeur investie de 4 000 ducats dans les biens immobiliers étant nécessaires. Trois cent dix dossiers de naturalisés ont été répertoriés au xviie siècle. La communauté étrangère la plus nombreuse à Séville et Cadix est avant tout constituée de commissionnaires dont l’activité devait nécessairement passer par des marchands espagnols. Si l’enquête de l’intendant Patoulet, déjà évoquée, permet d’avoir un classement des fournisseurs étrangers, nous n’avons pas de données chiffrées avant le xviiie siècle sur l’importance numérique des colonies étrangères. André Lespagnol 23 indique que lors du premier recensement en 1714 de la colonie marchande française de Cadix et des autres places andalouses de Port-Sainte-Marie, San Lucar et Séville, 68 négociants et marchands en gros sont répertoriés. Mais, lors de l’assemblée de la Nation française en 1700, seuls 27 négociants sont présents, dominés par une forte présence malouine. Dans le dernier quart du xviie siècle, cette communauté Malouine serait forte d’une trentaine d’individus et d’une vingtaine de maisons de commerce. La réussite des Malouins tient à l’ancienneté et à la continuité de la présence depuis le xvie siècle des principales dynasties malouines, les Éon, Trublet, Le Fer, Magon, leur permettant de tisser des relations précieuses avec les autorités espagnoles et surtout avec les cargadores qui jouent un rôle décisif dans la constitution des cargaisons à destination de Porto Bello et de la Vera cruz. L’internationalisation de la sociologie négociante des principaux ports européens ne va cesser de se renforcer au siècle suivant.

Bibliographie

Bibliographie

Lespagnol André, Messieurs de Saint-Malo, une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, PUR, 1997, 2 vol., 867 p.

Saupin Guy, Nantes au xviie siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, PUR, 1996, 523p.

Garcia-Baquero Gonzales Antonio, La Carrera de Indias, histoire du commerce hispano-américain (xvie-xviiie siècle), Paris, Desjonquères, 1997, 252 p.

Bustos-Rodriguez Manuel, Cadiz en el sistema atlantico : la ciudad, sus commerçantes y la actividad mercantil (1650-1830), Publications de l’Université de Cadiz, 2005, 573 p.

Gauci Perry, The politics of trade : the overseas merchant in state and society 16601720, Oxford University Press, 2001, 302 p.

Cabantous Alain et al., Les Français, la Terre et la Mer, xiiie-xxe siècle, Fayard, 2005, 902 p. (voir chapitres v, vi, vii).

Notes

1 Cabantous Alain, « l’histoire maritime : objet de recherche ou leurre historiographique ? », Villain-Gandossi Christiane et Rieth Éric, Pour une histoire du « fait maritime », sources et champ de recherche, Paris, CTHS, 2001, 461 p.

2 Wallerstein Emmanuel, Capitalisme et économie-monde, 1450-1640, Paris, Flammarion, 1980, p. 19.

3 Garcia-Baquero Gonzalez Antonio, La Carrera de Indias, histoire du commerce hispano américain (xvie-xviiie siècle), Paris, Desjonquères, 1997, 252 p.

4 Morineau Michel, Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américains d’après les gazettes hollandaises : xvie-xviiie siècle, Paris/Cambridge, Maison des Sciences de l’homme/ Cambridge University Press, 1984, 687 p.

5 Cabantous Alain et al., Les Français, la terre et la mer, xiiie-xxe siècle, Paris, Fayard, 2005, voir le chapitre V ; André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo : une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, PUR, 1996, 494 p., voir le chapitre ix.

6 Martinière Guy et Vidal Laurent, Les Européens et la mer au xviiie siècle, Gap, Ophrys, 1997, p. 16-27 ; Labourdette Jean-François, La Nation française à Lisbonne de 1669 à 1790 : entre colbertisme et libéralisme, Paris, EHESS/Fondation Calouste Gulbenkian, « Collection du Centre d’études portugaises », 1988, 726 p.

7 Buchet Christian, La Lutte pour l’espace caraïbe et la façade atlantique de l’Amérique centrale et du sud (1672-1763), Librairie de l’Inde, 1991 ; Hrodej Philippe, l’Amiral Du Casse et l’élévation du Gascon sous Louis XIV, Paris, Librairie de l’Inde, 1991, 2 vol., 587-1297 p.

8 Curtin D. Philip, The Rrise and fall of the plantation complexe. Essays in Atlantic history, Cambridge, 1993, 222 p., rééd 1998 ; Pétré-Grenouilleau Olivier, Les Traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004, 468 p.

9 Haudrère Philippe, Les Compagnies des Indes orientales, trois siècles de rencontre entre orientaux et occidentaux, Paris, Desjonquères, 2006, 269 p.

10 Israel Jonathan Irwin, Dutch Primacy in World trade, 1585-1740, Oxford, Clarendon Press, 1989, 426 p., rééd. 1999.

11 Compagnie hollandaise des Indes-Orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC en néerlandais) ; Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (en néerlandais West-Indische Compagnie ou WIC).

12 Poussou Jean-Pierre, Les Îles britanniques, les Provinces Unies, la guerre et la paix au xviie siècle, Paris, Economica, 1991, 241 p.

13 Le Bouëdec Gérard, « La pluriactivité dans les sociétés littorales (xviie-xixe siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2002, tome 109, n° 1, p. 117-124.

14 Bustos-Rodriguez Manuel, Burguesia de négocio y capitalismo en Cadix : los colarte (1650-1750), Cadiz, Diputación provincial de Cadiz, 1991, 227 p.

15 Butel Paul, Histoire de l’Atlantique, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 1997, p. 124.

16 Cabantous A., op. cit., p. 523-335.

17 Garcia-Baquero Gonzalez Antonio, op. cit., p. 194.

18 Pétré-Grenouilleau Olivier, Les Négoces maritimes français xviie-xxe siècle, Paris, Belin Sup, 1997.

19 Davis Ralph, The rise of the Atlantic économies, Londres, Weidenfeld and Nicolson, cop. 1973, 352 p. ; Knight Franklin et Liss Peggy K. (dir.), Alantic port cities : economy, culture and sociéty in the Atlantic world, 1650-1850, Knoxville, University of Tennessee Press, 1991, 302 p. Consultez, dans l’Economic history of England, The age of mercantilism, le chapitre rédigé par Lipson.

20 Trocmé Étienne et Delafosse Marcel, Le Commerce rochelais de la fin du xve siècle au début du xviie siècle, Paris, A. Colin, 1953, 231 p., voir p. 79.

21 Éon Jean, Le Commerce honorable ou Considérations politiques. Contenant les motifs de necessité, d’honneur, & de profit, qui se treuvent à former des compagnies de personnes… pour l’entretien du négoce en France. Composé par un habitant de la ville de Nantes, Nantes, 1646, 361 p.

22 Voss Peter, Bordeaux et les villes hanséatiques, 1672-1715, Thèse, Bordeaux 3, 1995, 2 vol., 456 p.

23 Lespagnol André, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., voir p. 442 et suivantes.

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