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L'épuration économique en France à la Libération

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Marc Bergère

Deuxième partie. La diversité des acteurs et des procédures : variables régionales

L’épuration des élites industrielles en Allemagne de l’Est 1945-1952

Marcel Boldorf

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 L’auteur remercie Hervé Joly pour la correction linguistique de cet article.

1Note portant sur l’auteur1

  • 2 Dietrich Staritz, Geschichte der DDR, Francfort/Main, Suhrkamp, 2e éd., 1996, p. 14.

2« La RDA apparaît souvent comme un projet planifié, inventé à Moscou pendant la guerre et réalisé par étapes dans la période de l’après-guerre » : Dietrich Staritz résume ainsi la majorité des recherches historiques sur l’Allemagne de l’Est publiées jusqu’en 19952. La tonalité a changé dans les ouvrages plus récents. En étudiant les archives, les chercheurs se sont rendus compte de ruptures, mais aussi de continuités qui parfois remontent jusqu’à la République de Weimar. Beaucoup de décisions prises entre 1945 et 1949 en zone d’occupation soviétique (ZOS) sont d’origine allemande, donc à peine influencées par la politique de l’occupant. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un système démocratique, mais on ne doit pas surestimer le pouvoir initial du parti socialiste unifié (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands-SED), issu à l’Est en 1946 de la fusion forcée du parti communiste et du parti social-démocrate. Dans le secteur économique, un grand nombre de décisions en matière de personnel furent prises au niveau des entreprises et donc peu influencées par la planification qui, d’ailleurs, restait très limitée jusqu’en 1948.

  • 3 Helga A. Welsh, Revolutionärer Wandel auf Befehl ? Entnazifizierungs-und Personalpolitik in Thürin (...)
  • 4 Pour la police et la justice, voir : Thomas Lindenberger, Herrschaftspraxis und öffentliche Ordnun (...)

3La question de l’épuration économique n’a pas encore été étudiée systématiquement. Le travail n’a été fait que pour l’administration, avec des études sur les différents Länder de la ZOS et de la RDA, notamment sur la Saxe, la Thuringe, le Brandebourg et le Mecklembourg3. Elle montrent que l’épuration a été rigoureuse pour les fonctionnaires, dans la police, la justice ou l’enseignement. Dans certaines branches, les licenciements ont conduit à un manque de personnel qualifié4. Mais, à travers l’exemple du Brandebourg, l’historien Timothy Vogt doute que l’épuration se soit étendue à l’ensemble des groupes sociaux. En effet, la dénazification des élites locales y paraissait difficile, le personnel manquant pour remplacer tous les maires des petites communes rurales accusés de collaboration. Un problème semblable se pose pour les entreprises. Existait-il véritablement une volonté de se débarrasser de tous les collaborateurs nazis, étant donné le manque de main-d’œuvre qualifiée qui règne dans toutes les branches industrielles ?

  • 5 Projet de recherche, financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft et implanté à l’université de (...)

4Cette contribution s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste, récemment commencé, qui porte sur le personnel des entreprises, en excluant celui des administrations5. Pour l’instant peuvent être présentés seulement des résultats préliminaires sur certaines branches industrielles, notamment sur la sidérurgie et sur quatre entreprises de construction mécanique de Leipzig.

  • 6 Thomas Ramge, Die Flicks. Eine deutsche Familiengeschichte über Geld, Macht und Politik, Francfort (...)
  • 7 Karl Eckart, Die Eisen- und Stahlindustrie in beiden deutschen Staaten, Wiesbaden, Steiner, 1988, (...)

5Jusqu’en 1945, presque toutes les usines sidérurgiques de ce qui devient la ZOS appartenaient à Friedrich Flick6. Dans la période nazie, cet industriel avait concentré une bonne partie de ses activités dans les environs de Berlin et en Saxe, en profitant notamment des aryanisations opérées dans ces régions. Il est sorti de la guerre avec d’importants capitaux accumulés. Toutes ses entreprises ont bénéficié du travail forcé. Les Mitteldeutsche Stahlwerke avec leurs usines à Riesa, Gröditz et Lauchhammer méritent ainsi d’être étudiées ; elles comptent plus de 8 000 salariés dans l’après guerre7.

  • 8 Armin Müller, Institutionelle Brüche und personelle Brücken. Werkleiter in Volkseigenen Betrieben (...)

6Par ailleurs, Armin Müller a étudié quatre entreprises de construction mécanique de Leipzig qui ont également été impliquées dans les crimes de guerre nazis ou dans les crimes contre l’humanité8 :

  1. Une usine de construction de machines de reliure dont les propriétaires, les frères Biagosch, ont été membres du NSDAP ; l’entreprise comptait 530 travailleurs forcés pendant la guerre pour 1500 salariés ;
  2. Une usine d’agrafeuses et de brocheuses de 2000 salariés, appartenant à la famille Colditz, sans lien avec le parti nazi ; malgré l’emploi de prisonniers de guerre, elle ne fut mise sous séquestre qu’en 1946 ;
  3. Une entreprise de construction métallique et de zingage dont les principaux actionnaires étaient Fritz Dickhäuser et Wilhelm Hoechstatter, tous deux membres du NSDAP ;
  4. Une usine de construction mécanique lourde, qui fut – comme presque toutes les sociétés par actions – transformée en « société par actions soviétique » (Sowjetische Aktiengesellschaft) ; elle comptait 200 travailleurs forcés pour un effectif habituel de 500 salariés.
  • 9 André Steiner, Von Plan zu Plan. Eine Wirtschaftsgeschichte der DDR, Munich, DVA, 2004, p. 41.

7Aussitôt après le 8 mai 1945, les patrons ont réagi de manière différente à la défaite allemande et à l’occupation par les Soviétiques. Les dirigeants des grandes entreprises font certes l’objet d’un soupçon général. Dans la majorité des cas, on ne pouvait s’attendre à une collaboration quelconque avec le régime. Le reproche, exprimé par les Soviétiques et plus particulièrement par les communistes du SED, était de s’être enrichi pendant la guerre. De fait, conclut André Steiner, toutes les entreprises d’une certaine importance économique furent mises sous séquestre, que les propriétaires aient été des activistes nazis ou non9.

  • 10 Ramge, op. cit., p. 137-145.

8Rares étaient les patrons aussi connus que Flick qui devaient s’attendre à une poursuite sévère immédiate comme criminel de guerre. Celui-ci fut arrêté cinq semaines après la fin de la guerre à sa résidence de campagne en Haute-Bavière et cité devant le tribunal de Nuremberg10. Dans la plupart des autres cas, les reproches étaient bien sûr moins lourds.

  • 11 Müller, op. cit., p. 134.

9Mais d’autres patrons avaient peur de la revanche soviétique qui pouvait à la fois avoir une motivation anti-capitaliste autant qu’anti-fasciste. Dans cette logique, certains d’entre eux prirent la décision de fuir à l’Ouest avant l’installation du gouvernement militaire d’occupation, ce qui pourrait être interprété comme une sorte d’auto-épuration. Sans doute, ils se sentaient menacés par l’arrivée de l’occupant communiste alors qu’ils s’attendaient, auprès des alliés occidentaux, à des répercussions plus modérées. Ces décisions étant en général spontanées, ils continuaient à garder un œil sur les biens et propriétés qu’ils abandonnaient. Le cas d’un des deux propriétaires de l’usine de construction métallique et de zingage de Leipzig illustre une telle fuite11. Fritz Dickhäuser, dont le compagnon Hoechstatter était déjà en détention en tant membre de la NSDAP, a rejoint une propriété familiale dans la région d’Augsbourg en Bavière. Découvert par les Américains en 1946, il est rapidement « dénazifié » et admis peu de temps après à une carrière politique. De tels exemples ont provoqué un accroissement des migrations vers l’ouest entre 1945 et 1946 avant même que le statut des entreprises ait été modifié. Les entreprises concernées sont ensuite considérées comme abandonnées (herrenlose Betriebe).

  • 12 Voir, par exemple : Wolfgang Mühlfriedel et Klaus Wiessner, Die Geschichte der Industrie der DDR b (...)
  • 13 Dietrich Staritz, Die Gründung der DDR. Von der sowjetischen Besatzungsherrschaft zum sozialistisc (...)

10Il n’est pas prouvé que de telles réactions spontanées aient été provoquées par l’existence des comités anti-fascistes. Ces comités étaient composés d’anciens activistes provenant de la classe ouvrière qui avaient été souvent poursuivis par les nazis. Dans les semaines après la fin de la guerre, ils se sont mis à regrouper les forces anti-nazies. Leur rôle était d’aider à remettre en place l’ordre public. Ils se seraient aussi, d’après notamment les auteurs marxistes, attaqués au patronat. L’historiographie est-allemande a insisté jusqu’à la chute du mur sur l’existence d’« actions anti-fascistes12 » qui auraient mené une épuration dans les entreprises en écartant les « fascistes » et les « représentants du grand capital » des postes de direction. Ils auraient été les premiers à initier des mesures d’épuration. À Leipzig par exemple, le Nationalkomitee Freies Deutschland (NKFD) avait 38 sous-comités, répartis dans tous les quartiers de la ville saxonne13. Mais, malgré cette forte présence, il n’est pas établi que les activistes organisés aient cherché à s’ingérer dans la gestion des usines de l’industrie mécanique présentées plus haut.

  • 14 Müller, op. cit., p. 136.
  • 15 Ibid., p. 92.
  • 16 Staritz, Die Gründung…, op. cit., p. 112.

11Les recherches détaillées sur l’histoire des entreprises comme celle d’Armin Müller suggèrent même le contraire. La volonté de collaborer avec le patronat, déjà assez forte sous le nazisme, s’est poursuivie dans l’après-guerre. En 1945 et 1946, les actions des représentants des ouvriers qu’on peut reconstituer n’étaient pas du tout dirigées contre les directions en place. Dans le cas de l’usine de construction métallique et de zingage, une assemblée ouvrière s’est même exprimée le 15 octobre 1945 contre la mise en place d’un administrateur et pour le maintien du directeur Dickhäuser14 De même, le conseil ouvrier de l’usine de machine de reliure a écrit une lettre en faveur du propriétaire Biagosch pour qu’il ne soit pas déclaré coupable de crimes de guerre15. De tels exemples traduisent plus une certaine solidarité vis-à-vis de l’ancien patronat qu’un esprit de confrontation. Par ailleurs, on ne peut pas nier qu’il y ait eu des cas où des syndicalistes ont pris en main la direction d’entreprises abandonnées après la fuite de leurs anciens propriétaires16. Les différentes façons d’agir de ces mouvements de base méritent donc une recherche plus précise à partir des archives.

  • 17 Ibid., p. 101.

12La période de l’existence des comités a été très courte. Les autorités militaires soviétiques n’avaient aucun intérêt à accepter la participation d’un tel mouvement de base dans le domaine politique. Après s’être mis d’accord avec le parti communiste, ils ont dissous avant juin 1945 tous les comités qui refusaient de se faire intégrer dans les nouvelles administrations publiques17. Seuls ceux qui étaient prêts à collaborer avec les autorités étaient transformés en comités de dénazification et placés sous le contrôle administratif des communes.

  • 18 Steiner, op. cit., p. 40.

13L’étape suivante est celle de l’ordonnance n° 124, promulguée en octobre 1945 par le commandement en chef soviétique18 : toutes les entreprises qui appartiennent soit à l’État allemand, soit à des militants actifs de l’ancien parti nazi, soit à des personnes désignées par les Soviétiques sont mises sous séquestre. Les propriétaires perdent leurs biens ou leurs participations, surtout dans les grandes entreprises industrielles.

  • 19 Peter Hefele, Die Verlagerung von Industrie-und Dienstleistungsunternehmen aus der SBZ/DDR nach We (...)

14La mise sous séquestre augmente encore la volonté d’émigrer vers l’Ouest. Pour les patrons, il semble être indispensable de s’assurer d’au moins une implantation dans une des zones occidentales. D’après la recherche quantitative de Peter Hefele, la majorité des entrepreneurs ont quitté la ZOS dans l’année même de leur expropriation19. Les perspectives économiques et professionnelles à l’Ouest semblent être plus rassurantes.

  • 20 Ramge, op. cit., p. 148.
  • 21 Bundesarchiv Berlin, DY 30/IV 2/4/206, p. 34 sq.

15Bien que détenu en prison, Flick a commencé à regrouper ses actifs. Son fondé de pouvoir Konrad Kaletsch, résidant à Berlin, s’est occupé de ses affaires. Les trois quarts des établissements de la société Flick KG situés en ZOS avaient été mis sous séquestre. Flick a choisi lui-même les administrateurs de son groupe industriel. Il en a confié la direction à deux banquiers, Hermann Josef Abs et Robert Pferdemenges, qui sont devenus ses plus importants partenaires dans les années 1950 et 196020. L’expropriation des actifs n’a pas dissuadé Kaletsch de poursuivre ses efforts pour en regagner le contrôle. Depuis octobre 1945, les activités des dirigeants du groupe dans la ZOS sont sous l’observation du département de l’économie du comité central du SED. Ceci est particulièrement bien documenté pour les aciéries de Riesa en Saxe21.

16Le ministère de l’Économie de la Saxe confie à un ancien manager de Flick la gérance des biens du groupe. On peut faire ici un parallèle avec la situation à l’Ouest, les anciens dirigeants arrivant, pour un certain temps, à garder une certaine influence. À la tête de l’aciérie de Riesa, on a placé le soudeur Erich Pfrötzschner, un ouvrier de l’entreprise depuis 1921 emprisonné par les nazis en 1933. Mais il n’a pas grand pouvoir. Jusqu’en 1946, tous les biens de Flick en Saxe demeurent en pratique sous le contrôle des anciens dirigeants. Ce n’est qu’en 1947 que l’administration publique se saisit du problème : un des anciens directeurs est arrêté en zone d’occupation française par les Américains, un autre parvient à s’enfuir de justesse de la ZOS.

  • 22 Pour les exemples qui suivent, voir Müller, op. cit., p. 92, 129 sq., 135 sq.

17Les nouvelles administrations n’étaient donc pas encore assez bien installées et organisées pour assurer un contrôle efficace de l’économie. On observe des tendances semblables dans les usines mécaniques de Leipzig22. Le propriétaire de l’usine d’agrafeuses et de brocheuses Ludolf Colditz, n’ayant pas été membre du NSDAP, est nommé administrateur de sa propre entreprise. Il cherche à échapper à l’expropriation bien qu’il ait employé pendant la guerre de la main-d’œuvre forcée et qu’il ait été classé comme profiteur de guerre. Résidant en Bavière, Dickhäuser essaie de s’opposer à la dépossession en embauchant (probablement à l’automne 1945) un gérant qui, lui aussi, est soutenu par la délégation ouvrière de l’usine. Une assemblée générale du personnel de l’entreprise s’est exprimée en faveur de l’ancien patron. Dans l’usine de construction de machines de reliure, les frères Biagosch, tous les trois membres de la NSDAP, cherchent à s’opposer à la politique officielle de démontage et de réparation. Leurs efforts sont soutenus par le comité d’entreprise (Betriebsrat) : les délégués ont signé une lettre favorable aux propriétaires envoyée à l’administration allemande. Les anciens dirigeants semblent donc arriver à conserver, au moins un certain temps, une influence considérable sur la gestion de leurs entreprises.

  • 23 Steiner, op. cit., p. 41 ; Mühlfriedel, Wiessner, op. cit., p. 42.

18Pour remédier à cette situation, les nouvelles autorités ont installé des commissions de séquestre qui commencent à travailler entre décembre 1945 et janvier 194623. Elles sont composées de membres des partis dits antifascistes, des organisations de masse et des représentants des administrations elles-mêmes. Elles sont chargés d’établir quel patron doit être considéré comme un militant de la NSDAP ou un profiteur de guerre et qui, en conséquence, doit être exproprié. Les syndicalistes et les membres du SED cherchent à pousser le processus alors que les membres des partis « bourgeois », chrétiens-démocrates et libéraux, essaient de le freiner. Mais la ligne sévère adoptée fait que presque toutes les grandes usines et une partie des usines moyennes sont concernées.

  • 24 Hermann Weber, Die DDR 1945-1990, Munich, Oldenbourg, 3e éd., 2000, p. 14.
  • 25 Steiner, op. cit., p. 42.

19Le SED tient à faire valider l’expropriation par un référendum. En Saxe, où se trouve 4 800 des 7 000 entreprises mises sous séquestre sur la base de l’ordonnance 124, un tel scrutin a lieu en juin 1946 : 78 % des votants s’expriment en faveur de la dépossession des « criminels de guerre24 ». Les entreprises deviennent alors, selon l’expression employée, « propriété du peuple ». Mais au point de vue économique, ce sont les pouvoirs publics qui en prennent le contrôle, d’abord les communes et les provinces, ensuite la République avec ses institutions25. Les autres Länder de la ZOS suivirent l’exemple de la Saxe, mais sans scrutin de ratification. Il y a eu ensuite quantité de plaintes et réclamations, qui ne cessent qu’en 1948 lorsque la SMAD promulgue une ordonnance approuvant l’expropriation définitive. Ainsi, vers la fin de cette année, 60 % du secteur industriel se trouve formellement propriété de l’État.

  • 26 Müller, op. cit., p. 70.
  • 27 Ibid., p. 129.

20À la suite du référendum, un grand nombre d’entrepreneurs partent à l’Ouest. Les frères Biagosch, par exemple, ont quitté leur entreprise dès 1946, pour en implanter une autre d’abord dans la ville rhénane de Neuss et plus tard, en 1948, à Bielefeld en Westphalie26. Beaucoup d’anciens propriétaires agissent de la même façon, ainsi qu’un certain nombre de directeurs et de techniciens. De nouvelles entreprises naissent ainsi dans les zones occidentales, offrant de meilleures perspectives commerciales et professionnelles. Pendant la phase de transition de 1947 à 1948, toutes les grandes usines de la ZOS passent entre les mains de gérants nommés par les administrations en charge de l’économie. Dans le cas du groupe Flick, les anciens directeurs et techniciens sont devenus, comme on l’a vu, les premiers administrateurs. Dans d’autres cas comme l’entreprise Colditz, c’est l’ancien patron lui-même qui occupe cette fonction. Sa position lui permet de diviser l’opinion des salariés de l’entreprise27. À cette époque, seule l’usine de construction de machines lourdes transformée en société soviétique par actions (SAG) voit arriver un ouvrier à sa tête. La période de séquestre qui se prolonge jusqu’en 1948 est donc dominée par les anciens dirigeants.

  • 28 Peter Hübner, « Betriebe als Träger der Sozialpolitik, betriebliche Sozialpolitik (SBZ) », in Udo (...)

21Mais l’influence des milieux ouvriers augmente progressivement au sein des entreprises. Les représentants ouvriers gagnent en influence dans les établissements, tandis que le SED fait de même dans l’appareil administratif. Une structure politique se développe au sein des entreprises contrôlées par l’État. En 1948, dans plus de 140 000 entreprises de la ZOS, des délégations syndicales (Betriebsgewerkschaftsleitungen) sont élues par les ouvriers28. Peu après, des cellules du parti (Betriebsparteiorganisationen) sont introduites dans toutes les entreprises. Les représentants syndicaux et les responsables du SED s’emparent de fonctions de direction et notamment des décisions relatives au choix du personnel. On assiste donc à l’émergence d’une couche de militants provenant de la classe ouvrière – ou plus précisément du SED, qui servent de courroie de transmission du pouvoir politique au sein des entreprises. Les communistes arrivent ainsi à évincer les anciens militants sociaux-démocrates et les syndicalistes.

  • 29 Steiner, op. cit., p. 43.
  • 30 Rainer Geissler, Die Sozialstruktur Deutschlands. Ein Studienbuch zur Entwicklung im geteilten Deu (...)

22En 1948, les directions de la plupart des usines nationalisées ont été changées : plus de la moitié de dirigeants des entreprises industrielles de la Saxe sont alors issus de la classe ouvrière29 ; 90 % d’entre eux n’ont qu’une éducation primaire. Pour les former à leur nouvelle fonction, le SED organise des cours de base en gestion dans des écoles spécialisées. Ce faible niveau de formation des dirigeants peut expliquer la rapide centralisation de l’économie et la transformation en un système planifié. Des recherches pour des périodes ultérieures confirment cette tendance : en 1975, 75 % des dirigeants d’entreprise proviennent de la classe ouvrière30.

  • 31 Voir pour les deux points qui suivent Georg Wagner-Kyora : « „Wenn man die Ohren in der Masse aufm (...)

23Deux points sont importants pour expliquer la facilité avec laquelle des membres de la classe ouvrière parviennent à un poste de dirigeant d’entreprise, qui paraît étonnant si l’on se réfère à la multiplicité de tâches qu’un entrepreneur doit accomplir dans une économie de marché31 :

  1. Les exigences à l’égard de la direction d’une entreprise ne sont plus comparables à ce qu’elles étaient auparavant. Dans le domaine économique, elles se limitent à assurer l’exécution des directives du plan central et à assurer que les objectifs de celui-ci soient réalisés ;
  2. Au-delà, les nouveaux dirigeants doivent assurer le respect des objectifs de la planification au niveau des salariés. Faisant partie eux-mêmes de la classe ouvrière, ils se trouvent dans un processus permanent de négociation.

24Les hiérarchies dans les entreprises ne sont pas renforcées. Renforcé par les agents syndicaux et les délégués du SED, toute question d’une certaine importance menait à une discussion entre les acteurs concernés, c’est-à-dire le dirigeant et les directeurs et, de surcroît, les représentants des syndicats et du SED. Le résultat de ces deux points était une relative faiblesse de la position de dirigeant d’entreprise. De plus, elle était transformée en une tâche extrêmement politique qui n’était plus comparable à celle de l’entrepreneur sur le marché libre. Quant aux nouveaux dirigeants, il leur importait surtout d’avoir la compétence dans toute sorte de discussion et de savoir intervenir dans tous les instances, soit envers les représentants des ouvriers, soit à propos de l’appareil bureaucratique de l’État. Comme la présence personnelle du SED s’accroissait dans l’administration des entreprises, la plupart des dirigeants provenaient du parti unifié.

  • 32 Arnd Bauerkämper, Die Sozialgeschichte der DDR, Munich, Oldenbourg, 2005, p. 37.
  • 33 Peter Hübner, « Industrielle Manager in der SBZ/DDR. Sozial-und mentalitätsgeschichtliche Aspekte  (...)

25Les élites techniques dans les entreprises, par exemple les ingénieurs, ne prenaient pas le même chemin32. La dénazification n’était pas très efficace pour ce groupe social, assez peu touché par les licenciements. Au début de l’année 1949, Fritz Selbmann, vice-président de la Deutsche Wirtschaftskommission, le gouvernement préliminaire de la RDA, et directeur de la section industrie de cette administration, donna un bilan sur ce sujet dans la Einheit, l’organe du SED33. Il constatait qu’une nouvelle élite, provenant de la classe ouvrière ne pourrait être formée qu’à long terme. Il élargit son regard sur la totalité des directeurs de la gestion, de l’administration économique et technique et souligna qu’on avait besoin pour une certaine période de transition pour remplacer l’ancienne intelligence technique. Il répartit celle-ci entre trois catégories :

  1. les intellectuels progressistes (dans la ligne du SED) ;
  2. les technocrates neutres (formant la plus grande partie) ;
  3. les anciens cadres, souvent réactionnaires (à tolérer pour un certain temps).

26Sous ces circonstances, le SED favorisait les administrations mixtes des entreprises, dominées par les militants du parti. Selon Selbmann, on n’était pas pressé à introduire des cadres d’origine ouvrière. Peu à peu, la situation devait s’améliorer par l’intégration de personnes qui avaient parcouru leur formation professionnelle dans le nouveau système d’éducation. En effet, ce changement générationnel s’effectua peu à peu jusqu’à la fin des années 1950.

  • 34 Wolfgang Zank, Wirtschaft und Arbeit in Ostdeutschland 1945 – 1949. Probleme des Wiederaufbaus der (...)

27Il reste à vérifier quel rôle jouait l’épuration politique dans ce processus de transformation des directions d’entreprises. En mars 1948, les commissions de dénazification étaient dissolues. Jusque là, elles avaient tâché à soutenir l’appareil administratif dans son but d’écarter les personnes qui pourraient devenir dangereuses pour la réorganisation de la société. Quant au monde économique, ceci n’a pas encore été exploré à fond. Dans certains secteurs publics, par exemple les chemins de fer ou la poste, on peut voir que les licenciements étaient à maintes reprises temporaires34. Ainsi, les personnes qui ont été moins attachées au régime nazi arrivaient à être rembauchées dans les entreprises. On peut supposer que les pratiques dans le reste du monde industriel furent semblables.

  • 35 Ibid., p. 51 ; Vogt, op. cit., p. 107-113.

28Il faut ajouter que la législation envers les militants de la NSDAP changea. D’abord, la directive du conseil allié du 12 janvier 1946 fut adaptée en ZOS, distinguant entre simples membres du parti et activistes qui méritaient un traitement plus sévère. Une opinion, sûrement incorrecte, mais exprimée parfois dans la l’historiographie, est que la dénazification s’arrêta avec la dissolution des commissions installées à ce propos35. En principe, l’ordre soviétique de février 1948 arrêta toute poursuite concernant les anciens militants de la NSDAP à condition qu’elle n’ait pas la chance d’aboutir à la citation devant un tribunal. Mais les pratiques sur le niveau des entreprises étaient très hétérogènes. Les disputes autour du licenciement du directeur Rothe de l’usine de construction de machines de reliure à Leipzig peuvent en donner l’impression.

  • 36 Müller, op. cit., p. 92 sq.

29Au printemps 1948, le groupe SED dans l’entreprise s’exprime pour la révocation du directeur Rothe de ses fonctions ; celui-ci s’opposa à cette décision en insistant sur le fait que l’épuration était terminée depuis mars 194836. Dans un vote commun, les directeurs de l’usine s’expriment en faveur de Rothe afin qu’il reste sur son poste. L’ancien directeur syndical, M. Noack, s’engageait en faveur de Rothe, d’abord avec un effet suspensif. Mais la cellule du SED ne cessa pas les attaques contre le directeur Rothe. En octobre 1948, on peut lire dans une déclaration du SED que l’usine aurait besoin de plus de cadres fiables pour assurer la meilleure direction. D’après cette déclaration, Rothe s’était moqué du mouvement des activistes. Il fallait, ajouta un militant du SED, enfin mettre une fin à la dénazification dans les entreprises. L’emploi de ce dernier argument est très intéressant. Il montre que la dénazification et l’épuration servaient comme argument tactique pour se débarrasser du directeur mal-aimé. Rothe est donc licencié après un nouveau changement du dirigeant d’usine.

  • 37 Norbert Frei, « NS-Vergangenheit unter Ulbricht und Adenauer. Gesichtspunkte einer vergleichenden (...)
  • 38 Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland. Vergangenheitsbewältig unge (...)

30Après la dissolution des commissions de dénazification, l’épuration pour des raisons politiques changea d’aspect. Les personnes furent jugées d’après leur comportement vis-à-vis du régime communiste. Des traits caractéristiques, considérés comme négatifs, avaient maintenant plus d’importance, par exemple le manque de volonté de s’adapter aux exigences formulées par le parti. L’épuration fut de plus en plus instrumentalisée pour se débarrasser de personnages non désirées37. Enfin, deux lois marquaient officiellement la fin de l’épuration : La chambre des députés (Volkskammer) de la RDA, la, promulguait en novembre 1949 une loi sur l’amnistie des anciens militants nazis et des officiers de la Wehrmacht. Trois années plus tard, une autre loi suivit qui rendit tous les droits civils à ces deux groupes38.

31Bien sûr, ces deux lois n’étaient pas la fin des poursuites pour des raisons politiques. À partir de février 1950, le Ministère pour la sécurité d’État (Ministerium für Staatssicherheit, en abrégé Stasi) commença à interférer dans les affaires. Quand il s’agissait de justifier le licenciement d’un directeur disgracié, on trouva souvent des arguments dans le passé, démontrant que la personne avait été en bonnes relations avec le parti nazi ou militant du NSDAP.

  • 39 Müller, op. cit., p. 114-125, 148-150.

32Il y avait beaucoup de chemins pour devenir directeur d’usine. Mais dans les années 1950, ce sont surtout les anciens militants du parti communiste d’origine ouvrière qui accèdent à ce poste. On peut voir cela dans deux entreprises de Leipzig39. Dans l’usine de reliure, Max Pfeiffer devenait directeur de 1948 et resta dans cette fonction jusqu’en 1956, protégé par le SED. L’usine de construction métallique et de zingage était dirigée de 1947 jusqu’en 1956 par le syndicaliste communiste Bormann. Celui-ci était entré dans l’entreprise comme constructeur en 1933, devenu militant du KPD en 1945 et puis délégué ouvrier.

33Le processus de remplacement des anciennes élites par de nouveaux cadres était de longue durée et pas un acte révolutionnaire comme on peut lire parfois dans la littérature. Pour conclure, cinq points doivent être mis en évidence :

  1. Dans la période d’après guerre, et même après la dépossession des entreprises, il y avait un certain immobilisme dans les directions des grandes entreprises. Ceci permettait aux anciens propriétaires de conserver une certaine influence dans leurs établissements.
  2. Il fallait une transformation politique pour implanter les militants du SED, les représentants de la classe ouvrière, dans la fonction de dirigeant d’usine.
  3. L’épuration de l’économie n’était donc pas aussi efficace que dans le secteur public. L’argument d’avoir été nazi servait surtout après 1948 de raison pour justifier des licenciements de dirigeants et directeurs.
  4. On peut parler d’une instrumentalisation de l’épuration – dans le sens que la loyauté envers le SED jouait un plus grand rôle qu’un passé vertueux. La définition de l’anti-fascisme de la part du SED correspondait tout à fait à cette dernière observation.
  5. Une dernière remarque concerne un point en commun avec la France : l’épuration des élites industrielles était plutôt un effet du changement des structures qu’une épuration au sens propre du mot.

Notes

1 L’auteur remercie Hervé Joly pour la correction linguistique de cet article.

2 Dietrich Staritz, Geschichte der DDR, Francfort/Main, Suhrkamp, 2e éd., 1996, p. 14.

3 Helga A. Welsh, Revolutionärer Wandel auf Befehl ? Entnazifizierungs-und Personalpolitik in Thüringen und Sachsen 1945 – 1949, Munich, Oldenbourg, 1989 ; Damian Van Melis, Entnazifizierung in Mecklenburg-Vorpommern. Herrschaft und Verwaltung 1945 – 1948, Munich, Oldenbourg, 1999 ; Timothy R. Vogt, Denazification in Soviet-Occupied Germany. Brandenburg, 1945 – 1948, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000.

4 Pour la police et la justice, voir : Thomas Lindenberger, Herrschaftspraxis und öffentliche Ordnung im SED-Staat 1952-1968, Cologne, Böhlau, 2003 ; Hermann Wentker, Justiz in der SBZ/DDR. Transformation und Rolle ihrer zentralen Institutionen, Munich, Oldenbourg 2001.

5 Projet de recherche, financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft et implanté à l’université de la Ruhr de Bochum : « L’épuration des élites économiques en ZOS/RDA, 1945-1958 ».

6 Thomas Ramge, Die Flicks. Eine deutsche Familiengeschichte über Geld, Macht und Politik, Francfort/ Main, Campus, 2004, p. 86-100.

7 Karl Eckart, Die Eisen- und Stahlindustrie in beiden deutschen Staaten, Wiesbaden, Steiner, 1988, p. 37.

8 Armin Müller, Institutionelle Brüche und personelle Brücken. Werkleiter in Volkseigenen Betrieben der DDR in der Ära Ulbricht, Cologne, Böhlau, 2006, p. 68-83.

9 André Steiner, Von Plan zu Plan. Eine Wirtschaftsgeschichte der DDR, Munich, DVA, 2004, p. 41.

10 Ramge, op. cit., p. 137-145.

11 Müller, op. cit., p. 134.

12 Voir, par exemple : Wolfgang Mühlfriedel et Klaus Wiessner, Die Geschichte der Industrie der DDR bis 1965, Berlin (Est), Akademie-Verlag, 1989, p. 38.

13 Dietrich Staritz, Die Gründung der DDR. Von der sowjetischen Besatzungsherrschaft zum sozialistischen Staat, Munich, DTV, 3e éd., 1995, p. 100 sq.

14 Müller, op. cit., p. 136.

15 Ibid., p. 92.

16 Staritz, Die Gründung…, op. cit., p. 112.

17 Ibid., p. 101.

18 Steiner, op. cit., p. 40.

19 Peter Hefele, Die Verlagerung von Industrie-und Dienstleistungsunternehmen aus der SBZ/DDR nach Westdeutschland, Stuttgart, Steiner, 1998, p. 88.

20 Ramge, op. cit., p. 148.

21 Bundesarchiv Berlin, DY 30/IV 2/4/206, p. 34 sq.

22 Pour les exemples qui suivent, voir Müller, op. cit., p. 92, 129 sq., 135 sq.

23 Steiner, op. cit., p. 41 ; Mühlfriedel, Wiessner, op. cit., p. 42.

24 Hermann Weber, Die DDR 1945-1990, Munich, Oldenbourg, 3e éd., 2000, p. 14.

25 Steiner, op. cit., p. 42.

26 Müller, op. cit., p. 70.

27 Ibid., p. 129.

28 Peter Hübner, « Betriebe als Träger der Sozialpolitik, betriebliche Sozialpolitik (SBZ) », in Udo Wengst (dir.), Geschichte der Sozialpolitik in Deutschland nach 1945, vol. 2 : Die Zeit der Besatzungszonen. Sozialpolitik zwischen Kriegsende und der Gründung zweier deutscher Staaten, Baden-Baden, Nomos, 2001, p. 926.

29 Steiner, op. cit., p. 43.

30 Rainer Geissler, Die Sozialstruktur Deutschlands. Ein Studienbuch zur Entwicklung im geteilten Deutschland, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1992, p. 207. Ce chiffre est tombé à 69 % en 1988.

31 Voir pour les deux points qui suivent Georg Wagner-Kyora : « „Wenn man die Ohren in der Masse aufmacht und in ihr Bewusstsein blickt… “Fragen nach dem Selbstverständnis von Generationen in IM-Berichten über die Karbidarbeiter der Buna-Werke Schkopau », in Hermann-Josef Rupieper (dir.), Die mitteldeutsche Chemieindustrie und ihre Arbeiter im 20. Jahrhundert, Halle/Saale, Mitteldeutscher Verlag, 2005, p. 363-366.

32 Arnd Bauerkämper, Die Sozialgeschichte der DDR, Munich, Oldenbourg, 2005, p. 37.

33 Peter Hübner, « Industrielle Manager in der SBZ/DDR. Sozial-und mentalitätsgeschichtliche Aspekte », Geschichte und Gesellschaft, vol. XXIV, 1998, p. 55-80, ici p. 70 sq.

34 Wolfgang Zank, Wirtschaft und Arbeit in Ostdeutschland 1945 – 1949. Probleme des Wiederaufbaus der Sowjetischen Besatzungszone, Munich, Oldenbourg, 1987, p. 49.

35 Ibid., p. 51 ; Vogt, op. cit., p. 107-113.

36 Müller, op. cit., p. 92 sq.

37 Norbert Frei, « NS-Vergangenheit unter Ulbricht und Adenauer. Gesichtspunkte einer vergleichenden Bewältigungsforschung », in Jürgen Danyel (dir.), Die geteilte Vergangenheit. Zum Umgang mit Nationalsozialismus und Widerstand in beiden deutschen Staaten, Berlin, Akademie Verlag, 1995, p. 125-132.

38 Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland. Vergangenheitsbewältig ungen 1949 – 1969 oder : Eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte im Kalten Krieg, Paderborn, Schöningh, 2002, p. 63-75.

39 Müller, op. cit., p. 114-125, 148-150.

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