Version classiqueVersion mobile

Vers un nouveau monde atlantique

 | 
Philippe Joutard
, 
Didier Poton
, 
Laurent Veyssière

La reconstruction de la marine royale après la guerre de Sept Ans

Le cas de Rochefort

Alain Morgat

Texte intégral

1Depuis sa fondation au cœur des années 1660, l’existence mouvementée du port et de l’arsenal de Rochefort épouse souvent les aléas de la politique navale française. Le XVIIIe siècle ne fait pas exception, et les désastres navals français de la guerre de Sept Ans trouvent leur pendant dans la situation catastrophique du port charentais durant les dernières années du conflit. Mais la renaissance de la marine française portée par Choiseul dès les dernières années du conflit et amplifiée après la signature du traité de Paris trouve également son écho à Rochefort, dont le rôle et l’activité sont en grande partie redéfinis à la suite de ces événements.

Rochefort, la guerre de Sept Ans et la perte du Canada

  • 1 Maupassant, J., « Abraham Gradis et l’approvisionnement des colonies (1756-1763) », Revue historiq (...)

2Dès les premières années qui suivent sa fondation, l’arsenal de Rochefort essuie les critiques de ceux qui lui reprochent sa relative inefficacité et son coût important. Les événements de la guerre de Sept Ans ne plaident pas en faveur du port charentais. En effet, le blocus mené par les navires anglais empêche pendant plusieurs mois toute possibilité de sortie de l’estuaire de la Charente. Les Rochefortais sont même obligés d’armer des bâtiments depuis Bordeaux, en faisant appel en particulier aux services de l’armateur Gradis1.

3La participation de Rochefort à la guerre de Sept Ans change rapidement de nature par la force des choses. Aux activités navales se substitue l’accueil de tous ceux que la conquête de la Nouvelle-France par les Anglais reconduit en métropole. C’est le cas d’abord des troupes coloniales que la perte successive des bastions français ramène par vagues, avant que la situation ne s’étende aussi aux réfugiés civils. Rochefort devient un centre d’accueil privilégié pour tous les exilés, même s’il ne s’agit souvent pour eux que d’un centre de transit. Cela se traduit d’ailleurs dans la façon dont ils sont présentés, puisque les documents officiels les qualifient de « cy devant de l’isle Royalle », même bien des années après leur arrivée.

  • 2 Le rôle joué par Rochefort dans la gestion des troupes coloniales au XVIIIe siècle est traité en d (...)

4Le retour en France de nombreux habitants de Louisbourg et de l’île Royale intervient dès la capitulation de la ville le 26 juillet 1758. Dans les années qui suivent, ils sont imités par des colons de l’île Saint-Jean et de l’ensemble de la Nouvelle-France. C’est en Aunis et en Saintonge que s’installent une grande partie de ces réfugiés. De plus, la plupart des troupes qui avaient défendu Louisbourg et le Canada arrivent en France par les ports de La Rochelle et de Rochefort2. Se retrouvant pour la plupart sans plus aucune ressource, ils doivent être secourus par la monarchie.

  • 3 SHD, MR 1A 27, fol. 193-194, lettre du 27 mars 1762.
  • 4 SHD, MR 1A 28, fol. 17, lettre du 19 janvier 1763.

5À dire vrai, l’administration de la Marine fait preuve d’une plus grande attention à l’égard des réfugiés civils qu’envers les troupes révoquées. Dans une lettre adressée à Rochefort en mars 1762 au sujet des troupes récemment revenues du Canada, le ministre explique que « lorsque les premières troupes de cette colonie sont arrivées, on a pris le parti de les congédier parce que suivant la capitulation de Montréal, elles ne pouvoient plus servir pendant toute la guerre, et que par ce moyen elles devenoient absolument inutilles et à charge, ainsi il faut que vous en usiez de même par raport aux sergents et soldats qui se sont rendus en dernier lieu à Rochefort3 ». Il faut dire qu’il y a de très grosses difficultés pour loger les troupes, et que les casernes de la ville de Rochefort se révèlent insuffisantes. Et il arrive qu’elles créent des problèmes : le ministre regrette ainsi au début de l’année 1763 le « désordre affreux » qu’elles semblent causer à Rochefort4.

  • 5 SHD, MR 1E 172, fol. 77, lettre du 4 février 1763.
  • 6 Ibid.
  • 7 SHD, MR 1E 422, no 41, lettre du 18 janvier 1763.

6La monarchie répète régulièrement l’importance qu’elle accorde au sort des colons ayant dû abandonner leurs terres. Ils reçoivent des secours, qui semblent leur être versés très régulièrement et ce durant une longue période. Le paiement de la fin de l’année 1762 effectué en faveur « des habitans de l’isle Royale et de Canada domiciliés à Rochefort et à La Rochelle » précise que ce paiement sera continué tant qu’ils n’auront pas rembarqué pour d’autres colonies5. Si la monarchie semble s’attacher davantage au sort des colons, c’est en effet surtout parce qu’elle souhaite bénéficier de leur potentiel pour exploiter d’autres territoires. Comme l’écrit Choiseul en février 1763 à l’intendant de Rochefort, « l’intention du roy est de faire passer les familles de l’isle Royale dans les autres colonies, où Sa Majesté se propose de leur procurer les moyens d’y former des établissemens6 ». Il pense évidemment déjà à l’expédition de Guyane. Cela n’empêche pas de relever une certaine compassion affichée par l’administration de la Marine à l’égard de ces réfugiés, d’autant que celle-ci n’est tout de même guère habituelle. L’intendant du port de Rochefort évoque ainsi dans un courrier de 1763 les inquiétudes des anciens habitants de l’île Royale, « si naturelles après touttes les misères qu’ils ont essuyées7 ».

  • 8 SHD, MR 1A 24, fol. 245, lettre du 5 mai 1759.

7Les habitants du port de Rochefort ne sont pas forcément pas dans une meilleure situation, en particulier les ouvriers de l’arsenal. Cela remonte jusqu’au ministre qui se déclare inquiet auprès du commandant de la marine « que le mécontentement occasionné parmi les ouvriers du port par le retardement du payement de leurs salaires est au point que vous appréhendez quelque mutinerie de leur part, malgré toutes les précautions que vous prenez pour leur procurer toutes les facilitez qui peuvent dépendre de vous et les promesses que vous leur faites de venir incessamment à leur secours8 ». L’état du port de Rochefort est donc critique dans tous les domaines lors des dernières années de la guerre de Sept Ans.

  • 9 Morgat A., « Le dépôt des colonies de Rochefort (1765-1790) », article à paraître.

8L’histoire de l’accueil des réfugiés d’Amérique du Nord à Rochefort ne se limite pas à l’évocation de désorganisations et de réels efforts sont faits pour améliorer leur gestion administrative. L’exemple le plus emblématique est certainement la création du Dépôt des archives des colonies de Rochefort9. Comme les colons réfugiés en métropole n’ont souvent pas eu la possibilité de rassembler leurs papiers personnels, ils ne peuvent produire les pièces qui leur permettraient de justifier les droits leur permettant de bénéficier des aides de l’État. Même si certains particuliers ont conservé avec eux leurs papiers de famille et leurs titres de propriété et que des prêtres ou des administratifs civils et militaires sont partis avec les archives dont ils avaient la charge, la plupart en sont dépourvus. C’est pourquoi germe l’idée de la création d’un dépôt qui recevrait la charge de centraliser tous les documents d’état-civil des anciens colons de la Nouvelle-France.

  • 10 SHD, MR R116.
  • 11 SHD, MR 1E 603.
  • 12 SHD, MR R117, lettre de Choiseul du 7 mars 1765.

9Dans un premier temps, il s’avère nécessaire d’archiver soigneusement ce qui a pu parvenir jusqu’en France, qu’il s’agisse des papiers des gouverneurs et des intendants, des comptes des trésoriers et des états relatifs aux troupes, tous documents dont le ministre demande l’envoi rapide à Versailles, ou des papiers personnels des réfugiés restés dans les deux ports de l’Aunis, La Rochelle et Rochefort. Un arrêt du Conseil d’État du roi en date du 5 janvier 1764 proroge jusqu’au 1er avril 1764 le délai des « déclarations à faire concernant les papiers de Canada10 ». Mais il convient de créer un dépôt spécifique, dont l’initiative revient à quelques hommes en fonction à l’intendance de la marine à Rochefort, en particulier l’écrivain de marine Haran. Il écrit au nom de l’intendant un mémoire adressé à Choiseul qui propose l’établissement à Rochefort d’un dépôt d’archives « des colonies septentrionales et méridionales », en précisant ses objectifs et ses missions11. Si Choiseul tarde dans un premier temps à répondre, le dépôt est finalement créé à Rochefort à la date du 1er février 176512. Pendant une douzaine d’années, avant d’être supplanté par le dépôt des papiers publics des colonies créé à Versailles en juin 1776, le dépôt rochefortais assure la collecte, la conservation, le tri et la communication des papiers de toutes les colonies françaises.

  • 13 Ils sont ainsi au nombre de 920 le 22 février 1763 (SHD, MR 1E 422, no 117).

10Les anciens colons d’Amérique du Nord et leurs attentes sont aussi de mieux en mieux répertoriés au fil du temps. À partir de 1763, un registre tenu à Rochefort et à La Rochelle doit recenser chaque semaine les habitants des anciennes colonies qui prévoient de migrer dans les colonies des Antilles et de la Guyane13.

Choiseul et la réorganisation de la marine

  • 14 Lambert de Sainte-Croix A., Essai sur l’histoire de l’administration de la Marine de France, 1689- (...)
  • 15 Ibid., p. 204.

11Après des années où se succèdent sans répit des secrétaires d’État de la Marine sans consistance, l’arrivée de Choiseul aux affaires marque une vraie rupture. Marqué par les humiliations subies par la marine royale pendant le conflit, il veut relever la situation par un programme qui est clairement exposé dans un mémoire adressé au roi le 15 juillet 176314. Pour Choiseul, le rétablissement de la marine dépend de trois points, dont les deux premiers concernent directement les ports de la marine royale, puisqu’il s’agit de leur établissement et de leur administration. Le ministre juge que les officiers de marine sont trop écartés de la gestion courante des affaires, car « l’intendant et ceux qui composent la plume sont les ordonnateurs de toutes les dispositions d’un port, approvisionnements, constructions, armements et désarmements15 ». Il faut conférer au commandant du port de plus larges attributions et il convient qu’il ait le contrôle de toutes les personnes attachées à la marine dans le port, l’intendant bornant son autorité à ce qui concerne directement l’administration. Il s’agit d’une vraie révolution notamment pour ce qui concerne l’armement des navires. Sa responsabilité repose jusque-là sur l’intendant, bien que ce soit le commandant qui soit chargé de mettre en œuvre la flotte. Choiseul préconise également d’enlever l’artillerie de marine des mains de l’intendant pour la placer sous les ordres directs du commandant de marine. L’objectif est que celui qui est chargé de mettre en œuvre les forces opérationnelles en ait la responsabilité dès l’amont et bénéficie ainsi d’une connaissance complète des moyens dont il dispose.

  • 16 L’essentiel de cet article repose sur la consultation des registres de correspondance du commandan (...)

12Les réformes initiées par Choiseul sont appliquées à Rochefort comme ailleurs et la correspondance du port témoigne de leur réalité16. Elle peut-être même encore plus sensible dans cet arsenal que dans les autres bases navales, car la situation de l’administration locale de la Marine y est plus critique qu’ailleurs. Les comptes ne sont par exemple pas rendus avant plusieurs années, ce qui exaspère le ministre. Il exige une meilleure gestion des affaires et des dossiers, et dans des délais réduits.

  • 17 SHD, MR 1A 24, fol. 405, lettre du 21 juillet 1759.
  • 18 SHD, MR 1A 24, fol. 575, lettre du 28 novembre 1763.
  • 19 SHD, MR 1E 422, no 26, lettre du 13 janvier 1763.

13Il s’attache en particulier à une meilleure gestion des hommes, car il a bien compris que la situation est grevée par les mésententes qui règnent dans les ports. La querelle entre l’épée et la plume y est plus vigoureuse que jamais, et Choiseul souhaite rétablir l’équilibre. Cela se ressent dans les correspondances échangées avec les autorités du port, le commandant du port devenant un interlocuteur presque aussi habituel du ministre que l’intendant, à rebours de ce qui se pratique depuis l’époque de Colbert. Mais Choiseul ne prend pas ouvertement parti pour l’un aux dépens de l’autre et réclame avant tout une meilleure harmonie. Cette situation n’est pas nouvelle et son prédécesseur se plaignait ainsi à l’été 1759 de la mésentente qui régnait entre l’intendant et le commandant de la marine à Rochefort17. Les efforts entrepris par Choiseul semblent toutefois porter leurs fruits. Il se félicite ainsi à l’automne 1763 de la concorde qui règne entre l’intendant Choquet de Lindu et le commandant de la marine Froger de l’Éguille18. Cela ne se fait toutefois pas toujours sans heurts, l’intendant Ruis Embito n’hésitant ainsi pas à rappeler à Choiseul au début de l’année 1763 en quoi consiste son rôle précis19.

  • 20 SHD, MR 1A 27, fol. 43.

14La réorganisation des hommes passe aussi par une meilleure formation navale. Si la marine anglaise a autant dominé la française pendant la guerre, c’est que les officiers ne sont aussi pas aussi rompus à la mer que leurs homologues. Choiseul reçoit conseil dans cette partie de l’expérimenté comte de Roquefeuil, qui nous a laissé un mémoire sur ce sujet rédigé en 1761. Celui-ci considère que le métier d’officier de marine repose sur trois bases : savoir naviguer ; savoir manœuvrer son navire au combat ; faire un bon usage de l’artillerie. Ces qualités évidentes font pourtant défaut à beaucoup des officiers alors en place et nécessite une grande amélioration de leur formation, qui doit être davantage fondée sur la pratique, en particulier en développant les escadres d’évolution. Choiseul choisit aussi de rehausser la dignité des commandants de la marine dans les ports en augmentant leurs appointements au début de l’année 1762, faveur qui touche aussi les soldes accordées aux gardes de la marine20.

  • 21 SHD, MR 1E 422, no 380, lettre du 12 juin 1763.
  • 22 Ibid., no 415, lettre du 28 juin 1763.
  • 23 SHD, MR 1A 24, fol. 435, lettre du 31 juillet 1759.

15Si Choiseul veut améliorer les qualités navales de ses officiers, il sait aussi que les équipages de la marine royale souffrent de la comparaison avec leurs homologues anglais. Le principal problème, c’est le recrutement. Si le système des classes institué depuis Colbert est plus civilisé que celui de la presse anglaise, il ne fait guère recette auprès de nombreux gens de mer. L’intendant de Rochefort se plaint ainsi auprès des officiers des classes qu’on n’adresse « que le rebut des gens de mer pour les vaisseaux du roy21 » ! Mais il doit reconnaître dans une autre lettre adressée au ministre quinze jours plus tard que la difficulté de former des équipages provient de ce qu’ils ne sont plus payés22. À Rochefort, le problème de recrutement est particulièrement aigu auprès du Pays basque, qui n’envoie quasiment pas de gens de mer servir dans la marine royale. Les reproches d’incompétence et de manque de pratique portent aussi sur les pilotes. Après l’échouage de l’Anémone qui apparaît comme l’accident de trop au milieu des désastres navals, le ministre exige que le pilote côtier soit aussitôt jugé en Conseil de guerre à Rochefort23.

16Choiseul souhaite également réformer le corps des officiers de plume, qu’il juge trop focalisé sur les détails et trop éloigné des objectifs réellement recherchés. Il l’estime en outre inefficace et ne rendant pas tous les services que la monarchie est en droit d’en attendre. Le ministre souhaite diminuer les effectifs, tout en payant mieux ceux dont il est satisfait. C’est l’esprit de l’ordonnance du 23 mars 1762 portant « règlement sur les titres, le nombre et les appointements des officiers de plume de la marine ». Pour Rochefort, ce sera désormais un état composé de l’intendant, d’un commissaire général, de sept commissaires ordinaires, dont un contrôleur, de deux gardes-magasins et de trente écrivains de marine.

  • 24 SHD, MR 1A 27, fol. 475-477, lettre du 12 août 1762.
  • 25 SHD, MR 1E 422, no 198, lettre du 1er mars 1763.
  • 26 Ibid., no 349, lettre du 31 mai 1763.
  • 27 SHD, MR 1E 423, nos 532, 757 et 761, lettres des 23 août, 20 décembre et 24 décembre 1763.

17Choiseul attend davantage de résultats de la part du port et de l’arsenal charentais, ce qu’il choisit de juger à l’aune de la construction du vaisseau Ville de Paris, sur lequel il concentre son attention. Or, le chantier prend constamment du retard, ce qui contribue à l’exaspération du ministre. Celui-ci a du mal à comprendre que les matières premières puissent manquer, en jugeant que les quantités sollicitées par l’arsenal sont excessives. Il exige à l’été 1762 que le vaisseau soit prêt pour le printemps prochain, en promettant de procurer tout ce qui sera nécessaire24. Mais à la fin de l’hiver 1763, l’intendant doit avouer qu’il a de la difficulté à trouver du bois pour achever le vaisseau, car les fournisseurs sont réticents25. Malgré l’esprit volontaire constamment affiché par Choiseul, la confiance ne se décrète pas après tant années d’errance ! Il y a aussi besoin de nouveaux charpentiers pour qu’avance le chantier, mais ceux-ci préfèrent aller en Espagne plutôt qu’à Rochefort26. En août, l’intendant est encore à la recherche de chanvre pour le cordage du vaisseau, mais quatre mois plus tard le calfatage est effectué et l’intendant peut fièrement annoncer à Noël au ministre que le Ville de Paris sera mis à l’eau le mois prochain27.

  • 28 SHD, MR 1E 172, fol. 348.

18De manière générale, le ministre semble remonté contre les retards rochefortais de toute nature. Il convient de signaler par exemple que ce n’est qu’en mai 1763 qu’est produit le mémoire des observations faites sur les dépenses de Rochefort de l’exercice de… 175428 ! Il veut aussi que ses courriers obtiennent des réponses plus rapidement, en affirmant que les délais sont bien moins longs à Brest et à Toulon ! L’étude de la correspondance de l’intendant du port de Rochefort montre que l’amélioration est sensible dès l’année 1763. Cette volonté de rationalisation entre dans le cadre d’une politique globale voulue par Choiseul, qui souhaite conférer à chaque arsenal un rôle précis. C’est ainsi qu’il prévoit une répartition précise des navires par port d’attache. Pour Rochefort, ce sera désormais dix vaisseaux, cinq frégates, treize flûtes, neuf corvettes et neuf prames, sans compter les embarcations plus légères.

Rochefort, arsenal des colonies

19Comme l’a rappelé l’étude de fond de Sébastien Martin, qui a soutenu sa thèse de doctorat intitulée Rochefort, arsenal des colonies, en mars 2013, le port charentais joue durant le XVIIIe siècle le rôle de principal entrepôt de soutien logistique aux colonies du royaume. Cette mission est principalement tournée vers l’Amérique du Nord avant 1763, mais il est loin d’être exclusif, et la perte du Canada réoriente plus qu’il ne remet en cause ce statut.

  • 29 Ibid., fol. 141-152.
  • 30 Ibid., fol. 273-280, liste des passagers devant s’embarquer pour ces destinations, 28 avril 1763.
  • 31 Ibid., fol. 297, lettre du 6 mai 1763. Le roi a racheté une frégate en Angleterre pour qu’elle se (...)
  • 32 Par exemple SHD, MR 1E 172, fol. 23-29, état de ce qui est à envoyer en Louisiane pour les besoins (...)
  • 33 Ibid., fol. 139, lettre du 1er mars 1763.

20Le port charentais rebondit en effet dans cette fonction avant même la fin de la guerre de Sept Ans. Dès la fin de l’année 1762, le port de Rochefort mobilise les énergies pour préparer des armements de grande envergure à destination des colonies restées dans le giron français. L’armement de la frégate Hébé en partance pour la Louisiane est ainsi l’une des grandes affaires du premier trimestre de l’année 1763. L’arsenal de Rochefort participe aussi activement au printemps à la prise de possession de Saint-Pierre et Miquelon, dont l’embarquement se fait dans le port charentais29. À la même époque se préparent des armements pour Sainte-Lucie, Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe30. Alors que Rochefort n’avait jusque-là pas de lien direct avec les colonies d’Afrique, le port est aussi désigné pour préparer la prise de possession de l’île de Gorée31. Les registres du bureau des colonies des Rochefort contiennent des états très détaillés des vivres, munitions et marchandises à envoyer dans ces colonies32. La collaboration déjà évoquée avec des sociétés privées, en particulier de Bordeaux, se poursuit en temps de paix. Les armateurs Auger et Rasteau frètent par exemple des navires pour Saint-Domingue en mars 1763 en lien avec Rochefort33.

  • 34 SHD, MR 1A 28, fol. 623, lettre du 26 décembre 1763.
  • 35 SHD, MR 1E 172, fol. 77, lettre du 4 février 1763.
  • 36 Ibid., fol. 195-198, lettre du 4 avril 1763.
  • 37 Ibid., fol. 81, lettre du 13 juin 1763. Par exemple, un important versement d’argent est accordé e (...)
  • 38 SHD, MR 1E 422, no 54, lettre du 29 janvier 1763.

21Le port de Rochefort ne se contente pas de préparer les armements sur place, il se charge aussi de coordonner les actions de soutien menées au profit des colonies. Le ministre demande ainsi fin 1763 qu’y soit organisé un armement à destination de Saint-Pierre et Miquelon pour aller chercher des familles acadiennes qui y sont réfugiées pour les transporter à Cayenne34. Cette idée de transporter dans les colonies restées françaises, en particulier en Guyane, les habitants des territoires perdus devient vite une préoccupation récurrente dans les bureaux de Versailles et Rochefort doit appliquer cette politique. Choiseul affirme ainsi à l’intendant du port au début de l’année 1763 que « l’intention du roy est de faire passer les familles de l’isle Royalle dans les autres colonies, où le roy se propose de leur procurer les moyens d’y former des établissemens35 ». De manière générale, le port de Rochefort semble jouer le rôle d’une sorte de bureau de placement pour les colonies. Par exemple, au printemps 1763, beaucoup d’ouvriers sont envoyés à Rochefort dans le but de les faire passer dans les colonies, sans que leur destination n’ait été décidée avant leur arrivée dans le port36. La monarchie et l’administration de la Marine veulent décider des migrations et cherchent à les influencer par des mesures très concrètes. Choiseul explique ainsi à l’intendant de Rochefort qu’il convient d’accorder des aides aux anciens colons américains destinés à passer en Guyane, mais pas à ceux qui veulent aller à Saint-Pierre et Miquelon37. La Guyane est destinée à devenir le grenier à blé des colonies antillaises, alors que l’île septentrionale n’est vue que comme une zone de pêche. Autre exemple, trente-quatre Alsaciens déclarent vouloir aller à Sainte-Lucie, il leur est expliqué qu’il serait préférable qu’ils aillent à Cayenne pour y devenir cultivateurs38.

  • 39 SHD, MR 1A 28, fol. 185, lettre du 9 mai 1763.
  • 40 SHD, MR 1A 27, fol. 247-248, lettre du 24 avril 1762.
  • 41 SHD, MR 1A 28, fol. 349, lettre du 22 juillet 1763.
  • 42 Ibid., fol. 369, lettre du 31 juillet 1763.

22Rochefort continue aussi de jouer son rôle de plaque tournante pour l’embarquement des troupes des colonies. C’est ainsi que 2 000 hommes sont recrutés en mai 1763 pour les régiments en partance dans les colonies, à rassembler à Rochefort par détachements de vingt-cinq à trente hommes39. Il convient aussi de profiter des troupes coloniales présentes depuis longtemps à Rochefort. Dès 1762 est ainsi constitué un corps de 120 canonniers prélevés à Rochefort dans les anciennes troupes de l’île Royale et celles qui sont revenues de la Martinique40. Des voyageurs très particuliers sont aussi rassemblés à Rochefort avant de prendre la mer. La monarchie décide en effet à l’été 1763 que malgré la perte du Canada, il faut continuer d’envoyer les « mauvais sujets » en Amérique, et que le mieux est de leur fixer une île particulière, le choix se portant sur la Désirade. Il faut les envoyer à Rochefort en attendant qu’il y ait des occasions de les faire embarquer41. Rochefort garde aussi un rôle administratif majeur dans les relations avec les colonies. Afin de leur assurer des relations suivies avec la métropole, la Marine décide « d’établir au port de Rochefort six paquebots qui partiront successivement tous les mois pour Cayenne et pour les isles du Vent et sous le Vent42 ».

  • 43 Godfroy-Tayart de Borms M. F., Kourou 1763. Le dernier rêve de l’Amérique française, Paris, Vendém (...)
  • 44 SHD, MR 1E 172, fol. 261-263, lettre du 25 avril 1763. Le SHD Rochefort conserve dans le fonds du (...)

23Cayenne, c’est justement à Rochefort la grande affaire des mois qui suivent le traité de Paris. Sans s’attarder dans le détail de l’expédition de Guyane, qui a récemment fait l’objet d’une étude très complète43, il convient d’évoquer le rôle joué dans sa préparation par le port de Rochefort et son arrière-pays et le fait que la gestion du dossier y annonce le désastre du projet. Les trois quarts des colons recrutés dans le cadre de ce projet de colonisation majeure ont été effet embarqué à Rochefort. Et comme le port de Rochefort est déjà saturé de réfugiés, la Marine organise dans l’urgence le placement des familles et des ouvriers destinés pour la Guyane à Tonnay-Boutonne, Saint-Savinien et surtout Saint-Jean d’Angély44. Cette affaire s’est préparée en quelques semaines auprès de Choiseul, comme s’il fallait effacer le traité de Paris et la perte du Canada par un succès retentissant dans une autre colonie quelques mois après. Mais cela a été effectué sans concertation réelle avec l’administration de la Marine, qui se retrouve à gérer dans l’urgence la préparation très complexe de l’expédition.

  • 45 SHD, MR 1A 28, fol. 493 et 525.
  • 46 SHD, MR 1E 172, fol. 329-333, lettre du 9 mai 1763. Le plus cocasse reste que son fils voulait emb (...)
  • 47 Le 1er novembre, Chanvalon en est encore à aller à Saint-Jean d’Angély pour terminer la liste des (...)

24À l’automne 1763, le ministre presse les autorités navales du port de Rochefort de tout faire pour que partent au plus vite pour la Guyane les trois bâtiments de guerre prévus pour l’opération et tous les bâtiments marchands qui sont disponibles, non pas tant pour la réussite de l’opération qu’à cause de la difficulté rencontrée pour le logement des « familles qui sans cela engorgeraient le lieu de leur entrepôt45 ». Tout semble ainsi être mené à l’envers, ce qui n’échappe d’ailleurs pas à tout le monde. Un employé au magasin des colonies de Rochefort dénigrant ainsi sans trop de discrétion le projet et ses principaux promoteurs provoque ainsi le courroux de Choiseul46. Il faut dire que Chanvalon, intendant de Cayenne, se fait remarquer par son incompétence lors de ses passages à Rochefort. Et son zèle laisse aussi à désirer : Choiseul doit lui écrire à plusieurs reprises tout au long de l’automne 1763 pour lui rappeler qu’il vaut mieux partir à la belle saison. Le départ initialement prévu durant l’été n’a lieu qu’à la mi-novembre47… Cela ne fait que compliquer la gestion en Aunis et en Saintonge de l’accueil des candidats au départ, puisque la publicité pour l’expédition a été si efficace en Allemagne que les volontaires continuent d’affluer à l’automne 1763 alors que les objectifs sont déjà atteints. Cela crée de très vives tensions dans les campagnes saintongeaises, peu habituées à cet accueil en masse, et une émeute éclate à Saint-Jean d’Angély au mois d’octobre.

  • 48 SHD, MR 1A 28, fol. 587, lettre du 30 novembre 1763.
  • 49 SHD, MR 1E 172, fol. 63, lettre du 18 janvier 1763.
  • 50 Ibid., fol. 79, lettre du 4 février 1763.

25Si l’administration navale du port de Rochefort est plutôt victime de la mauvaise définition du projet au niveau central et de son excessive précipitation que coupable de mauvaise gestion dans la préparation de cette expédition, qui fut par la force des choses très improvisée, le bureau des colonies souffre cependant d’un certain nombre de dysfonctionnements. Choiseul exige à l’automne 1763 que soit amélioré « le service des colonies à Rochefort48 », après lui avoir déjà adressé de très vives critiques au début de l’année49. Les demandes de réforme sont conformes aux éléments requis auprès des autres services du port. Choiseul ordonne ainsi à l’intendant la simplification des comptes des colonies50. La bonne organisation des campagnes prises de possession des colonies exécutées en 1763, ainsi que des transports des colons destinés à leur peuplement, si l’on met à part le cas exceptionnel de la Guyane, tend à démontrer que ces efforts sont couronnés de succès. Le port de Rochefort peut ainsi continuer à jouer jusqu’à la Révolution son rôle d’arsenal des colonies.

26Dans ses échecs comme dans ses élans, Rochefort constitue une excellente illustration de la politique de relance impulsée par Choiseul dès la fin de la guerre de Sept Ans et accentuée après le traité de Paris. Une réelle dynamique est instaurée, qui se fonde sur des missions définies plus précisément et sur des exigences accrues. Celle-ci trouve sa limite dans les retards considérables qui ont été accusés, mais le pli est pris. La politique navale lancée par Choiseul aux alentours du traité de Paris de 1763 portera ses fruits lors du traité de Paris de 1783, et les ports de la marine royale auront apporté une part essentielle à cet édifice.

Notes

1 Maupassant, J., « Abraham Gradis et l’approvisionnement des colonies (1756-1763) », Revue historique de Bordeaux, t. 2, 1909, p. 175-195 et p. 248-265 ; Un grand armateur de Bordeaux : Abraham Gradis (1699 ? -1780), Bordeaux, Féret, 1917.

2 Le rôle joué par Rochefort dans la gestion des troupes coloniales au XVIIIe siècle est traité en détail dans la thèse de doctorat de Boris Lesueur soutenue en 2007, Les troupes coloniales sous l’Ancien Régime. Elle vient de faire l’objet d’une publication : Lesueur B., Les troupes coloniales d’Ancien Régime, Paris, SPM, 2014.

3 SHD, MR 1A 27, fol. 193-194, lettre du 27 mars 1762.

4 SHD, MR 1A 28, fol. 17, lettre du 19 janvier 1763.

5 SHD, MR 1E 172, fol. 77, lettre du 4 février 1763.

6 Ibid.

7 SHD, MR 1E 422, no 41, lettre du 18 janvier 1763.

8 SHD, MR 1A 24, fol. 245, lettre du 5 mai 1759.

9 Morgat A., « Le dépôt des colonies de Rochefort (1765-1790) », article à paraître.

10 SHD, MR R116.

11 SHD, MR 1E 603.

12 SHD, MR R117, lettre de Choiseul du 7 mars 1765.

13 Ils sont ainsi au nombre de 920 le 22 février 1763 (SHD, MR 1E 422, no 117).

14 Lambert de Sainte-Croix A., Essai sur l’histoire de l’administration de la Marine de France, 1689-1792, Paris, Calmann-Lévy, 1892, p. 203-206.

15 Ibid., p. 204.

16 L’essentiel de cet article repose sur la consultation des registres de correspondance du commandant du port et de l’intendant de marine de Rochefort conservés au Service historique de la Défense à Rochefort. Celle-ci a aussi beaucoup servi dans la principale étude sur l’application de la politique navale de Choiseul, la thèse d’École des chartes de René Estienne, soutenue en 1979 et restée inédite, La Marine royale sous le ministère du duc de Choiseul (1761-1766).

17 SHD, MR 1A 24, fol. 405, lettre du 21 juillet 1759.

18 SHD, MR 1A 24, fol. 575, lettre du 28 novembre 1763.

19 SHD, MR 1E 422, no 26, lettre du 13 janvier 1763.

20 SHD, MR 1A 27, fol. 43.

21 SHD, MR 1E 422, no 380, lettre du 12 juin 1763.

22 Ibid., no 415, lettre du 28 juin 1763.

23 SHD, MR 1A 24, fol. 435, lettre du 31 juillet 1759.

24 SHD, MR 1A 27, fol. 475-477, lettre du 12 août 1762.

25 SHD, MR 1E 422, no 198, lettre du 1er mars 1763.

26 Ibid., no 349, lettre du 31 mai 1763.

27 SHD, MR 1E 423, nos 532, 757 et 761, lettres des 23 août, 20 décembre et 24 décembre 1763.

28 SHD, MR 1E 172, fol. 348.

29 Ibid., fol. 141-152.

30 Ibid., fol. 273-280, liste des passagers devant s’embarquer pour ces destinations, 28 avril 1763.

31 Ibid., fol. 297, lettre du 6 mai 1763. Le roi a racheté une frégate en Angleterre pour qu’elle se rende à Rochefort puis transporte le gouverneur de la garnison devant aller prendre possession de Gorée ; ibid., fol. 305-307, état de la garnison et de l’approvisionnement de Gorée pour l’année 1763.

32 Par exemple SHD, MR 1E 172, fol. 23-29, état de ce qui est à envoyer en Louisiane pour les besoins de la colonie, 18 février 1763 ; fol. 85, état des outils et des ouvriers nécessaires pour des travaux en Martinique, 8 février 1763 ; fol. 113-116, état des articles nécessaires à la colonisation de la Guyane, 18 février 1763 ; fol. 143, état des passagers qui doivent s’embarquer pour Saint-Pierre et Miquelon ; fol. 145-147, état des subsistances, effets d’artillerie, munitions de guerre et autres articles à envoyer à Saint-Pierre et Miquelon…

33 Ibid., fol. 139, lettre du 1er mars 1763.

34 SHD, MR 1A 28, fol. 623, lettre du 26 décembre 1763.

35 SHD, MR 1E 172, fol. 77, lettre du 4 février 1763.

36 Ibid., fol. 195-198, lettre du 4 avril 1763.

37 Ibid., fol. 81, lettre du 13 juin 1763. Par exemple, un important versement d’argent est accordé en septembre 1763 à un ancien habitant de l’île Royale afin qu’il puisse s’établir à Cayenne (SHD, MR 1E 174, fol. 283, lettre du 19 septembre 1763.

38 SHD, MR 1E 422, no 54, lettre du 29 janvier 1763.

39 SHD, MR 1A 28, fol. 185, lettre du 9 mai 1763.

40 SHD, MR 1A 27, fol. 247-248, lettre du 24 avril 1762.

41 SHD, MR 1A 28, fol. 349, lettre du 22 juillet 1763.

42 Ibid., fol. 369, lettre du 31 juillet 1763.

43 Godfroy-Tayart de Borms M. F., Kourou 1763. Le dernier rêve de l’Amérique française, Paris, Vendémiaire, 2011.

44 SHD, MR 1E 172, fol. 261-263, lettre du 25 avril 1763. Le SHD Rochefort conserve dans le fonds du quartier de l’inscription maritime de Rochefort deux volumineux registres contenant le nom, l’origine géographique, l’âge et la profession des colons passés le dépôt de Saint-Jean d’Angély. Les Allemands sont très majoritaires.

45 SHD, MR 1A 28, fol. 493 et 525.

46 SHD, MR 1E 172, fol. 329-333, lettre du 9 mai 1763. Le plus cocasse reste que son fils voulait embarquer comme arpenteur à Cayenne. Le ministre ordonne de le débarquer et le fait interdire de séjour dans toutes les colonies !

47 Le 1er novembre, Chanvalon en est encore à aller à Saint-Jean d’Angély pour terminer la liste des passagers qui doivent embarquer sur les bâtiments (SHD, MR 1E 423, no 662).

48 SHD, MR 1A 28, fol. 587, lettre du 30 novembre 1763.

49 SHD, MR 1E 172, fol. 63, lettre du 18 janvier 1763.

50 Ibid., fol. 79, lettre du 4 février 1763.

Auteur

Archiviste-paléographe, est conservateur en chef du patrimoine. Après avoir été en poste à Vincennes au Service historique de la Marine puis chef de la division de Rochefort du Service historique de la Défense, il est depuis 2014 directeur des Archives départementales de la Haute-Marne. Auteur d’une thèse de doctorat portant sur l’histoire politique et institutionnelle du XVIe siècle, ses responsabilités sur des fonds d’archives de la Marine l’ont conduit à publier des études sur les grands voyages maritimes français des XVIIIe et XIXe siècles, sur la cartographie marine ou sur l’administration de la marine à Rochefort au fil des siècles.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search