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École, famille, cité

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Antoinette Chauvenet
, 
Yann Guillaud
, 
Marie-Pierre Mackiewicz
, 
et al.

Deuxième partie. La conjugaison des actions

Chapitre 1. Construction de réseaux et formations-actions : une logique d’extension continue

Antoinette Chauvenet

Texte intégral

1À la différence des institutions traditionnelles de prise en charge qui travaillent dans un cadre fixe auprès de publics spécifiques et limités en nombre, la démarche d’École et Famille permet de toucher les situations et les publics les plus divers – du côté des familles comme du côté des professionnels – en nombre toujours plus importants. Une caractéristique du fonctionnement de l’association est sa mise en mouvement continu. Il s’agit, certes, d’une stratégie de diffusion, voire de survie, mais son développement étant coextensif à la dynamique de la thérapie contextuelle au-delà de son lieu d’application initial, les relations familiales, la mise en mouvement est donc au fondement même de sa démarche. La notion « de contexte extensif de confiance », le principe d’ouverture, celui de la transversalité, tout comme la disposition à aller se porter là où s’expriment les besoins et l’adaptabilité du cadre au contexte de la demande y contribuent. Dès lors que l’éthique relationnelle et les principes régulateurs des réunions sont premiers et exportables dans l’ensemble des relations sociales, l’association est en quelque sorte contrainte d’élargir son territoire d’intervention. Par exemple lorsqu’elle intervient, à la demande d’une municipalité, dans une maison de quartier, puis dans deux, trois et quatre maisons de quartier dans l’étape suivante, l’application du principe de transversalité implique d’associer les familles et les partenaires de proximité des quatre maisons de quartier dans le but d’élargir le périmètre de l’interconnaissance, des solidarités et des ressources et de mutualiser ces dernières. Autrement dit, les éléments qui définissent ce travail de proximité quant à son contenu définissent en même temps son mode de développement « de proche en proche ». Par ailleurs, l’énergie et la mobilisation que la dynamique du don – contre-don engendre chez ceux avec lesquels l’association agit les portent à s’engager à leur tour dans la démarche, ce qui constitue un autre moyen concret de sa diffusion.

2Cette dynamique est également liée à la pertinence de son dispositif d’intervention : la conjugaison de ses actions, sur laquelle porte les deux chapitres qui suivent. Il s’agit de la construction de réseaux, des formations-actions et du rôle des parents-relais, qui portent leur action à des échelles territoriales différentes. L’association, à la recherche inlassable des ressources relationnelles existantes, a appris à les maximiser comme à maximiser ses compétences à travers l’économie de son organisation (si l’on se réfère au nombre de professionnels employés par l’association en 2011-2012 : 5,8 temps plein, dont une secrétaire, et 4 consultants potentiels – un le plus souvent).

3Enfin, la force de cette dynamique est liée à l’adaptabilité de l’association aux obstacles qu’elle rencontre qui l’amènent à constamment innover dans les modalités de son intervention, comme avec la création récente de la catégorie des « groupes multifamiliaux ». Ces groupes, qui existaient déjà empiriquement dans les rencontres avec les professionnels, s’inscrivent dans une transformation et une distinction, avec le temps, de différentes « échelles de travail ». Constatant que les membres des familles peuvent refuser la configuration de l’entretien individuel ou de la thérapie familiale, ces collectifs représentent une alternative à ce qui ne peut encore être abordé à l’échelle des entretiens familiaux : « Plus les espaces sont larges, plus les personnes y trouvent une place adéquate » (E & F, RA 2011-2012, p. 28).

4Marie-Claire Michaud rend ainsi compte de cette politique de mouvement continu : « On ne dit pas on ne prendra [telle intervention demandée] que si ça rentre dans ce qu’on sait faire. C’est là le danger. Il faut quelqu’un qui soutienne le mouvement, sinon c’est la stagnation. Si on part de ce qu’on sait faire, alors ce qu’on met en avant c’est notre disponibilité, sans se mettre dans la disponibilité des autres. » Une adulte-relais dit aussi : « Ce que j’apprécie c’est ce fourmillement, ça bouge tout le temps, c’est riche et exigent. On est toujours dans la construction de quelque chose. Il n’y a rien d’acquis. Tout se construit tout le temps. Je pensais qu’il y aurait plus de choses figées, je ne m’attendais pas à ce mouvement de construction permanente. »

5Le travail en partenariat dans les champs professionnels ici concernés prend généralement la forme aujourd’hui d’une injonction. Cette injonction à la coopération peut devenir paradoxale, notamment en raison des modes d’évaluation auxquels sont soumis les professionnels. Selon Christophe Dejours, la coopération est fondamentalement non définissable a priori du fait que le contenu de la coopération concrète dans une situation de travail donnée échappe à une description préalable, elle ne peut donc pas non plus être prescrite. D’autre part, la coopération relève de la liberté des sujets et de la formation d’une volonté commune. Si elle est un fait de liberté, elle ne peut être prescrite sous peine d’aboutir à une injonction paradoxale. L’auteur assimile l’absence de coopération à la grève du zèle, et donc à une mise en panne de la production, et définit les conditions de la coopération par des relations de confiance entre les sujets : confiance dans les collègues, confiance dans les subordonnés, confiance dans les chefs et les cadres. Celle-ci ne va pas de soi, elle fait souvent défaut et reste fragile quand elle existe. « L’organisation du travail réelle ne peut être neutre vis-à-vis de la confiance : confiance ou méfiance, coopération ou incohérence – telles sont les alternatives » (Dejours, 2000, p. 218-219).

6Cette absence de définition de la coopération constitue l’espace de liberté professionnelle dont s’est saisie l’association École et Famille pour accorder une place toujours croissante au travail de réseau au sein de ses activités. Celui-ci est au cœur de sa démarche comme conséquence de l’approche contextuelle. Il est un « travail thérapeutique de réseau » au sens où un enfant et sa famille n’iront pas mieux si les professionnels auxquels ils s’adressent projettent sur eux leurs propres difficultés professionnelles, plutôt que de coopérer avec elle.

7Les difficultés que connaissent les professionnels dans leur travail et les échecs qu’il leur arrive de rencontrer, le besoin d’échanger avec leurs pairs et avec leurs partenaires amènent certains d’entre eux à s’adresser à École et Famille dès son ouverture. L’ampleur des demandes à l’époque de la publication du premier rapport d’activité de l’association (2000-2001), après un an d’activité, se manifeste par le nombre de passages à l’association tant du côté des professionnels (248) que des familles (344), soit pour un accueil, soit pour un entretien de famille. L’importance de cette demande à laquelle deux professionnels seulement étaient en situation de répondre venait confirmer les résultats de l’enquête par questionnaire menée préalablement à l’ouverture du centre auprès des enseignants, des familles et des travailleurs sociaux vivant ou travaillant dans la ZEP de la ville dont nous avons présentés plus haut les résultats. Pour répondre à ces demandes et atteindre les objectifs qu’elle poursuit en termes de tissage de liens, l’association définit une stratégie qui conjugue, conjointement avec les thérapies familiales, deux types d’actions qui ont en commun de favoriser autant que faire se peut la transversalité : créer des réseaux multi-professionnels, créer des groupes de débats entre familles et professionnels réguliers ou occasionnels dans les collèges et lycées, ou dans les quartiers, tout en proposant en même temps des formations sur différents territoires. Les conjugaisons visant cette transversalité sont multiples. Deux pôles d’activité surtout sont mobilisés à cette fin, le pôle Réseau et le pôle Formation, auquel s’ajoute le pôle des Parents-relais qui fera l’objet du chapitre suivant.

8Actuellement, en volume de travail, les activités du pôle Réseau représentent une part légèrement inférieure en volume à l’activité du pôle Clinique (cf. supra, Graphique 2). Au début de l’existence de l’association, les activités en volume concernent en premier lieu l’accueil des professionnels, puis celui des familles, en troisième lieu l’animation d’un grand nombre de groupes locaux. Une des caractéristiques de l’évolution de la démarche de l’association est de sortir progressivement du territoire où elle est implantée ou, pour reprendre la terminologie employée par les fondateurs de la démarche de sectorisation psychiatrique, de faire un travail géopolitique, consistant entre autres à aller vers les lieux où se situent les besoins. Aujourd’hui, en termes d’heures travaillées, la majeure partie des activités de l’équipe s’exerce hors des murs de l’association et de la commune où elle est située.

9Un tournant se manifeste au bout de cinq années d’activité lorsque les demandes émanant d’un territoire plus large s’accroissent de telle sorte que l’association procède à une nouvelle organisation de ses activités notamment en distinguant différents pôles parmi celles-ci. Animé par deux professionnels, auxquels peuvent être associés d’autres professionnels de l’association et des parents-relais, le pôle Réseau représente le cheval de Troie de l’association. Outre qu’il permet de diffuser une démarche qui, pour ceux qui la mettent en œuvre s’avère des plus efficaces, son action est aussi la conséquence logique, comme on l’a vu, de la philosophie qui l’anime. La notion de « thérapie » associée au terme de « réseau » définit la visée de l’action du pôle : prendre soin des institutions et de leurs professionnels souvent malmenés et travaillant souvent de façon isolée. Dans la perspective contextuelle, en effet, lorsqu’en un point du réseau – ou du non réseau – un dysfonctionnement se manifeste, il aura nécessairement des effets négatifs en retour sur la situation de la famille. Il s’agit aussi, inversement, de prendre en compte le fait que les conflits intrafamiliaux se répercutent au niveau des relations professionnelles.

10Le travail thérapeutique de réseau est multiforme : il s’agit de répondre à des demandes diverses émanant des établissements scolaires ou des structures publiques et associatives destinées au soutien des jeunes en difficulté d’une part, des responsables de structures locales regroupant des centres sociaux, des maisons de quartier, des services municipaux d’autre part.

11En ce qui concerne la demande émanant des établissements scolaires, l’association distingue des interventions au titre de l’action éducative et des projets plus spécifiques en direction des collèges (deux d’entre eux). Ainsi, 24 collèges demandeurs ont été concernés au cours de l’année 2010-2011 dans le Val-d’Oise, auxquels s’ajoute un collège des Hauts-de-Seine. L’année suivante, l’association note que 32 collèges sont concernés dont sept nouveaux pour l’année 2011-2012. Les responsables du pôle Réseau mènent des actions également dans deux lycées du Val-d’Oise dans le cadre du dispositif « Réussite pour tous ». L’action se poursuit depuis 2004-2005 dans l’un, depuis 2007-2008 dans le second. Au cours de l’année 2010-2011, soixante et un professionnels ont été concernés, quatre familles et deux lycéens au cours de sept demi-journées d’interventions.

12À mi-parcours de son développement, les municipalités en général (hormis celle du siège de l’association ou celle d’Éragny par exemple) commencent à connaître l’action de l’association. Cela, sous la double impulsion du travail effectué par l’association dans les établissements scolaires et du travail des PRE, rattachés aux politiques de la ville et formés par École et Famille dans le département. Des directeurs d’établissement et des enseignants commencent à sortir de leurs établissements pour trouver des appuis et mener des actions concertées avec leurs services, tandis que les PRE interviennent de plus en plus au sein même des établissements scolaires. Concrètement, ce sont les PRE qui ont introduit le partenariat d’École et Famille avec les municipalités, en premier lieu le PRE d’Éragny. Huit projets de ville sont en cours durant l’année 2010-2011, trois de plus l’année suivante. Dans cinq de ces agglomérations, l’association travaille avec les familles et les établissements scolaires à deux titres conjugués : celui des actions éducatives et celui des projets de ville. Ces projets visent essentiellement le développement des liens entre les familles, les écoles, les quartiers et la Cité. Les actions sont menées dans le cadre des maisons de quartier, de maisons pour tous, de centres sociaux, de services municipaux et des PRE. Elles répondent aux demandes formulées par les mairies et se déclinent selon quatre modalités : animation de groupes d’échanges associant parents, enfants et professionnels, co-animation de conférences débats, accompagnement de projets d’équipes et/ou de projets associant plusieurs structures, accompagnement des pratiques professionnelles au sein d’une structure, et accompagnement inter-institutionnelle des pratiques. À Garges-lès-Gonnesse, par exemple, ont lieu des sessions d’échanges des acteurs sanitaires, sociaux et éducatifs. Quatre maisons de quartier sont concernées par les actions dans l’une de ces villes. Le projet d’une journée sur la « parentalité » vise à tisser des liens entre les acteurs de ces quatre lieux. On notera ici que la question de la parentalité est abordée de façon bien spécifique par École et Famille : l’objectif est de « renforcer la (re)connaissance mutuelle, rendre visibles les liens fiables entre les adultes qui contribuent à l’éducation et au bien-être des enfants afin que les engagements soient facilités ». De ce point de vue, elle évite les écueils qu’y décèlent des psychanalystes comme Richard (2006), selon qui il s’agit de résister à la prégnance actuelle, dans la psychologie collective, de cette idéologie qui euphémise le sexuel dans le lien, oublie la destructivité et noie l’intersujet dans le compassionnel. À cela, Marie-Claire Michaud répond en précisant le positionnement de l’association, en le replaçant dans sa dimension contextuelle :

« Le terme de parentalité a été inventé par les professionnels. Si on demande aux parents de prendre en considération leur rôle et leur engagement, cela n’est possible que si les professionnels se regardent travailler. Les familles sont d’accord sur ce point ; c’est moins vrai des professionnels. C’est le vrai écueil de la question de la parentalité. La question c’est, pour les professionnels, qu’est-ce que cela engage dans leur professionnalité ? Quant au compassionnel, non. Au contraire, il s’agit d’engager les gens dans la définition de leur responsabilité. On est là à un niveau ontologique : c’est l’enfant qui fait le parent. Il s’agit de reconnaître ce don de l’enfant ; c’est lui qui permet de devenir parent.

Quant aux abus et à la maltraitance, ils sont abordées en thérapie familiale ou par les psychiatres. On a des résultats avec des familles dans des situations très graves qui ont écumé tous les services. Elles font du mieux qu’elles peuvent ; elles se sont construites en réaction par rapport à leurs propres parents. École et Famille est un espace où les familles se sentent libres. Elles demandent invariablement : “C’est quoi être parent ?” Quand Boszormenyi-Nagy dit dans une vidéo à une mère : “Je ne doute pas un instant de votre capacité à être mère”, il anticipe. C’est thérapeutique, la mère est obligée d’en faire quelque chose. »

13Dans son dernier rapport d’activité (2011-2012), l’association comptabilise depuis 2006 une moyenne de 500 participants aux actions du pôle Réseau dont 80 % de personnels de l’Éducation nationale au titre des actions menées dans les établissements scolaires, et, dans le cadre des projets villes en 2011-2012, la participation de 190 parents, 94 jeunes et 732 professionnels. Actuellement, constate la directrice de l’association, les maires du département sont bien connus de l’association et un étage supplémentaire d’action, à l’échelle du département, est envisagé.

14Sur le fond, dans la mesure où les principes régulateurs et les éléments principaux du corpus théorique s’appliquent aussi bien aux ateliers et aux autres actions du pôle Réseau qu’aux formations-actions, il est parfois difficile de distinguer les effets de l’une ou l’autre activité. Aussi, dans ce qui suit, nous présenterons les évaluations recueillies par les personnes formées. Les activités du pôle Réseau seront abordées dans leurs effets dans la troisième partie de ce texte.

15Les formations, ou formations-actions, proposées par École et Famille visent, de façon conjuguée avec l’action des divers autres pôles, à répondre à l’ensemble des demandes exprimées. Elles occupent une part croissante au sein de l’ensemble de son dispositif d’intervention. Si elles font partie du projet de l’association dès ses débuts, École et Famille multiplie les formations quasiment par quatre : 34 demi-journées en 2001-2002, 84 en 2003-2004, maximum de 120 en 2009-2010 et 109 en 2011-2012. Pour cette dernière année, l’association compte 544 participants à ses formations.

16Ces formations contribuent à l’extension de la présence de l’association sur le territoire du département mais aussi, depuis peu, au-delà, dans plusieurs autres départements (Hauts-de-Seine et Yvelines notamment). Elles permettent une pénétration démultipliée de son approche et de ses outils de travail dans des milieux professionnels variés, puisqu’elles touchent tant le milieu scolaire (CPE, infirmières scolaires, psychologues scolaires, médecins scolaires, assistants sociaux scolaires, enseignants du primaire et du secondaire, proviseurs, principaux) que les éducateurs ou travailleurs sociaux travaillant dans les dispositifs institutionnels de soutien scolaire, comme les PRE ou les RASED. Elles touchent aussi, dans l’une des villes du territoire, au niveau des maternelles, des enseignants, des psychologues, des animateurs culturels, des agents d’accueil, des médecins et infirmières de PMI, des médecins généralistes, ainsi que des animateurs culturels, des éducateurs et des travailleurs sociaux intervenant auprès des familles dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance, des structures judiciaires de la protection des mineurs ainsi que des élus. Des professionnels d’autres territoires urbains, villes, quartiers suivent aussi d’autres formations. Parfois même des familles y sont présentes, soit qu’il s’agisse de celles dont la situation est évoquée que de familles qui les accompagnent. Des formations ont été également dispensées auprès de bénévoles de l’accompagnement scolaire. À ces formations, s’ajoutent les formations à la « Clinique de Concertation » dispensées à Paris de façon continue depuis l’ouverture d’École et Famille, d’une durée de deux à trois ans. Les suivent nombre de personnes qui ont auparavant suivi les formations-actions d’une durée plus courte et des professionnels qui viennent d’autres territoires, parmi lesquels on note la présence de psychiatres. Des professionnels des PRE travaillant dans plusieurs équipes ont suivi ces dernières années de ces formations, tandis que d’autres les suivent aujourd’hui. Ceci a pour effet de construire un réseau professionnel important à partir de l’interconnaissance induite par les formations et permet à des collectifs de travail de s’approprier un corpus de connaissances, des outils et une démarche de travail communs. Des formations à l’analyse systémique et à l’analyse contextuelle sont également proposées, de façon moins continue.

17Ces formations portent sur les différents éléments de la démarche d’École et Famille en s’adaptant à leurs publics et en mettant plus ou moins l’accent sur l’un ou l’autre de ces éléments : l’analyse systémique et l’analyse contextuelle, la sociologie de l’école, la pratique de réseau, des éléments de la « Clinique de Concertation » et ses différents outils. École et Famille privilégie par principe les formations transversales, le pluralisme professionnel favorisant la liberté des échanges, stimulant l’imagination et l’ouverture à d’autres possibles. Elles s’adressent néanmoins à des publics plus ou moins hétérogènes selon les groupes, en fonction des demandes de formation. Elles peuvent concerner des publics particuliers ou des territoires spécifiques : personnel des RASED, des programmes de réussite éducative, techniciennes d’intervention sociale et familiale et auxiliaires de vie sociale, bénévoles de l’accompagnement à la scolarité, personnel scolaire, personnels divers d’une communauté d’agglomération ou d’une ville particulière (psychologues, travailleurs sociaux scolaires, du conseil général et de la CAF, médecins, infirmières scolaires, enseignants, CPE, éducateurs spécialisés, éducateurs du SSE, animateurs de maisons de quartier…). Elles ont une durée variable (une journée, plusieurs journées, des cycles de un à trois ans).

18Les formations-actions suivent le plus souvent un cycle annuel de dix journées orientées chacune sur un thème :

  • la force convocatrice des personnes et des familles en détresses multiples et ce qu’elle nous fait faire ;
  • les figures du travail thérapeutique de réseau, description et articulations ;
  • la sélection, la transformation et la circulation des informations utiles et l’une de ses figures, le secret professionnel ;
  • l’intrus, une ressource déconcertante ;
  • délégations massives, multiples et discriminées ;
  • conflits de pouvoir, conflits de compétence, partage de responsabilité ;
  • ressources résiduelles, portes d’entrée et contexte extensif de confiance ;
  • approche contextuelle ;
  • disponibilité et partialité multidirectionnelle dans le travail thérapeutique de réseau ;
  • racines, traces et avenir.
  • 1 Il est difficile de donner une estimation exacte du nombre des personnes qui ont suivi ces formati (...)
  • 2 Cf. infra, Annexe méthodologique.

19L’évaluation des formations dispensées par École et Famille repose sur les documents d’évaluations diligentées par l’association auprès des personnes formées. Les questions portent sur chacun des niveaux de son dispositif d’intervention, dans le but de l’ajuster au plus près des besoins, d’en améliorer éventuellement la forme ou le fond. Les réponses à ces questionnaires s’étalent au fil des ans depuis sa création, les plus nombreuses d’entre elles étant les plus récentes et en nombre suffisant pour faire l’objet d’une analyse aussi bien qualitative, puisqu’il s’agit de questions ouvertes, que quantitative (nous avons constitué un corpus de 250 réponses). Ces retours ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble des personnes qui ont suivi les formations qui ont eu lieu depuis douze ans1. Nous avons complété l’analyse de ces documents par des entretiens2.

20Les questions le plus souvent posées dans l’évaluation demandée aux personnes qui les suivent sont les suivantes :

  1. ce que j’attendais et que j’ai eu ;
  2. ce que j’attendais et que je n’ai pas trouvé ;
  3. ce que je n’attendais pas et que j’ai eu ;
  4. les transferts et/ou prolongements possibles, à court terme et à plus longue échéance ;
  5. les pistes d’amélioration : et si cette formation était à refaire ? ;
  6. autres remarques et suggestions personnelles.

21Le taux de réponses aux questionnaires varie d’un groupe à l’autre. On peut se poser la question du biais possible qu’introduit un taux de non réponses important et de l’interprétation qu’on peut en tirer. La comparaison des taux de non réponses des différents groupes montre que les quelques variations observées relèvent plus du mode de passation du questionnaire que de l’intérêt manifesté pour la formation. Les questionnaires recueillis sur place en fin de formation ont nécessairement un taux de réponse plus élevé que ceux qui sont renvoyés plus tard aux formateurs. On note que parmi l’ensemble des répondants, deux personnes ont explicitement manifesté leur désintérêt pour les différents aspects de la formation.

Le pouvoir des échanges

22La question relative à ce que les personnes ont reçu et qu’elles n’attendaient pas est particulièrement intéressante parce qu’elle permet de faire surgir certains besoins des professionnels et, à cette occasion, de mettre en lumière l’apport spécifique tant au niveau de la forme que du contenu de la formation dispensée.

23Ainsi, lorsqu’on regroupe les différentes réponses, surtout avec la troisième question (ce que je n’attendais pas et que j’ai eu) ainsi que dans une moindre mesure avec la première (ce que j’attendais et que j’ai eu), l’importance accordée, indépendamment du contenu de la formation, à l’échange entre professionnels apparaît massivement. Nous distinguons ici la forme du fond pour les besoins de cette présentation, bien que cette distinction soit inadéquate, puisque il s’agit de co-formation et que c’est bien l’expérience de celle-ci qui lui donne sa portée. Ainsi, 90 % des personnes qui ont suivi les formations mentionnent l’importance de ces échanges pour elles. La forme que prennent les formations – les échanges d’expérience, le débat – apparaît aussi importante que leur contenu.

24Au-delà de cette quasi-unanimité concernant la place accordée aux échanges entre professionnels, des variations apparaissent selon les groupes. Dans plusieurs d’entre eux, les réponses aux questionnaires concentrent plus de commentaires sur les échanges que sur d’autres éléments de la formation. Ils émanent de personnes plus isolées dans leur intervention que d’autres, comme c’est le cas notamment d’intervenants bénévoles qui font de l’accompagnement scolaire et expriment avec insistance leur besoin d’échanger leur pratique avec celle des autres. Plus généralement, l’importance ainsi accordée aux échanges montre a contrario l’isolement dont disent bien souvent souffrir les professionnels, et le besoin fondamental auxquels ils répondent de ce point de vue. Il est clair que ce besoin ne se limite pas à une nécessité professionnelle, mais correspond à une aspiration bien plus large, issue des conséquences de l’opposition développée plus haut dans les représentations entre l’individu et la société.

25La qualité des échanges relevée par les répondants est évidemment indissociable de l’importance qui a été accordée à ceux-ci par les formateurs. À ce titre les principes d’École et Famille quant à la manière de tenir des réunions et d’accueillir les participants s’avèrent particulièrement pertinents par rapport à ce besoin d’échanger. C’est ainsi que plus du tiers des répondants soulignent dans leurs commentaires (en ordre décroissant) la qualité de l’écoute entre les participants et de la part des formateurs, la possibilité de parler librement et sans jugement, la confiance mutuelle, la tolérance, la compréhension, le respect, une ambiance agréable, conviviale ou chaleureuse : « J’ai trouvé une écoute sans mise en cause ou sans reproche, ça fait du bien ! », « Une écoute et une réflexion commune, sans jugement de valeur et libre », « De la tolérance, de la confiance, de l’écoute », « J’ai eu une grande écoute, beaucoup d’humilité et la possibilité d’une créativité, oh combien libératrice ! », « Un climat bienveillant, rassurant, une liberté de parole, un groupe bienveillant ».

26Plusieurs répondants évoqueront aussi la reconnaissance de ce qu’ils font à titre individuel ou collectif : « On est tout de suite mis en valeur, l’accueil, l’intérêt qu’on nous porte, notre présence enrichissante, on a des choses à apporter, on trouve tout de suite sa place », « La reconnaissance de sa position », « Une valorisation du métier exercé », « L’importance du réseau déjà mis en place et qui fonctionne malgré tout ».

27La forme prise par les formations – c’est-à-dire la valeur formatrice accordée aux échanges, la nature de ceux-ci tels qu’ils s’expriment dans leurs divers qualificatifs – constitue précisément les éléments qu’il s’agit de mettre en œuvre dans la pratique, tant dans les rapports avec les familles que dans les rapports entre les professionnels, comme nous le verrons ci-après. La dynamique de la réciprocité se met ainsi en mouvement. Autrement dit, la transmission et la mise en application des outils de la formation se réalisent d’autant plus rapidement et fortement qu’ils ont été directement expérimentés, vécus au sein des groupes formés.

28En tant que scène où chacun apparaît devant les autres, et dans la mesure où être et apparaître coïncident, la formation fait exister chacun devant les autres. Les professionnels découvrent d’abord qu’ils sont entourés de partenaires, dont ils ignorent parfois l’existence ou qu’ils ne connaissent pas personnellement. Ils identifient ainsi les structures qui gravitent autour de leur propre institution, ainsi que leur rôle et leur champ d’intervention : « Mieux connaître les acteurs et les dispositifs dans lesquels peuvent être confrontées les familles d’enfants que j’accompagne », dira par exemple un professionnel parmi plusieurs autres. Au-delà de la question de l’identification de ces dispositifs, les partenaires représentent autant de ressources sur lesquelles compter. Ces formations-actions donnent ainsi lieu à des échanges d’adresses entre professionnels pour pouvoir ensuite en faire bénéficier les usagers.

29De façon plus spécifique, la forme des échanges, notamment le tour de présentation des participants – que quelques nouveaux d’entre eux trouvent trop longs –, permet pourtant de savoir qui ils sont. Cette découverte efface les a priori sceptiques ou négatifs, les préjugés, les stéréotypes et « l’ignorance multiple » qui caractérisent les représentations que tend à développer l’isolement professionnel. C’est là le sens de l’importance accordée au fait de « se connaître », une condition du travail effectif en réseau.

30Ils découvrent aussi à travers les échanges qu’ils ont beaucoup de choses en commun, des questions, des valeurs communes, ainsi que des expériences de réussites et d’échecs dans des situations similaires qui demandent à être analysées en commun. Ils découvrent aussi, parfois, qu’ils interviennent auprès des mêmes familles. Ils découvrent surtout la richesse des autres, les ressources qu’ils portent en eux et l’enrichissement qu’apportent les échanges tant sur le plan professionnel que personnel. Ils découvrent ce qu’ils peuvent eux-mêmes apporter. Plus de 20 % des répondants font spontanément allusion au thème de cet enrichissement sous une forme ou sous une autre, à l’occasion de l’une ou l’autre des questions. Tel est un des effets essentiels d’une formation conçue dans son dispositif non seulement comme un espace libre de débat, mais tout autant comme un espace de co-formation : « La curiosité et la volonté des professionnels de bouger ou faire bouger leurs institutions », « Une richesse de partenaires renouvelés », « L’engagement des professionnels », « J’ai entendu d’autres expériences, des suggestions d’activité à faire, des conseils », « J’ai entendu des témoignages, j’ai reçu des idées pour entrer en contact avec l’enfant, comment l’intéresser, lui donner envie », « J’ai vu beaucoup d’intérêt des bénévoles aider à apporter des solutions », « J’ai rencontré la représentante d’une association nationale avec laquelle j’ai envie de travailler », « J’ai découvert la classe relais du collège L…, son fonctionnement, sa spécificité, son dynamisme impressionnant », « J’ai découvert la forte mobilisation de l’Éducation nationale pour une situation de déscolarisation et sa volonté de trouver des solutions alternatives ».

31Ils découvrent que chacun aime le travail bien fait et se heurte aux mêmes difficultés pour y parvenir : « J’ai découvert des professionnels comme moi, à la recherche de nouveaux horizons, de nouvelles ouvertures, de nouvelles questions », « Je me rends compte que nous sommes tous confrontés aux mêmes difficultés face à notre volonté d’aller jusqu’au bout de notre travail. C’est un point d’insistance permanente ».

32La nouveauté de la démarche d’École et Famille et du contenu de ses formations est un thème fréquemment relevé. La nouveauté de l’approche de l’enfant dans son contexte familial, social et institutionnel apparaît comme un fort stimulant professionnel. Les réponses expriment à cette occasion l’importance du besoin d’apprendre, de stimuler ses capacités d’analyse, d’élargir son horizon, de développer ses compétences et ses savoir-faire, et de donner plus de sens à son travail. Ces réunions et la forme de leur déroulement libèrent aussi la pensée, l’imagination et le désir d’accroître ses connaissances. Découvrir, s’étonner, voir l’horizon de sa pensée s’élargir, chercher et poser soi-même de nouvelles hypothèses de travail, prolonger la formation reçue par un travail personnel sont des éléments très présents.

33Ainsi, dans deux groupes qui comptent une trentaine de répondants enseignants, plus du tiers d’entre eux disent avoir été très intéressés, « captivés » ou « ravis » par la partie théorique de l’enseignement reçu. Treize autres personnes précisent avoir apprécié ou découvert l’intérêt de la sociologie pour, notamment, mieux appréhender leur position dans l’école. À ces thèmes s’adjoint celui de l’ouverture, qu’apporte la formation : « Un bon moment, des ouvertures, un agrandissement de mon cerveau », « J’ai plus de questions en repartant, une ouverture d’esprit », « Une ouverture sur des perspectives infinies ».

34D’autres évoquent la découverte d’un nouveau domaine, des idées nouvelles, un éclairage nouveau. Une douzaine de participants disent que la formation a provoqué chez eux un changement de regard (ce terme est parfois même souligné), à l’endroit des enfants et de leur famille : « Un véritable éclairage nouveau sur l’élève, un regard distancié et positif dans les situations concrètes, des outils… », « Une autre façon de regarder l’enfant dans sa famille et ses interactions avec l’école », « Un autre regard, de l’espoir pour donner du ciment à une équipe », « Un autre regard sur la force mobilisatrice des familles », « La mobilisation des familles ».

35Lors de deux séances où une famille a été invitée au cours des formations, à l’occasion de l’analyse d’une situation et sous la forme d’une « clinique de concertation » (une innovation récente d’École et Famille dans son dispositif de formation), cette présence a été une découverte. Elle a suscité des réactions fortes : appréhension parfois, étonnement, surprise, puis un grand intérêt. Là encore et plus encore qu’à l’occasion des échanges entres professionnels, les répondants découvrent la famille, la richesse des ressources et des éléments d’analyse qu’elle peut apporter dans la situation difficile qui est la sienne, pour peu qu’on lui prête une attention véritable : « Lors d’une clinique de concertation j’ai eu des difficultés par rapport au ressenti de la mère et me suis posée des questions sur ma présence à la réunion de mai. Le fait que la maman ait été au courant pour la réunion de juin, que plusieurs professionnels seraient présents, le fait qu’elle vienne sereine ma réconfortée sur ma présence et sur ce que je peux retirer de ces échanges », « La présence d’une famille apporte toujours énormément de surprises, touchantes, fortes et mobilisatrices sur le plan de l’engagement professionnel et personnel », « Une maman très participative », « L’expérience touchante de la tranche de vie d’une famille ; je me dis que le jeune a les ressources et les possibilités de trouver ce qu’il recherche (s’il est soutenu et accompagné) ». Quelques personnes évoqueront le désir de poursuivre l’analyse de cette situation.

36Plus tard a eu lieu une autre séance où deux familles étaient présentes ensemble. Elles sont venues accompagnées par une professionnelle d’un PRE. Envoyées par le SAMU de Paris dans le Val-d’Oise, parce que les nuits d’hôtel y sont moins chères, elles sont dans une situation très précaire, l’une ayant fui son pays en guerre, hébergées à l’hôtel dans ce département, mais devant aller chercher leur nourriture avec les bons qui leur sont alloués à Paris, tandis que leurs enfants connaissent de très gros problèmes scolaires. « Au début les enfants se sont montrés très agités », raconte Marie-Claire Michaud qui animait ce jour-là la formation dont le thème portait sur les conflits de pouvoir, de compétence et le partage des responsabilités : « Ne vous inquiétez pas, ai-je dit aux professionnels, on a l’habitude de travailler avec du bruit. Si les enfants sentent du calme entre nous, ils vont peut-être s’endormir. L’incroyable c’est qu’ils se sont endormis ! Lorsqu’à la fin j’ai demandé aux familles ce qu’elles pensaient de cette réunion, elles ont dit : “C’est la première fois qu’on a été écoutées jusqu’au bout.” Elles ont demandé le compte rendu de la réunion. » Les quelques extraits suivants concernent les évaluations de professionnels présents lors de cette journée : « Un partage d’émotion du parcours des familles venues exposer leur situation complexe avec les différents services et leurs illogismes », « Les témoignages émouvants des familles (la mobilisation des professionnels d’accompagnement qui favorise la mobilisation de leurs propres ressources) », « Un témoignage aussi émouvant et la participation d’un monsieur aussi “précis et intime” », « Une attention pour la famille et des échanges posés avec douceur », « Deux familles accueillantes et souriantes pour des professionnels. Ils semblaient heureux de participer à cette séance et d’ailleurs ils l’ont dit à la fin. Je m’attendais à plus de réticence de leur part. Je ne m’attendais pas à une telle spontanéité, ni à une si grande confiance d’emblée envers les intrus dont je faisais partie. Une magnifique séance ».

37Comme on le vérifie ici, un des effets de la présence des familles est de libérer les émotions chez les professionnels, en sollicitant la part « non spécifique » de leur compétence, et de les partager avec les familles, favorisant ainsi « la connaissance élargie » qu’ils peuvent avoir des situations qu’elles vivent. Un professionnel en tirera la conséquence d’un « devoir à l’émotion ».

38Plusieurs autres répondants évoqueront cette « pensée élargie » : « Un débat très intéressant qui me fait réfléchir sur ma vie professionnelle et personnelle et m’aide à me mettre davantage à la place de l’autre. » Une personne répondra qu’elle a eu le sentiment de se retrouver « de l’autre côté de la barrière » et que cela l’a amenée à reconsidérer sa pratique. Le bouleversement qu’engendre la présence de familles se manifeste aussi dans le renversement des postures et du sens de la dissymétrie habituelle de travail qu’illustrent les réponses : l’un des répondants parle de « familles accueillantes », un autre de « l’intervention des familles ». Au-delà du fait que ce sont les familles en détresse multiple qui convoquent les professionnels, dans ces propos ce ne sont donc plus les professionnels qui accueillent et interviennent, mais les familles. Ces « basculements » favorisent cet autre regard sur celles-ci et l’appel à un véritable partenariat avec elles. Deux commentaires témoignent d’un autre basculement : le fait que les professionnels soient redevables envers ce que leur ont apporté les familles, ce qui signifie que la dette a changé de sens : « Je ne savais pas si je pourrais apporter quelque chose, mais les familles en nous remerciant de leur avoir accordé notre temps nous ont prouvé le contraire », « J’espère avoir su témoigner mon admiration devant leurs capacités à surmonter leurs difficultés multiples avec pugnacité et dignité ». Ainsi, les participants peuvent-ils expérimenter pour eux-mêmes et constater la dynamique du donner-recevoir dans leur travail avec les familles.

39Plusieurs participants verront par ailleurs dans la présence des familles l’expérimentation in vivo de la théorie et des méthodes de la démarche d’École et Famille, cette application de terrain constituant à leurs yeux l’un des intérêts spécifiques de cette formation : « J’ai trouvé une telle adéquation entre les principes prônés en séance de formation à la “Clinique de Concertation” et leur application réelle sur le terrain », « Avec la mise en application sur le terrain des thèmes développés en séances de formation à la “Clinique de Concertation”, l’approche contextuelle prend tout son sens. Mais je vois aussi que j’ai encore beaucoup de travail pour intégrer l’ensemble de ces concepts », « Ces échanges relationnels entre les familles et les professionnels c’est un étonnement sur le terrain qui permet de travailler autrement », « J’ai trouvé une intervention des familles pour appuyer nos questionnements, nos échanges de pratiques, en lien avec les conflits de pouvoir, les institutions les situations que nous pouvons rencontrer au quotidien dans nos fonctions ».

40Pour Elias comme pour d’autres auteurs, le danger des sociétés contemporaines est que les structures bureaucratiques, technocratiques et dépolitisées de la vie moderne encouragent l’indifférence et amoindrissent finalement le discernement des hommes, leur aptitude à penser de manière critique, leur capacité à juger et leur propension à prendre des responsabilités. Les co-formations, comme toutes les autres instances de réflexion collective organisées par École et Famille, créent les conditions du développement du jugement, tant pour les familles que pour les professionnels présents, pour ce qu’il en est des objets qu’ils estiment partageables. Elles libèrent la faculté de penser et de penser de manière critique, ainsi que le fait de penser par soi-même. Elles sortent ainsi les professionnels de « cet état de minorité, c’est-à-dire de l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » que décrit Kant (1985, p. 496), en l’opposant aux Lumières, lesquelles supposent un espace public et libre pour se diffuser. À partir de là, les participants soulignent leur besoin de questionner leur pratique, la nécessité de prendre du recul par rapport à celle-ci, de réfléchir, de poursuivre le questionnement provoqué par la formation. Ce besoin de questionnement est explicitement mis en avant par une personne sur dix et de façon plus implicite chez d’autres : « Des repères théoriques pour réfléchir sur ma pratique et l’améliorer », « Me (re)questionner sur mes pratiques », « Un éclairage nouveau par rapport à ma pratique qui permettra un regard supplémentaire sur ma pratique », « Nécessité de me repositionner dans ma manière de voir l’élève en fonction de ces facteurs (sociaux)… », « Des questionnements à poursuivre, des outils à utiliser pour mieux comprendre ma pratique ». Plusieurs répondants écrivent aussi que la formation constitue une véritable remise en cause de leur pratique : « Une remise en cause de ma façon de travailler », « Un questionnement, une remise en cause, de la distance pour améliorer mon intervention professionnelle ». Ainsi, plusieurs répondants évoqueront leur désir de découvrir, expérimenter répondre aux questions qu’ils se posent par eux-mêmes : « Des situations concrètes permettant de résoudre les difficultés sociales d’un enfant, comment lui transmettre des normes et des valeurs. Mais je pense que c’est à moi de trouver des solutions, d’essayer, de corriger, de persévérer », « Partir de cas comme B… et essayer de les résoudre nous-mêmes ».

41Les co-formations favorisent cette autre maxime centrale chez Kant, celle de la pensée conséquente, une maxime de nature à la fois logique et éthique : être en accord avec soi-même, d’où est tiré le principe de non contradiction. Elles mettent ainsi en lumière notamment le fait qu’École et Famille donne des outils susceptibles de permettre aux professionnels de se réconcilier avec eux-mêmes, de mettre fin à la division entre ce à quoi ils croient et ce qu’ils font : les formations ouvrent un horizon sur l’adéquation possible entre les valeurs sociétales et politiques que portent chacune de leur institution et les résultats concrets de leur action. Plusieurs personnes emploient même les termes de « rêve », de « plaisir au travail », d’« espoir », et de « joie ».

42Tant la qualité des échanges que le contenu des formations et leur nouveauté ont un effet mobilisateur, créent une dynamique de groupe qui mobilise les professionnels dans leur travail. Ils découvrent en même temps la même mobilisation chez les autres participants qui les inciteront à développer des relations avec ceux des partenaires susceptibles de partager travail et engagements. « Une motivation, l’envie de chercher d’autres éléments, d’approfondir », « Des personnes motivées et motivantes qui souhaitent aller plus loin afin d’apporter aux familles une aide réelle », « Une approche différente du travail auprès des familles, notamment quand tous les partenaires se rencontrent, un engagement qui fait place à l’indifférence d’avant ». Les formations suscitent le désir d’un engagement professionnel et personnel plus important : « Comprendre davantage certaines relations avec les familles, mieux appréhender le rôle des familles et des liens à mettre en place, une implication personnelle pour aider les familles », « Des pistes de travail avec les familles, le dialogue et une implication dans l’éducation de leur enfant ».

43Sur ce point on observe de façon très claire la mobilisation que suscite le plaisir que chacun éprouve à l’occasion de la découverte de la nouvelle manière de travailler proposée. Plus largement, les répondants dans leurs remarques finales manifestent le désir de poursuivre la formation et le plaisir qu’ils y ont trouvé : « Je le referais avec plaisir », « Je le ferais avec grand plaisir », « Je le referais avec beaucoup d’envie »…

44Les formations ouvrent le champ des possibles au niveau des orientations de la pratique, tant du point de vue de la nature des relations à créer ou à développer avec les familles que du point de vue des moyens utilisables à cette fin. Plus de la moitié des répondants soulignent que la formation leur a donné des éléments utilisables dans leur pratique, et cela d’un point de vue général, qu’ils parlent d’« apports pratiques », de « méthodologie », de « manières de faire », d’« analyse concrètes de situation », « de pistes et de repères de travail », d’« outils » (dont le « Sociogénogramme »), d’« éléments de réponse à des situations », de « façons de faire à éviter », d’« éléments à appliquer » ou de « solutions à certains problèmes ». Outils et pistes leur paraissent utilisables surtout dans leurs rapports avec les familles, mais aussi dans leurs rapports avec leurs partenaires.

45Plusieurs répondants préciseront ceux des outils ou concepts qu’ils ont retenus, comme l’accueil et ses conditions : « lieu, disposition, positionnement des acteurs », la notion de « force convocatrice des familles », « parler des absents comme s’ils étaient présents », « le secret professionnel lors des échanges avec des partenaires sur les situations », « une autre manière d’envisager la question des conflits de pouvoir et de compétences pour déboucher sur un partage des responsabilités », « l’importance de prendre en compte les conflits de loyauté », « Construire un projet non pour les familles, mais avec les familles », etc.

De la formation à l’action

46De par leur finalité et de par l’intitulé même de la plupart d’entre elles – « la formation-action » –, les formations conduisent à l’action. C’est ce vers quoi la majorité des répondants disent vouloir s’engager. Très rares sont ceux qui ne répondent pas à la question relative aux prolongements et aux applications possibles des formations proposées dans leur propre pratique (7 % d’entre eux). Si l’action est souvent désignée comme son achèvement, elle signifie étymologiquement la mise en mouvement et le fait de commencer quelque chose de nouveau. Certains parleront ainsi de « créativité ». Se vérifie ici l’effet libérateur de la parole échangée, la dimension politique de la liberté quand celle-ci se confond avec la parole et l’action en commun. Globalement, les réponses montrent que se mettre, ou mettre en mouvement, et commencer quelque chose de nouveau c’est vouloir, à partir d’un autre regard sur les enfants, leurs familles et les professionnels impliqués, expérimenter de nouveaux rapports avec eux. Ces nouveaux rapports, dont on peut ici distinguer la forme du fond, concernent d’abord l’enfant et sa famille.

47Comme nous l’évoquions plus haut, les professionnels lorsqu’ils se demandent ce qu’ils peuvent utiliser de la formation reçue emploient les mêmes termes que ceux qu’ils utilisent pour qualifier la nature des échanges expérimentés au cours de la formation pour les transposer dans leur propre pratique : écoute, respect, absence de jugement, liberté de parole, ouverture… « Voir que je ne suis pas seule autour des familles, bien analyser une situation et surtout sans jugement, essayer de travailler avec les différents services sociaux, prendre les conseils de mes collègues sur certains comportements », « C’est un regard sur notre famille, nos enfants, nos métiers ; cela demande plus d’écoute, plus d’observation, moins de jugement, plus de médiation », « Être plus ouverte aux différences que peut occasionner la situation sociale de l’enfant », « Prendre en compte les habitus et ne pas juger un comportement au premier regard », « Observer en étant objectif, élargir la vision des faits », « Être plus à l’écoute, observer, rechercher la médiation dans le métier d’enseignant, mais aussi avec ses propres enfants », « Savoir me poser la question : comment suis-je perçue par la famille de l’enfant dont je m’occupe ? », « Être soi-même et respectueuse ».

48Sur le fond, les transferts au niveau de la pratique concernent d’abord la place à accorder à l’enfant dans sa famille et, en second lieu, la prise en compte de leur environnement, qu’il s’agisse des éléments objectifs des situations ou des personnes qui interviennent auprès des familles ou des enfants en difficulté. « Que l’on mette les enfants et leur famille au cœur de nos réflexions », « Renouer avec des familles, notamment avec celles où les relations sont difficiles », « Trouver un meilleur positionnement dans les réunions, une meilleure préparation pour accompagner au mieux la famille, les collègues et faire de la recherche documentaire », « Porter un regard différent sur mes élèves et essayer d’analyser les liens, les relations qui nous unissent, m’intéresser plus en profondeur au parcours d’un élève », « Coordination, concertation, place de la famille. Rien ne nous appartient à nous, professionnels ».

49Un groupe de bénévoles de l’accompagnement à la scolarité dit de façon unanime que la formation les aide à préciser leur rôle, à lui donner un contenu et à clarifier la posture qu’ils entendent adopter dans leur intervention.

50Les transferts concernent aussi les relations avec les partenaires. Les répondants découvrent l’importance du travail thérapeutique de réseau et la nécessité de les activer, de les élargir, la possibilité de sortir du sentiment d’isolement professionnel ou de la réalité de celui-ci. Ils découvrent alors le pouvoir d’agir en commun. Ainsi, parmi les différentes réponses concernant la question quatre (les transferts ou prolongements possibles de la formation), 20 % des répondants manifestent le désir d’activer le travail thérapeutique de réseau. « J’ai vu l’importance de prendre l’enfant dans sa globalité, d’où l’importance de persévérer dans la recherche de création de liens avec les autres partenaires », « Comment mettre en marche une nouvelle forme de concertation de partenariat auprès et avec les familles », « Je vais réfléchir à comment on pourrait mutualiser nos expériences, échanger nos outils de manière à mieux connaître tous les besoins d’accompagnement des publics communs que nous rencontrons, pour améliorer nos pratiques », « Encourager davantage le travail en réseau avec les familles et les professionnels, tout en réfléchissant de nouveau comment continuer à respecter ces familles, sans être trop intrusif par rapport à leurs histoires de vie et leur parcours actuel », « Si la possibilité m’en est donnée je souhaite introduire une formation-action sur mon territoire avec l’idée d’inviter des services à s’y présenter ».

51Les échanges, outre qu’ils permettent aux professionnels de constater qu’ils ne sont pas seuls face à un enfant et à sa famille, leur permettent de mieux se situer et de trouver leur place au sein de dispositifs institutionnels de plus en plus complexes. De ce point de vue, le « Sociogénogramme » représente une vraie découverte pour certains répondants. Il leur offre un outil utile non seulement pour préciser leur place, mais aussi pour déchiffrer le contexte des situations qui se présentent à eux, comme les cheminements de la demande, les relations qui existent déjà, les institutions absentes, l’enfant ou le parent dont personne n’évoque l’existence. Plus largement, l’usage du « Sociogénogramme » contribue à donner du sens à ce qui était vécu auparavant sur un mode morcelé, opaque ou négatif.

52À la question relative aux attentes des participants qui n’ont pas été satisfaites (la question deux), regroupée avec celle des améliorations possibles de la formation (question cinq), on constate d’abord un faible taux de réponses, surtout à la première des deux : une personne sur dix environ. Les réponses à la seconde sont beaucoup plus nombreuses, qui expriment surtout la satisfaction des répondants, le plaisir qu’ils ont trouvé à ces formations et la demande de les renouveler.

53Sur le fond, on peut distinguer cinq types de réponses, de fréquence à peu près équivalentes. En premier lieu, l’absence de réponses à des questions ou à des thèmes particuliers : le thème de la maltraitance et de son repérage, le repérage des enfants en difficulté, le thème du handicap, celui de la situation des jeunes aujourd’hui dans la société ; et plus particulièrement, comment faire face à l’urgence, comment procéder lors d’une première rencontre avec une famille, ou comment passer le relais à un partenaire. En second lieu, on constate une demande de plus d’outils et de plus de pistes à suivre en général, en particulier davantage d’apprentissage en matière de décodage du « Sociogénogramme ». Mais on constate aussi, dans la même proportion, une demande de plus de théorie concernant l’analyse systémique, la dynamique de groupe, une analyse psychologique des comportements professionnels, une approche plus psychologique. Vient ensuite la demande de plus d’exemples ou de cas concrets, puis le regret de l’absence de certains partenaires et de participants plus nombreux.

54Pour clore l’analyse de l’évaluation des formations, nous citerons les propos d’un éducateur qui a suivi l’une de celles-ci et qui travaille dans un PRE avec des collègues qui ont également suivi la formation et en appliquent la démarche :

« Quand je compare ma situation à celle de professionnels qui travaillent dans d’autres lieux, je constate que le rapport qu’on instaure avec les familles nous mobilise, nous motive parce qu’on a plus de satisfactions et de résultats. On a beaucoup de remerciements de la part des familles ; on est dans une dimension humaine, pas dans la dimension fonctionnelle, alors qu’on attend des professionnels du social un rôle purement de plus en plus fonctionnel qui les place dans quelque chose de parfois intenable. »

55Il opposera à la situation de ceux-ci le plaisir qu’il trouve dans son travail, du fait de partir des préoccupations de la famille, de reconnaître la place qu’elle occupe au centre du dispositif de son intervention et par là de traduire, dans son action, les valeurs qu’il défend : celles qui en théorie définissent son mandat.

Éros et quête de sens

56L’utilisation insistante du terme de « plaisir » tout au long de l’évaluation faite par les professionnels des formations qu’ils ont suivies appelle ici quelques commentaires. La primauté de l’entendement, de la rationalité instrumentale et du fonctionnel sur l’existentiel dans nos sociétés tend à renvoyer émotions et sentiments au chapitre du privé et de la psychologie. Désir et plaisir au travail suivent le même chemin. Leur existence – ou souvent leur absence – vont tellement de soi qu’on les néglige dans les analyses en règle générale, à moins de les prendre en compte à titre correctif, lorsque leur absence fait retour de façon trop envahissante ou trop bruyante (comme, notamment, lors des vagues de suicide au travail). Nous suivons ici Geffray lorsqu’il observe que les sciences sociales ont banni ou escamoté la question de l’amour et du désir dans leurs analyses, ce qui justifie sa démarche qui tente de réintroduire à travers les enseignements de la psychanalyse, en particulier de Freud et de Lacan, cette dimension dans l’analyse sociologique et anthropologique. Le plaisir au travail est pourtant le premier effet que nous avons perçu dès le début de nos observations de l’intervention d’École et Famille auprès de ceux qu’elle concerne. Ce qui ne s’est ensuite pas démenti.

57On retrouve ici une illustration de l’éros qu’Aristote associe à la quête de sens : Socrate appelle la quête de sens éros, cette sorte d’amour qui est avant tout un besoin. La possibilité de rétablir la cohérence entre aspirations et action rétablit le dialogue de soi à soi dans les termes de la philia, c’est-à-dire la possibilité de considérer l’autre en soi comme un ami. Comme l’écrit Geffray citant Freud : « “un sentiment de triomphe se produit quand quelque chose dans le Moi coïncide avec l’Idéal du Moi”. Autrement dit, le triomphe surgit chaque fois que le Moi en vient à incarner l’Idéal d’un Nous, pour lui-même comme pour les autres » (Geffray, 1997, p. 171). Cette possibilité est confirmée par les entretiens menés avec les professionnels : « Mon premier ressenti lors des premiers contacts avec École et Famille ça a été que ça fait du bien. Ouahhh ! Enfin ça existe ! », nous dit une psychologue travaillant dans un PRE. La plupart des professionnels rencontrés ont spontanément mentionné le fait qu’en suivant les formations ou en participant aux ateliers proposés par École et Famille, ils trouvaient enfin ce qu’ils recherchaient : « C’est comme ça que je voulais travailler », « C’est comme ça que je voyais les rapports avec les familles », « C’est ce que j’essayais de faire », « Ça m’a d’abord confortée dans ce que je sentais », « J’avais envie de travailler comme ça, mais je ne savais pas à partir de quels appuis », « Ces questions, comme celle du jugement des usagers me chatouillaient déjà », « Ce qui me souciait c’était ces étiquettes qu’on mettait aussitôt sur les familles dès qu’on était devant une situation difficile, mais je n’avais pas d’élément, pas d’argument pour que les personnes évitent de le faire », « J’ai trouvé une mise en mots de mes intuitions », « Cette démarche c’est une façon d’être, une façon de faire, une philosophie, une conception de la vie qui me correspond et dont j’ai vu l’efficacité », « Je mettais la famille au centre de mon projet, mais je restais à un niveau très superficiel », etc.

  • 3 Où se sont retrouvés tous les six mois les professionnels des lycées et collèges ayant demandé des (...)

58Une secrétaire d’École et Famille, en comparant son travail actuel à son précédent travail de secrétariat, dit qu’elle va au travail avec beaucoup plus de plaisir qu’auparavant et souligne que l’une des raisons de ce plaisir tient au sens qu’elle lui trouve : « Je vois la finalité de mon travail, je me rends compte de ma tâche, je vois la finalité, le sens de mon travail. Je vois vraiment le sens de ce que je fais, j’ai une lisibilité plus grande de ce que je fais ; je me sens plus utile d’une plus grande utilité pour l’association ; pourtant c’est du secrétariat. » Un chef d’établissement scolaire dit aussi en entretien : « Lors d’une réunion au conseil général3, en écoutant les enseignants du collège Paul Vaillant Couturier, on ressentait le plaisir qu’avaient les enseignants à travailler ensemble. On travaille parfois sur des situations sordides, en même temps on se soutient, on construit quelque chose, on partage les mêmes objectifs et on donne du sens à ce qu’on fait. C’est un plaisir de travailler ensemble dans ce cadre là. » Le sens ici ne se dissocie pas de la liberté. Comme l’écrit Marc Augé (2011, p. 84-85) :

« Si l’on accorde tout au sens, à la nécessaire relation entre les uns et les autres, telle qu’elle a été définie a priori au nom de la société ou de la culture, on perd la liberté, c’est-à-dire l’individu. Si l’on accorde tout au désir individuel on lui ôte tout objet, on perd la relation à la société. Ni la folie totalitaire – aujourd’hui celle du marché –, ni la folie de la solitude ne sauraient orienter et commander la vie sociale. L’homme apolis que dénonce la tradition athénienne s’égare dans l’une ou l’autre de ces directions. »

59Ce plaisir au travail est donc lié à la possibilité d’agir et d’agir librement. Il représente à ce titre une satisfaction personnelle : « Le contentement de soi est une joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir, […] une joie qu’accompagne l’idée d’une chose que nous croyons avoir faite par un libre décret de l’âme », écrit Spinoza (1965, p. 269) qui ajoute :

« Toute existence est une pure puissance de la nature, c’est-à-dire une puissance d’exister qui peut se définir comme le désir. Celui-ci concerne exclusivement le déploiement de l’action unitaire de l’homme. Il est un phénomène originaire. Il est premier et ne se réfère qu’à soi. Le désir n’ayant affaire qu’à lui-même c’est sa réalisation qui est son propre but. Aussi tous les affects issus d’un désir qui s’affirme et se déploie sont-ils des formes de la joie [la notion de joie, comme on l’a vu plus haut, est employée par un des répondants aux questionnaires d’évaluation]. Source de tous les affects, il est également la source de toutes les imaginations et par conséquent de tous les préjugés » (ibid.).

60Freud, dans un sens similaire à propos du narcissisme, évoque l’énergie du moi en tant qu’énergie désexualisée et sublimée, susceptible d’être déplacée sur des activités non sexuelles auxquelles une société donnée accorde une grande valeur.

61Les évaluations montrent aussi que le plaisir de l’action libre est indissociable de la libération de la pensée par soi-même. Ce plaisir a trait surtout, comme l’induit le propos de Geffray, à ce que le XVIIIe siècle appelait, Montesquieu en particulier, la participation au « bonheur public » : la certitude de pouvoir changer quelque chose grâce à l’action en commun – au sens où l’action en commun s’effectue aussi par le moyen de la parole. Donner du sens et de l’intelligibilité est, selon Arendt, l’essence même du politique. Celle-ci note dans ses commentaires sur le mouvement étudiant en 1968 aux États-Unis :

« La première chose qui me frappe c’est sa volonté déterminée d’agir, sa joie dans l’action, la certitude de pouvoir changer quelque chose grâce à ses propres efforts. […] L’action s’avérait avoir un côté plaisant […]. Cette génération découvrait ce que le XVIIIe siècle appelait le “bonheur public”, c’est-à-dire que participer à la vie publique donne accès à une dimension de l’expérience humaine qui sinon demeurerait inconnue et que cette expérience est en quelque sorte inséparable du “bonheur” complet » (Arendt, 1995, p. 212).

62Arendt ajoute ici un commentaire intéressant en relevant que non seulement ce mouvement, mais les révolutionnaires en général, comme le montre l’histoire des révolutions, agissent selon une inspiration morale, c’est-à-dire au nom de la justice, bien qu’ils ne reconnaissent pas volontiers cependant leurs motivations morales. Khosrokhavar (2012) a récemment décrit la jubilation qui accompagne le dépassement de la peur chez les jeunes qui découvrent lors du « printemps arabe » qu’ils participent, par leur action, à l’écriture de l’histoire de leurs pays.

63Participer ainsi au bonheur public, c’est inscrire son action dans « l’enchantement du monde » que Geffray oppose au désenchantement du monde que produit la sphère marchande. C’est aussi alors la possibilité de s’enthousiasmer. Nous avons bien souvent, en fin de diverses réunions, entendu des manifestations renouvelées d’enthousiasme exprimées tant par des membres de l’équipe d’École et Famille que par ceux qui y participaient. « Le promoteur de toutes les entreprises, petites ou grandes, de presque toutes les œuvres humaines, c’est l’enthousiasme », écrit Nietzsche (cité in Caillé et Chanial, 2008). Un participant emploie le terme de « rêve » dans ses réponses, rappelant ainsi que le rêve est constituant d’une société et un principe d’espérance – plusieurs répondants évoquent aussi l’espoir –, faute de quoi, comme l’estime F. Dumont (1977, p. 180-181), « la productivité et la maladie mentale sont peut-être des jumeaux que l’on ne peut absolument pas séparer ». Et demande l’auteur : la coupure radicale entre le rêve et le travail est-elle fondée ?

64Une autre raison importante du plaisir au travail réside dans ce que les familles rendent ce qu’elles ont reçu et surtout le disent, ce qui a pour effet d’accroître la motivation et le désir d’approfondir, de faire mieux : « Il y a une gratitude de la part des familles. Quand on donne à quelqu’un, on le retrouve, ça revient positivement, ça crée du lien et c’est pourquoi ça donne du plaisir dans la relation et dans le travail qu’on fait », dit un professionnel d’un PRE. Un médecin de l’équipe dit aussi : « Il y a quelque chose dans le travail de l’équipe qui nous donne envie de faire mieux, de trouver mieux. En certains lieux on dit “de toutes façons ces enfants sont foutus”, là, même si on rencontre des échecs, il y a toujours forcément quelque chose à faire. Cet optimisme que crée la démarche est le ressort de la dynamique de l’association. »

65On peut interpréter ce plaisir au travail comme des moments partagés d’accroissement du désir, de l’énergie vitale et de la liberté, et par là de l’agir en commun. Comme l’écrit Alain Caillé, « le seul don effectif est celui de l’énergie vitale, du désir et de la liberté », lequel, ajoute l’auteur, « est toujours don en situation » (Caillé, 2008). L’une des valeurs centrales que crée École et Famille se situe bien ici, dans les énergies que libèrent les interventions de l’association et ce à de multiples niveaux tant individuel que collectifs, familiaux, professionnels, maison de quartier, établissements scolaires. L’énergie ou Energeia, est étymologiquement la force en action, la notion à partir de laquelle se définit la force de travail, et tout principe de mise en mouvement et d’action. Dans une précédente évaluation d’une formation dispensée par École et Famille, Stéphanie Pryen (2008) insistait d’ailleurs sur l’énergie qu’elle voyait émerger des réunions observées. Cette énergie trouve sa source dans l’organisation de situations de groupe, là où pour de multiples raisons elle a été affaiblie, rabotée ou mise à mal. On connaît depuis longtemps l’existence des thérapies de groupe, comme la thérapie institutionnelle, les groupes de paroles divers au travail comme ailleurs, tels les alcooliques anonymes, etc., dans leur rôle de soutien et leurs effets thérapeutiques. Il s’agit à École et Famille d’une multiplicité de groupes : le groupe familial, les groupes professionnels transversaux, le groupe des parents-relais, le groupe que forme l’équipe d’École et Famille, le groupe interculture, le groupe handicap et scolarité, les groupes multifamiliaux, le groupe des chefs d’établissements, le groupe des travailleurs sociaux, de la CAF, le groupes des CPE, les ateliers dans les établissements scolaires, les « cliniques de concertation », etc. Les énergies libérées c’est d’abord un pouvoir, c’est-à dire la capacité d’agir en commun, et, avec celui-ci, la capacité à juger, à penser, à créer… Ce pouvoir émerge de la dynamique du donner, recevoir, rendre, impulsée par l’éthique relationnelle et ses principes régulateurs qui organisent et guident la tenue des réunions. C’est cette dynamique qui permet aux professionnels et aux parents d’accéder à leur « pouvoir » – leur potentia (pouvoir d’agir), non leur potestas (pouvoir sur autrui) – ainsi qu’à leur autorité, et aux enfants de mobiliser leurs capacités.

66« Richesse du groupe », « richesse des participants », « richesse des familles », « richesse des échanges », autant de termes employés par les destinataires des formations qui témoignent d’une autre source de création de valeur et de richesse, celle des relations. En cela la démarche qui vise à faire le diagnostic des ressources des individus, des membres des familles, des professionnels et des institutions, puis à les reconnaître devant les autres et à les mobiliser s’avère des plus pertinentes au regard de la création de richesse. Les professionnels constatent qu’ils peuvent faire appel aux ressources de nombreux partenaires, qu’ils peuvent faire appel aux ressources des familles et apprendre d’elles. Ces richesses sont donc échangeables. Il y a là une utilisation, une fructification et une mise en circulation de biens auparavant invisibles, ignorés ou déniés, au profit de chacun et de tous et, pour reprendre un terme employé en économie, la recherche d’une maximisation des échanges relationnels au bénéfice de l’intérêt général et des besoins particuliers.

67Le Larousse, dans sa définition de la richesse en économie, il y a un siècle, note que « nombre de théoriciens estiment que la notion de richesse, étant subjective, embrasse les services comme les choses, et voient une richesse en tout acte de l’homme comme en tout objet propre à satisfaire ses désirs ». Besoin de sens, besoin de reconnaissance, besoin de liberté, besoin d’agir, besoin de légitimité, besoin de relations fiables et amicales plutôt qu’agonistiques, besoin de plaisir, autant de besoins essentiels et existentiels que cette démarche vise à satisfaire.

Enrichissement et élargissement de la subjectivité

68Les évaluations invitent à proposer quelques remarques sur la question de la subjectivité : comment celle-ci est abordée par la « Clinique de Concertation » et la thérapie contextuelle, et quels en sont les effets.

69Mauss (2001, p. 335) souligne « combien est récent le mot philosophique le “moi”, combien [sont] récents la “catégorie du moi”, le “culte du moi” (son aberrance), et récent le respect du moi – en particulier, de celui des autres (sa normale) ». Un nouveau détour par l’anthropologie nous paraît utile pour situer, par comparaison, la question de la subjectivité et de l’apport de la démarche d’École et Famille à ce niveau de réalité.

70On peut constater aujourd’hui un intérêt manifeste dans les sciences de l’homme pour les notions de « sujet » de « subjectivité », de « subjectivation » et « d’intersubjectivité ». Ainsi des auteurs de différents horizons, psychiatres, psychanalystes, anthropologues et sociologues, se penchent sur la question de la subjectivation et sur son processus de construction. Une certaine convergence de ces analyses aboutit à cette idée qu’il n’y a de sujet que par l’Autre, que pour qu’existe un je, il faut non seulement un tu, mais aussi un nous. Cet intérêt est lié à une inquiétude contemporaine quant à la place des autres dans le rapport à soi. Lacan, selon Philippe Nassif (2011), avait déjà tenté de sauver l’idée que « le désir est d’abord le désir de l’Autre en un temps qui assiste à son effondrement. L’actuel sentiment d’un affaissement général de l’autorité, des valeurs communes en est l’un des symptômes les plus criants. Loin de nous libérer, la chute de l’autre nous prive d’un appui pour s’élever vers notre désir, c’est-à-dire vers notre être ». On peut donc rapporter cet « effondrement » ou ce reflux au processus historique d’individuation accéléré, couplé avec l’injonction à l’autonomie déjà évoquée qui fait de chacun l’auto-entrepreneur de lui-même.

71L’anthropologie nous enseigne, à l’inverse, qu’autrui occupe une place centrale dans la notion de « personne », notion composée de nombreux « participants ». Pour Lucien Levy-Bruhl (1963), la conception de la personne propre aux sociétés dites « primitives » est caractérisée essentiellement par une « loi de participation » : l’individu n’est pas considéré comme un sujet radicalement distinct des choses et des êtres qui l’entourent ; il est lié à son groupe social et à son environnement naturel par un certain nombre d’appartenances perçues comme des doubles de lui-même. Maurice Leenhardt (1985) insiste sur la dimension relationnelle de cette participation, tant sociale que symbolique. Le personnage – notion qui lui paraît, comme à la plupart des anthropologues, plus appropriée que celle de personne – est constitué par l’ensemble de ses « participations vécues » avec l’environnement social et mythique. La personne canaque n’est, selon lui, qu’un « centre vide » ; elle est dissoute dans un cercle de relations duelles, complémentaires, évoquées par plusieurs noms et qui donnent l’image d’un soi continuellement engagé en autrui et signifié par lui. Fortes (1949) montre que la conception de la personne chez les Tallensi ne peut être détachée de sa mise en acte sociale. Elle est en fait inséparable du statut de personne qui est approché par degrés successifs (sevrage, naissance d’un cadet, mariage, etc.) et par des actions rituelles (initiation) et n’est pleinement atteint qu’à partir du moment où l’individu rejoint la communauté des ancêtres. M. Mauss montre que chez les Indiens Pueblos, outre que l’individu est conçu comme constitué par un certain nombre de personnes, le rôle de tous ces personnages est réellement de figurer, chacun pour sa partie, la totalité préfigurée du clan. Ces vies des individus, motrices des clans et des sociétés superposées aux clans, assurent non seulement la vie des choses et des dieux, mais aussi la « propriété » des choses. Elles assurent la vie des hommes, ici et dans l’au-delà, mais encore la renaissance des individus, seuls héritiers des porteurs de leurs prénoms…

  • 4 Le don – contre-don s’applique également au rapport à l’environnement. Les analyses alternatives e (...)

72Ces différentes références concordantes ont pour but de montrer, de façon très cursive, que l’identité de la personne dans les sociétés fondées sur le don – contre-don comme « phénomène total » est définie dans une perspective éminemment « contextuelle », et cela dans un sens très large, puisque « total ». L’identité est composée de multiples appartenances horizontales et intergénérationnelles socialement institutionnalisées qui attribuent rôles et statuts ; elle lie chacun au monde commun des hommes, qu’il s’agisse de leurs rapports à leur environnement naturel ou aux choses qu’ils produisent, de leurs rapports au temps ou à l’espace, et les relie chacun à l’ensemble du système de significations de leur société4.

  • 5 « Habitat collectif yanomami, vaste auvent circulaire, tronconique, où trente à soixante personnes (...)

73Geffray (2001, p. 15) souligne à propos des Yanomami : « La joie de vivre dans le chapouno5, la subjectivité rayonnante de nombreuses populations amérindiennes ont frappé l’esprit de générations d’observateurs européens. » Cette subjectivité rayonnante est liée à ces multiples appartenances, à une vie sociale intense, ouverte sur un large espace public.

74À l’inverse, l’individu occidental se définit aujourd’hui par sa liberté au regard de l’ensemble de ces attaches multiples croisées. Cette libération qualifie bien, écrit Jean-Claude Michéa (2011), l’illusion moderniste : l’accès à une société qui se serait enfin affranchie des limites que chaque culture particulière impose, par définition, à ses membres, devrait exiger de chaque individu et de chaque peuple qu’ils renoncent définitivement à toutes les formes d’appartenance antérieure (de la tribu à la nation, en passant par le village et le quartier). Formes d’appartenances ou identités, statuts professionnels, statut salarial, services publics – que l’idéologie moderniste conduit inévitablement à percevoir comme autant d’obstacles « archaïques » et « réactionnaires » à l’unification promise du genre humain sous la double enseigne des « droits de l’homme » et du marché mondialisé. Ceci a pour effet, et comme condition, comme le souligne Balandier (2011, p. 9) « l’incertitude généralisée qui est continument présente dans la succession des ruptures que la sur-modernité engendre, tout comme celle du doute généralisé ». Ces déliaisons sont soutenues par le droit et par les idéologies de la sphère cognitive qui président aux représentations qu’ont les hommes de leur vie mentale et de leur moi. La subjectivation, inséparable du processus d’individuation connaît une inflation continue, mais son contenu ne cesse de s’appauvrir au gré de ces déliaisons.

75D’ailleurs, le juriste Jean Carbonnier (1996, p. 121) évoque « la pulvérisation du droit en droits subjectifs ». Le droit objectif est fait des règles, des institutions du droit ; la notion coïncide pratiquement avec celle de système juridique. Les droits subjectifs sont les prérogatives que le droit objectif reconnaît aux individus, les aires d’action qu’il leur découpe. Ainsi, la propriété est une institution du droit objectif et le propriétaire a un droit de propriété qui est un droit subjectif. Une caractéristique du droit de notre époque est sa tendance à se subjectiver, et cela en vertu de deux circonstances selon l’auteur : d’une part, la place conquise par la psychologie aux dépens de la sociologie du côté des sciences humaines et, de l’autre, l’exaltation permanente dans le discours idéologique des droits de l’homme qu’accompagne un certain recul des valeurs collectives (le peuple, la démocratie, la république). Les droits subjectifs vident le droit objectif de son contenu, mais ils ne le remplacent pas : ils n’ont pas la force immédiate des règles de droit, mais seulement un accès à cette force qui n’est donc pas acquis d’avance. S’ils sont en concurrence, il leur faudra s’accommoder entre eux et souvent affronter les aléas de l’action en justice.

76Les droits de l’homme, selon Michel Villey (1983), constituent « une arme défensive, contre les absolutismes et les dictatures de tout bord, et un remède à l’inhumanité d’un droit qui a rompu ses amarres avec la justice ». Mais, ajoute l’auteur, le problème est qu’il y a une contradiction entre la notion de droit qui régit une pluralité d’hommes dans leurs relations entre eux et la notion de droits de l’homme, l’homme étant ici considéré dans son individualité. La notion de droit, création de la démocratie grecque reprise par la République romaine, est inséparable d’une justice concrète définie par la jurisprudence au cas par cas. Car le droit est relation : c’est le rapport ordonné où l’on reconnaît la valeur de l’ordre qui répartit les choses entre les personnes. Ce concept du droit présuppose ainsi une pluralité de personnes entre lesquelles a lieu un partage de choses extérieures, alors que les droits de l’homme entrent, eux, dans la catégorie des droits subjectifs.

  • 6 Gauchet (1989, p. 29) : « L’individu politique n’est pas défini à partir de l’autarcie de l’homme (...)

77Jacques Derrida ira plus loin dans sa critique, évoquant une folle déconstruction du Droit en référence à une justice ordonnée à la seule subjectivité de chacun. L’idée de justice postmoderne n’est au fond rien d’autre que l’expression d’un désir individuel : « Le désir d’un don sans échange, sans calcul, sans règle et sans raison » (Derrida, 1994, p. 56). Alain Supiot (2010) ajoutera à ce processus de subjectivation du droit celui de la personnalisation des lois, qui conduit au démantèlement des statuts civils et familiaux et à l’idée du libre choix d’une identité flexible : au plan individuel, c’est le droit au respect de la vie privée qui est invoqué pour faire reculer le principe de l’indisponibilité de l’état civil et permettre à chacun de s’identifier lui-même. La Cour européenne des droits de l’homme n’hésite pas à proclamer « le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain ». La question de la justice est ainsi déplacée du terrain de l’avoir vers celui de l’être, du socioéconomique vers l’identitaire. La morale, du moins dans la sphère économique, est l’objet d’un processus de déliaison identique à partir du moment où les conduites des individus sont définies par leur intérêt propre, puisque la société n’est que le mécanisme (la main invisible, le marché) par lequel les intérêts s’harmonisent. Moyennant quoi la morale se subjectivise. Au-delà, au niveau politique, selon l’analyse de Gauchet, la citoyenneté est générée à partir d’une souveraineté comprise, elle aussi, comme subjectivité6.

78Au regard de ces processus parallèles de subjectivation et d’individuation du raisonnement, du droit, de la morale, du politique, l’éthique relationnelle introduit un principe d’objectivité accessible, concret, immédiatement compréhensible et appropriable, le donner-recevoir dans la réciprocité, c’est-à-dire un principe situé en extériorité par rapport aux individus, non pas imposé d’en haut, mais qui les relie subjectivement comme alter ego et les pose d’emblée comme acteurs les uns avec les autres

79Face à cette évolution du droit, la démarche d’École et Famille opère, là aussi, un renversement : le « droit subjectif à » est inséparable de son contexte relationnel, dans la réciprocité du donner-recevoir. En cela il est la conséquence, non le point de départ, de la réciprocité. En outre, la démarche ré-enracine l’identité de chacun dans ses appartenances générationnelles et intergénérationnelles, rendant de ce fait son être et son état civil indisponibles. La question des origines ne peut être éludée ; elle appartient à l’ordre des faits, construit notre ordre symbolique comme notre ordre imaginaire.

80Les représentations du moi auto-référencé de l’homme occidental moderne doivent sans doute beaucoup aussi au fameux cogito ergo sum de Descartes. De valeur universelle pour l’auteur, celui-ci procède d’un « subjectivisme radical » écrit Arendt qui argumente ainsi :

« Il ne vint jamais à l’esprit de Descartes qu’aucun cogito ou cogito me cogitare, aucune conscience d’un moi agissant qui avait suspendu toute foi en la réalité de ses objets d’intention n’aurait jamais pu le convaincre de sa propre réalité, s’il était né dans un désert, sans corps équipé de sens pour percevoir les objets “matériels”, sans autres hommes pour lui assurer qu’ils partageaient ses perceptions. La res cogitans de Descartes, cette créature fictive, sans corps, privée de sens, délaissée, ne saurait même pas qu’il existe une réalité, une distinction possible entre le réel et l’irréel, le monde, accessible à tous, de la veille et le non-univers privé des rêves » (Arendt, 1983, p. 65).

81Pour Nietzsche le cogito de Descartes, déjà, était spécieux, parce que du cogito on ne peut déduire que des cogitationes et que sur le cogito pèsent les mêmes doutes que sur le sum. Dans le « je pense » le « je suis » est présupposé, la pensée peut s’emparer de cette présupposition, mais elle ne peut ni la prouver ni la réfuter. Tandis que Wittgenstein voit dans le cogito un leurre et un solipsisme : il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.

82Cette posture auto-référencée est associée à un mode de raisonnement où dominent des universaux dont se déduisent des particuliers, comme en logique classique. La monade « égologique » posée comme axiome universel en est le point de départ. Pourtant d’autres modèles de raisonnement existent, comme les logiques modales qui raisonnent à partir de notions telles que « nécessairement », « certainement », « probablement », « possible », « impossible », « probable », « peut-être », « contingent »…, et dont Aristote soulignait déjà l’importance. Jean-Blaise Grize (1967) note, à propos de ces logiques qu’il est remarquable que, depuis Aristote, très peu de progrès aient été réalisés (formalisation mise à part). La logique classique fondée sur des propositions, c’est-à-dire celle dans laquelle les propositions sont vraies ou fausses et seulement cela, ne peut pas rendre compte de ces notions. Les logiques modales sont d’une autre nature que cette logique classique, elles sont intentionnelles : dans un argument déductif la modalité ne marche pas. En outre, comme l’écrit Quine (cité in Ortigues, 1984), la modalité a une autre fonction que la déduction : l’inférence dépendant alors du contexte. Le « possible » ou le nécessaire sont aussi l’âme de l’induction, c’est-à-dire de ce qui nous induit à croire. Selon Ortigues (1984), les modalités introduisent précisément des énoncés non-référentiels, des énoncés à valeur expressive, fiduciaire – c’est-à-dire qui renvoient à des valeurs fondées sur la confiance accordée à la personne qui les émet –, des témoignages nous renseignant sur le rapport au monde et sur l’attitude de celui qui les prononce. Intellectuelles ou affectives, elles témoignent d’une subjectivité. Induction et modalités sont l’affaire des relations entre les hommes, c’est-à-dire le champ propre de leur liberté : « Si nous possédions la vérité nous ne pourrions être libres », écrit Arendt (1974), qui oppose l’opinion au caractère contraignant et universel de la vérité, c’est-à-dire, ici, le champ de la logique formelle.

83Le raisonnement dont procède la « Clinique de Concertation », comme dans les sciences de l’homme en général et la psychanalyse, est le raisonnement inductif et la logique modale. Son originalité se situe dans l’extension possible à l’infini de son objet : l’éthique des relations ordonnée autour du donner-recevoir dans sa dimension contextuelle.

84Dans la logique qui procède du général et du raisonnement déductif, outre qu’un déterminisme linéaire entre l’objectif fixé et les moyens d’y parvenir est postulé, c’est le système qui constitue le point de départ : « Le monde global c’est le système considéré de son propre point de vue, du point de vue du système », écrit Virilio (cité in Augé, 2011, p. 40-41) : « C’est donc l’intérieur ». Le local, absent de la logique systémique, n’est donc pas être pris en compte, et représente ainsi l’extérieur. L’auteur en déduit « qu’uniformisation et inégalité marchent de pair », puisque l’uniformisation ignore les différences, le local. La thérapie contextuelle et la « Clinique de Concertation » renversent cette perspective. L’intérieur, le local constituent le point de départ. Ils s’inscrivent dans cette logique modale au sens où ils partent toujours des situations singulières pour atteindre « de proche en proche » éventuellement, possiblement, l’universel. Jean-Marie Lemaire ne manque pas d’insister sur le fait qu’il ne faut pas aller trop vite du singulier à l’universel, en sautant les niveaux intermédiaires. Ce n’est qu’à partir d’un raisonnement au cas par cas et « de proche en proche », c’est-à-dire qui tend à prendre en compte un maximum d’éléments du contexte relationnel, que l’on peut espérer y parvenir. C’est pourquoi tout ce qui ressemble à des chartes lui parait dangereux, au sens où celles-ci risquent de refermer trop vite le champ des possibles, d’assigner des bornes au contexte. Ajoutons qu’elles risqueraient de revenir à la logique du système dont procèdent prescriptions et évaluations professionnelles actuelles. En effet, Dany Robert Dufour (Le Monde, 31/10/2011) écrit en ce sens :

« On ne devient pas sensible à la triple obligation de donner, recevoir et rendre de façon purement abstraite. C’est toujours à travers des formes concrètes de réciprocité – définies selon les codes et les rituels propres à chaque civilisation particulière – qu’une telle sensibilité parvient à se construire. Et si ce socle psychologique et culturel fait défaut, un sujet ne trouvera plus d’autre guide existentiel que son économie pulsionnelle ou “son intérêt bien compris”. Le travail de la raison, entendue comme cette faculté d’ouverture qui permet de ne pas s’enfermer dans les limites de ses seules traditions, et permet de s’élever à l’universel en dépassant son point de vue particulier demeure un moment incontournable de l’édification d’un monde commun. »

85Dans cette perspective, une logique du « proche en proche » conduite par l’ouverture et garantie par la présence de principe de l’intrus permet d’accéder à cette totalité que décrit Mauss à propos des sociétés du don.

86Autrement dit, le travail de groupe, l’éthique qui le guide, l’expérimentation de l’équilibre du donner, recevoir, rendre et du principe de justice auquel chacun se soumet, la libération de la pensée, des émotions, du jugement qui l’accompagne, un cheminement de réflexion qui procède moins du raisonnement déductif que d’une logique modale et inductive sortent la subjectivité de sa monade « égologique », libre, mais auto-aliénée, autosuffisante, mais toujours menacée par un rapport à soi insuffisant et dévalorisé, hantée par la quête de sa véritable identité. Cela sort aussi chacun des formes de conduites relevant de la « rationalité subjective » (Dejours, 2000, p. 207), de nature défensive, qui peuvent résulter de la disjonction, ou du conflit qui existe entre l’organisation sociale et le fonctionnement psychique. Moyens de désaliénation, cela permet à chacun de relier ce qui a été séparé dans sa psyché et dans son rapport à autrui, en se réappropriant le sens de son action. En lui permettant d’appartenir à une multiplicité de mondes communs, cela lui ouvre la faculté de concevoir la possible continuité qui peut exister entre rapport à soi, rapport à autrui et rapport au politique, et de contribuer à l’édification de ces mondes communs. En ce sens, il peut œuvrer à dépasser le principe de division coextensif à la démocratie telle que nous la connaissons, en reliant ensemble les significations et les valeurs de la société.

87Ces effets de la mise en œuvre de l’éthique relationnelle dans le travail des groupes sont inséparables d’un enrichissement et d’un élargissement de la subjectivité dans ses différentes composantes, au sens où de multiples « participants » y trouvent une place selon un rapport de soi à soi confiant et amical, constitutive de l’intersubjectivité de nature démocratique. C’est ce lien entre élargissement de la subjectivité et mise en œuvre de l’éthique relationnelle qui autorise, en redonnant sa place au désir de chacun, la mobilisation des participants en ce qu’elle réaccorde le fonctionnement psychique de chacun et le fonctionnement du groupe.

88Cette multiplicité de participants renvoie d’ailleurs, comme le relève Cornélius Castoriadis (1986), aux observations de Freud sur la réalité psychique : il la considérait « non comme un “sujet”, mais comme une pluralité de sujets ». C’est cet enrichissement de la subjectivité que relève Jaffelin (2011, p. 100) à propos des effets de la gentillesse : « Le gentilhomme se densifie par l’oubli de soi qui le porte vers autrui. Les subjectivités se densifient, s’enrichissent, se co-construisent à travers le don et le contre-don. Pleinement lui-même, le gentilhomme rend possible la morale comme une relation intersubjective et non comme le triomphe de la norme objective. » Parallèlement, les divers ancrages territoriaux, parentaux, familiaux, scolaires, amicaux, de voisinage se renforcent, s’accroissent et se diversifient. On a déjà vu et on verra plus loin à ce propos que ce qu’apprennent ceux qui suivent les formations, les ateliers et autres groupes de travail proposés par École et Famille disent souvent appliquer dans d’autres sphères que leur sphère professionnelle ce qu’ils y ont appris : dans leur vie familiale, avec leurs amis, leurs voisins… tout comme des familles suivies peuvent les appliquer à d’autres sphères qu’à la sphère intrafamiliale.

89Dans ce contexte, la question de l’identité de soi évoquée par Supiot, qui hante nos contemporains et sur laquelle débouche le processus de déliaison historique décrit n’a plus besoin d’être posée. Arendt (2009, p. 240) note à ce propos que « la quête d’identité qui est à la mode est futile. Notre crise d’identité moderne ne pourrait se résoudre qu’en perdant conscience, puisque l’ego humain est tantôt deux tantôt un ». Encore faut-il que ce dialogue intérieur entre soi et les autres en soi demeure amical, et que, comme l’écrit Pierre-Henri Castel (2011), l’expérience de la contrainte intérieure n’ait pas « la portée monstrueuse » qu’elle a aujourd’hui dans notre culture, qu’elle ne s’enferme pas dans l’exercice d’une domination sur le rapport à soi, qui prend, entre autres, la forme d’une psychologisation évoquée plus haut par Haroche. La déprise de cette auto-aliénation passe, comme on le voit, par la mise en circulation généralisée du donner-recevoir. Celle-ci allège le poids de cette contrainte en lui permettant de se partager, tout en levant les inhibitions qui entravent l’exercice de la responsabilité individuelle et collective. Par ailleurs, en reconnaissant la valeur et les apports de chacun au sein d’une dynamique intersubjective, la mise en œuvre de l’éthique relationnelle lui permet de conquérir une identité en tant qu’accomplissement de soi.

Notes

1 Il est difficile de donner une estimation exacte du nombre des personnes qui ont suivi ces formations, compte tenu de leur durée variable et du mode de calcul annuel des personnes inscrites aux formations.

2 Cf. infra, Annexe méthodologique.

3 Où se sont retrouvés tous les six mois les professionnels des lycées et collèges ayant demandé des actions éducatives portées par École et Famille.

4 Le don – contre-don s’applique également au rapport à l’environnement. Les analyses alternatives en économie actuellement n’interdisent pas de penser qu’elles puissent s’orienter dans une telle voie (cf. infra, Encadré 4).

5 « Habitat collectif yanomami, vaste auvent circulaire, tronconique, où trente à soixante personnes se distribuent en foyers familiaux autour de la place centrale » (ibidem).

6 Gauchet (1989, p. 29) : « L’individu politique n’est pas défini à partir de l’autarcie de l’homme seul devant la nature, mais par attraction magnétique à l’épreuve de la récupération et du partage de la personne publique représentant leur bien commun. »

Auteur

[antoinette.chauvenet@ehess.fr], sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS (École des hautes études en sciences sociales, IRIS). Ses recherches portent notamment sur la prison et la violence carcérale, l’accès aux soins et la protection de l’enfance.

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