Le dictionnaire détourné
|Chapitre IV. Le fer et l’airain : contre-lexiques du pouvoir
Texte intégral
- 1 Durand Pascal, « Ces mots dont on nous paie », dans Les Nouveaux mots du pouvoir, op. cit., p. 7.
- 2 Klemperer Victor, LTI. La Langue du IIIe Reich [1975], trad. Élisabeth Guillot, Paris, Albin Miche (...)
- 3 Autant de termes auxquels on trouvera d’efficaces antidotes dans l’abécédaire déjà mentionné dirig (...)
- 4 Ainsi, dans le Dictionnaire des dictionnaires de Landais : « La femelle de l’homme, sa compagne. – (...)
1De l’attestation traditionnelle du statut utilitaire du dictionnaire à la représentation de l’objet comme instrument de violence symbolique, il n’y a en définitive qu’un pas, autorisé par la dimension prescriptive inscrite dans ce contrat générique particulier, laquelle ne fait rien d’autre, dans la plupart des cas, que prolonger l’arbitrarité de la norme évaluative dominante. C’est que les mots, on le sait, sont intrinsèquement vides de force ; seule leur mobilisation, en fonction de contextes bien spécifiques, peut leur conférer, en vertu d’un transfert d’ordre métonymique, une part de l’autorité dont jouit leur énonciateur. Partant, comme le note Pascal Durand, « pas de pouvoir […] sans l’imposition d’un certain nombre de mots ou d’expressions, vecteurs d’une emprise sur les représentations, les imaginaires, les stratégies, les décisions (ceux qui les prennent comme ceux qui les subissent)1 ». Il en va ainsi de la tristement célèbre Lingua Tertii Imperii, révélée par Victor Klemperer2, comme de son alter ego imaginaire, baptisée novlangue sous la plume de Georges Orwell. À l’effet explicitement discriminant des listes de « dites/ne dites pas », qui inaugurent la tradition des « curiosités » lexicales à éviter et des nombreuses cacologies qui émaillent le début du XIXe siècle, il faut articuler le rôle normatif joué par le dictionnaire de langue traditionnel. Insidieusement, ce dernier peut en effet soutenir les réinventions linguistiques du pouvoir en place, en officialisant l’apparition de nouvelles formes lexicales et de nouveaux signifiés liés à des signifiants bien connus. Songeons, depuis notre XXIe siècle, à l’évolution récente de termes comme gouvernance, compétence et éthique, à l’apparition, sur le marché linguistique francophone, d’emprunts comme empowerment et entrepreneurial ou au succès fulgurant des composés du type savoir-être ou vivre-ensemble3. Reconnaissant la nécessité de ce genre de vocables et autorisant leur emploi, le dictionnaire, en laissant fréquemment la contingence de la croyance du temps contaminer la vérité analytique, participe d’une forme de violence symbolique, que le XIXe siècle, rétrospectivement, peut donner l’impression de pousser à son paroxysme. D’un côté, on apprend à lire et on se donne les chances d’une forme d’émancipation sociale en récoltant les fruits du modèle d’enseignement démocratique imaginé par Condorcet ; de l’autre, on participe, malgré soi, au renforcement d’une forme d’axiologie conservatrice en se convaincant notamment, au fil des articles du dictionnaire, que la femme n’est que le faire-valoir de l’homme4 et que les vocables dont on use au quotidien sont des « mots de paysans », « vulgaires » ou « populaires » qui sont à proscrire de la langue du bon bourgeois – on se persuade, en somme, que les rapports de force qui dynamisent la société sont de toute-éternité, et bien légitimes puisqu’avérés linguistiquement et scientifiquement attestés.
2Toutefois, s’il peut contribuer à asseoir l’autorité d’une politique inégalitariste, le dictionnaire est inauguralement élaboré pour compiler les connaissances et favoriser leur acquisition, raison pour laquelle il doit principalement se révéler un instrument de libération. Quoi de plus logique au fond que différents auteurs, dès lors que cette fonction humaniste leur paraît altérée, subvertissent l’objet pour pallier les dérives de ses emplois délétères en renchérissant dans le détournement. Réinvestie, on l’a vu, par la petite presse, la satire dictionnairique peut de cette façon servir à contester à la fois les dominants de la sphère politique et ceux qui sont assis – pratiquement au sens rimbaldien du mot – sur les meilleurs sièges qu’offre le monde littéraire.
- 5 « Il est urgent plus que jamais que l’Académie mette la dernière main à son dictionnaire. Quand je (...)
3L’Académie et le monde politique trouvent quelquefois à s’unir jusque dans le discours satirique, quand il est suggéré que celle-là, par sa proverbiale inactivité, contribue à soutenir celui-ci. Pareil grief motive, entre autres, un article intitulé « Les Mots perdent leur valeur », paru le 22 janvier 1834 dans Le Charivari, qui appelle de ses vœux la publication imminente du Dictionnaire de l’Académie pour fixer une fois pour toutes le sens des mots5 : ce cri du cœur est en réalité l’occasion de dénoncer la façon dont le pouvoir en place abuse du citoyen en développant, notamment, une poétique de l’euphémisme jugée sournoise – l’article s’attaque à Nicolas Soult, alors président du Conseil, qui venait de qualifier d’« incident » le fait qu’aient été nommés, dans l’artillerie de terre, des officiers d’autres armes, au lieu de parler d’« illégalité ». En d’autres lieux, toutefois, ces réalités institutionnelles sont distinguées. Les charges dont elles sont les victimes reposent sur des motifs récurrents, et visent un personnel et des pratiques qui, on va le voir, font moins souvent l’objet d’une définition spécifique que d’une approche globale, qui contribue à renforcer certaines représentations stéréotypées.
La politique en définitions
Le rampeur et la marionnette
- 6 Voir à ce sujet Terdiman Richard, Discourse / Couter-discourse. The theory and practice of symboli (...)
- 7 Rivarol, Petit almanach de nos grands hommes pour l’année 1788 suivi d’un grand nombre de pièces i (...)
- 8 Nombreux sont les « profils » et « biographies » d’hommes politiques en exercice ou non qui sont p (...)
4On sait comment la petite presse dans laquelle les dictionnaires satiriques trouvent à s’épanouir s’était spécialisée dans l’art d’en découdre avec le pouvoir politique en place – l’emblématique Charivari en témoigne bien, dont les principaux artilleurs, parmi lesquels Charles Philippon et Louis Huart, furent des habitués des salles d’audience6. Le genre du dictionnaire offre à ces empêcheurs de penser en rond la possibilité de proposer une forme de diatribe politique originale et d’une concision efficace. Plusieurs stratégies socio-rhétoriques se déploient alors au sein de cet espace : d’une part, certains auteurs privilégient la pique précise et optent, à la suite du précurseur Petit Almanach de nos grands hommes de Rivarol7, pour la logique du dictionnaire onomastique, proposant des notices plus ou moins détaillées d’hommes de pouvoir généralement fondées sur des anecdotes entretenant des rapports parfois fort lâches avec l’activité des sujets décrits8 ; d’autre part, et de façon plus systématique, dans les pages du journal comme en volumes, les réalités politiques sont définies par le biais de concepts liés, de près ou de loin, à cette scène d’activité particulière. Certaines de ces définitions, très générales, ne font rien d’autre que porter au dictionnaire un sens commun relativement convenu, mais éloigné des préoccupations scientifiques des lexicographes traditionnels. Il en va ainsi, dans le déjà rencontré « Dictionnaire à l’envers » publié par Le Journal pour rire, de l’article marionnette, qui, passé un extrait visant à railler l’imbécillité présumée des montreurs de spectacles, ne manque pas l’occasion de localiser avec plus de précision les lieux où s’observe la pratique :
- 9 « Dictionnaire à l’envers », dans Le Journal pour rire, no 58, 10 mars 1849.
Les Champs-Élysées, les foires et la politique sont les endroits où l’on rencontre le plus de marionnettes, sans compter que, dans la vie privée, la plupart des hommes sont des marionnettes sans s’en rendre compte9…
- 10 Arüss Arsène, Sottisier, Paris, Brunhoff, 1886, p. 72.
5Érigeant en vérité générale ce qui n’est qu’un stéréotype englobant une large réalité (pas question de distinguer les différentes couleurs politiques : toutes sont composées de marionnettes), cet extrait manifeste une certaine ambivalence. À un premier niveau de lecture, capable de rallier la majorité du lectorat du Journal pour rire, il peut se lire comme une condamnation facile de la totalité du champ politique, qui fait des députés et ministres des compatriotes de Guignol incapables de se mouvoir par eux-mêmes. À un deuxième niveau, ce serait justement cette généralisation à l’extrême et ce manque de nuance du propos qui pourraient prêter à rire ; ce qui aurait pour effet de retourner la blague contre un lectorat coupable de ce genre de court-circuit. Ce deuxième effet comique correspond toutefois peu à la logique du Journal pour rire et de la petite presse en général, certes capable de défier son lecteur mais pas de le prendre systématiquement en défaut comme le font certains dictionnaires reproduisant ironiquement les travers du discours social – ainsi du Sottisier d’Arsène Arüss, que son titre présente comme une collection de vacuités, et qui propose un ambivalent portrait du politicien (et du self made man, en général) en rampeur, en définissant le « pouvoir » comme un « but où l’on arrive plus vite à quatre pattes que debout10 ».
Censure et langue de bois
- 11 Karr Alphonse, « Dictionnaire français-français », dans La Caricature, 2 janvier 1843.
- 12 L’article sept de la Charte notait que « Les Français ont le droit de publier et faire imprimer le (...)
6D’autres définitions satiriques égratignent les représentants politiques sans avoir l’air d’y toucher, au détour d’entrées qui entretiennent a priori peu de rapports avec la gestion de la cité. L’article brouillard livré par Alphonse Karr dans le « Dictionnaire français-français » déjà mentionné au chapitre précédent est de la sorte plus subversif que ne le laisse supposer son thème. Signalant ironiquement que ce phénomène météorologique « interrompt toujours les dépêches télégraphiques dont le gouvernement ne veut faire connaître que la moitié11 », l’auteur dénonce une censure que la Charte constitutionnelle avait enterrée au lendemain de la révolution de 1830, mais que Louis-Philippe avait rapidement rétablie et intensifiée12. Le « Dictionnaire parlementaire » publié en 1889 dans L’Écho de Paris fait de même, qui, présupposant que la sphère politique transforme la langue commune, traduit en langage politicien des concepts que croit comprendre le citoyen lambda, et expose certains codes à adopter dans ce secteur d’activité :
- 13 « Définitions parlementaires », dans L’Écho de Paris, 9 juillet 1889.
Confiance – métaphore par laquelle on exprime qu’on a réussi à abuser le peuple à l’aide de promesses fallacieuses.
Discours – suite de phrases qui ne sont liées entre elles par aucun sens ; quand l’auteur de ces phrases sait ce qu’il veut dire mais que les auditeurs n’en comprennent pas un mot, on dit simplement du discours qu’il est éloquent ; quand ni l’auteur, ni les auditeurs n’en comprennent un mot, on dit du discours qu’il a une portée politique considérable.
Gifle – espèce de dialogue entre deux députés qui ne sont pas d’accord sur un point important.
Interruption – sorte de discours très bref que l’on peut prononcer de son banc et sans être obligé de monter à la tribune. L’interruption consiste tantôt en une simple épithète comme « idiot », « brute », « drôle » et tantôt en une phrase de cinq ou six mots maximum telle que : « vous êtes une canaille ». Tel député est de première force sur les interruptions qui ne saurait faire un discours. Mais réciproquement aussi des orateurs très prolixes seraient incapables d’interrompre leurs collègues avec à-propos et ingéniosité.
Programme – morceau de papier sur lequel on inscrit ses opinions politiques pour ne pas les oublier13.
- 14 Véron Pierre, Le Carnaval du dictionnaire, Paris, Michel Levy, 1874.
7Publié dans les premières années de la Troisième République, le Carnaval du dictionnaire14 de Pierre Véron, qui dirigera le Charivari dès 1865, reprend quelquefois la logique de la pique politique dissimulée derrière un sujet commun, pour dénoncer, entre autres, la corruption compromettant la validité du système électoral (« Acheter – verbe trop actif en temps d’élections ») ou la cristallisation artificielle des différentes tendances de l’éventail politique (« Arlequin – Toutes les couleurs sur son habit, un masque sur le visage. Le gaillard serait arrivé haut s’il vivait de nos jours »). Ailleurs, l’auteur livre des entrées directement liées à la terminologie politique, pour prendre à partie les tentatives d’étouffement de la presse (« Activement – Neuf mois s’il s’agit d’une loi pour la liberté de la presse, – vingt-quatre heures s’il s’agit d’une loi de sûreté générale ») ou s’interroger sur l’intérêt effectif des élections (« Élections – Je vous demande votre avis, à condition que ce sera le mien »). Exception faite de la définition d’« Arlequin », que le déictique aujourd’hui inscrit dans un contexte spécifique (qui peut toutefois s’actualiser à l’envi), les définitions de Véron peuvent, à l’image de celles rencontrées auparavant dans Le Journal pour rire, se lire comme autant de stéréotypes politiques, qui ne ciblent pas vraiment de pouvoir précis et perdent alors de leur force corrosive et engagée.
Un dictionnaire antimonarchique
8Dans ces saturnales dictionnairiques illustrées par Hadol se remarque toutefois une focalisation assez nette sur l’organisation monarchique, systématiquement considérée par Véron comme absolutiste et désuète. Dans ces cas-là, un type de régime plus précis est pointé du doigt.
Abdication – Mouvement de magnanimité par lequel, en général, un prince cède sa couronne à un autre… quand son peuple vient de la lui reprendre.
Cour – Dans une maison, c’est l’endroit qui a le plus souvent besoin d’être balayé. Dans un pays aussi.
Monarchie – Forme de gouvernement, dit Bescherelle. Soit, si ici la forme n’emportait pas tant les fonds.
Monarque – Un berger… qui mène trop souvent ses brebis du côté de l’abattoir.
9Ces définitions antiroyalistes charrient les mêmes accusations de corruption, de fraude et de tromperie que celles qui étaient portées aux entrées élections ou acheter, mais elles pointent un modèle politique qui, s’il n’est pas forcément identifié par des références à des noms de personnes, implique paradoxalement un engagement plus marqué. Publié en 1874, le Carnaval du dictionnaire n’est pourtant contemporain d’aucun système monocratique et les piques qu’il destine à la « cour » et au « monarque » peuvent, en ce sens, paraître relever d’une forme de satire aussi peu risquée qu’anachronique et d’un comique rétrospectif finalement peu subversif. Il convient toutefois de rappeler que, en 1874, le président français n’est plus Adolphe Thiers, qui avait en quelque sorte enterré l’Empire pour redonner naissance à la République (avant de s’impliquer, comme on ne le sait que trop bien, dans l’enterrement de milliers de Parisiens), mais le légitimiste Patrice de Mac Mahon, élu le 24 mai 1873 et qui a tôt fait de nommer Albert de Broglie, orléaniste, président du Conseil. Si la divergence d’opinion qui oppose les deux hommes en matière de direction régalienne n’est pas mince, le système politique qu’ils privilégient est globalement similaire : la République française est paradoxalement emmenée par un duo attaché à une tradition monarchiste. On sait comment la proposition de restauration émanant de ce dernier échouera et débouchera indirectement sur la promulgation du septennat : un an plus tard, c’est très certainement à ce projet avorté que Pierre Véron fait référence, bien plus qu’à la façon dont Napoléon III a ruiné l’Empire ou, plus loin encore, à l’exercice de la censure sous Louis-Philippe, autant de références qui n’opèrent au mieux qu’en toile de fond. Les quelques définitions manifestant une irrévérence certaine à l’égard de la monarchie qui dynamisent le Carnaval du dictionnaire, de la sorte, assument une fonction de veille, par laquelle l’auteur, réagissant à l’actualité récente, entend rappeler par la puissance évocatrice de quelques définitions anodines les troubles que peut poser le pouvoir quand il est aux mains d’un seul homme.
Effets du dictionnaire comme satire politique
- 16 On trouve, dans le Tintamarre du dimanche 23 mars 1856, la « Définition géographique suivante » : (...)
10C’est là l’un des enjeux de la forme dictionnairique en regard de l’actualité politique du temps : polymorphe, elle peut servir à pointer directement une lexie dont le sens varie en fonction de certains enjeux propres à l’époque, mais elle est aussi l’occasion de résumer, plus ou moins directement selon les cas, des éléments propres aux agissements politiques du temps, et de prétendre, pour mieux les contrer, à leur systématisme. La pratique provoque un effet aussi anodin que plaisant quand la cible qu’elle désigne n’est pas cernée de façon étroite : dans ce cas-là, elle peut même concourir à la production d’une représentation dépréciative de tout individu lié au monde politique qui tend au stéréotype et, partant, affaiblit paradoxalement la satire (c’est le cas des définitions d’« acheter » et « Arlequin » de Véron, par exemple, ou de celles, amusantes mais inoffensives, du « Dictionnaire parlementaire » de 1889). En revanche, quand la définition vise une cible, par allusion (comme dans la ritournelle antimonarchique de Véron) ou à découvert16, elle joue à inscrire dans un cadre pédagogique une situation qu’elle réprouve et engage de cette façon une double performativité en imposant, d’une part, une fausse norme dont elle affirme la validité, et en conduisant, d’autre part, le lecteur à douter du fait que cette réalité-là lui convient. Outre les prises de position ponctuelles, c’est en effet aussi dans ce principe parodique impliquant un changement de code que réside l’effet politique de cette lexicographie au second degré, dont l’engagement varie selon les cas. Par la teneur de son propos, ce type de production déjoue la pratique de lecture à laquelle est habitué le récepteur lambda quand il se saisit d’un représentant traditionnel du genre dictionnairique : à la confiance aveugle en une science objective doit se substituer un regard critique, qui fait du dictionnaire non plus un instrument de référence auprès duquel se réfugier en cas d’insécurité linguistique, mais, au contraire, un pourvoyeur d’insécurité cognitif et axiologique.
Immortels et empaillés : contre-dictionnaires académiques
11Avant d’en venir à d’autres formes de détournements, qui inversent pour leur part la prescriptivité dictionnairique en érigeant l’objet en répertoire d’inanités fallacieuses, voyons encore comment le dictionnaire a pu être détourné pour railler à la fois la pratique et les poses d’un corps institutionnel inauguralement destiné à asseoir la réputation du genre et celle de la langue française, et qui, en fait de catalyseur, s’est plus rapidement imposé comme un frein aux progrès de la pensée dans les représentations collectives. L’un des effets de champ favorisant la récupération, au XIXe siècle, du genre dictionnairique par la petite presse et les auteurs comiques, est en effet lié à l’éternelle actualité d’un casse-tête lexicographique dont vont profiter nombre de satiristes : l’incapacité de l’Académie française, séjour des autoproclamés Immortels, gardiens de la langue et de la littérature, à achever le dictionnaire qu’elle a pour première mission d’établir. Cette incompétence, relayée par la presse, va directement contribuer à l’élaboration et à la popularisation d’une forme de sociotype académique, qui va s’imposer comme l’une des figures comiques du Grand Siècle, mais est en réalité depuis longtemps déjà la cible de certains sarcasmes.
Les débuts polémiques de l’Académie
- 17 Dans cette perspective, la mise en exergue, par l’académicien Claude Favre de Vaugelas, dans ses R (...)
- 18 « L’Académie française est une puissance qui, comme toutes les autres, a rencontré, à côté des ind (...)
- 19 Alain Viala signale de la sorte au rang des « hostilités » faisant suite à la création de l’Académ (...)
12La création, en 1635, de l’Académie française par le cardinal de Richelieu, sous le règne de Louis xiii, n’est pas seulement l’illustration par excellence de l’emprise du pouvoir politique sur le domaine culturel et, partant, de l’autonomie très relative de ce dernier durant l’Ancien Régime, elle conduit également à un réaménagement de la perspective lexicographique. L’institution est chargée de fixer la langue française, d’édicter une sorte de législation à son sujet et de la rendre pure – ce dernier objectif, majeur et fondé sur un jugement épilinguistique, témoigne bien de l’enjeu politique d’un projet censé garantir le prestige de la Cour17. Pour mener à bien cette noble tâche, les membres de l’Académie s’attellent à la rédaction d’un dictionnaire. La première mouture de celui-ci voit le jour en 1694, mais est appelée à être sans cesse remaniée et actualisée par ses rédacteurs. Cette institution légiférante et la mise en route de son work in progress coercitif impliquent toutefois que, à côté de ses « partisans déclarés » et des « indifférents », pour reprendre la formulation de Charles-Louis Livet18, émerge un contingent d’opposants dont le nombre et l’ardeur varient en fonction des prises de position de leur cible de prédilection19.
- 20 Voir à son sujet Rey Alain, Antoine Furetière. Un précurseur des Lumières sous Louis xiv, Paris, F (...)
- 21 Voir Matoré Georges, Histoire des dictionnaires français, op. cit., p. 77.
- 22 Georges Matoré cite notamment le huitain suivant : « Français, admirez mon malheur, / Voyant ces d (...)
- 23 À l’image, d’ailleurs, du Dictionnaire universel, qui paraîtra en 1690, à titre posthume, à Rotter (...)
13Le cas d’Antoine Furetière20, élu en 1662 à cette Académie au sein de laquelle il se trouve rapidement en porte-à-faux, est à ce titre symptomatique et annonce, en un sens, nombre de railleries à venir. Prenant part, avec un intérêt certain, au projet du dictionnaire de l’Académie, Furetière est rapidement soupçonné de plagiat, ses confrères l’accusant de se rendre en avance à chaque réunion pour recopier, à des fins personnelles, les résultats lexicographiques auxquels ils étaient parvenus lors de la séance précédente21. Plus tard accusé par François Charpentier d’avoir soustrait des épreuves d’une première version – datant de 1672, lacunaire et inégale – du Dictionnaire de l’Académie pour nourrir ses Essais d’un dictionnaire universel, publiés en 1684, Furetière est exclu de l’Académie en 1685. Redevenu mortel, le lexicographe déchu poursuit la rédaction de son Dictionnaire universel en marge de l’institution et engage alors un procès contre ses anciens pairs, en cherchant à mettre en lumière la suprématie de son travail sur celui de ces derniers. Furetière, face aux tentatives de déstabilisation, se plaira à répondre en épigrammes, ce qui fait de lui l’un des pionniers en matière d’irrévérence académique22. Le procès, interrompu en 1688 par la mort du plaignant, connaîtra une seconde jeunesse, grâce à la compilation et la publication des griefs de ce dernier par des imprimeurs hollandais23. La défense est fondée en partie sur la confrontation des articles de la lettre G du Dictionnaire de l’Académie, du Richelet et du Dictionnaire universel, et est destinée à démontrer le meilleur degré de complétude de ce dernier. Elle se trouve en outre relevée par une « Critique de l’Académie » :
- 24 Ibid., p. 246.
Je ne m’arrêteray point à faire de ces Critiques, qui, quoyque justes, peuvent être problématiques, ni à reprendre des fautes qui puissent avoir quelque excuse, non plus qu’à remarquer toutes les phrases & les proverbes qui se trouvent dans le Dictionnaire Universel, qui ont été obmises dans celui de l’Académie ; car la seule conférence des mots les fera voir assez aisément : Mais je m’attacheray seulement à celles qui sont si grossières qu’elles crèvent les yeux, ou qui induisent les personnes dans l’erreur. Par exemple, quand dans la page 433, ces Messieurs définissent Généralité, étendue de Jurisdiction, ils ne doivent pas craindre qu’on leur dérobe une définition si spirituelle & si exacte24.
14Soutenu par une certaine propension à la prétérition, cet extrait suffit à démontrer l’ironie narquoise qui rythme ce réquisitoire présenté comme objectif, et la radicalité de la prise de distance à l’égard des académiciens, pointés, par la périphrase « ces Messieurs », d’un doigt qui se veut éloigné de l’objet qu’il désigne avec mépris. L’ethos de redresseur des torts causés par l’Académie qu’adopte Furetière constitue du reste une scénographie auctoriale qui sera à plusieurs reprises réinvestie par les détracteurs des Immortels, comme nous aurons l’occasion de l’observer.
- 25 Le mot est fréquemment cité, et mal cité d’ailleurs (on trouve « compilation informe de passages c (...)
- 26 Avec ce Dictionnaire historique et critique, Bayle, auteur, notamment, de la préface à la première (...)
15Après Furetière, Pierre Bayle, qui livre en 1697 un Dictionnaire historique et critique présenté comme une « compilation informe de passages cousus les uns à la queue des autres25 » et dénonçant le dogme académique26, ou Chamfort, qui répertoriait les failles de ses confrères, comme nous l’avons vu, lanceront parmi d’autres une véritable tradition de satire contre le dictionnaire de l’Académie, qui trouvera à s’élargir, tant sur le plan des formes, des styles et des médiums convoqués pour la supporter, qu’en ce qui concerne un public, qui pourra universellement la goûter.
Vieillards et dynamite : avatars d’un stéréotype
16Sous l’Ancien Régime, les prises de position contre le système académique et ses productions restent inévitablement infimes et dominées, puisqu’elles sont le fruit d’une fraction dissidente d’une classe sociale ayant accès à la culture et au savoir elle-même quantitativement minoritaire. Au XIXe siècle, l’Académicien, figure plus symboliquement qu’effectivement dominante du monde des lettres, est érigé en type dont la représentation satirique s’étend et se simplifie.
Honoré Daumier, Académiciens travaillant au Dictionnaire, 1843. Lithographie, Paris, Bibliothèque nationale de France.
17Guère besoin d’évaluer les aptitudes de tel ou tel Immortel en matière de lexicographie pour rire des retards successifs que prend la rédaction de l’ouvrage : si le dictionnaire qu’il doit compiler n’avance guère, c’est sans doute parce que l’Académicien n’est, au fond, qu’un vieillard incompétent et paresseux. En plus de caricatures mordantes dans le genre de la lithographie de Daumier représentant, en 1843, trois hommes endormis sous le titre « Académiciens travaillant au dictionnaire », divers sketchs et chroniques, tout au long du siècle, prennent l’improductivité des Immortels pour sujet comique. Le Journal amusant va de la sorte jusqu’à imaginer, le 18 août 1893, le procès et les scènes de joie académicienne auxquels donnerait lieu le dynamitage du dictionnaire, qui comblerait les quarante incapables de mener leur projet à bien. Lisons rapidement cette pièce comique en un acte :
L’Académie française constituée en Haute Cour de justice est en séance.
Au banc des accusés un monsieur décoré, habit à palmes vertes, l’épée au côté.
Le chancelier de l’académie, lisant l’acte d’accusation. – « Il pouvait être environ deux heures du matin quand une formidable explosion mit en émoi le quartier du pont des Arts. Presque aussitôt, un épais nuage de fumée s’élevait au-dessus de la coupole.
« En même temps, un individu dont l’allure et la tenue correcte ressemblaient, à s’y méprendre, à celles d’un homme distingué se glissait furtivement hors du palais par la porte qui donne sur le quai et s’enfuyait, à toutes jambes, dans la direction de la Sorbonne.
« Immédiatement rejoint par de courageux citoyens, cet homme fut saisi, garrotté et livré à l’autorité académique, qui le fit jeter dans un des culs de basse-fosse du palais Mazarin pour de là être déféré au tribunal des Immortels.
« Il ressort de l’enquête ouverte à la suite de ce lamentable événement que l’accusé a introduit une cartouche de dynamite entre les feuillets du Dictionnaire de l’Académie. Bien qu’à demi avortée, cette criminelle tentative n’en a pas moins produit des dégâts considérables. Après l’explosion, le parquet était jonché de substantifs éventrés, d’adjectifs décapités et d’adverbes réduits en bouillie. Ce n’était partout que membres de phrases épars, tronçons de mots encore pantelants ; d’innocentes consonnes râlaient sur des monceaux de voyelles massacrées. Dans les décombres encore fumants, on a retrouvé des cadavres d’y ensevelis sous un amas de verbes actifs ou neutres que la terreur avait fait tomber en catalepsie.
« Un pareil forfait appelle un châtiment exemplaire.
« L’Académie, tutrice de la langue française, a le devoir de se montrer impitoyable pour l’auteur de ce monstrueux attentat à l’orthographe publique. Elle ne faillira pas à son devoir ! »
- 27 Thivars Marcel, « Dynamite universitaire », dans Le Journal amusant, 12 août 1893, p. 3.
(Profonde sensation.)
Le Directeur de l’Académie. – Accusé, levez-vous. Vos noms et profession.
L’accusé. – Gréard, académicien, vice-recteur de l’académie de Paris.
Le Directeur. – Vous êtes accusé d’avoir tenté de faire sauter le Dictionnaire français.
L’accusé. – Ce n’est qu’un commencement, monsieur le président, car, à mon grand regret, je n’ai réussi qu’à dynamiter quelques mots. Mais je recommencerai… il me reste des cartouches.
Le Directeur, sévèrement. – Accusé, n’aggravez pas votre situation par l’expression de doctrines anarchistes déplacées dans cette enceinte. Quel était votre mobile en désarticulant ainsi les mots les plus respectables de la langue, car on ne saurait admettre que vous ayez agi dans un but d’intérêt personnel ?
L’accusé. – Non, monsieur le président, je connais l’orthographe.
Le Directeur. – Alors, c’est la perversité de vos instincts qui vous a poussé au crime ?
L’accusé. – Le mot est gros. Je suis partisan de la propagande par le fait, voilà tout. Toutes les opinions sont libres, n’est-ce pas ? Or, en orthographe, je suis anarchiste. J’estime qu’il est absurde de se soumettre aux lois du Dictionnaire, et qu’on peut très bien écrire les mots comme on les prononce.
Le Directeur. – Malheureux ! Et vous n’avez pas réfléchi qu’un attentat contre le Dictionnaire, c’est la ruine de la langue ? Qu’objecterez-vous à un Méridional qui pour écrire « Tiens ! » orthographiera « Té ! » sous prétexte que ça se prononce ainsi à Marseille ? Mais, accusé que vous êtes, un académicien qui tord le cou aux mots du Dictionnaire, c’est comme une mère qui assassinerait ses enfants ! C’est du cannibalisme ! (Murmures d’approbation.) Votre crime est indigne de pardon. Académicien Gréard, rendez-moi votre épée.
Tous les autres Immortels, debout. – À mort, l’assassin de dictionnaires, à mort !
L’accusé. – Un mot, d’abord. Puisque vous n’admettez pas mon explication, il faut bien que je vous dise le fin mot. (Cris : Ah ! ah !) Oui, j’ai voulu déboulonner le Dictionnaire, mais dans votre intérêt. (Oh ! oh !) Si je veux supprimer l’orthographe, c’est pour faire plaisir à nombre de mes confrères en immortalité qui n’y entendent rien du tout… J’en vois pas mal ici… (Provocant.) Je pourrais citer des noms. (À ce moment, un certain nombre d’Immortels éprouvent le besoin de plonger le nez dans leurs notes, d’un air affairé.) Et puis, quand nous aurons fini de démolir le Dictionnaire…
Le Directeur. – Achevez.
L’accusé. – Au contraire, vous n’aurez pas l’ennui de l’achever.
(Transports d’enthousiasme.)
L’accusé est acquitté avec félicitations27.
- 28 Lespès Léo, « Les faiseurs », dans Le Figaro, 11 août 1854.
18En profitant également, comme dans l’exemple susmentionné, pour pointer du doigt l’hypocrisie de ces « écosseurs de participe28 » conscients de leur médiocrité et de leur incapacité à accomplir leur tâche, ces chroniques, comptes rendus et saynètes pullulent dans les journaux satiriques et comiques. Ils sont prolongés par des reprises de la forme dictionnairique revendiquant ironiquement une filiation avec le projet académique, et au sein desquelles l’institution est l’une des cibles les plus décriées. La préface du « Dictionnaire à l’envers historique, pratique, anecdotique », abrité par le Journal pour rire de Philipon et que nous connaissons désormais bien, est significative à ce sujet, dans laquelle l’auteur étale tout son mépris de l’Académie :
L’Académie a fait une Introduction à son Dictionnaire, je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas une au mien. Celle de l’Académie est longue, et on la dit savante ; la nôtre aura cet avantage de n’être pas longue, et je garantis qu’elle ne sera pas savante. L’Académie ne s’est pas aperçue qu’elle n’insérait pas dans son monument tous les mots de la langue française ; cela vient de ce qu’il y en a beaucoup qu’elle ne connaît pas. Mais il ne faut pas lui en vouloir, à la pauvre vieille, la plupart de ses membres n’étant familiers qu’avec les néologismes d’il y a deux cents ans. Nous ferons cette fois comme l’Académie, nous négligerons d’énumérer tous les mots de la langue, uniquement pour ne pas ennuyer nos lecteurs que, contrairement à l’illustre cadavre, nous voulons au contraire tâcher d’amuser. Cela est prétentieux peut-être. Réussirons-nous dans notre tâche aussi aisément que l’Académie dans la sienne, c’est-à-dire serons-nous aussi vrai dans nos définitions que l’Académie a été erronée dans les siennes ? C’est la question : That is the question. Bast ! sachons un peu d’anglais pour prouver à l’Académie que nous sommes plus fort qu’elle…
- 29 Rimbaud Arthur, Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dans Œuvres complètes, édition André Guyaux, (...)
19Présentée comme le contraire de ce qu’elle croit être, l’institution est condamnée en bloc et dépeinte comme une assemblée de pédants ignorants. L’allusion au grand âge des Immortels, qui est, aux yeux de l’auteur, l’explication la plus probante concernant la résistance des quarante aux néologismes, constitue l’un des fondements d’une représentation stéréotypée largement diffusée. Anticipant Rimbaud, qui, dans l’une des deux lettres dites « du voyant », estime qu’« il faut être académicien, – plus mort qu’un fossile –, pour parfaire un dictionnaire de quelque langue que ce soit29 », le topique s’actualise fréquemment dans les définitions de l’Académie données par les satires dictionnairiques du XIXe siècle. Dans le Dictionnaire du Tintamarre, on l’a vu, l’institution est définie comme un « Magasin d’objets de luxe. Hospice de la vieillesse », tandis qu’à l’entrée Académicien, on trouve « Substantif masculin et inutile ». Plus tard, le Sottisier d’Arsène Arüss présentera la Réception académique comme un « Empaillement littéraire », filant l’article Immortel (« L’Académie a voulu en faire le synonyme d’empaillé. Cela n’a pas mordu ») rédigé par Pierre Véron dans son Carnaval du dictionnaire. Particulièrement acerbe à son égard, Véron résume dans le même ouvrage l’Académie au calembour « Quarante appelés et peu de lus » et définit le Fauteuil (académique) comme un « Enterrement assis ».
- 30 Véron Pierre, Le Carnaval du dictionnaire, op. cit., p. XI.
- 31 À l’image, une fois encore, du Charivari qui, le 7 décembre 1835, compte au moins cinquante-cinq o (...)
20Purgatoire de gens de lettres trop âgés pour être encore efficaces, l’Académie se voit réduite dans ces productions fragmentées à une caricature d’elle-même. Véron ne dit rien d’autre dans sa préface carnavalesque, dans laquelle il fait montre d’une ironique bienveillance à l’égard des quarante et invoque un motif caricatural pour rendre compte de l’inertie du dictionnaire académique : « Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, vous fîtes tout pour justifier le scepticisme de la nation française à votre endroit, et vous ressemblez fort au bonhomme de l’ancienne caricature qui, désireux de se vêtir à la mode, attendait tout nu, une pièce d’étoffe sous le bras, que ladite mode eut cessé de changer30. » Et quand l’Académie parvient, malgré tout, à faire paraître une édition de son dictionnaire (pour rappel, les sixième et septième versions du projet voient le jour en 1835 et 1878), elle doit encore subir les foudres d’une presse qui se plaît à répertorier les manques et les erreurs de l’ouvrage31.
L’immortalité à la manière d’Horace
21Participant directement de la représentation péjorative qui nimbe le corps académique, la suffisance des ses représentants est ressentie comme inversement proportionnelle à l’indispensabilité des réunions de ces gardiens de la langue. Cet orgueil contribue à l’élaboration du type de l’Académicien, et se retrouve fréquemment raillé dans les discours d’escorte des détournements dictionnairiques, qui manquent rarement l’occasion de se réapproprier le mot d’ordre académique emprunté aux Odes d’Horace : Exegi monumentum aere perennius (« J’ai érigé un monument plus durable que l’airain »). Passé dans le registre des clichés littéraires, cet apophtegme présomptueux permettait aux quarante de justifier leur prétendue immortalité. On le trouve en épigraphe du supplément à la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie, tandis que Gustave Planche, dans son portrait de Guizot, épinglait un abus de l’expression lors du discours de réception prononcé par l’historien Philippe-Paul de Ségur lors de l’admission du Ministre à l’Académie, le 22 décembre 1836 :
- 32 Planche Gustave, Portraits littéraires [1836], t. 2, Paris, Charpentier, 1853, p. 211-212.
M. Guizot a bonne mémoire et se souvient très bien qu’il n’a pas achevé l’Histoire de la Civilisation française, qu’il lui reste beaucoup à faire avant de pouvoir s’appliquer l’exegi monumentum dont le gratifie si libéralement M. de Ségur. En écoutant le directeur de l’Académie le récipiendaire a dû naturellement se poser un dilemme assez embarrassant : « Ou M. de Ségur n’a pas lu mes livres et c’est de sa part une négligence offensante ou il les a lus et ne s’en souvient pas, et cet oubli prive de toute valeur l’admiration qu’il exprime pour moi. » Ce n’est pas nous qui résoudrons le dilemme32.
22Le pseudo-Asinus, nous venons de le voir, y réfère directement dans la préface de son « Dictionnaire à l’envers ». Désignant comme « monument » le dictionnaire de l’Académie au moment de déplorer l’incomplétude du projet, il souligne le terme en italiques pour rappeler au lecteur la dimension ironique de cette reprise.
23La blague conclut déjà, en 1836, la table des matières d’un autre type de dictionnaire à l’envers que nous reproduisons ici :
- 33 Peignot Gabriel, Amusements philologiques, op. cit., p. 128-131.
- 34 La genèse du projet, de cette façon, n’est pas sans rappeler le ton et le style des aventures de G (...)
- 35 Olivier Barbier, qui sera avec René et Paul Billard l’un des prolongateurs du projet de Quérard et (...)
- 36 « L’auteur de ce Dictionnaire a-t-il trouvé au moins un lecteur qui ait bien compris ses plaisante (...)
24Cet ancêtre de calligramme, héritant des vers pyramidaux déjà mentionnés dans les Amusements philologiques de Gabriel Peignot33, figure au seuil d’un curieux Dictionnaire aristocratique, démocratique et mistigorieux de musique vocale et instrumentale anonyme, dont le propos tient davantage du récit rabelaisien que de la parodie dictionnairique34. Les documentalistes de la Bibliothèque nationale de France, égarés par la mention dans le paratexte d’un « Meifred, employé supérieur au gymnase musical », attribuent la paternité de ce livre à Jérôme Meifred, alors professeur au Conservatoire de musique de Paris. Dans les Supercheries littéraires dévoilées dirigées par Quérard, Olivier Barbier, plus éclairé, indique pour sa part que l’auteur est sans doute Charles Lemesle35. Si le propos de l’ouvrage est, dans son ensemble, pour le moins déconcertant36, l’une des premières piques qu’il décoche est dirigée contre le maître-mot académique hérité d’Horace, qui permet en définitive d’unir contre lui une série polymorphe de productions dissidentes.
- 37 « L’Académie est morte, et bien morte. […] Aussi bien, ferme la boutique, ma pauvre vieille ; car (...)
25Après l’avoir intégrée à différentes livraisons fragmentées du Dictionnaire du Tintamarre, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, Commerson et Vachette reprennent également la saillie à leur compte dans la version livresque du projet. Passée la préface de Nadar enterrant définitivement une Académie dont les potentiels lecteurs, las d’attendre en vain la parution du fameux dictionnaire, risquent de se tourner vers d’autres horizons37, les deux artificiers du Tintamarre prennent en charge un avant-propos où est expliquée leur volonté de venir en aide aux Immortels :
[Les] deux hommes d’État du Tintamarre comprirent tout de suite qu’ils ne devaient rien espérer d’un corps assez jaloux de sa nullité. Ils se souvinrent qu’il avait jadis chassé de son sein le malheureux Furetière, le père de ce bâtard… Et ils mirent leur science et leurs travaux au service du corps académique, et commencèrent la publication d’un Dictionnaire sous ce titre philanthropique :
Dictionnaire du Tintamarre
Travail destiné à faciliter CELUI d’enfantement de l’Académie, depuis longtemps GROSSE d’un Dictionnaire, mais que de mauvaises langues accusent de n’être qu’hydropique.
Aujourd’hui, ce Dictionnaire entièrement achevé, il le livre aux classes laborieuses et à la jeunesse auxquelles il est dédié. Puissent les auteurs se dire, en voyant le succès de cet enfant de leurs veillées : Exegi monumentum aere perennius.
26La reprise en toutes lettres de l’excipit latin parachève une entrée en matière toute satirique, amorçant un dictionnaire où se bousculent calembours et jeux de mots potaches. Destiné à un large public, embrassant autant ceux qui riront du comique provoqué par le seul terme grosse iconiquement redoublé par l’emploi de majuscules que ceux que la pathologie hydropique amusera, le Dictionnaire du Tintamarre est présenté comme une béquille au travail de l’Académie et se révèle en réalité l’antithèse de ce dernier. Privilégiant la circulation rapide à la maturation et la blague démocratique à l’étalage de culture classique, il s’inscrit dans une veine satirique reprenant les armes de la cible pour mieux les détourner et qui, à travers le corps fermé et désuet dans lequel elle s’incarne, cherche à se donner à lire comme une œuvre d’opposition.
27Tendant à réinventer l’usage du dictionnaire pour forger des contre-normes heurtant de front les positions dominantes, ces parodies ont moins pour objet de se substituer véritablement aux connaissances enseignées par les ouvrages de référence que de jouer les trouble-fêtes et de contester certaines hiérarchies auxquelles leurs auteurs refusent de s’inféoder. Qu’elles dénoncent certaines réalités sociopolitiques par de très courts pamphlets, comme chez Pierre Véron, ou renversent les traditions académiques, ces productions manifestent le désir de s’extirper de certaines coercitions institutionnelles et pointent les failles de ces institutions, qu’elles soient littéraires ou politiques. En définitive, leur grand dénominateur commun est surtout leur refus partagé de ne voir et dire le monde qu’à travers un discours convenu et imposé. En subvertissant un genre codifié pour aider le lecteur en pensant à sa place, ces dictionnaires satiriques s’insurgent de la sorte contre les phénomènes de routinisation qui entravent les facultés critiques du citoyen et enferment ce dernier dans un univers désespérément grégaire (en un mot, ce que Commerson résume dans sa définition tintamarresque de ballon – pour rappel, « asticot jeté dans le Champ-de-Mars pour y pêcher les Parisiens, le dimanche »). Cette volonté de questionner ce qui, au quotidien, ne se questionne plus se prolongera encore dans certains projets emmenés par Flaubert et quelques autres, qui ne se tourneront cette fois plus vers les cibles institutionnelles, mais vers le discours de certaines « victimes » de ces dernières, coupables, aux yeux de ces auteurs, de participer avec un insouciant bonheur à cette inertie de masse et de la conforter.
Notes
1 Durand Pascal, « Ces mots dont on nous paie », dans Les Nouveaux mots du pouvoir, op. cit., p. 7.
2 Klemperer Victor, LTI. La Langue du IIIe Reich [1975], trad. Élisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996.
3 Autant de termes auxquels on trouvera d’efficaces antidotes dans l’abécédaire déjà mentionné dirigé par Pascal Durand. Voir également, sur le vocabulaire politique contemporain, l’excellente analyse d’Hazan Eric, LQR. La Propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006 et Deleersnijder Henri, Mot à mot, Liège, Territoires de la mémoire, « Libres écrits », 2009.
4 Ainsi, dans le Dictionnaire des dictionnaires de Landais : « La femelle de l’homme, sa compagne. – Plus particulièrement et par opposition à fille celle qui est ou qui a été mariée ; Femme, se dit en général des personnes du sexe depuis l’âge de puberté abstraction faite du mariage ; Prendre femme, se marier ; Femme galante, femme qui a des intrigues ; Femme publique, femme prostituée qui se fait payer ; femme de mauvaise vie, femme perdue, femme livrée à la débauche […] », ce qui est ramené à « femelle de l’homme ; celle qui est ou a été mariée » dans le Dictionnaire classique de la langue française du même auteur (Paris, Didier, 1852, p. 251).
5 « Il est urgent plus que jamais que l’Académie mette la dernière main à son dictionnaire. Quand je dis la dernière main, c’est une erreur ; c’est plutôt la première main qu’il faudrait dire. Nous avions compté, pour ce faire, sur l’expérience philologique de M. Charles Nodier. Nous nous étions dit : “M. Charles Nodier, homme d’esprit, écrivain original, et véritable illustration littéraire, ne saurait être un académicien comme un autre. S’il a consenti à tomber de succès en succès, au rang des Jay, soyez sûrs que ce n’est pas pour se fossiliser, mais bien parce qu’il aperçoit une mission spéciale à remplir à l’Académie. Or, cette mission spéciale ne peut être que le dictionnaire. C’est donc au dictionnaire, et nullement à l’Académie, que se dévoue M. Charles Nodier.” Vain espoir ! Voici déjà près de trois mois que M. Nodier siège à l’institut, et cependant il ne paraît pas qu’on ait même commencé la première des quarante-huit définitions de la lettre A. L’Institut qui se dit le conservateur de la langue française, néglige son dictionnaire, pour produire des traductions de Théocrite par M. Tissot, et des château St-Ange par M. Viennet. Voilà, il faut en convenir, une mission bien remplie ! Et pourtant nous sentons aujourd’hui, plus qu’en tout autre temps, le besoin de ce dictionnaire, destiné à fixer d’une manière définitive le sens et la valeur des mots. Le sens des mots, à la différence du cens électoral, va s’élargissant, à tel point qu’il ne sera bientôt plus possible de rien préciser, de rien définir. » (« Les mots perdent leur valeur », dans Le Charivari, troisième année, no 22, mercredi 22 janvier 1834.)
6 Voir à ce sujet Terdiman Richard, Discourse / Couter-discourse. The theory and practice of symbolic resistance in nineteenth-century France [1985], Ithaca-London, Cornell University Press, 1989, p. 149-197.
7 Rivarol, Petit almanach de nos grands hommes pour l’année 1788 suivi d’un grand nombre de pièces inédites, Paris, Léopold Colin, 1808. Projet à forte coloration satirique, ce texte privilégie la scène générique du dictionnaire davantage que celle de l’almanach, en optant pour des notices et définitions plutôt que pour une simple mention de l’activité du sujet mentionné. Le terme dictionnaire est d’ailleurs employé par les responsables de la réédition de l’ouvrage, sept ans après la mort de l’auteur, qui, dans un avis liminaire, précisent un protocole de lecture : « On n’a jamais lu un dictionnaire de suite, l’ordre alphabétique s’y oppose. Ainsi les personnes qui voudront parcourir cette galerie tout d’une haleine, en seront bientôt punies, d’autant plus qu’il y a une foule de notices qui ne signifient rien ; et ce sont les plus ressemblantes. » (« Avis sur cette nouvelle édition ou lettre d’adieu à nos amis et lecteurs », précédant ibid., p. 6.) Destiné à être réactualisé chaque année et visant l’exhaustivité (« le rédacteur, armé d’un microscope, parcourra les Recueils les moins connus, les Musées les plus cachés et les sociétés les plus obscures : nous nous flattons que rien ne lui échappera », p. 19-20), l’ouvrage passe à l’envi de l’épigramme à l’éloge. Déplorant la prolifération de politicards, l’auteur regrette également celle des faiseurs de madrigaux et de traités en tout genre, dont la date de péremption égale celle de l’achevé d’imprimer. Rivarol dénonce notamment une forme de menace salonnière, arguant qu’il devient compliqué, lors de discussions entre gens du monde, de ne pas devoir confesser son ignorance de l’existence de quelques « auteurs exigus » (p. 13) – et ces failles encyclopédiques sont toujours humiliantes. Sans être un « dictionnaire des écrivains », l’ouvrage de Rivarol s’apparente quelquefois à un « dictionnaire des gens du monde qui écrivent », mentionnant des individus plus ou moins connus directement par l’auteur mais dont la réputation littéraire n’a pas vraiment dépassé les cercles d’initiés. Entre petites louanges à double entente (« Chenaye M. – Si souple et si brillant dans l’acrostiche ») et piques (« Pastoret M. de – Cet écrivain en a tant fait en vers et en prose, qu’il lui est arrivé quelquefois de se méprendre et de gâter sa manière : aussi n’est-ce qu’à grand-peine que nous lui avons accordé cet article »), Rivarol déplore dans son dictionnaire la « paresse » de plusieurs auteurs, dont il aimerait lire davantage de pièces et, en d’autres pages, botte en touche, feignant de ne pas avoir suffisamment de recul pour traiter le cas de certains de ses contemporains (« Freville M. – Nous demandons quelques années à nos lecteurs pour nous mettre en état de lui parler à bon escient de ce poète »).
8 Nombreux sont les « profils » et « biographies » d’hommes politiques en exercice ou non qui sont publiés dans les années 1840 et qui prolongent le succès des listes des années 1780. La plupart de ceux-ci présentent une volonté informative, qui se laisse çà et là contaminer par des traces satiriques plus ou moins prononcées selon les entrées. Citons, parmi d’autres : [Anonyme], Dictionnaire des girouettes, Paris, Alexis Eymery, 1815. ; Fortunatus [Fortuné Mesuré], Le Rivarol de 1842, Paris, Au Bureau du feuilleton mensuel, 1842 et Le Procuste parlementaire, Paris, Garnier, 1844 ; Leymarie Achille, Profils critiques et biographiques des sénateurs, conseillers d’état et députés, Paris, Garnier, 1852 ; [Anonyme], Profils critiques et biographiques des 750 représentants du peuple à l’Assemblée législative, Paris, Garnier, 1849 ; [Anonyme], Biographie des 750 représentatives à l’Assemblée législative élus le 13 mai 1849, Paris, Pagnerre, 1849. Sur ce sujet, on consultera avec profit Chappey Jean-Luc, Ordres et désordres biographiques, op. cit.
9 « Dictionnaire à l’envers », dans Le Journal pour rire, no 58, 10 mars 1849.
10 Arüss Arsène, Sottisier, Paris, Brunhoff, 1886, p. 72.
11 Karr Alphonse, « Dictionnaire français-français », dans La Caricature, 2 janvier 1843.
12 L’article sept de la Charte notait que « Les Français ont le droit de publier et faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois ; la censure ne peut jamais être rétablie ». La suspension, le 23 novembre 1832, de la pièce Le Roi s’amuse de Victor Hugo entérinera le retour en force d’une censure qui s’était déjà manifestée après les célèbres caricatures-poires de Philipon. Sur ces deux sujets, voir respectivement Kerr David, Caricature and French political culture 1830-1848. Charles Philipon and the illustrated Press, Oxford, Clarendon Press, 2000 et Krakovitch Odile, Hugo censuré, Paris, Calmann-Levy, 1985.
13 « Définitions parlementaires », dans L’Écho de Paris, 9 juillet 1889.
14 Véron Pierre, Le Carnaval du dictionnaire, Paris, Michel Levy, 1874.
15 C comme caricature, bien sûr, avec, en guise de clin d’œil supplémentaire, le nom du caricaturiste Cham inscrit sur la couverture du périodique dessiné.
16 On trouve, dans le Tintamarre du dimanche 23 mars 1856, la « Définition géographique suivante » : « Quels nom donne-t-on à une réunion d’îles ? – Lorsque plusieurs îles se trouvent placées fort près les unes des autres, elles se désignent sous le nom de groupes ; et lorsqu’elles couvrent un espace de mer assez considérable, sous celui d’archipel. L’invention des groupes est antérieure à celle des ordonnances de police qui défendent les rassemblements. » La référence est ici directement liée à l’actualité du temps. La loi Le Chapelier avait, en 1791, interdit les associations professionnelles de plus de vingt membres telles que le compagnonnage ou les corporations. Le but avoué de cette loi était de garantir une concurrence saine entre les commerçants, mais, en pratique, elle constituait principalement un frein aux syndicats, grèves et autres insurrections. Pour parer à cette interdiction, les ouvriers ont tôt fait de développer un lieu de sociabilité particulier en réinvestissant les « goguettes », ces sociétés chantantes tenues à l’arrière-salle des cafés, pour les politiser. Connues de tous et plus ou moins tolérées, ces réunions sont officiellement interdites par Napoléon III en 1851, dans un mouvement de radicalisation de la loi Le Chapelier.
17 Dans cette perspective, la mise en exergue, par l’académicien Claude Favre de Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue françoise, d’un « bon usage », qui correspondrait à la manière de parler de « la partie la plus saine de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » peut en quelque sorte tenir lieu d’acte de naissance officiel de la norme évaluative. On notera au passage que Vaugelas choisit là une norme locale et restreinte – en fait, son propre idiolecte et celui d’une petite caste de privilégiés – qu’il érige en norme nationale, prenant la pose non du promulgateur de cette doxoglossie, mais d’un simple observateur et rapporteur. Sur la genèse de l’Académie et de son dictionnaire, ainsi que sur quelques mouvements d’opposition à cette institution, voir également Kleiber Pierre Henri, Les Dictionnaires surréalistes (1924-1976), op. cit., p. 42-51.
18 « L’Académie française est une puissance qui, comme toutes les autres, a rencontré, à côté des indifférents, des partisans déclarés, et des adversaires si bruyants qu’on les a crus nombreux. » (Livet Charles-Louis, « Introduction », dans Pellisson et D’Olivet, Histoire de l’Académie française [édition de 1858], Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1989, p. i.)
19 Alain Viala signale de la sorte au rang des « hostilités » faisant suite à la création de l’Académie la publication d’une acerbe Comédie des académistes, rédigée en 1637 et publiée anonymement 13 ans plus tard. Voir Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985, p. 29-34.
20 Voir à son sujet Rey Alain, Antoine Furetière. Un précurseur des Lumières sous Louis xiv, Paris, Fayard, 2006 et Roy-Garibal Marine, Le Parnasse et le Palais. L’œuvre de Furetière et la genèse du premier dictionnaire encyclopédique en langue française (1649-1690), Paris, Champion, 2006.
21 Voir Matoré Georges, Histoire des dictionnaires français, op. cit., p. 77.
22 Georges Matoré cite notamment le huitain suivant : « Français, admirez mon malheur, / Voyant ces deux dictionnaires ; / J’ai procès avec mes confrères / Quand le mien efface le leur ; / J’avais un moyen infaillible / De nourrir avec eux la paix : / J’en devais faire un plus mauvais / Mais la chose était impossible. » (Ibid., p. 78.)
23 À l’image, d’ailleurs, du Dictionnaire universel, qui paraîtra en 1690, à titre posthume, à Rotterdam et La Haye. Concernant le procès, on trouve notamment un Nouveau recueil des factums du procez, d’entre défunt Mr. l’abé Furetière, l’un des quarante de l’Académie Françoise, et quelques-uns des autres Membres de la même Académie, dans lequel on trouvera quantité de Pièces très belles & très curieuses des deux Parties, qui n’avoient pas été données au Public, Amsterdam, Desbordes, 1694.
24 Ibid., p. 246.
25 Le mot est fréquemment cité, et mal cité d’ailleurs (on trouve « compilation informe de passages cousus à la queue les uns des autres » chez Ducros Louis, Les encyclopédistes [1900], Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1967, p. 121 et chez Matoré Georges, Histoire des dictionnaires français, op. cit, p. 97). Le jugement autodépréciatif émis par Bayle est en fait issu d’une lettre adressée le 9 janvier 1696 à Monsieur le Duchat : « Si le public […] a conçu quelque espérance, ou quelque bonne opinion de mon Dictionnaire (de quoi j’ai lieu de douter, ne sachant pas sur quoi elle pourrait être fondée), je n’ai qu’à me préparer à bien des murmures ; on se trouvera frustré et vilainement abusé, car je vous avoue ingénument que cet ouvrage n’est qu’une compilation informe de passages cousus les uns à la queue des autres, et que rien ne saurait être plus mal proportionné au goût délicat de ce siècle : mais il n’y a remède, jacta est alea. » Le nom du critique responsable de la « Vie de M. Bayle » ajoutée au dernier tome de la réédition du Dictionnaire établie en 1820 n’est pas précisé. Voir « Vie de M. Bayle » dans Bayle Pierre, Dictionnaire historique et critique. Édition augmentée, t. xvi, Paris, Desoer, 1820, p. 176b.
26 Avec ce Dictionnaire historique et critique, Bayle, auteur, notamment, de la préface à la première édition du Dictionnaire universel de Furetière, vise non seulement à combler les vides laissés par ses prédécesseurs sur le plan des idées, mais encore à innover en proposant de longues dissertations, fréquemment agrémentées de notes en marges, sur des sujets sélectionnés, comme Anaxagoras, Ovide ou les Manichéens : « Je me fis d’abord une loi de ne rien dire de ce qui se trouve déjà dans les Dictionnaires, ou d’éviter, pour le plus qu’il seroit possible, la répétition de faits qu’ils ont rapportez. Je me privois par là de tous les matériaux les plus faciles à rassembler, & à mettre en œuvre » (Bayle Pierre, « Préface » au Dictionnaire historique et critique, t. I, Rotterdam, Leers, 1697, p. 2). En nette rupture avec les pensée et méthode lexicographiques dominantes de son vivant, l’auteur s’écarte de la perspective du « bon usage » qu’il refuse d’envisager et ne se préoccupe pas tant de l’étude du discours de ses contemporains que de celui des savants anciens, préférant se focaliser sur des problématiques d’ordre philosophique. Au sujet des travaux de Bayle, voir notamment Bost Hubert et Philippe Robert de (dir.), Pierre Bayle, citoyen du monde. De l’enfant du Carla à l’auteur du Dictionnaire. Actes du Colloque du Carla-Bayle (13-15 septembre 1996), Paris, Champion, 1999 et Niderst Alain « Préface » à Bayle Pierre, Dictionnaire historique et critique [1696], Paris, Éditions sociales, « Le cri du peuple », 1974, p. 7-28.
27 Thivars Marcel, « Dynamite universitaire », dans Le Journal amusant, 12 août 1893, p. 3.
28 Lespès Léo, « Les faiseurs », dans Le Figaro, 11 août 1854.
29 Rimbaud Arthur, Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dans Œuvres complètes, édition André Guyaux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 2009, p. 346.
30 Véron Pierre, Le Carnaval du dictionnaire, op. cit., p. XI.
31 À l’image, une fois encore, du Charivari qui, le 7 décembre 1835, compte au moins cinquante-cinq oublis d’items jusqu’à la seule lettre – K : « Voici la liste des principaux pointés d’absence. Ce sont tous, comme on va voir, ou des mots usités ou des termes, soit techniques, soit dérivés, qui, pour n’être pas d’usage commun, n’en ont pas moins acquis le droit de cité dans notre langue, et surtout dans un dictionnaire de l’académie : Ad hoc, Ad hominem, Administrativement, Assermentation, Assommeur, Cadastrer, Cajolable, Calandreur, Caléfacteur, Calicé, Calligraphique, Calorification, Calorifique, Calorimètre, Calquoir, Camélia, Camelote, Camphrer, Canalisation, Canaliser, Canardeau, Capitaliser, Confortable, Dandy, Diorama, Écôtage, Écôter, Écrasement, Écrémage, Écrivailler, Écussonnable, Édacité, Éditer, Effeuillement, Effleurage, Égorgeur, Égratigneur, Éjaculatoire, Électrisable, Embaumeur, Faim-calle, Fanatiseur, Fandango, Fantastiquement, Fashionable, Fécondateur, Fécondatrice, Fédéraliser, Fédéralisme, Fédéraliste, Fémoral, Féodalisme, Fermentable, Fertilisation, Kaléidoscope. Ouf ! Pour cette première étape, nous nous sommes arrêtés à la lettre K sauf à continuer plus tard la route. Eh bien ! Ce simple relevé ne suffit-il pas pour signaler en quoi consiste la supériorité du Dictionnaire de l’Académie sur le Dictionnaire-Pataud ? Il ne manquait qu’un mot dans le Dictionnaire-Pataud toute entier, tandis que, dans le premier quart du Dictionnaire de l’Académie, il en manque déjà cinquante-cinq ! On voit qu’il y a réellement progrès. » (« Rubrique littérature », dans Le Charivari, 4e année, no 341, lundi 7 décembre 1835.)
32 Planche Gustave, Portraits littéraires [1836], t. 2, Paris, Charpentier, 1853, p. 211-212.
33 Peignot Gabriel, Amusements philologiques, op. cit., p. 128-131.
34 La genèse du projet, de cette façon, n’est pas sans rappeler le ton et le style des aventures de Gargantua : « Il fut donc en cette saison, sonné, trompé, trompetté, corné (comme vous voudrez, prenez au goût de votre rate), crié, huché, dit et proclamé avec la trompe convenable au sujet, que tous les ménestriers, jongleurs, troubadours, docteurs, professeurs composant l’illustrissime et carissime compagnie joyeuse des musicans, s’assembleraient, au plus beau mirelifique et ebluant appareil, que faire se pourrait, étant tous enfans bâtards ou légitimes de pères qui ne valent pas mieux. Les lettres de convocation ayant été affranchies pour éviter le refus, le synode fut assemblé ; chacun y entrant, avisa à son devoir. » (Dictionnaire aristocratique, démocratique et mistigorieux de musique vocale et instrumentale, Paris, Goulet, 1836, p. 28-29.) La suite est du même tonneau, le dictionnaire en question se révélant davantage l’objectif d’une entreprise cacophonique racontée et vécue dans l’ouvrage que l’exposé de son résultat : « Nazillard : Foin de la préface ! or sus ! commençons ! Coquefredouille a préparé le grimoire, qu’il le lise ; je veux le voir se paillardant à bien sur chaque article de notre musicalesque dictionnaire ; voyons ! Lettre A ? Coquefredouille : Lettre A ? Pour qui me prenez-vous ? suis-je donc tombé si bas dans votre estime que vous me croyiez capable de commencer un dictionnaire en suivant l’ordre trivial et populaire indiqué par l’alphabet ? J’ai l’intellectoire assez éclairé pour agir d’autre façon. N’allez pas me confondre avec les averlans ineptes, savans et barbares qui… Hirsutus : Il ne faut pas vous quereller, cela n’avancera pas notre ouvrage… » (Ibid., p. 31-32.) La filiation rabelaisienne, du reste, est pleinement revendiquée, l’auteur du Quart livre se trouvant réincarné dans les scènes du Dictionnaire dans la première partie de son célèbre anagramme : « Alcofribas – Chat – Croiriez-vous, mes amis, qu’on ose appeler miaulement l’agréable musique des chats ? Tous : C’est une horreur ! Alcofribas : Notre musique à nous autres modernes, dit-on, est bornée à certaines divisions de sons, appelées tons et demi-tons ; et nous sommes assez bornés nous-mêmes pour supposer que cette division comprend tout ce qui peut être appelé musique ; de là, nous avons l’injustice de nommer mugissemens, miaulemens, hénissemens, des sons dont les intervalles et les relations admirables nous échappent, Et cependant que les Égyptiens, plus éclairés que nous, avaient fait une telle étude de la musique des chats, qu’ils décernaient dans un chœur de matoux ou dans un récit, la modulation simple ou détournée ; et ce qui nous semble un bruit confus, un charivari ; n’est que l’effet de notre ignorance, le manque de délicatesse de nos organes, de justesse et de discernement… » (Ibid., p. 204-205.)
35 Olivier Barbier, qui sera avec René et Paul Billard l’un des prolongateurs du projet de Quérard et qui signe ses contributions du monogramme Ol. B., note : « Je crois que l’auteur de cet ouvrage, que j’ai acheté lors de sa publication, est Ch. Lemesle, qui a publié la même année, avec son nom : “Misophilanthropopanutopus” [sic]. » (Quérard Joseph-Marie, Les Supercheries littéraires dévoilées, t. 3, Paris, Maisonneuve et Larose, 1864, p. 104.) En réalité intitulé Misophilanthropopanutopies, l’ouvrage de Lemesle, publié chez Charles Béchet, partage en effet avec le Dictionnaire mistigorieux une tendance à la tératologie scientifique annonçant Jarry et la revendication d’un héritage rabelaisien, qui s’illustre aussi bien dans le style mobilisé que dans la présence directe de l’auteur dans le volume, cité en épigraphe des utopies misanthropes.
36 « L’auteur de ce Dictionnaire a-t-il trouvé au moins un lecteur qui ait bien compris ses plaisanteries ? Nous en doutons. » (Idem.)
37 « L’Académie est morte, et bien morte. […] Aussi bien, ferme la boutique, ma pauvre vieille ; car tous les chalands, impatientés de la lenteur de ton service, aboulent au comptoir du Tintamarre, comptoir luisant et reluisant comme le bureau d’une marchande de prunes à l’eau-de-vie, comptoir au goût du jour, où l’on est lestement et gaiement servi, comptoir d’étain, c’est vrai, mais comptoir honnête, nom d’un petit bonhomme ! […] Quant au Dictionnaire, même palinodie. Ces académiciens qui ne peuvent pas accoucher du leur s’en prennent au tien, et vont jusqu’à se faire néologues. Eux !… “Un dictionnaire, et à quoi bon ? disent-ils. MM. Commerson, Vachette et Citrouillard ! ! !” Si tu entendais avec quelle amertume ironique ils profèrent ces trois beaux noms, la gloire des lettres françaises au XIXe siècle ?… » (Nadar, « Préface » à Commerson, Mayonnaise d’éphémérides et Dictionnaire du Tintamarre, dans Petite encyclopédie bouffonne, op. cit., p. 198-200.)
Table des illustrations
Légende | Illustration d’Hadol pour la lettre C, dans le Carnaval du dictionnaire15 |
---|---|
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/55540/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 24k |
Légende | Honoré Daumier, Académiciens travaillant au Dictionnaire, 1843. Lithographie, Paris, Bibliothèque nationale de France. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/55540/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 112k |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/55540/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 212k |
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.