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Vieillesses et vieillissements

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Vincent Caradec
, 
Isabelle Mallon
, 
Cornelia Hummel

Première partie. La construction politique des problèmes de la vieillesse

Dynamiques des politiques de la vieillesse en France depuis 1945. Construction du problème et formation d’une politique publique

Anne-Marie Guillemard

Texte intégral

1L’objet de ce chapitre est de mettre au jour la dynamique de formation des politiques de la vieillesse en France depuis 1945. Il s’appuie, pour l’essentiel, sur notre ouvrage Le déclin du social. Formation et crise des politiques de la vieillesse (Guillemard, 1986), lequel proposait un cadre conceptuel et une grille de lecture socio-historique de la formation et du développement de ces politiques. En conclusion, nous nous interrogerons sur la pertinence de cette grille d’interprétation pour donner sens aux évolutions plus récentes des politiques françaises de la vieillesse. L’enjeu de cette investigation dépasse sans doute le seul domaine de la gestion de la vieillesse et du vieillissement. Celle-ci nous éclaire également sur les transformations de l’État social, qui de simple protecteur est devenu un État-providence pourvoyant désormais à la prévention des risques et des exclusions autant qu’à leur couverture. Car rappelons que les prestations en faveur de la vieillesse représentent la principale composante des dépenses sociales des pays développés.

Construire un cadre conceptuel pour l’analyse des politiques de la vieillesse

2L’ambition centrale de la recherche consiste à saisir dans le même mouvement intellectuel les définitions sociales de la vieillesse, ses conduites et ses représentations ainsi que les politiques de sa prise en charge. Ce projet impose du même coup de ne pas enfermer l’analyse dans le champ clos de la scène politique. À la différence de nombre d’analyses sectorielles des politiques sociales, il exige de ne pas s’en tenir seulement à l’étude d’un processus de décision publique, aux luttes entre acteurs qui ont inscrit ces politiques à l’agenda politique, comme à celles qui ont favorisé son cheminement vers la décision. Car une telle démarche laisse échapper tout le travail de catégorisation sociale qui est inhérent à la mise en place de politiques sociales et modèle l’expérience même du vieillissement. Au contraire, la recherche s’efforce de saisir quelles conceptions de l’âge et quelles définitions de la vieillesse sont engagées dans les luttes entre acteurs sociaux présidant à la formation des politiques. Elle s’attache également à esquisser tout le processus en boucle par lequel les politiques mises en œuvre représentent un travail de redéfinition du parcours des âges et impulse une restructuration des modes d’existence du groupe âgé, provoquant en retour un réaménagement des rapports sociaux et des enjeux à la base de la formation des interventions publiques. Dès lors, faire une sociologie des politiques de la vieillesse revient à réaliser non seulement une socio-histoire des modes de prise en charge de la vieillesse en longue période, mais également à reconstituer dans le même mouvement les découpages successifs de la vieillesse qu’ils engagent.

3L’objet de ce chapitre consiste donc à reconstruire l’ensemble du processus fluide par lequel se sont élaborées les politiques de la vieillesse en France. Nous considérons, bien en amont de la décision publique, la manière dont les différentes forces sociales s’affrontent et négocient pour faire émerger la définition d’un problème social, appelant à son tour la formulation d’un programme d’interventions publiques. Les politiques de la vieillesse ne seront donc pas seulement considérées comme processus de décision, mais également comme processus définitionnel négocié. Nos préoccupations font écho, sur ce point, à certaines orientations de l’interactionnisme symbolique, telles qu’elles ont été reformulées pour une analyse des politiques sociales par Estes et Edmonds (1981). Ces auteurs se fondent en particulier sur le paradigme de négociation développé par Amselm Strauss (1978). Cette problématique centrale commande la définition extensive de la politique de la vieillesse retenue. Par politique de la vieillesse, nous avons désigné l’ensemble des interventions publiques structurant, de manière explicite ou implicite, les rapports entre vieillesse et société. Cette définition appelle deux remarques. En premier lieu, l’accent mis sur les rapports existant à chaque moment entre vieillesse et société marque notre volonté de ne pas réduire la vieillesse à une donnée naturalisable et saisissable a priori, mais de l’analyser comme une construction sociale constamment renégociée, qui est sous-jacente et modèle les prises en charge publiques, en même temps que ces dernières engagent tout un travail de reconstruction de la réalité sociale de la vieillesse. En second lieu, cette définition inclut dans les politiques de la vieillesse un ensemble d’interventions publiques, ne faisant pas nécessairement partie de la définition administrative de ces politiques qui prévaut dans chaque période. Il est en effet essentiel, afin de saisir tout le processus de formation d’une politique, de pouvoir reconstruire en amont de la décision publique l’ensemble des débats sociaux qui sont à son fondement. Ainsi peut-on référer les transformations de l’action publique aux glissements des terrains centraux de confrontation, et repérer leurs protagonistes. C’est seulement à ce prix que l’on peut espérer mettre au jour la dynamique sociale des politiques, en recomposant les polémiques sous-jacentes qu’entretiennent les différents acteurs, chacun tentant d’imposer sa définition de la politique de la vieillesse et de déplacer le débat conformément à ses intérêts propres et à sa rationalité. Cette volonté d’embrasser l’ensemble des débats et des interventions dans le domaine de la vieillesse différencie notre travail des quelques études existant sur le sujet en France ou à l’étranger. Ces dernières analysent de manière fragmentaire cette question, traitant uniquement des politiques de retraite ou encore de maintien à domicile. En outre, elles ignorent de plus la part que les décisions en matière de politique vieillesse prennent dans la définition de leur objet.

4Le cadre théorique général qui a sous-tendu l’ensemble de l’investigation peut être explicité à partir des quelques propositions qui suivent.

5Pour l’essentiel, les interventions sur les rapports entre vieillesse et société se sont développées autour de trois axes politiques majeurs représentant les enjeux fondamentaux qui ont structuré les débats sur la gestion de la vieillesse depuis un siècle.

6Le premier enjeu est celui de la vieillesse comme droit social à la retraite. Il est au centre du débat sur les retraites. La formation de la Sécurité sociale, le développement des régimes complémentaires de retraite, les réformes successives du régime général sont à analyser comme autant de décisions, résultant des rapports contradictoires qu’entretiennent à chaque moment les principaux acteurs rassemblés autour de cet enjeu.

7Le deuxième enjeu est celui de la vieillesse comme mode de vie spécifique. Les conflits entre acteurs portent sur la définition d’un mode de vie pour la vieillesse et sur les modalités de prise en charge. Les mesures d’hébergement social, de placement en maisons de retraite, d’équipements sanitaires, de maintien à domicile, de prestations dépendance reflètent le développement des débats dans ce champ.

8Le troisième enjeu est celui du niveau et du mode de participation du groupe âgé à la production. Il est au centre des conflits, des négociations et des décisions prises en matière de politique d’emploi des travailleurs vieillissants et d’âge de la retraite.

9Corollairement, la formation et la transformation des politiques de la vieillesse peuvent être comprises à partir de la reconstruction du champ des acteurs sociaux en conflits autour de chacun de ces enjeux fondamentaux, et par l’analyse de la polémique développée entre ces acteurs, y compris par enjeux interposés.

10L’ensemble de ce processus d’analyse est mené à partir d’un cadre théorique souple, tentant de jeter un pont entre trois perspectives théoriques.

  • 1 Pour plus de précisions sur cette approche voir notre chapitre sur l’emploi des seniors dans ce vo (...)

11La première privilégie une approche cognitive des politiques publiques (Muller, 2000)1. Elle considère qu’une action publique est indissociablement la construction d’un problème et un plan d’action fixant des normes et des règles. L’utile distinction posée par Bruno Jobert (1995) entre forums et arènes permet d’élaborer un cadre d’analyse adapté à cette double dimension des politiques publiques. Selon cet auteur, les arènes sont des espaces de négociations et de compromis institutionnels entre acteurs de la décision publique, alors que les forums sont des lieux de débats et de controverses où s’inventent les orientations à prendre pour les politiques publiques. Ce sont ces forums des politiques de la vieillesse que nous étudierons pour reconstruire, dans une perspective interactionniste, les débats et les controverses qui se sont développés autour de la définition de la vieillesse et de ses problèmes et repérer les acteurs qui les ont incarnés. Cette perspective nous a conduite à porter une attention particulière aux commissions, notamment la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse, et à effectuer une sociologie approfondie des commissions constituant autant de forums. Les deuxième et troisième perspectives théoriques adoptées dans ce travail relèvent plutôt de la sociologie de l’État. Nous tentons de jeter un pont entre deux approches théoriques d’analyse de l’action publique. L’une conçoit la politique sociale comme reflet des rapports conflictuels de classe. L’autre, plus proche des travaux de sociologie de l’administration, tels ceux de Crozier et son équipe, considère la politique sociale comme l’expression du fonctionnement de l’organisation étatique, du niveau de fusion ou de dissociation entre ses différents pouvoirs (législatif, exécutif et administratif), et de la marge d’autonomie qui en résulte pour l’action publique. La problématique élaborée s’attache donc à saisir la dynamique des politiques vieillesse en reconstruisant les modes d’articulation entre État et société, en perpétuelle tension et transformation, qui leur sont sous-jacents.

12La recherche a consisté dans un premier temps à reconstruire méthodiquement, à partir d’un matériel empirique étendu et multiple (voir encadré ci-contre), le système des acteurs antagonistes ou complémentaires s’affrontant autour de chacun des trois enjeux fondamentaux précédemment identifiés. Au cours de l’analyse nous avons distingué rigoureusement l’ordre de l’État de celui des rapports sociaux, afin de saisir ce qui dans la dynamique des politiques vieillesse relevait d’un ordre ou de l’autre. Cette démarche constituait la seule approche pertinente pour faire avancer la question de l’État et de sa porosité ou de sa marge d’autonomie, fluctuante selon les périodes, à l’égard des acteurs de la société civile. L’hypothèse générale repose sur la proposition suivante : les interventions publiques reflètent le mode d’articulation, en perpétuelle tension et transformation, entre l’État et les intérêts sociaux. L’action de l’État s’enracine dans les rapports sociaux, mais témoigne également de sa propre dynamique en tant qu’appareil, chaque fois que celui-ci dispose d’une certaine marge d’autonomie en regard des rapports de classe.

13Dans un deuxième temps, après avoir déconstruit la politique de la vieillesse en ses trois composantes principales (retraite, mode de vie, emploi) et avoir mis au jour le système d’acteurs qui porte la dynamique de développement de chacune d’elles, nous avons analysé la manière dont s’agencent au sein de l’État les différentes interventions publiques sur chacun des trois axes. Ont pu être ainsi reconstruits des modes de gestion publique de la vieillesse, ainsi que les constructions du problème auxquels ils correspondaient. Par mode de gestion publique de la vieillesse, il faut entendre la manière dont s’agrègent et éventuellement se hiérarchisent au sein de l’État, dans chaque période, les interventions relatives aux trois axes politiques essentiels que comporte la politique de la vieillesse : les axes retraite, mode de vie et emploi. L’interprétation de la dynamique sociale selon laquelle se sont formées et ont évolué les politiques françaises de la vieillesse a été étayée sur la base d’un vaste ensemble de recherches empiriques dont il ne pourra être fait état dans ce chapitre (voir encadré ci-dessous).

La méthodologie
Pour la période s’étendant de 1945 à 1985, nos analyses se fondent sur un matériel original, notamment des entretiens approfondis avec les principaux acteurs et témoins aux niveaux central et périphérique, des études de cas de la genèse et du développement de la politique de la vieillesse dans une dizaine de localités et le traitement d’un important matériel documentaire. Ainsi, nous avons procédé à une analyse de contenu thématique quantifiée du journal Le Monde sur la période 1945-1975, relative aux articles concernant la vieillesse, la retraite et l’emploi des salariés vieillissants qui nous a permis de suivre en longue période les évolutions des débats sur ces questions. De même, l’exploitation des rapports publics relatifs à la vieillesse ou la retraite produits à différents niveaux de l’État (commissions du Commissariat du plan, ministères, inspection générale des Affaires sociales…), ainsi que celle de l’abondante littérature grise, a autorisé la reconstruction des controverses et l’identification du positionnement des différents acteurs. À ces données systématiques s’ajoutent plusieurs observations participantes effectuées notamment dans le cadre du processus de planification (préparation du VIIe et VIIIe plans).
Le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage Le déclin du social (1986) pour une présentation détaillée de l’appareil de démonstration et de preuves mis en œuvre.

Trois modes successifs de gestion publique de la vieillesse correspondant à trois définitions différentes de la vieillesse et de ses problèmes

14L’analyse socio-historique sur quarante années (1945-1985) du mode de gestion publique de la vieillesse met en évidence des variations importantes dans la composition des interventions publiques et autorise la construction de la périodisation suivante à partir des principaux points d’inflexion.

Un mode de gestion de la vieillesse par la retraite (1945-1961)

  • 2 « Carte sociale d’économiquement faibles » pour les vieillards nécessiteux (1949). Allocation comp (...)

15Jusqu’au début des années 1960, l’axe privilégié d’intervention de l’État sur la vieillesse est la politique des retraites. Cette dernière structure l’essentiel des actions publiques. La politique du mode de vie de la vieillesse se réduit à des actions d’assistance, qui viennent suppléer des lacunes du système des retraites qui se met en place. Il s’agit, par le recours à l’hébergement social en hospice ou par des secours en espèces ou en nature nouvellement octroyés2, de répondre aux détresses les plus marquantes. Ces actions sont subsidiaires par rapport à la politique de retraite et ne s’adressent qu’aux plus nécessiteux. De même, les interventions publiques en matière d’emploi des travailleurs vieillissants demeurent inexistantes et passent par le dispositif de retraite. Dans une période où domine pourtant la pénurie de main-d’œuvre, demeurée aiguë jusqu’en 1948, on n’observe aucune politique publique incitative au maintien dans l’emploi des travailleurs vieillissants. Seul le dispositif de retraite en tient lieu, puisqu’il encourage à la prolongation de l’activité par une réduction du coût des cotisations sociales au-delà de 65 ans.

16Il convient toutefois de distinguer deux moments dans cette première période. Une première étape, brève, qui suit immédiatement la Libération, au cours de laquelle les pouvoirs publics mettent en place, avec l’édification de la Sécurité sociale (1945), un droit universel des travailleurs à la retraite. Après cette période d’activité publique intense, en matière de politique de retraite, intervient une étape plus atonale. La retraite demeure l’axe essentiel de l’intervention de l’État, mais il n’y a plus mobilisation de ce dernier sur cet axe. Les institutions mises en place continuent de fonctionner mais marquent le pas.

17L’assurance vieillesse universelle de la Sécurité sociale ne connaît pas l’extension prévue par les textes de 1945 et constitue plutôt un régime de base pour les salariés que viendra compléter, pour les plus démunis, l’allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité créée en 1956. La dynamique de la retraite se déplace hors du champ public, et retourne, pour une part de plus en plus large, au champ des rapports négociés entre employeurs et salariés, avec le développement des retraites complémentaires gérées par les partenaires sociaux et qui sont quasi généralisées avec la création en 1961 de l’ARRCO (Association des régimes de retraite complémentaire).

18Au plan de la définition de la vieillesse, l’édification d’un droit à la retraite pour les vieux représente la reconnaissance d’un statut social spécifique : celui de retraité qui détient un droit socialisé à l’inactivité indemnisée. Du même coup, la vieillesse est homogénéisée en tant que statut de retraite. L’âge de la retraite fixe le seuil d’entrée dans la vieillesse. Cette dernière ne se définit plus dans le cadre familial privé. Elle est construite en tant que problème public d’un droit à l’existence dans la vie-d’après-le-travail, fondé sur une longue participation à la vie productive. En conséquence, une gestion de la vieillesse par la retraite conduit à une formulation du problème de la vieillesse comme un problème d’assurance d’un droit à l’existence après le travail. La question ainsi posée est celle des modalités et du niveau des ressources de transfert que la collectivité peut consentir. La création de la Sécurité sociale en 1945 affirme la volonté publique de garantir une pension de vieillesse à tous les travailleurs et ainsi de mettre en place un pacte de solidarité entre les générations pour la retraite, qui en échange d’un droit à l’existence pour les vieux, lesquels étaient alors les pauvres de la nation, réservait aux jeunes et aux adultes un emploi stable et durable. La construction du problème de la vieillesse associée à ce mode de gestion publique par la retraite est donc centrée sur la pauvreté et l’insuffisance de ressources et sur les dispositifs assurantiels et assistanciels qui peuvent y remédier.

La prévalence d’une gestion de la vieillesse par une action sur son mode de vie (1960-1975)

19À partir du début des années 1960, on observe la montée d’un nouveau dynamisme de l’État dans la gestion de la vieillesse. Il se traduit par la promotion de nouvelles formes d’interventions publiques dans le champ du mode de vie de la vieillesse. L’action sur le mode de vie sort du domaine de la simple assistance dans lequel il était confiné tout au long de la période précédente. Rappelons que les actions sur le mode de vie se limitaient à des mesures d’aide sociale en espèces ou en nature (colis, bons de charbons carte sociale d’économiquement faible). Le placement en hospices ou en maison de retraite demeurait la réponse la plus courante et les dépenses d’aide sociale au titre de l’hébergement représentaient 89 % des dépenses d’aide sociale pour les personnes âgées. Elle devient un véritable projet de réinsertion sociale de la population âgée. Il importe d’agir désormais sur le cadre et le mode de vie de la population âgée, en vue d’aider celle-ci à prolonger le plus longtemps possible une vie indépendante, par la construction de logements adaptés, par la généralisation des services à domicile ou des équipements collectifs de quartier, qui leur sont nécessaires pour demeurer à domicile. L’ensemble des interventions publiques sur la vieillesse se réorganise autour de cet objectif. L’action sur le mode de vie tend à devenir l’axe structurant des interventions étatiques. C’est d’ailleurs le sens que prend le terme renouvellement forgé de « politique de la vieillesse » qui constitue le titre du rapport de la commission Laroque, du nom de son président Pierre Laroque et qui siégea de 1960 à 1962. Ce rapport constitue un moment clé de la reformulation de cette politique et inaugure une nouvelle période de la gestion publique de la vieillesse centrée sur la question du mode de vie. Les politiques de retraite et d’emploi des travailleurs âgés y sont subordonnées aux actions en matière de mode de vie. Elles doivent concourir à ce qui est désormais l’objectif central de l’action publique : la promotion d’un mode de vie intégré pour les citoyens âgés. Il s’opère donc dans cette seconde période un véritable renversement de perspectives dans la gestion publique de la vieillesse. Le centre de gravité du dispositif de protection de la vieillesse est déplacé du système de retraites et d’une focale sur le niveau de vie à une intervention sur le mode de vie et sur son objectif nouveau d’insertion sociale. L’amélioration des retraites, l’élargissement du droit au repos et au revenu de transfert ne sont plus la finalité de l’action mais seulement des moyens à la nouvelle finalité d’insertion sociale de la population âgée. Car sans ressources suffisantes il n’y a plus d’insertion possible. Ce retournement de perspectives dans la gestion de la vieillesse va de pair avec l’élaboration d’une nouvelle définition de la vieillesse.

20Cette dernière n’est plus conçue en tant que retraite, droit à l’inactivité pensionnée du travailleur, mais en tant que position sur l’échelle d’âge ouvrant de nouveaux droits à l’intégration. L’apparition simultanée du nouveau vocable de « troisième âge » traduit bien ce déplacement. Le problème central de la vieillesse, identifié par la commission Laroque, est celui de la ségrégation et de la mise à l’écart. Le remède à cette marginalisation relève principalement d’une nouvelle politique du mode de vie, affirmant la reconnaissance d’une pleine citoyenneté et d’une pleine insertion sociale pour toutes les personnes abordant le troisième temps de la vie.

Troisième période : vers une bipolarité de plus en plus marquée de la gestion de la vieillesse

21À partir de 1975, la gestion de la vieillesse évolue vers une bipolarité de plus en plus marquée. D’une part, les interventions publiques en faveur d’un mode de vie intégré pour la population âgée se réduisent de plus en plus nettement à une politique de maintien à domicile. Cette dernière est reconduite à l’identique dans le cadre du VIIe plan (1976-1980), avec un programme de maintien à domicile qui prolonge celui qui, adopté dans le cadre du VIe plan (1970-1975), a symbolisé le premier engagement financier continu de l’État en faveur d’une nouvelle politique du mode de vie de la vieillesse axée sur la réinsertion sociale. Toutefois, cette politique porte les marques de l’esprit de contingentement qui domine désormais la mise en œuvre des politiques sociales dans une période de crise économique. L’engagement financier public demeure tout autant limité et expérimental que dans le cadre du programme finalisé du VIe plan. Par nombre de ses aspects, on constate que désormais la priorité est donnée aux interventions à fort rendement symbolique et au coût facilement contrôlable, tels les clubs et foyers du troisième âge qui vont se multiplier dans les villes et les villages sans que les services d’aide ménagère et de soin pourtant indispensables au maintien à domicile, connaissent le même développement. Ainsi, le pouvoir structurant des actions sur le mode de vie s’effrite.

22D’autre part, la gestion de l’emploi des travailleurs âgés devient, sous l’effet de la crise et de ses conséquences sur l’emploi, un axe de moins en moins négligeable de l’action sur la vieillesse. On voit l’État, graduellement, abandonner sa position de défenseur du droit au travail des travailleurs âgés, pour accepter et bientôt encourager une accélération des cessations anticipées d’activité des travailleurs vieillissants dans le cadre de l’assurance chômage. L’action sur l’emploi n’est plus seulement, dans cette dernière période, une intervention concourant à la politique menée en matière de mode de vie de la vieillesse. Le rapport Laroque préconisait une adaptation constante du travail à l’homme avançant en âge, de manière à préserver son droit au travail et son insertion sociale. Elle devient une action, qui contredit directement cette dernière. Le mode de gestion étatique de la vieillesse éclate en interventions contradictoires, puisque la logique d’éviction précoce des travailleurs vieillissants se superpose désormais à la logique d’intégration contenue dans l’action sur le mode de vie. L’État se trouve écartelé entre, d’une part, une politique de « désemploi » des travailleurs vieillissants qui souscrit à un partage du travail fondé sur le critère d’âge, et accepte, en conséquence, un recul du droit au travail des travailleurs âgés et, d’autre part, une politique du mode de vie qui se prolonge et vise une meilleure insertion de la population âgée. L’action sur l’emploi démantèle la politique du mode de vie, mise en œuvre simultanément.

23Les pouvoirs publics en sont réduits à s’épuiser à lutter, en aval, par les politiques du mode de vie, contre une marginalité et une ségrégation que les politiques de désemploi ont produites et consolidées en amont. L’antagonisme des deux axes de l’action publique ouvre une crise de la politique de la vieillesse. D’autant que la politique de désemploi mise en œuvre pervertit également la politique de retraite. Car les préretraites transforment le droit à pension en obligation de partir et en interdiction de travail et le droit au repos en loisirs forcés. Elles érigent des barrières d’âge qui vont alimenter de multiples formes de discrimination à l’encontre de l’âge.

  • 3 Pour plus de précision sur ce nouveau vocable voir notre chapitre sur l’emploi dans ce volume.

24Dans cette troisième période on ne peut guère cerner une construction spécifique du problème de la vieillesse correspondant au mode de gestion bipolaire qui s’est développé. Toute réflexion sur la place qui doit être accordée à la vieillesse dans notre société a disparu. Seules les préoccupations autour du traitement social du chômage dominent la scène. Les travailleurs âgés sont devenus la variable d’ajustement pour résoudre les problèmes d’emploi. La sortie anticipée du marché du travail à 55 ans est devenue la règle dès 1982. Dès lors on assiste à un abaissement vertigineux de l’âge d’entrée dans la vieillesse car les multiples signes du vieillissement professionnel se manifestent bien avant l’âge de la retraite. Le terme de « senior »3 apparu au tournant des années 2000 traduit bien cette réalité nouvelle. Il désigne en France les 45-60 ans, ceux qui ne sont pas encore entrés dans la vieillesse et pas nécessairement retraités mais qui sont concernés par le vieillissement professionnel et sont devenus à risque sur le marché du travail. Le senior est aujourd’hui en France considéré comme une catégorie ayant des problèmes d’emploi.

Deux systèmes d’action au fondement de la dynamique des politiques de la vieillesse

25L’analyse socio-historique de la formation des politiques de la vieillesse sur chacune des trois dimensions majeures distinguées (retraite, mode de vie et emploi) a permis de mettre évidence deux systèmes d’action distincts, renvoyant à deux formes différenciées d’articulations entre État et société. L’un des résultats majeurs de la recherche est d’avoir établi que la périodisation du mode de gestion publique de la vieillesse mise en évidence peut être interprétée à la lumière du mode d’articulation entre État et Société prépondérant dans chaque période. Le premier système d’action met en scène les principaux protagonistes de la société industrielle. Sa dynamique repose sur l’affrontement, les conflits et les négociations qui se nouent entre patronat et syndicats et les compromis mis en forme par l’État. Le second système d’action est d’une autre nature. Sa dynamique ne réside pas dans l’antagonisme des acteurs de classe. Elle repose sur la dialectique des rapports entre administration et société.

Les politiques de la vieillesse comme résultante des conflits de classe et de leur régulation par l’État

26La formation et le développement du droit social à la retraite comme les inflexions des politiques d’emploi menées à l’égard des travailleurs vieillissants peuvent être déchiffrées à partir du premier système d’action. Chacune des parties (patronat, syndicats et État) a une définition concurrente de la politique de la vieillesse et de ses enjeux qu’elle tente d’imposer tout au long de la période étudiée. D’un côté, le patronat, en tant qu’organisateur de la production, cherche à subordonner les interventions sur la vieillesse aux exigences relatives à la gestion de la force de travail, propres à chaque conjoncture. L’enjeu est, pour cet acteur, de réduire la gestion de la dernière étape de la vie à un élément concourant à la gestion de la force de travail, en l’adaptant aux impératifs de la production qui, selon les périodes, peuvent être le contrôle de la fluidité ou de la fixité de la main-d’œuvre, de son flux, de sa qualité. De l’autre, les forces syndicales tentent continûment de faire prévaloir une définition de la politique de la vieillesse comme politique de retraite. L’enjeu pour les syndicats est d’édifier et d’élargir le droit social du travailleur au repos et à la désaliénation en fin de vie. Notre recherche a nettement mis en évidence que les organisations syndicales ont mené sur ce thème des luttes permanentes et exclusives de tout autre terrain d’affrontement. Le rôle de l’État, dans ce système d’action, est de mettre en forme les compromis sociaux entre ces deux forces antagonistes. Les modalités de cette mise en forme dépendent de la plus au moins grande porosité de l’État, dans chaque période historique, à l’un ou à l’autre des acteurs de classe, ainsi que de sa marge propre d’autonomie.

27La prévalence de la politique de retraite dans le mode de gestion publique de la vieillesse de la première période reflète, d’une part, la puissance des syndicats ouvriers en France dans les années 1945-1947. Rappelons que l’immédiat après-guerre se caractérise par l’effacement du patronat. Elle traduit, d’autre part, la perméabilité de l’État aux intérêts sociaux des forces syndicales. Ce dernier, après les profonds bouleversements de la guerre, doit se reconstruire, restaurer son autorité et rétablir une cohésion nationale. Sa capacité autonome d’action sur la société est réduite. Il ne peut réaliser ses objectifs qu’en s’appuyant sur les forces sociales qui dominent dans la société et sur la scène politique, c’est-à-dire la classe ouvrière, et tout particulièrement ses expressions syndicales et politiques. Les intérêts de celle-ci pénètrent largement l’État par le biais d’un tripartisme, qui domine les assemblées constituantes et gouverne, et au sein duquel la représentation ouvrière est prépondérante.

28La mise en place d’un régime général des retraites de la Sécurité sociale en 1945 ne constitue pas, cependant, la simple transcription des intérêts ouvriers. Elle représente un compromis social dans le cadre duquel, en échange de la constitution d’un État assurant une redistribution égalitaire, est réactivée la cohésion nationale en même temps que la légitimité de l’État. Le concours de tous à la reconstruction du pays est assuré. Les fluctuations de la politique publique des retraites, tout au long de la période étudiée, traduisent pour l’essentiel l’état du rapport de forces entre patronat et syndicats, ainsi que la capacité des forces dominantes à pénétrer l’État.

29Le même système d’action préside au développement des politiques d’emploi des travailleurs vieillissants. Toutefois, de manière inverse à la retraite, l’implantation de ces politiques reflète un rapport des forces sociales favorable au patronat comme on le verra plus loin.

La politique vieillesse comme résultante de la dialectique des rapports entre administration et société

30Le second système d’action, qui préside au développement des politiques du mode de vie de la vieillesse, est d’une tout autre nature. Sa dynamique ne réside plus dans l’antagonisme des acteurs de classe. Elle repose sur la dialectique des rapports entre administration et société. Elle passe par le renouvellement des groupes intermédiaires qui sont à la jointure du système administratif et de la société civile. Ces groupes jouent, d’une part, le rôle d’« intercesseurs » sociaux, irriguant les projets publics par l’expression de nouvelles demandes formulées par le corps social. Ils jouent, d’autre part, le rôle d’appuis et de relais pour l’action publique. Les interpénétrations État/société ne s’expriment plus dans ce système d’action en terme d’hégémonie de classe mais en termes de rapports entre administrations et « notables » au sens de Grémion (1976), c’est-à-dire, des acteurs moins définis par un statut social que par leur qualité de représentants spécialistes de la négociation avec l’État.

31La prévalence donnée aux politiques du mode de vie de la vieillesse, qui caractérise le mode de gestion étatique de la vieillesse de la deuxième période, s’explique par la prédominance de ce système d’action.

32La politique du mode de vie de la vieillesse est apparue dans notre recherche, non pas comme l’expression de la lutte des classes, mais comme le reflet de la capacité d’action de l’État sur la société. Le projet de remodelage des rapports entre vieillesse et société, contenu dans le programme de politique vieillesse retenu par la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse, en 1962, traduit une nouvelle prétention de l’État à agir sur la société, à peser sur elle, à la structurer en fonction d’objectifs collectifs proprement étatiques. Le surgissement d’une nouvelle logique de l’action publique dans le champ de la vieillesse, qui préconise une réorganisation des interventions autour d’une politique novatrice du mode de vie, visant l’insertion sociale de la population âgée, est à comprendre en fonction des transformations intervenues dans les rapports entre État et société civile. Cette mutation intervient, en effet, avec l’instauration de la Ve République et la construction d’un État gaulliste aux pouvoirs plus fortement intégrés. Les nouvelles institutions confèrent à l’État une plus grande indépendance vis-à-vis des partis. Ce dernier, doté d’une plus large distance à l’égard des intérêts sociaux, jouit aussi d’une nouvelle capacité autonome d’action, grâce à la fusion particulière qui existe désormais entre l’administration et le gouvernement (Birnbaum, 1977). Il semble possible d’interpréter l’émergence d’une politique novatrice du mode de vie de la vieillesse comme l’expression de la nouvelle capacité d’action de l’État. Celui-ci procède à une contre-décision sur l’enjeu central de la politique de la vieillesse et redéfinit du même coup son rôle dans la gestion des rapports entre vieillesse et société.

33Le nouveau programme d’action, lancé à l’initiative étatique (voir notre analyse de la création et du fonctionnement de la commission Laroque), déplace le point focal du débat sur la vieillesse, du droit à la retraite à la promotion d’un mode de vie intégré. Il désigne ainsi de nouveaux espaces de gestion plus directe de la vieillesse par l’État. Ce dernier n’est plus confiné à un rôle économique de transferts monétaires, comme dans la retraite. Il peut se déployer en dehors du canal de la retraite et des forces qui le dominent. Il quitte le registre de la simple régulation des rapports économiques où le maintenaient les politiques de retraite, pour entreprendre une action de nature plus socio-politique, autorisant une emprise plus directe sur la société.

34En se faisant le promoteur d’un politique d’insertion sociale de la vieillesse, l’État reconnaît une nouvelle citoyenneté au groupe âgé, qui n’est plus traité en tant que catégorie déshéritée ou ex-travailleur mais bien en tant que « citoyen du troisième âge », dont de nouveaux droits à l’insertion sociale sont reconnus. En retour, l’État voit s’élargir sa propre capacité représentative et son crédit de légitimité. Toutefois, ce nouveau programme d’action publique serait demeuré à l’état d’intention s’il n’avait pu rallier et unifier un ensemble d’acteurs dispersés. Ces derniers vont puiser dans ce nouveau projet un appui pour leurs tentatives d’asseoir leur représentativité sur la scène locale et nationale, et d’étendre leur influence. Un réseau porteur spécifique d’une politique novatrice du mode de vie se constitue, qui va servir d’ancrage social nouveau à l’action publique.

35Les principaux acteurs qui le composent en un système d’alliances complexe, fragile et localisé sont multiples. Certaines municipalités s’allient à des professionnels du secteur médico-social, médecins, travailleurs sociaux, qui trouvent dans la redéfinition de la vieillesse en « troisième âge » le moyen de revaloriser et de désenclaver leur profession. Des associations d’action sociale rejoignent souvent ce système d’alliance, lorsqu’elles souhaitent tourner le dos à l’assistance pour sortir du ghetto des impécunieux et renouveler leur clientèle.

36De même, les caisses de retraite complémentaire sont souvent présentes dans cette alliance, car la concurrence qu’elles se livrent les porte à anticiper les nouvelles demandes des retraités qui sont leurs allocataires. Elles tiennent, de plus, à marquer leurs différences avec l’action traditionnelle d’assistance sociale développée par les caisses de retraite de la Sécurité sociale. Ces innovateurs périphériques vont bientôt se constituer en nouveau relais des rapports entre l’administration et la société. Ils vont représenter les nouveaux interlocuteurs privilégiés de la coalition modernisatrice, qui s’est développée simultanément dans l’État. Cette coopération autorise la naissance d’un programme finalisé de maintien à domicile dans le cadre du VIe plan. Elle en fixe également les limites : seule une politique segmentaire de maintien à domicile a trouvé ses relais sociaux dans la société. Ce nouveau couple de forces administration/société remet en cause la légitimité des corps intermédiaires traditionnels (bureaux d’Aide sociale, organismes de Sécurité sociale, associations caritatives…), sur lesquels s’appuyait la politique de suppléance « assistancielle » à laquelle se réduisait auparavant la politique du mode de vie de la vieillesse. Cette dernière apparaît donc comme l’expression de l’autonomie relative du système administratif et de la nature des ancrages sociaux que ce dernier peut trouver dans la société.

La résurgence des acteurs de classe

37Nous avons distingué une troisième période de la politique de la vieillesse au sein de laquelle le développement rapide d’une politique de « désemploi » des travailleurs vieillissants, à partir des années 1975-1977, contredit la politique d’insertion par le mode de vie qui se prolonge, mais perd de son dynamisme et se réduit à une politique de maintien à domicile.

38Il serait erroné de voir, dans la montée de cette bipolarisation de l’action publique en faveur de la vieillesse, le seul effet mécanique de la dégradation de la situation de l’emploi sous l’effet de la crise économique. Les facteurs déterminants de cette évolution sont plus complexes. Ils nous semblent relever de deux ordres de transformations.

39En premier lieu, avec la fin de la période gaulliste et la mise en place de la République giscardienne, la marge d’autonomie de l’État a tendu à se réduire. On s’est acheminé vers un État néo-libéral, moins interventionniste, qui a abandonné une part de sa prétention à l’intervention économique et sociale systématique, au profit des entreprises, dont il entend plutôt appuyer ou compléter les efforts. En conséquence, la politique du mode de vie perd de son dynamisme. Les pouvoirs publics laissent au champ des rapports négociés entre patronat et syndicats le soin de la mise en œuvre d’une politique d’emploi des vieux travailleurs. Ils autorisent, ainsi, l’extension de dispositifs de sortie anticipée du marché du travail, qui marque en même temps l’abandon d’un projet de subordination de la politique d’emploi aux objectifs d’intégration de la politique du mode de vie de la vieillesse formulés par la commission Laroque.

40En second lieu, le contexte de la crise économique a deux implications sur les rapports sociaux, qui renforcent l’effet du premier facteur.

41D’une part, la crise fait marquer le pas aux préoccupations sociales qui prévalaient dans les années 1970 : la réinsertion des « exclus » ou la fondation d’une « nouvelle société » ne sont plus à l’ordre du jour. L’accent se déplace vers les questions de gestion économique. Ce mouvement confère un poids plus grand, dans le débat sur la vieillesse, au pouvoir économique et au patronat comme organisateur de la production. Ce dernier peut, alors, faire prévaloir la politique d’emploi des travailleurs âgés qu’il préconise, et qui consiste, dans la conjoncture, en un allégement maîtrisé et souple des effectifs salariés, à partir de dispositifs négociés dans le cadre conventionnel et pouvant être remaniés et révisés en fonction des impératifs de la production.

42D’autre part, la crise opère une simplification des enjeux dans les conflits entre acteurs de classe. Dans le champ de la vieillesse, les forces syndicales abandonnent la lutte offensive sur les retraites pour adopter une position défensive sur l’emploi. Dans une conjoncture défavorable, elles optent pour le moindre mal : défendre l’emploi des jeunes et accepter le retrait d’activité des plus âgés. Après les slogans syndicaux de 1971 qui revendiquaient « la retraite dans un fauteuil et pas dans un cercueil », vient le temps où l’on affirme qu’« il vaut mieux un retraité qu’un chômeur », et où est accepté le recul du droit au travail des salariés âgés. Il résulte de cette simplification des enjeux selon une logique de « jeux glissants » (Adam et Reynaud, 1978) un relatif consensus entre syndicats et patronat pour développer une politique de désemploi des travailleurs vieillissants. Cette dernière va alors connaître un essor rapide. Simultanément, la politique du mode de vie s’étiole, mais se prolonge, car elle a trouvé ses appuis sociaux dans la société et dans l’administration. La politique publique de la vieillesse se désarticule et fonctionne selon deux axes contradictoires.

43La réduction de la capacité d’action autonome de l’État et la résurgence des acteurs de classe sont bien au cœur du développement de cette troisième étape de la politique de la vieillesse. Alors que le deuxième système d’action voit sa dynamique s’essouffler, le premier système d’action redevient le moteur de cette politique.

Conclusion : pertinence et actualité de la grille d’interprétation proposée

44L’analyse de la dynamique sociale des politiques de la vieillesse sur quarante ans a permis d’établir qu’elle était l’expression à chaque moment du mode d’articulation entre État et société. Nous avons montré que c’est durant la période gaulliste, au moment où l’État peut prétendre à une capacité autonome d’action sur la société, que s’ébauche une politique de la vieillesse qui tend à lui accorder un statut social intégré et une pleine citoyenneté et à la reconnaître comme expérience particulière. En effet, la vieillesse se voit dotée de droits propres liés à sa position sur l’échelle d’âge et non pas, comme dans la retraite, d’un droit du travailleur fondé sur l’activité passée. Le rapport Laroque faisait de l’action sur le mode de vie le cœur de son projet de réinsertion sociale de la population âgée. L’action économique en matière de niveau de vie et d’emploi des travailleurs âgés lui était subordonnée. Mais ce projet technocratique n’a pas trouvé dans la société tous les appuis qui lui étaient nécessaires pour cheminer vers l’exécution. Seul un ensemble d’équipements et de services de maintien à domicile a vu le jour et s’est développé dans le cadre de la planification sociale. En conséquence, bien qu’utile et nécessaire, cette nouvelle politique segmentée du mode de vie n’a pu que consacrer la ségrégation de la vieillesse dans des équipements spécifiques, au lieu de lui accorder la pleine citoyenneté visée. La bipolarité de plus en plus accentuée de la gestion publique de la vieillesse, que nous avons observée à partir de 1975 dans la troisième période identifiée, nous semble toujours d’actualité pour déchiffrer les développements des politiques de la vieillesse depuis la seconde moitié des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.

45L’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 a plutôt amplifié cette bipolarité. Nous avons assisté à une réactivation simultanée, mais non coordonnée ni convergente, des trois dimensions de la politique de la vieillesse. L’État a relancé une politique du mode de vie, avec la création d’un nouveau secrétariat d’État chargé des personnes âgées. En même temps, dans le cadre de la lutte pour l’emploi, il a abaissé l’âge de la retraite à 60 ans et corollairement fixé dès 55 ans l’âge d’entrée dans les dispositifs de préretraite. Certes, il y eut une nouvelle impulsion donnée à la protection sociale de l’avant crise, avec la relance du droit à la retraite et des services et équipements pour les personnes âgées. Toutefois, les impératifs économiques et notamment la question de l’emploi ont pesé de plus en plus dans les décisions publiques. L’élan majeur donné à la politique de désemploi des travailleurs âgés, l’interdiction de tout cumul entre emploi et retraite fait désormais de l’âge la variable principale d’ajustement du marché du travail en France. Dans un contexte où l’axe de l’emploi s’impose comme principe organisateur fondamental du cycle de vie, il n’y a plus place pour tous ceux qui sont dans la vie d’après le travail. Ils ne sont que des inutiles à charge. Les quelques efforts sociaux de prise en compte des besoins spécifiques de cette catégorie depuis 1985, telles les versions successives de l’assurance dépendance ou le plan Alzheimer sont impuissants à redonner du sens à une vieillesse de plus en plus strictement définie par ses déficits et ce qu’elle n’est plus, plutôt que par ses ressources et son potentiel d’utilité sociale. Dès lors, les politiques de la vieillesse sont les premières soumises au nécessaire contingentement des dépenses sociales, puisque la vieillesse n’est plus considérée que comme une charge et un coût. L’exemple du développement de l’assurance dépendance en témoigne (cf. Ennuyer dans ce volume). La réforme des retraites de 2010 en est également l’expression. Il s’agit d’une réforme purement paramétrique qui, sous couvert de rééquilibrer les comptes de la retraite dans le contexte du vieillissement de la population, pourrait bien remettre en cause la légitimité sociale de notre système de retraite par répartition. En effet, la réforme n’offre aux générations futures que des perspectives de pensions publiques proches des minima sociaux et annonce à terme une paupérisation de la population âgée. Dès lors, il y a un risque non négligeable de saper le socle sur lequel se fonde le système contributif français des retraites. La raison est que cette réforme a omis de prendre en compte le fait que les retraites reposent sur un pacte de solidarité entre les générations. En conséquence, c’est à refonder ce pacte social entre génération pour l’emploi et la retraite qu’il faut s’attacher (Guillemard, 2010, p. 308 et suiv.). Seule cette réflexion nouvelle pourrait déboucher sur un « vieillissement actif » et une société solidaire au sein de laquelle la vieillesse retrouverait sa place et son sens. Mais cette réflexion indispensable ne peut advenir que si l’État retrouve une marge d’autonomie pour s’extraire du rôle purement gestionnaire auquel il s’est réduit, entièrement soumis aux contraintes extérieures financières et économiques, pour devenir animateur de la société civile et investisseur social.

Bibliographie

Références

Adam G. et Reynaud J.-D., Conflits du travail et changement social, Paris, PUF, 1978.

Birnbaum P., Les sommets de l’État, Paris, Le Seuil, 1978.

Estes C. et Edmonds B., « Symbolic interaction and social Policy analysis », Symbolic Interaction, vol. 4, no 1, printemps 1981, p. 75-86.

Grémion P., Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976.

Guillemard A.-M., Le déclin du social. Formation et crise des politiques de la vieillesse, Paris, PUF, 1986.

Guillemard A.-M., Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite, perspectives internationales, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010.

Jobert B., « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction des normes institutionnelles. Esquisse d’un parcours de recherche », inFaure A., Pollet G. et Warin P. (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995.

Muller P., « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique », Revue française de science politique, numéro spécial, Les approches cognitives des politiques publiques, 50, 2, avril 2000, p. 189-207.

Strauss A., Negociations, San Fancisco, Jossey-Bass, 1978.

Notes

1 Pour plus de précisions sur cette approche voir notre chapitre sur l’emploi des seniors dans ce volume.

2 « Carte sociale d’économiquement faibles » pour les vieillards nécessiteux (1949). Allocation compensatrice des augmentations de loyer pour les locataires âgés démunis (1951). Allocation spéciale aux personnes âgées ne bénéficiant d’aucun avantage vieillesse (1952).

3 Pour plus de précision sur ce nouveau vocable voir notre chapitre sur l’emploi dans ce volume.

Auteur

Professeur émérite des universités en sociologie, Faculté des sciences humaines et sociales, université Paris Descartes Sorbonne. Ses domaines de recherche couvrent la sociologie des âges, des générations et du vieillissement ainsi que les questions de recomposition des parcours de vie, de modes de gestion des âges et de réformes de la protection sociale dans la société de la connaissance. Elle a publié récemment Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite. Perspectives internationales, Paris, Armand Colin, 2010, et (Evers A. [Coll.]), Social Policy and Citizenship. The Changing Landscape, New York, Oxford University Press, 2012.

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