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Le décrochage scolaire

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Joël Zaffran
, 
Thierry Berthet

Introduction

Joël Zaffran

Texte intégral

1L’école de la République qui s’impose à la fin du XIXe siècle est un système de formation morale et de séparation des publics scolaires. Elle forme les jeunes générations par la transmission de valeurs générales, et les scolarise dans des réseaux différents selon l’origine sociale. La fonction de socialisation commune et la fonction de séparation des publics ne sont pas inconciliables tant que le principe de distribution des individus dans les positions sociales utiles à la collectivité est garanti par une société fortement industrialisée. Les enfants du peuple se rendent à l’école primaire tandis que les enfants de la bourgeoisie fréquentent les petits et grands lycées. Les premiers préparent le certificat d’études tandis que les seconds s’attellent aux études longues. Un second tri parmi les enfants du peuple distingue les meilleurs élèves poussés à passer le concours des bourses qui leur ouvre les portes des études secondaires pour aller ensuite occuper les postes de fonctionnaires ou d’employés dont la société avait besoin. À l’opposé des boursiers, une part des enfants du peuple quitte l’école sans avoir obtenu leur certificat d’études et sans que cet échec soit vécu comme un drame. D’autres la quittent avant l’heure à cause des travaux saisonniers qui les retiennent à la ferme ou d’une obligation de travailler à la maison en s’adonnant par exemple à des activités proto-industrielles textiles artisanales afin d’apporter aux parents des ressources économiques complémentaires. Ces échecs et ces sorties précoces relativisent la vision historiographique républicaine d’une école triomphante ayant réussi à scolariser de bout en bout tous les enfants. Il s’avère que l’absentéisme scolaire à la fin du XIXe siècle pouvait atteindre les 20 % dans les écoles primaires en dépit des lois scolaires et de la législation sur le travail des enfants (Loison, 2003).

2Hier, l’absentéisme et les abandons scolaires avaient peu d’incidence sur l’insertion professionnelle puisque l’entrée sur le marché du travail n’était pas nécessairement indexée sur le diplôme, a fortiori dans une société où une minorité de jeunes d’une classe d’âge avait le privilège des études secondaires. Au mitan des années 1970, les lois de démocratisation scolaire effacent la barrière sociale qui empêchait la poursuite des études secondaires. La réforme du collège unique traduit la volonté d’élever le niveau général des élèves par la suppression de leur sélection précoce. Or, la massification scolaire a permis une démocratisation quantitative de l’enseignement secondaire sans que celle-ci s’accompagne d’une démocratisation qualitative (Prost, 1997). En s’ouvrant à tous les publics, l’école de la République s’est transformée en une école démocratique de masse ressemblant à une machine à trier les élèves par leurs résultats scolaires puisque la sélection qui se faisait aux portes de l’école se fait dorénavant à l’intérieur des établissements scolaires (Dubet, 2000). L’origine sociale, qui servait de critère de sélection des enfants à l’entrée de l’école de la République, agit désormais sur les parcours des élèves dans l’école démocratique de masse par la manière avec laquelle les conditions de vie sociale et la socialisation familiale épousent ou se démarquent de la socialisation scolaire. Les élèves les plus éloignés de la culture scolaire, qui sont les enfants des milieux populaires, prennent de la distance avec l’école sans que les sorties prématurées n’émeuvent ni l’institution scolaire ni les familles dans la mesure où la hiérarchie des ordres d’enseignement entre l’école primaire et l’enseignement secondaire s’établissait dans un rapport étroit d’homologie avec la hiérarchie sociale (Bourdieu et Champagne, 1992). Certes cette homologie finissait par persuader ces « exclus de l’intérieur » qu’ils n’étaient faits ni pour l’école ni pour les positions sociales qu’ouvre l’école. Les « gars » qui s’opposent aux enseignants, transgressent les règles de l’école et affrontent les élèves conformistes font l’objet d’une attention des adultes qui tient plus d’un registre politique où le conflit contre l’ordre scolaire est un succédanée de la lutte des classes que d’un registre scolaire. La counter-school culture des « lads » est une transposition de la culture d’atelier partagée par les pères et à laquelle les fils sont voués inexorablement (Willis, 1978). Le diplôme est dénigré parce qu’il incarne le pouvoir de l’institution scolaire et la résistance à l’ordre scolaire est valorisée parce qu’elle prépare l’entrée dans la société des adultes et dans l’univers viril de l’usine.

  • 1 Voir le rapport Sorties sans qualification. Analyse des causes, des évolutions, des solutions pour (...)
  • 2 Cf. Enquête emploi, Insee, 2011.

3Aux prémices de l’école démocratique de masse, la fonction de sélection des élèves et de classement par niveau, des meilleurs aux plus faibles, peut encore s’accommoder des sorties précoces du système scolaire dans la mesure où elles ne portent pas atteinte aux appartenances communautaires des jeunes, et qu’elles sont suivies d’une intégration rapide sur le marché du travail. La société offrait un spectre suffisamment large de professions manuelles pour permettre aux élèves d’une classe d’âge qui finissaient leur cycle ou qui ne le finissaient pas de trouver un emploi. Or, il n’est plus raisonnable de croire à présent que le marché puisse absorber les jeunes qui sortent sans qualification ou sans diplôme, et cela pour deux raisons croisées. La première est que la société de la communication, les innovations technologiques ainsi que l’organisation du travail et son management ont fait évoluer ces vingt-cinq dernières années le niveau de compétences nécessaires à l’exercice d’un métier. La seconde, complémentaire à la première, repose moins sur une raréfaction des emplois non qualifiés que sur un glissement des jeunes diplômés sur ces emplois. En effet, la hausse globale du niveau de diplôme due à la démocratisation scolaire transforme les normes de qualification qui organisent le marché du travail sans pour autant redéfinir l’appellation des emplois offerts. Ces derniers réclament une activité dont la spécificité aurait dû les ranger sous une appellation différente. Ce décalage entre emploi et activité explique le manque d’ajustement du nombre d’emplois faiblement qualifiés au nombre de sortants sans qualification. Le marché du travail est constitué par 5 millions d’emplois faiblement qualifiés soit un emploi salarié sur cinq. Dans le même temps, un jeune sur cinq environ sort du système scolaire sans diplôme sans que la totalité, loin s’en faut, ne parvienne à trouver un travail aussi peu qualifié soit-il (Rose, 2012). De sorte qu’une augmentation de l’emploi peu qualifié ne s’accompagne pas d’une diminution du nombre de chômeurs parmi les sans diplôme. Par ailleurs, quand le nombre d’emplois faiblement qualifiés augmente, la progression du nombre d’actifs en emploi de faible niveau de formation n’augmente pas dans la même proportion. L’exemple des caissiers employés de libre-service est emblématique de ce désajustement. Alors que les emplois de caissiers ont vu leur nombre augmenter entre 1990 et 1999 de 67 %, le nombre de chômeurs peu qualifiés n’a diminué que de 13 %1. Dans la même veine, le traitement par la Dares des enquêtes Emploi de l’Insee (2011) pointe d’abord que pour la génération née entre 1945 et 1959, les personnes sans diplôme parmi les personnes en emploi sont 35 %. Elles ne sont plus que 22 % dans la génération 1960-1974 pour chuter au final à 15 % pour la génération née après 1974. Les résultats de la DARES montrent ensuite que la table de correspondance diplôme/catégorie socioprofessionnelle a évolué entre 1982 et 2009 vers une hausse des « surdiplômés » dans les catégories d’employés faiblement qualifiés, d’ouvriers qualifiés et d’ouvriers faiblement qualifiés. Si en toute logique les titulaires d’un CAP ou d’un BEP exercent un métier dans ces trois catégories, ils sont rejoints par les titulaires d’un baccalauréat voire d’un diplôme de niveau supérieur. L’exercice du métier repose sur des normes de qualification nouvelles qui conduisent à recruter des salariés de plus en plus diplômés sur des postes qui ne devraient pas en réclamer autant. Le diplôme fait la différence, et contribue à renforcer le taux de chômage des jeunes sans qualification. Leur probabilité d’être au chômage est 2,5 fois supérieure à celle des diplômés du supérieur2. Parmi les 739 000 jeunes sortis de formation initiale en 2007, 73 % travaillent trois ans après la sortie. Parmi eux, les diplômés de l’enseignement supérieur en emploi sont 85 % alors que seulement 48 % des non-diplômés le sont (Mazari, 2011). Ces derniers ont par ailleurs des trajectoires d’insertion plus difficiles que les autres. Elles se caractérisent par une alternance fréquente entre périodes de non-emploi et périodes d’emploi quand il ne s’agit pas d’un éloignement durable du marché du travail. Quand ils travaillent, les sans-diplôme ont le plus souvent des emplois précaires, des missions d’intérim ou des contrats à durée déterminée. Or, ces contrats servent de variable d’ajustement en période de ralentissement d’activités. Les jeunes décrocheurs subissent plus fortement le ralentissement de l’activité économique, et pâtissent avant les autres des contraintes du marché.

  • 3 Gérard Boudesseul et Cécile Vincent évaluent quant à eux à 122 000 le nombre de décrocheurs mais s (...)

4L’émergence du décrochage comme un problème lié au marché du travail ne parvenant plus à absorber les déscolarisés atteste d’une part que la dimension scolaire s’articule à la dimension professionnelle, d’autre part qu’il s’agit d’un problème de politique éducative mais aussi de gestion sécuritaire d’une population « atypique ». Les jeunes d’une classe d’âge qui quittent l’école précocement contrastent avec la durée de scolarisation de 18,5 années dont 2,8 années dans l’enseignement supérieur que peut espérer un enfant entrant en maternelle. Ils se démarquent aussi des bacheliers dont la proportion dans une génération a triplé entre 1970 et 2010. Enfin, ils représentent une menace en se plaçant hors des structures d’éducation et de socialisation. Pour ces raisons, le décrochage scolaire est monté très haut dans l’agenda politique et des dispositifs sont mis en place pour le résoudre. Ces dispositifs qui contribuent à lutter contre le décrochage ou à repérer les décrocheurs sont nombreux. Parmi eux, les plates-formes de suivi et d’appui aux décrocheurs, créées en 2011, visent le repérage précis des décrocheurs par une mise en synergie de bases de données jusque-là cloisonnées et la coordination des acteurs locaux de la formation, de l’orientation et de l’insertion des jeunes afin d’apporter une réponse personnalisée à chaque jeune de plus de 16 sans diplôme et sans solution. À ce jour, le nombre de décrocheurs3 annoncé par le ministre de l’Éducation nationale est de 140 000. Son souhait est de diminuer par deux ce nombre à l’horizon 2017 par la mise en œuvre d’un plan de formation. Cet objectif atteste un souci majeur de permettre aux jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme de trouver une insertion professionnelle propice à leur indépendance et leur intégration sociale. Des dispositifs de remédiation existent déjà depuis les années 1980 et trouvent leur origine dans les politiques de lutte contre l’exclusion par l’insertion économique. Les missions locales et les permanences d’accueil, d’information et d’orientation, grâce à un financement commun de l’État et des collectivités locales (voire du Fond social européen), sont chargées dès 1982 d’intervenir auprès des jeunes et de les préparer à leur « employabilité ». Elles n’agissent cependant qu’auprès des jeunes qui relevant plus de l’obligation scolaire. Pour ceux n’ayant pas encore 16 ans, les solutions sont internes à l’école et visent principalement une « rescolarisation », un soutien individualisé ou une orientation vers une structure adaptée de l’Éducation nationale. En l’espèce, la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 rappelle que l’école est une communauté éducative et fixe comme objectif de conduire 80 % des élèves d’une classe d’âge au baccalauréat et l’ensemble de cette classe d’âge à un niveau de qualification professionnelle (certificat d’aptitude professionnel ou brevet d’études professionnelles) minimal. Ce sont les sorties sans qualification qui sont visées, en l’occurrence les élèves qui sortent du système scolaire sans CAP, BEP ou qui ont arrêté leur scolarité avant la dernière année de CAP ou BEP. Or, l’objectif affiché dans la loi d’orientation de 1989 puis dans la loi quinquennale sur le travail, l’emploi et la formation de 1993 de ne plus laisser un jeune quitter l’école sans qualification ne sera pas atteint. Cet échec accroît la vulnérabilité sociale des jeunes faiblement qualifiés du fait d’une élévation générale des niveaux d’étude de la population française et des effets de cette élévation sur un marché de travail dont l’offre se réduit pour eux à mesure que la demande de qualification augmente.

5Les efforts déployés pour lutter contre le décrochage ne sont donc pas récents puisque la question des jeunes faiblement qualifiés et leur désajustement au marché du travail fut posée dès le début des années 1980, lorsque le taux de chômage augmente, et que ce faisant la lumière est portée sur les difficultés plus importantes que rencontrent ces jeunes pour obtenir un emploi, y compris sous-qualifié. Les deux piliers de leur intégration, l’école et le travail, fragilisent ces jeunes issus de familles populaires pour la plupart. Ils sont plus que les autres exposés au chômage et à la marginalisation sociale dans une société où le niveau d’instruction ne cesse d’augmenter, et où conjointement la demande de diplômes est plus forte dans un contexte de crise économique. La nouveauté est plutôt dans les appellations et les dispositifs. Il ne s’agit plus à présent de porter l’attention sur les jeunes sans qualification mais les jeunes qui quittent l’école sans avoir atteint un niveau de diplôme suffisant pour entrer sur le marché du travail. Désormais, le terme de décrocheur se substitue à celui de jeune sans qualification. Il désigne un jeune qui quitte prématurément un système de formation initiale, sans avoir obtenu ni le baccalauréat, ni un diplôme à finalité professionnelle de niveau V ou IV (BEP ou CAP), et qui de plus n’est plus inscrit dans un cycle de formation. Ce changement d’appellation ne doit rien au hasard puisqu’il se place dans le sillage de la stratégie européenne de Lisbonne tout comme les jeunes sans qualification furent au centre de la Stratégie européenne pour l’emploi arrêtée au Conseil européen de Luxembourg en 1997.

6Ces éléments sont à l’origine de la répartition des contributions entre trois thèmes principaux. Le premier est un état des lieux et des savoirs : il regroupe les contributions de Dominique Glasman et Joël Zaffran. Le deuxième renvoie aux différents modèles d’analyse et aux leçons tirées des expérimentations : il rassemble la contribution de Pierre-Yves Bernard ainsi que celle de Thierry Berthet et Véronique Simon. Le troisième traite des trajectoires individuelles et des dispositifs singuliers de lutte contre le décrochage scolaire : il réunit les textes de Gérard Boudesseul, de Mathias Millet et Daniel Thin, d’André Lecigne et Olivier Cosnefroy.

7La contribution de Dominique Glasman revient sur les enjeux scolaires puis politiques de la lutte contre le décrochage. Ce regard rétrospectif évite l’erreur de confondre échec et décrochage. Si une part des décrocheurs est constituée d’élèves en échec, tous les élèves en échec ne décrochent pas. À l’inverse, des élèves relativement à l’aise avec les savoirs scolaires décrochent lorsqu’ils ne trouvent pas ou plus de sens à leur présence à l’école. Échec et décrochage sont deux termes qui se recoupent mais ne se superposent pas. L’auteur insiste ensuite sur la nécessaire appréhension du décrochage comme un processus qui prend place dans un contexte familial ou institutionnel qui le façonne et en conséquence le diversifie. On ne décroche pas de la même façon dans les familles issues des catégories populaires ou des catégories favorisées, selon le statut d’interne ou d’externe, enfin selon les décisions (choisies ou subies) prises en matière d’orientation scolaire. Dans tous les cas, les décrocheurs expriment l’idée qu’ils ne trouvent pas ou plus leur place à l’école. Le décrochage est une réponse au malaise ressenti, voire une solution de survie. La question des points d’ancrage des décrocheurs se pose alors : disposent-ils de ressources pour trouver leur place ailleurs qu’à l’école ? Dominique Glasman traite en dernière instance du rapport ambigu à l’emploi et les effets contrastés du marché du travail. L’entrée au travail constitue une forme de renaissance et de reconnaissance. Elle leur attribue une place. Cependant, la confrontation avec la réalité du travail peut s’avérer difficile : faible salaire, conditions de travail pénibles, précarité de l’emploi. L’entrée au travail constitue alors une épreuve supplémentaire, en particulier pour les élèves issus des classes moyennes qui ressentent le déclassement par l’entremise des emplois accessibles aux non qualifiés.

8Joël Zaffran répond à deux questions : qui sont les décrocheurs ? Pourquoi le décrochage est mis à l’agenda politique ? Sa contribution aborde par conséquent le décrochage par différents jeux d’échelle. Les données présentées confirment la prépondérance des variables scolaires, sociales et familiales sur le risque de décrochage. Un élève issu d’une famille désunie ou recomposée et d’une fraction la plus démunie des catégories populaires, dont les parents exercent un emploi peu qualifié ou sont en dépendance économique, a des probabilités de rupture plus forte. Le fait d’avoir redoublé ou de vivre dans un contexte peu enclin à la bonne volonté scolaire ainsi que l’isolement social et le rejet par les pairs augmentent aussi les risques de décrocher. Joël Zaffran présente ensuite les dispositifs de lutte contre le décrochage qu’il répartit entre deux axes : l’axe des apprentissages scolaires et l’axe des apprentissages professionnels. L’articulation de ces axes donne une vue plus cohérente des dispositifs existants. Il retrace enfin la stratégie européenne de la lutte contre le décrochage qui se dessine à travers le processus de Lisbonne amorcé en mars 2000, et préfigure la stratégie 2020 limitant à 10 % la proportion des jeunes de 18 à 24 ans qui sortent du système scolaire sans avoir obtenu au moins un diplôme de cycle de l’enseignement secondaire. À une échelle nationale, l’action gouvernementale de la France en matière de lutte contre le décrochage dépend pour une part de cette stratégie européenne pour le développement humain, pour une autre part de la politisation du décrochage et de son arrimage aux thématiques urbaines, faisant du décrocheur une figure repoussoir par laquelle le décrocheur est l’objet d’une gestion du risque par l’anticipation des conséquences multiples du décrochage et des manières d’y remédier. L’auteur interroge en dernière instance les instruments de lutte contre le décrochage forgés à partir de l’école.

9La contribution de Pierre-Yves Bernard traite de l’émergence de la question du décrochage scolaire à partir du modèle des conventions issu du dialogue des sociologies du travail et de la formation. Après avoir présenté quatre conventions éducatives (académique, professionnelle, universaliste, marchande), l’auteur décrit les principes de légitimité à partir desquels s’élabore le jugement des acteurs, et qui orientent les actions en matière de lutte contre le décrochage scolaire. Celui-ci apparaît comme une question construite dans le cadre de la convention universaliste qui conçoit l’école comme une institution intégratrice par excellence par une ouverture sur son environnement ainsi qu’une implication de tous les partenaires éducatifs. Ces caractéristiques sont reprises ensuite par Pierre-Yves Bernard pour traiter d’une expérimentation axée d’une part sur le repérage et le recensement des décrocheurs, d’autre part sur le partage des données entre les différents acteurs. Cette expérimentation donne lieu à des tensions dues aux attentes et aux fonctions des institutions impliquées. Elle n’évite pas en outre la dérive d’une division du travail éducatif qui continue d’attribuer au centre du système scolaire la fonction d’apprentissages et à sa périphérie une fonction compensatoire à destination des élèves sortants.

10Thierry Berthet et Véronique Simon proposent une lecture originale de deux programmes régionaux de lutte contre le décrochage scolaire. Inspirée de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen, cette analyse prend pour point de référence la manière dont ces programmes soutiennent les capacités individuelles des élèves. Elle est centrée sur trois capacités – ici désignées pour les singulariser comme « capabilités » – retenues pour structurer leur étude : la « capabilité » d’expression (capability for voice), d’accès à une éducation choisie (capability for education) et d’insertion professionnelle (capability for work). C’est donc à l’aune du développement de ces « capabilités » que sont étudiés deux programmes régionaux aux logiques d’action différentes. L’un vise à soutenir des réseaux d’opérateurs locaux en Aquitaine, le second propose de soutenir financièrement des projets innovants au sein d’établissements de l’enseignement professionnel et agricole de Rhône-Alpes. Cette lecture permet de proposer un regard centré sur les élèves et leur bien-être. Elle souligne l’importance de l’expression des préférences par les élèves et de leur prise en compte par les acteurs institutionnels qu’ils soient opérateurs (enseignants, conseillers d’orientation, CPE, conseillers en insertion) ou décideurs publics. Au final, cette contribution permet d’aborder la question du décrochage en identifiant et en liant les responsabilités collectives et individuelles. Au cœur de cette problématique croisée, la question du non-recours à l’offre publique émerge comme centrale. Comprendre pourquoi les élèves en décrochage n’utilisent pas les ressources de prévention et de remédiation qui leur sont proposées constitue assurément un champ de recherche à approfondir de manière urgente.

11La contribution de Gérard Boudesseul interroge d’abord les outils de mesure qui engagent les définitions qui sont données du décrochage, illustrant les limites des approches gestionnaires. Différentes instances et organismes produisent leurs évaluations mais finissent par converger sur un chiffrage et sur la mesure d’un délai entre la déclaration conventionnelle comme décrocheur et celui de la formulation d’une « demande » à l’égard des institutions impliquées. Cette demande peut se résumer à une consultation d’un CIO, d’un rendez-vous dans une mission locale. Dans tous les cas, le jeune doit individuellement répondre à l’injonction de se présenter à l’un des « guichets » habilités, dont il ne connaît pas nécessairement l’ordre de priorité (établissement d’origine pendant un an, CIO puis seulement mission locale). Gérard Boudesseul met ensuite en lumière une difficulté des politiques sur des jeunes en rupture qui provient du fait que les acteurs professionnels sont eux-mêmes traversés par des tensions spécifiques au domaine. Ces tensions mettent à mal la reconnaissance de la place du décrochage au regard des ruptures biographiques qui sont susceptibles d’affecter tout jeune, entre l’accident traumatique, la situation de détresse ou la simple bifurcation dans un parcours. Enfin, Gérard Boudesseul traite par voie de conséquence des politiques de sécurisation des parcours qui ne peuvent être ni uniformes ni individualisées au cas par cas. Les typologies de parcours de jeunes menant à une rupture de scolarité amènent ainsi à considérer que les différentes initiatives doivent être modulées : certaines sont efficaces ici mais pas ailleurs, pour tel parcours de jeune mais pas pour tel autre. Une telle modularisation implique de reconnaître que si certaines bifurcations prennent la tournure de signes annonciateurs dont il importe de se préoccuper, d’autres peuvent s’avérer souhaitables et donc être encouragées en contrepoint des modèles linéaires de scolarité.

12Mathias Millet et Daniel Thin se penchent sur les dispositifs relais dont l’objectif est de changer les pratiques des collégiens qui s’écartent des manières d’être attendues par l’institution scolaire. Au terme d’une prise en charge éducative plus ou moins longue selon le type de dispositif relais (classe ou atelier), l’élève réintègre son établissement scolaire ou est dirigé vers un autre établissement. L’étude des propriétés sociodémographiques et socioscolaires des collégiens bénéficiaires montre d’abord que dans les deux dispositifs relais enquêtés, le public est composé majoritairement de garçons et pour l’essentiel issus de familles populaires fortement marquées par des situations de précarité économique et professionnelle. Elle appuie ensuite l’idée que l’analyse des parcours des élèves n’est pas réductible à des facteurs individuels mais à des logiques scolaires et familiales qui forment en se conjuguant une configuration de relations d’interdépendance et de contraintes divergentes. Enchâssés de la sorte, les parcours de rupture scolaire doivent être considérés comme une carrière scolaire possible parmi les autres que dessine l’emboîtement des socialisations familiales, scolaires et juvéniles. Ces emboîtements, qui interviennent en amont de l’école et pendant le collège, se juxtaposent au travail des dispositifs relais d’ajustement des espérances des élèves et des familles aux destinées qui deviennent probables par l’élaboration avec l’élève d’un projet de formation professionnelle qui lui apparaisse acceptable mais qui le sorte aussi des voies ordinaires du collège. Le constat d’une « déscolarisation encadrée » qui s’opère au sein des dispositifs relais invite à comparer les données disponibles (notamment les données de la DEPP) sur le devenir des élèves en rupture scolaire avec une enquête ad hoc. Dans les faits, les retours dans les classes générales du collège des élèves passés par un dispositif relais sont d’une part provisoires et ponctuels puisqu’ils interviennent avec une entrée en formation, d’autre part fragiles car ils préparent un cheminement plus ou moins rapide vers les marges de l’institution scolaire ou plus directement vers une sortie du système scolaire sans qualification.

13Enfin, la contribution d’André Lecigne et d’Olivier Cosnefroy rend compte des résultats d’une enquête menée auprès de 64 élèves effectivement « décrochés » de lycées d’enseignement professionnel de la région Limousin. L’approche choisie, à la fois exploratoire et compréhensive, donne l’occasion aux « décrochés » d’évoquer rétrospectivement les causes du processus de leur déscolarisation. Ce faisant, les auteurs donnent sens à leur discours en prenant appui sur des concepts issus du champ de la psychologie sociale. C’est ainsi que le processus d’« attribution », qui consiste à expliquer une conduite, est compris à la fois comme une anticipation du comportement et une justification de ce dernier au regard des normes du contexte scolaire. Une lecture directe des résultats dévoile d’abord que les élèves interrogés expliquent spontanément et massivement leur décrochage par des causes internes, qui les mettent principalement en scène, au détriment d’une causalité externe ou environnementale. Elle montre ensuite que « la norme d’internalité » va de pair avec une attribution de responsabilité au système scolaire lui-même, les élèves ne se montrant pas particulièrement « allégeants » aux pratiques de ce système ni aux professeurs. Enfin des analyses structurales montrent comment cette pensée se construit autour de dimensions importantes, exprimant une forme de « privation relative » associée à un sentiment de souffrance et de solitude chez ces élèves qui se comparent aux autres et en déduisent qu’ils n’ont pas été traités comme ils auraient dû l’être, et à leurs yeux moins bien que les autres. Tirant des conséquences du fonctionnement du système, ils expriment une véritable demande de justice du monde scolaire qu’ils affirment avoir quitté sans regrets. Si cette enquête ne prétend nullement à la représentativité de la multitude de raisons du décrochage, elle nous alerte en premier lieu sur le piège que peut constituer une centration excessive sur l’internalité ainsi que sur le risque de naturalisation des problèmes scolaires qui en résulte, les élèves intériorisant au final la cause de leur désinvestissement. Ensuite, devant la fuite aussi nettement revendiquée de l’école, elle invite à nous interroger sur les pratiques mêmes du système éducatif et sur l’attention et le respect à accorder aux élèves. Enfin, elle nous oblige à évaluer objectivement nos modèles de compréhension du décrochage scolaire et ses modalités de remédiation.

  • 4 Il faut mentionner ici l’essai de Guillaume Balas (2010) qui échappe à ce travers et met en garde (...)

14Toutes les contributions présentent des analyses élaborées à partir de regards différents mais complémentaires à d’autres ouvrages et articles consacrés au décrochage scolaire. Considérées ensemble, les approches privilégiées par les auteurs conduisent à trois résultats principaux. Le premier met en garde contre l’attribution causale qui consiste à expliquer la situation du décrocheur par les caractéristiques personnelles. Une société qui érige l’autonomie en valeur suprême favorise les procédés d’évaluation des personnes à partir d’une norme d’internalité, ce faisant dépeint le décrocheur comme une personne responsable d’elle-même. En cela, l’appellation de décrocheur est critiquable puisqu’elle impute à l’élève la responsabilité de la condition dans laquelle il se trouve alors qu’il existe une multiplicité des causes. Sans conteste, il faut continuer à parler d’abandon, de rupture, de malentendu ou plus largement d’expérience scolaire mais en veillant à ce que ces notions ne se substituent pas les unes aux autres. Chaque réalité et chaque approche théorique supposent qu’un concept en synthétise le contenu et le mette ensuite au débat public. C’est tout le paradoxe de l’appel aux chercheurs par les pouvoirs publics. Les uns déconstruisent les allant de soi et démultiplient les points de vue tandis que les autres raisonnent à partir de catégories d’action ciblées sur un objet ou des personnes4. Le deuxième résultat est de montrer que le décrochage est moins un état qu’un processus qui démarre parfois avant le lycée ou le collège. De ce fait, la lutte contre le décrochage scolaire ne peut pas se faire sans une attention portée sur la singularité des trajectoires ainsi que sur les dimensions constitutives de l’expérience scolaire. C’est pourquoi il est utile de dresser des portraits à risque sans perdre de vue toutefois qu’ils sont moins tranchés qu’il n’y parait. Car les portraits du rebelle, du dépressif, du découragé et du déviant caché (Blaya, 2010) ne doivent pas masquer d’autres profils : l’absent qui perle ses absences à certains moments de la journée puis de la semaine ; le discret qui est ici et ailleurs puis qui décroche sans bruit et sans que l’on remarque son départ ; le « malade » qui fléchit sur le plan scolaire parce qu’il ressent l’école comme une angoisse ou qu’il consacre son énergie à l’investissement sur lui-même lors d’une modification corporelle vécue comme une trahison corporelle à l’adolescence. Le troisième est une mise en garde contre la commodité du terme de décrocheur. Cette appellation dit des choses sur ce que sont les élèves et ce que l’État peut faire pour eux. Elle ne dit rien en revanche sur les autres façons de traiter un problème qui ne sont pas celles qui consistent à faire revenir les décrocheurs à l’endroit même d’où ils sont partis. C’est dire si la question du décrochage et du décrocheur est complexe et qu’elle mérite que l’on y consacre plus d’une heure de sociologie.

Bibliographie

Bibliographie

Balas G., Lutter contre le décrochage scolaire. Vers une nouvelle action publique régionale, Paris, Éditions fondation Jean Jaurès, 2010.

Blaya C., Décrochages scolaires. L’école en difficulté, Bruxelles, De Boeck, 2010.

Boudesseul G. et Vincent C., « Décrochage scolaire : vers une mesure partagée », Bref du Céreq, no 298-1, avril 2012.

Bourdieu P. et Champagne P., « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 91-92, 1992, p. 71-75.

DaresAnalyses, « L’évolution des métiers en France depuis 25 ans », no 066, septembre 2011.

Dubet F., « L’égalité et le mérite dans l’école démocratique de masse », L’Année sociologique, 50-2, 2000, p. 383-408.

Loison M., École, alphabétisation et société rurale dans la France du Nord au XIXe, Paris, L’Harmattan, 2003.

Mazari Z. et al., « Le diplôme : un atout gagnant pour les jeunes face à la crise », Bref du Céreq, no 283, mars 2011.

Prost A., Éducation, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1997.

Rose J., Qu’est-ce que l’emploi non qualifié ?, Paris, La Dispute, 2012.

Willis P., « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, no 24, novembre 1978, p. 50-61.

Notes

1 Voir le rapport Sorties sans qualification. Analyse des causes, des évolutions, des solutions pour y remédier, no 2005-074, juin 2005.

2 Cf. Enquête emploi, Insee, 2011.

3 Gérard Boudesseul et Cécile Vincent évaluent quant à eux à 122 000 le nombre de décrocheurs mais soulignent que ce chiffre passe à 254 000 si l’on recoupe les données du Système interministériel d’échange d’informations (SIEI) mis en place en février 2011 (qui rassemblent les contributions des ministères de l’Éducation, de l’Emploi et de l’Agriculture, de la Défense et de la Mer) avec les MGI ou par les missions locales. La liste finale qui comptabilise les « décrochés non retrouvés » et « décrocheurs suivis » aboutit à ce chiffrage nettement plus élevé (Boudesseul et Vincent, 2012).

4 Il faut mentionner ici l’essai de Guillaume Balas (2010) qui échappe à ce travers et met en garde contre les effets de l’appréhension catégorielle des politiques publiques.

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