Les bourgeoises au pensionnat
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FranceTexte intégral
1Française par sa mère, américaine par son père, en partie élevée en France, mariée à un français, Rebecca Rogers est une citoyenne des deux rives de l’Atlantique où elle a également enseigné. C’est une position privilégiée pour les confrontations historiographiques et les comparaisons historiques qui permettent de saisir les différences, les avantages respectifs des systèmes éducatifs qui, d’emblée, l’ont fascinée. Rebecca Rogers est une passeuse et une pionnière. Elle a inscrit ses pas dans les chemins ouverts il y a trois décennies par Françoise Mayeur, à laquelle elle rend un hommage auquel je m’associe, tout en élargissant le questionnement et les perspectives chronologiques et géographiques. Son premier livre portait sur les demoiselles de la Légion d’honneur, prestigieuse institution née de l’Empire, exemplaire jusqu’à l’excès. Il a été suivi d’une pléiade d’articles, de participations et de direction d’ouvrages collectifs, notamment sur l’émergence du métier d’enseignante et sur la mixité.
2Le présent livre a d’abord été publié aux États-Unis. Le voici traduit, et fort bien, pour notre plus grand plaisir. Il traite de l’éducation des filles de la bourgeoisie française au xixe siècle, en particulier au niveau secondaire, dont le pensionnat constitue le pivot. Rebecca Rogers mobilise des sources très variées : archives publiques et privées (celles des congrégations), traités, manuels, romans, périodiques, correspondances (Nancy Macdonald à son père), mémoires (George Sand, Marie d’Agoult, la mère Anne-Marie Jahouvey…), pour saisir le contenu et les mutations de cette éducation, beaucoup plus importantes qu’on ne le croit, dans un contexte politique et religieux qui place les femmes au cœur des rapports public/privé. Vivant, documenté, argumenté, nuancé, son récit comble un vide, notamment pour la période 1800-1870, curieusement assez mal connue. Comme s’il ne s’était rien passé pour l’éducation des femmes entre la Révolution et la Troisième République.
- 1 Ce texte, très significatif par son contenu et par les débats qu’il a suscités, vient d’être réédi (...)
3L’auteure contredit cette vue réductrice. Depuis le pamphlet de Sylvain Maréchal, Projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes (1801)1, le débat n’a jamais cessé. Mais sans qu’on puisse opposer radicalement partisans de l’éducation, celle des bonnes habitudes, et adeptes de l’instruction, l’ouverture au savoir. Entre les uns et les autres, c’est souvent une question de degré dans la réalisation des deux objectifs, qu’il devient aux yeux de la plupart nécessaire de concilier. L’ignorance n’est plus de mise. Il faut faire des épouses et surtout des mères capables, susceptibles d’être les « institutrices » de leurs enfants ; d’autant plus qu’au début du siècle, nombre de familles étant privées de pères par les vicissitudes des guerres, les femmes en deviennent les chefs, tandis que le pensionnat se substitue au foyer orphelin.
4Rebecca Rogers montre l’intensité d’une demande, qui venait moins de l’État, que des familles, et surtout des femmes, dont la pression s’exerce différemment et constamment. Le défaut d’éducation est le plus grand crime des hommes envers les femmes, disait George Sand ; et sur ce point, elles sont toutes unanimes. Madame Campan, Madame de Genlis, Madame Necker de Saussure, Madame Celnart… ont des pédagogies ambitieuses. Après 1830, la revendication s’amplifie grâce notamment aux femmes saint-simoniennes et leurs journaux. Jeanne Deroin, Eugénie Niboyet, mais aussi Sophie Mazure, Louise Dauriat, l’étonnante Joséphine Bachellery multiplient propositions et actions. La dernière suggère d’utiliser la méthode Jacotot pour instruire davantage de filles, dirige une institution et fait le projet d’une école normale pour former des enseignantes qui remplacent les hommes. Nombre de religieuses partageaient ce désir de connaissance. La relative passivité de l’État favorise l’action des congrégations, qui prospèrent, comme l’a montré Claude Langlois ; mais aussi, la multiplication de petites pensions laïques, gérées par des femmes entreprenantes, qui y voyaient un moyen de subsistance, voire d’ascension sociale. De plus en plus contrôlées par des inspectrices, elles furent progressivement assujetties à des examens. En 1855, elles sont 476 candidates à la direction d’établissements et 689 en 1862 pour la seule région parisienne ; 59 % d’entre elles sont mariées.
5Rebecca Rogers s’insurge contre la représentation négative des pensionnats, qu’elle s’attache à décrire, dans leur cartographie et leur quotidien. Instruments de soumission et de dressage, ils pouvaient être aussi producteurs de savoirs, de désirs et de rêves. De bovarysme, mais aussi d’autonomie et d’esprit d’entreprise. Ils étaient traversés par des aspirations nouvelles. Pourtant ils ne furent jamais des lieux de sociabilité et d’amitié, voire d’homosexualité féminine au même titre que leurs homologues anglo-américains. Il n’y eut pas de Wellesley français. La présence des religieuses, l’emprise de la piété et de la discipline catholiques expliquent sans doute cette différence notable, aux effets durables, qui se répercute jusque dans le féminisme.
6La professionnalisation de l’enseignement, ses difficultés et sa progression, est un des aspects les plus frappants de cette histoire. Le métier d’enseignante, contrairement aux idées reçues, n’a pas été spontanément un métier féminin. Dépourvues de qualification, les femmes assumaient les tâches subalternes de sous-maîtresses, besogneuses et mal payées, ou les enseignements peu prestigieux (le dessin ou les langues). Les matières nobles – les sciences, l’histoire, le latin qu’en principe on refusait aux filles – étaient assurées par des professeurs masculins, qui faisaient la notoriété des établissements. Le statut du professeur, proche du clerc, était considéré comme viril. Le « bas-bleu », caricaturé par Daumier, était plutôt un repoussoir, une « vieille fille » acariâtre et dépourvue de séduction. Et puis, les femmes n’étaient pas faites pour les examens ; elles manquaient d’assurance et ne savaient pas s’exprimer ; il était même indécent de les y soumettre.
7À l’institutrice salariée et décriée, s’opposait la religieuse, femme de vocation, valorisée, notamment dans les classes populaires rurales, où « le monde clos du couvent constitue une alternative à la vie de famille ». Une Opportune Landivier, d’origine modeste, deviendra supérieure d’un établissement en Égypte. La formation dispensée par les noviciats était souvent rigoureuse. Si la piété, la charité demeuraient les axes majeurs de la vie congréganiste, certaines fondatrices comme Sophie Barat (le Sacré-Cœur) ou Eugénie Milleret (l’Assomption) sont des novatrices ; la seconde réclame pour les filles le droit au latin et à la théologie. D’autres adhèrent à l’idée de « mission » qui élargit leur rôle dans le monde et coïncide avec le goût pour la géographie et l’attrait des voyages pour un nombre croissant de femmes. Mais leur existence faisait obstacle au développement d’un enseignement privé laïque.
- 2 Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux pro (...)
8Après 1860, l’atmosphère change. Une nouvelle génération rue dans les brancards. Julie Daubié, la première bachelière française, Maria Deraismes, fondatrice de la première loge féminine, Hubertine Auclert, ardente suffragiste, revendiquent le droit aux études, aux examens, à la coéducation des sexes, à la laïcité. Cette demande bénéficie du soutien de l’État, désireux de s’affranchir de l’emprise de l’Église sur la famille et sur les femmes. On en connaît les étapes : Victor Duruy et les cours secondaires, la crise de 1867 et le conflit avec Mgr Dupanloup ; la Troisième République, la loi Camille Sée et la création d’un enseignement secondaire d’abord timide (pas de latin, pas d’accès au Bac normal), mais irrésistible. Rebecca Rogers laisse les filles au seuil des lycées, des écoles normales, et d’une professionnalisation qui s’organise et se généralise. C’est l’âge des étudiantes et des « premières », que Juliette Rennes évoque dans un livre qui, en somme, raconte la suite de l’histoire2.
9Dans une troisième partie, spécialement originale, Rebecca Rogers analyse le rôle de l’enseignement secondaire des filles, religieux surtout, dans la construction de l’identité nationale et de l’expansion coloniale. Certaines, comme Anne-Marie Jahouvey, avaient une vision plutôt libérale et altruiste des cultures. Mais la plupart des ordres missionnaires adhéraient à une représentation traditionnelle : il s’agissait d’apporter aux « sauvages » les bienfaits d’une civilisation supérieure. Dans le domaine secondaire, la plupart des tentatives d’écoles mixtes, en Algérie par exemple, ou vouées à l’éducation des « filles négresses » (Sénégal) furent des échecs et contribuèrent plutôt à renforcer les ségrégations. Bilan négatif, ou du moins conforme à ce que l’on pouvait attendre d’un système de domination. Mais là aussi, il faudrait s’interroger : n’y eut-il pas des effets induits sur la conscience des femmes, l’ébauche d’un sentiment de l’autre ?
10Rebecca Rogers n’élude aucun des problèmes posés par l’éducation des filles et son rôle dans la production d’une identité féminine. Mais elle en voit aussi les aspects positifs, liés à la continuité d’une revendication. Pédagogues, enseignantes, féministes, arrimées aux espaces qui leur étaient confiés ou laissés, n’ont cessé de projeter un autre rôle pour les femmes et d’affirmer leur droit au savoir. L’essor des institutions a contribué à la socialisation des femmes, à leur mise au travail et à la création d’une alternative à la domesticité. En dépit de ses limites, et peut-être à cause d’elles, le pensionnat a contribué à l’émancipation des femmes. Il leur a donné le désir d’ailleurs et quelques moyens pour y accéder.
11Michelle Perrot
Notes
1 Ce texte, très significatif par son contenu et par les débats qu’il a suscités, vient d’être réédité : Fayard, collection « mille et une nuits », 2007. Présentation et notes de Michelle Perrot.
2 Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, Paris, Fayard, 2007. Le premier chapitre intitulé « l’inactivité féminine : l’effritement d’un modèle bourgeois » poursuit la logique mise en lumière par Rebecca Rogers.
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