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L'Europe des sciences et des techniques

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Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

La nature

La nature : connaissance, usages, contraintes

Grégory Quenet

Texte intégral

Connaître pour mieux exploiter la nature

1L’invention conjointe de la perspective et de l’idée de paysage à la Renaissance marque une accélération significative du lien entre connaissance et exploitation de la nature. En effet, cet art de la vision exerce des relations de pouvoir sur l’espace environnant, d’abord celui des cités italiennes puis celui des espaces ruraux soumis au contrôle urbain (Cosgrove, 1985). Le pouvoir visuel donné par la mise en paysage est complémentaire des relations de pouvoir réels que les hommes exercent sur la terre comme propriété. De nombreuses figures le montrent à l’aube de l’époque moderne. Employé par la République de Venise comme cartographe, Christoforo Forte est inspecteur de la Provveditori sopra i beni inculti, l’administration qui supervise l’asséchement des marais et l’irrigation des terres arides dans la seconde moitié du XVIe siècle. Renommé pour ses cartes, Forte est aussi un peintre de paysage qui a écrit en 1580 un traité sur cet art. Même s’il se définit modestement comme un praticien, son art repose sur la chorographie d’origine ptoléméenne et une science de la perspective, qui est à la fois fondée sur la mesure des distances et des angles, et pratique grâce à l’usage d’un miroir graticulé (divisé en carrés égaux). La même géométrie est à l’œuvre pour la formation des marchands à la pesée à vue, à l’art de la navigation d’un point à un autre, à l’arpentage, à la cartographie et à l’artillerie.

2L’anthropologue Philippe Descola a inscrit cette mathématisation de la nature dans un mouvement plus général, qui se déploie entre la Renaissance et la révolution scientifique du XVIIe siècle : la mise en place d’un dualisme propre à l’Occident, séparant nature et culture pour instaurer ce qu’il nomme un « grand partage » (Descola, 1995). Un dessin de Roelant Savery, au service de l’empereur Rodolphe II à Prague, et conservé au musée du Louvre – Le paysage montagneux avec un dessinateur (1606) – illustre le paradoxe de la perspective appliquée à la représentation de la nature. Le peintre s’est représenté lui-même dans le coin gauche du paysage qu’il produit par son geste. Le grand historien de l’art Panofsky a nommé « objectivation du subjectif » (Panofsky, 1975) cette façon de produire un objet qui se donne comme une image réaliste du monde extérieur à partir d’une subjectivité-œil qui découpe une portion du monde environnant. Ce processus donne aux humains la possibilité de maîtriser ce qui les environne puisqu’ils sont eux-mêmes le principe et l’origine d’une substance naturelle stabilisée. Selon Descola, ce face-à-face entre l’individu et la nature caractérise une nouvelle modernité scientifique et technique, terriblement efficace dans sa capacité à exploiter la nature, mais pauvrement équipée pour comprendre la complexité de ses dynamiques.

3Pour l’historien, ces liens qui unissent paysage, géométrie, physique et optique, se mettent en place par tâtonnements, grâce à des espaces sociaux qui ne sont pas nécessairement ceux du laboratoire ou des académies. Prenons le cas du télescope (Hamou, 1999) [focus Lunette de Galilée*]. La première demande de patente pour cet instrument est déposée par un dénommé Janssen à Middelbourg en 1606, avec deux autres compagnons. Escroc, voleur et faux-monnayeur notoire, il est le premier à flairer une utilité à cette manière de tailler et de combiner les lentilles qui vient sans doute des ateliers d’artisans de Pise. Depuis le XIIIe siècle, ces lunettiers recherchent pour leur client la vision nette, ayant peu à faire avec le grossissement. Ce sont les milieux militaires autour du prince de Nassau, et en particulier le grand Spinola, qui perçoivent l’intérêt stratégique de la lunette car « étant sur la tour de La Haye, on voit par lesdites lunettes clairement l’horloge de Delft, et les fenêtres de l’Église de Leyden ». Le prince refuse d’accorder une patente à une arme qui serait incontrôlable et verse trois cents écus à Janssen « à la charge de n’apprendre ledit métier à personne du monde, ce qu’il a promis très volontiers, ne voulant point que les ennemis s’en pussent prévaloir contre nous ». La capacité de mettre en œuvre l’ontologie naturaliste et ses outils n’est pas également distribuée dans la société.

4En vérité, le mode de connaissance le plus répandu est une technologie de papier, une entreprise de description de la nature et d’inventaire de ses richesses qui trouve sa source dans la découverte du Nouveau Monde, d’une nature à la fois inconnue, abondante et menaçante [Découvrir*]. Commençant à partir des côtes et d’implantations dispersées, les récits des explorateurs pénètrent peu à peu à l’intérieur des terres. Les descriptions de la Nouvelle-Angleterre par les colons anglais – par exemple Richard Hakluyt dans son Discourse concerning western plantations (1584) – s’organisent en listes, décrivant les éléments de la nature les uns après les autres (bois, rivières, poissons, fourrures…) comme de futurs produits à exploiter (Cronon, 1983). Cette « commodification » de la nature a pour conséquence d’isoler les éléments de leur écosystème, au détriment de la prise en compte des relations écologiques locales. Les correspondances manuscrites et l’imprimerie font circuler ces informations, permettant une accumulation sans précédent de connaissances, qui sera démultipliée au XVIIIe siècle par les « centres de calcul » (jardins botaniques, sociétés académiques, musées et cabinets de curiosité) et la « machine coloniale » (McClellan et Regourd, 2012) [focus Machine coloniale*].

5Sous l’influence de la botanique et des consignes données par les institutions scientifiques, ces pratiques sont routinisées selon un protocole uniformisé et précis, charge au capitaine du navire de faciliter le travail du médecin et du botaniste. Ces inventaires scientifiques s’appuient sur un travail de dénomination qui débute avec les lieux, recouvrant la nature des natifs (Dening, 1980). Lorsque l’Espagnol Mendaña aborde les actuelles îles Marquises en 1595, il nomme la première île La Magdalena, San Pedro la deuxième en souvenir de l’apôtre, Hiva Oa abordée un dimanche devient la Dominica, Tahuata est Santa Cristina car ce jour de juillet est celui de la fête de la vierge martyre.

6Il nomme l’ensemble, y compris les îles qu’il n’a pas visitées, Las Marquesas de Mendoza pour son patron Don García Hurtado de Mendoza, Marquis de Cañete, vice-roi du Pérou. Les habitants en place avaient des noms précis pour chaque île, chaque lieu, racontant une histoire précise, mais pas de nom pour désigner l’ensemble qui était tout simplement la Terre des hommes, Te henua Te Enata. Les Espagnols ne reviendront pas et laisseront peu de marques, exceptées l’assignation de ces îles sur une carte espagnole, faisant entrer ces terres dans un système de coordonnées européennes. Ce processus se prolonge par couches successives car l’Anglais James Cook renomme certains lieux en 1774, la baie Madre de Dios devenant Resolution Bay. En 1791, le Français Marchand prend possession du groupe nord au nom de Louis XVI, ignorant que le roi va vers son emprisonnement final, et les nomme îles de la Révolution en commémoration d’un des plus remarquables événements du siècle.

7Cette découverte de la nature du Nouveau Monde déclenche un puissant mouvement réflexif dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce retour vers la nature proche se manifeste par l’exploration botanique des environs des villes et des villages, créant un nouveau type de savoir, local (Cooper, 2007). À travers l’inventaire des plantes locales se fabrique une « indigénéité » européenne, c’est-à-dire un partage entre la flore native et la flore étrangère. Les nouveaux mondes entrainent l’Europe dans une quête identitaire qui passe par la science. Excursions, dessins, catalogues et bientôt jardins botaniques occupent les professeurs de médecine et leurs étudiants, ainsi que les élites urbaines. La minéralogie introduit la notion de richesse naturelle, embrassant la diversité des minerais, y compris ceux dont la valeur n’a pas encore été reconnue. Cette double entreprise floristique et minéralogique concerne les territoires allemands et scandinaves, moins l’Angleterre, la France et les Provinces Unies. De fait, Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal Society de Londres à partir de 1662, d’origine allemande, échoue à convaincre ses collègues de s’atteler à l’histoire naturelle de leurs provinces. Ces différences nationales sont généralement interprétées comme l’opposition entre le caméralisme des États allemands, attentif à la bonne gestion administrative locale, et le mercantilisme des puissances coloniales, centré sur le commerce international. Cette opposition entre deux systèmes peut être nuancée comme le montre le développement de l’histoire naturelle des villes en France au XVIIIe siècle (Van Damme, 2012).

8Au-delà des différences entre mercantilisme et caméralisme, le cas français montre aussi que l’inventaire des richesses de la nature s’exerce différemment selon les parties du pays. La construction de l’État moderne et sa territorialisation se traduisent par la mise en place de frontières linéaires qui procèdent d’une longue phase de découverte des régions de frontières. Les montagnes frontalières naissent progressivement comme zones dans les répertoires de la description, de l’exploration et de la valorisation. C’est le cas des Alpes mais aussi, moins connu, des Pyrénées (Briffaud, 1994). Grâce à l’utilisation de la géométrie et du baromètre naît une définition objectivée de la montagne selon l’altitude rapportée à un niveau de base, alors qu’auparavant le concept de hauteur était relatif à la position subjective de l’observateur [Voyages lointains*]. Cette invention conceptuelle et technique met fin à la confusion entre montagne, collines et simples dunes, confondues jusque-là par le même figuré sur les cartes. Cette objectivation a été préparée par une première phase de valorisation fin XVe-début XVIe, dans le prolongement du paysage et de la perspective. La Sommaire description du païs et comté de Bigorre (1614) de Guillaume Mauran constitue la première véritable description géographique d’une région des Pyrénées et de ses richesses, s’inscrivant dans un contexte de défense de l’identité d’un « pays » et des privilèges liés à la reconnaissance de cette identité. L’ascension du Mont-Aiguille par Antoine de Ville en 1492 sur ordre de Charles VIII ouvre une longue période de production étatique des représentations de l’espace géographique, mise en œuvre par les ingénieurs et les cartographes, accélérée par l’érection des Pyrénées en frontière naturelle en 1659 : carte de Sanson en 1675 (Carte des Monts-Pyrénées où sont marqués les passages de France et d’Espagne), puis Carte générale des Monts-Pyrénées des ingénieurs-géographes militaires Roussel et La Blottière en 1719. Louis de Froidour grand-maître des eaux et forêts de Toulouse en donne la meilleure description statistique. Les eaux thermales et les métaux appartiennent à la même catégorie des richesses enfouies à l’intérieur de la terre. La querelle des montagnes du XVIIIe siècle, sur la théorie de la terre et la question du déluge n’aurait pu avoir eu lieu sans ces phases d’appropriation et de valorisation des espaces pyrénéens et alpins.

La formidable transformation des environnements à l’époque moderne

9À partir des années 1500, l’impact des sociétés humaines sur leur environnement s’intensifie, en Europe mais aussi dans l’empire Moghol en Inde, en Chine, au Japon et dans les territoires du Nouveau Monde (Richards, 2003). C’est la rencontre de deux phénomènes, les progrès de l’interconnexion des marchés produits par le commerce global et l’essor d’États modernes dotés de nouveaux outils et d’un degré d’efficacité croissant. Ces puissances centralisées exercent une pression croissante sur leur territoire et leurs périphéries pour en tirer des ressources. L’accumulation du capital permise par la marchandisation de la nature rapproche gouvernements et élites, avant de permettre l’augmentation du niveau de vie de segments plus larges de la société. L’Europe occidentale a été le premier bénéficiaire de ce système monde grâce à un contrôle du trafic maritime international qui occupe la place laissée vacante par le retrait continental de certaines puissances non européennes dans l’océan indien (Inde, Chine, Iran). Le commerce international ne contribue que pour une petite part à la formation du capital dans ces pays, mais il joue un rôle déterminant pour renforcer la dimension industrielle et urbaine face aux bases agricoles de l’économie, nourrissant la science et la technique dans leur capacité à transformer l’environnement. Ces usages démultipliés de la nature s’appuient sur un gigantesque effort de connaissance, marqué par la compétition entre puissances pour accéder à des ressources abondantes et à faible coût.

10Les Provinces Unies constituent l’exemple le plus impressionnant de cette intensification environnementale (Richards, 2003) [focus Pays-Bas*]. La science et la technique ont joué un rôle essentiel pour faire de ce petit pays un des paysages les plus intensément mis en valeur de l’époque moderne, territoire dont l’impact s’étend bien au-delà de ses frontières en s’appuyant sur six piliers :

  • la puissance militaire a servi de matrice aux aménagements car les 50 000 hommes de 1607, rigoureusement organisés et équipés, bénéficient des meilleurs ingénieurs militaires, capables de dresser en un temps très court, grâce à l’usage de la terre battue plutôt que de la pierre, des fortifications à l’italienne capables de résister à l’artillerie moderne [Technique et science militaires*] ;

  • l’immigration continue venue du Sud des Pays-Bas et de l’Allemagne a, non seulement, compensé la rareté de la main-d’œuvre, mais aussi apporté les compétences techniques nécessaires à la transformation de la nature : ces imprimeurs, artistes, artisans apportent les techniques de la taille des diamants, du raffinage du sucre, du travail de la soie, du blanchiment du linge, de la production de tuiles et de poteries ;

  • si Amsterdam, suivie ensuite par Rotterdam et Utrecht, devient l’entrepôt du monde, accumulant des stocks gigantesques de matières prêtes à être transformé, c’est grâce à des outils très performants de mobilisation et de sécurisation du capital : de faibles taux d’intérêt, une chambre d’assurance maritime qui couvre 21 destinations en Europe, Méditerranée et Indes occidentales, une banque (l’Amsterdam Wisselbank créée en 1600 sur le modèle vénitien) qui devient la chambre de compensation du commerce mondial, un flux d’informations venues du monde entier ;

  • plus avancée techniquement, ce qui a permis de réduire le nombre d’équipages et les coûts, la flotte de la république est la première du monde (2 000 vaisseaux, 50000 hommes employés sur mer, une capacité équivalente à celles de l’Angleterre, de l’Espagne et de la France réunies au milieu du XVIIe siècle), dominant les routes de longue distance grâce à la fameuse Compagnie des Indes orientales hollandaises dite VOC (initiales de Verenigde Oostindische Compagnie) qui est un des plus grands employeurs mondiaux, avec 21 900 employés en 1688 ;

  • l’amélioration continue des techniques de pêche a permis d’augmenter la quantité de protéines et de se substituer aux apports venus du Sud des Pays-Bas : invention vers 1400 d’une technique rapide d’éviscération et de salage en mer, ce qui permet aux bateaux de rester 5 à 8 semaines en mer pour pêcher le hareng en eau profonde en mer du Nord ; adoption d’un bateau de pêche massif, le waterschip, vers 1500 pour les voies navigables intérieures puis de filets serrés de grande dimension dans les années 1600 ; généralisation du buss, un gros bateau avec 18 à 30 hommes d’équipage, qui montre son efficacité pour les nouvelles zones de pêche au hareng dans la première moitié du XVIIe siècle entre la côte norvégienne et les îles Shetland

  • le gain de terres nouvelles, par drainage ou par poldérisation, atteint des proportions considérables, stimulé par l’augmentation des prix agricoles, la capacité à mobiliser des capitaux par association d’investisseurs et des innovations technologiques sur les moulins. À partir des années 1560, la rotation est limitée à la tête portant les ailes, ce qui permet d’augmenter la dimension des ailes et la capacité de pompage (portée de 1 à 5 m d’eau grâce à l’association en série de moulins), démultipliée par le remplacement du système de seaux doubles par des vis d’Archimède dans les années 1560. Le plus gros projet de drainage se déroule dans le Nord de la Hollande entre 1610 et 1640 lorsque des marchands d’Amsterdam et des investisseurs mobilisent 10 millions de florins pour drainer une série de lacs avec ces nouvelles techniques de pompage. Le polder Beemster dans le Nord Hollande réunit 133 investisseurs dont Johan van Oldenbarnevelt, totalisent 1,5 millions de florins pour construire 43 de ces nouveaux moulins et drainer 7000 hectares à partir de 1608 ;

  • enfin, le recours à la tourbe permet de disposer d’une énergie abondante et peu chère, essentielle pour les industries intensives et capitalisées qui supposent de cuire, distiller, porter à ébullition ou fondre (la bière, la chaux, les briques et les tuiles, le sel et l’acier).

11Deux procédés technologiques, là aussi couplés à des capitaux importants, ont permis cet essor. Vers 1530, un nouvel outil, le baggerbeugel avec son long manche en bois et son panier en filet de métal, permet d’aller sous le niveau de la mer, plus loin que la couche superficielle utilisée traditionnellement. Des compagnies d’investisseurs font creuser des canaux dans les provinces du Nord, en particulier la Groningue, dégageant de nouvelles terres cultivables. À partir du XVIIIe siècle, la tourbe majoritaire laisse la place à un double système tourbe – charbon, celui-ci importé du Sud des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l’Angleterre et d’Écosse. Cet apport énergétique bon marché permet un niveau de confort domestique exceptionnel et la concentration d’industrie à haut niveau de consommation d’énergie. L’apport énergie par tête double sans doute entre 1560 et 1660 pour atteindre 3 millions de kilocalories par personne et par an.

12L’impact environnemental de ces aménagements est considérable. Au milieu du XVIIe siècle, la Hollande ne compte quasiment plus de lacs, ce qui marque la disparition de l’ancien écosystème avec ses poissons, ses plantes aquatiques et sa sauvagine. Entre 1500 et 1815, 250 000 hectares de terres sont gagnés, augmentant d’un tiers la superficie cultivée dans la zone alluviale pour un très haut ratio de mise en culture (68 % de la Hollande sont activement cultivées), ce qui en fait une des terres les plus intensément exploitée au monde. À une échelle moindre, la même entreprise d’accroissement de terres arables se retrouve en Angleterre, en particulier dans les zones marécageuses côtières de l’East Anglia (Darby, 1940). En comparaison de la Hollande, la lenteur du processus tient ici à la manière dont la mise en œuvre de la technique se heurte à des résistances farouches de la population contre les enclosures qui accompagnent le drainage et mettent fin à l’accès collectif aux ressources. Le projet le plus important, soutenu par Francis, comte de Bedford, se déroule dans le Sud des fenlands à partir de 1631, lorsque la Berdford Level Corporation engage le Hollandais Vermuyden comme directeur pour mettre en valeur 162 000 hectares dans le Lincolnshire, le Northamptonshire, le Huntingdonshire, le Norfolk et le Suffold. Dans les années 1640, la guerre civile interrompt le projet, et la reprise restera marquée par les oppositions entre les factions politiques.

13Ce modèle est distinct de celui des cités-États italiennes, et tout au moins de la plus puissante d’entre elles, Venise. La cité exerce une forte pression sur les ressources de son hinterland. Ce contado est souvent éclipsé par les sources narratives centrées sur le mythe de la puissance maritime vénitienne, présentée comme une nécessité pour une ville dépourvue de base agricole et ouverte sur les océans. L’impact environnemental est donc réel mais il relève d’une gestion organiciste qui cherche à préserver la nature pour le bien commun, ce qui contraste avec la dimension extractive mise en place par le reste de l’Europe (Appuhn, 2009). Ce mode de gouvernement trace une continuité entre Moyen Âge et Temps modernes car cette éthique de la suprématie publique, qui subordonne les intérêts particuliers au devoir civique de conservation des ressources, s’est mise en place dès le XIIe grâce au Tribunal des eaux. Ces principes sont transférés dans l’administration des forêts – provveditore sopra boschi – créée en 1458 en réponse à un manque de bois (Bevilacqua, 1998). À cet égard, la France apparaît comme un autre modèle, qui se décline différemment selon les échelles spatiales. Au niveau local, la mise en valeur de la nature s’appuie sur les nouvelles techniques venues des Provinces Unies, avec des sociétés par capitaux mêlés et ouvertes aux compromis (Morera, 2011).

14À l’échelle régionale, de grandes infrastructures (les routes royales, le canal du Midi) déploient un absolutisme environnemental qui, grâce à une série de nouveaux outils scientifiques, en particulier la mesure très précise des niveaux, modifie la circulation des marchandises et des hommes (Mukerji, 2009). Au niveau national, ces pratiques se heurtent à la figure traditionnelle du roi nourricier et garant des privilèges, qui ne peuvent laisser la place à une privatisation de la nature comparable à celle qui s’opère en Angleterre. Ces tensions convergent dans la figure de Versailles, où l’impact des réseaux hydrauliques et la gestion du parc de chasse s’avèrent loin du mythe de la nature dominée, en réalité postérieur (Quenet, 2015).

La prise de conscience des contraintes de la nature

15Les Européens se heurtent très tôt aux champs de force de la nature, c’est-à-dire à la manière dont la capacité d’exploitation décuplée permise par la science et la technique conduit à l’épuisement des ressources. Le recours massif à la tourbe dans les Provinces Unies est une réponse à la quasi-disparition du bois de feu à partir des années 1550, tandis que l’essor du charbon au XVIIIe siècle est provoqué par des tourbières de plus en plus lointaines et difficiles à exploiter. Les progrès des techniques de pêche et la transformation des lacs intérieurs par les barrages et le drainage entraînent l’effondrement de la population de brèmes, de gardons, de brochets, de perches, de carpes, d’anguilles et de saumons qui formaient une des bases de l’alimentation, annonçant la disparition des saumons de la côte suédoise à la fin du XVIe siècle (Richards, 2003). Le processus des innovations techniques et scientifiques peut être vu à la fois comme l’origine de ces difficultés écologiques et une réponse à celles-ci. L’évolution est cependant plus complexe car l’enchaînement des causes est l’objet de débats tout au long de la période. Et nous avons vu comment Venise, confrontée à la déforestation à partir des années 1450, développe une politique de conservation entre 1470 et 1492.

16Les espaces extra-européens exercent une influence centrale sur les métropoles car ils apportent des ressources considérables et entretiennent les craintes d’un tarissement des flux. La nouveauté n’est pas tant dans les changements environnementaux causés par les hommes ni dans leur réponse, mais dans l’échelle des impacts écologiques du XVIIe siècle et dans les nouveaux types de réponses administratives, basées sur une observation empirique systématique. Comme le soulignait Fernand Braudel,

« sur d’énormes espaces, même au déclin du XVIIIe siècle, se retrouve une sorte de vie animalière primitive du monde : l’homme qui surgit au milieu de ces paradis y est la tragique innovation. […] Ce qui s’est brisé avec le XVIIIe siècle, en Chine comme en Europe, c’est un ancien régime biologique, ensemble de contraintes, d’obstacles, de structures, de rapports, de jeux numériques qui jusque-là avaient été la norme » (Braudel, 1967).

17Les îles ont joué un rôle séminal, qui tient à la fois à leur dimension philosophique et littéraire dans la conscience européenne, à leur rôle central pour l’économie de plantation et à la possibilité d’analyser l’ensemble des phénomènes sur un territoire clos (Grove, 1997). L’île de Sainte-Hélène, découverte par les Portugais en 1503, habitée à partir de 1533, est le premier territoire où l’East India Company est confrontée aux dégradations environnementales, omniprésentes dans les correspondances de la compagnie à partir des années 1670 : confrontés à un environnement inconnu, les savoirs européens s’avèrent défaillants et ni l’introduction de nouvelles espèces ni les projets d’économie de plantation ne se déroulent comme prévu, le déboisement et l’érosion des sols gagnant en intensité. Le progrès local des observations empiriques sur les liens entre les difficultés du reboisement et les destructions causées par les chèvres, ou encore sur les glissements de terrain, se heurte à l’indifférence des directeurs londoniens et Sainte-Hélène ne joue pas de rôle dans le développement des idées. Le véritable laboratoire prend place à l’île Maurice lorsque Pierre Poivre en devient commissaire intendant de 1767 à 1773 (Grove, 2013), après la vente par la Compagnie des Indes du territoire à la couronne française. La prise de conscience des effets du déboisement par Poivre mêle l’intérêt de l’Académie des sciences et des savants anglais (Stephen Hales) et français (Buffon et Duhamel du Monceau) pour les théories climatiques, la foresterie et la botanique française et chinoise, les savoirs locaux observés en Asie du Sud-Est lors de ses essais sur l’acclimatation des épices, sans oublier les méthodes horticoles appliquées par les Hollandais au Cap.

18Les périphéries ont reformulé les termes du débat en Europe grâce à la circulation des connaissances permises par les réseaux savants et aux centres de calcul, mais plus encore par la controverse sur la place des colonies dans les économies nationales : apportent-elles la possibilité d’échapper aux limites locales des ressources au détriment de l’organisation sociale fondée sur des sociétés enclavées ? Ou faut-il développer des stratégies de substitution aux importations et une forme de colonisation intérieure conservant l’ordre social traditionnel ? Durant les Lumières, l’Écosse du Nord a été le laboratoire de l’élaboration d’un concept de limite fondé sur la quantification des bases matérielles de l’économie (Jonsson, 2013). Dans ce territoire soumis à une forte pression démographique, à la précarité de l’économie et à la marginalité par rapport à la croissance des villes et de l’industrie qui touche l’Angleterre, prévaut le modèle de l’histoire naturelle, inspiré par le modèle suédois de Linné et le caméralisme civil. Deux écologies du commerce s’opposent même si, dans le détail, les positions des uns et des autres sont plus complexes et varient dans le temps. Pour le libéralisme classique (Hume, Adam Smith, Malthus, Ricardo), la nature est une servante, c’est-à-dire un modèle équilibré auto-régulé qui justifie la confiance dans le marché, ce qui conduit à promouvoir la croissance commerciale mais aussi le protectionnisme, la conservation des forêts et des ressources stratégiques [focus Mercantilisme*]. Les tenants de l’histoire naturelle (Linné, Poivre, Joseph Banks, Humboldt) insistent sur les fondements environnementaux du capitalisme et le coût écologique du commerce, les perturbations et les échecs rencontrés par la colonisation : Anderson, un des chefs de file de la British Fisheries Society (1786) et de la Highland Society of Scotland (1788) présente la colonisation comme un mirage et défend une politique d’amélioration pour éviter l’émigration, qui nuirait à la contribution militaire de l’Écosse, grande pourvoyeuse de soldats.

Trois manières différentes d’articuler ces débats sur les limites sont possibles.

19La première insiste sur la confrontation entre des modèles différents d’action sur la nature. L’Angleterre, qui dispose d’une abondance de bois, grâce notamment à l’Amérique, ressent moins l’urgence et privilégie le laisser-faire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce qui est aussi un moyen d’éviter les tensions politiques, notamment autour de l’opposition entre propriété privée et droits collectifs. Les avertissements des savants anglais comme John Evelyn – auteur de Sylva, or A Discourse of Forest-Trees and the Propagation of Timber in His Majesty’s Dominions (1664) – restent donc peu influents. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, notamment après la perte des colonies américaines, que le pessimisme l’emporte, marqué par le débat sur la surpopulation et la publication de Malthus, Essays on the principle of Population en 1798. La France est dans une situation différente, l’apport des colonies étant plus limité. Le contrôle exercé par Colbert et l’État contraste avec le laisser-faire anglais sur la forêt. L’intervention de l’État pour le contrôle de l’espace est forte, symbolisée par le canal du Midi alors que les canaux du Old et New Bedford en Angleterre sont des initiatives privées. L’Angleterre développe peu de perspectives de long terme sur la forêt tandis que la France subordonne la propriété privée aux intérêts de l’État avec l’ordonnance de 1669. En définitive, l’Angleterre déplacerait la demande de ressources vers les colonies tandis que la France développerait une politique de gestion, différences qui se traduisent dans les politiques coloniales.

20La deuxième définit la modernité par l’installation d’une tension entre le rêve de l’abondance et la conscience des limites, qu’exprime le terme peu usité de cornucopie (Jonnsson, 2014). Celui-ci est utilisé par Francis Bacon dans son mémoire de 1606 sur la plantation de l’Irlande, désignant la possibilité de créer un nouveau monde d’abondance en récréant la nature selon les principes de la philosophie naturelle. Dans De Augmentis Scientiarum (1623), la technique n’est pas simplement l’assistant de la nature mais le moyen de la transmuter ou de l’altérer, annonçant la publication posthume de la Nouvelle Atlantide et le projet de recouvrer l’Eden par la science comme une seconde création. La violence des métaphores utilisée par Bacon a pu être interprétée comme une vision masculine de la science mécaniste, mettant fin à la nature vivante et holiste, féministe, qui prévalait dans le règne des analogies (Merchant, 1978). Dans les décennies suivantes, les arguments cornucopiens se multiplient en Angleterre, notamment en économie politique et dans les mathématiques financières. Les défenseurs de l’expansion coloniale présentent la possibilité d’une abondance sans limite, qui se réaliserait en Irlande et en Amérique, ces mondes vides ouverts à la mise en valeur. En vérité, l’étude des phases de la colonisation montre le déplacement des frontières de mises en valeur, au rythme de l’épuisement des ressources. La thématique de l’abondance s’inscrit donc dans un horizon temporel limité. Le dénouement de cette tension n’apparaît que dans la toute fin du XVIIIe siècle, lorsque s’annonce la croissance du charbon, le règne d’une cornucopie minérale. Pourtant, une fois de plus, lorsque les uns célèbrent l’ouverture d’une ère d’abondance industrielle illimitée, comme Erasmus Darwin dans Economy of Vegetation (1791), d’autres annoncent déjà l’épuisement prochain des ressources en charbon, comme John Williams dans The Natural History of the Mineral Kingdom (1789). Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que la confiance envers la nouvelle économie industrielle l’emporte.

21La troisième lecture rapporte les perceptions de la nature à l’expérience du temps et aux régimes d’historicité, en suivant le fil directeur des catastrophes naturelles (Quenet, 2005). La fascination européenne pour les tremblements de terre, qui suit le désastre de Lisbonne du 1er novembre 1755 s’organise autour d’un modèle spatial, celui de l’expérience commune des secousses, ressenties de l’Islande à l’Afrique du Nord, des États allemands à Boston, ce qui pose de redoutables difficultés théoriques, que seuls les modèles électriques du séisme semblent pouvoir résoudre. La fascination pour les volcans, qui prend le relais dans les années 1770, à partir de la figure du Vésuve et de la fascination pour Pompéi (découverte en 1748), se déploie autour d’un modèle temporel car l’éruption et le cratère fumant incarnent la révolution, la régénération, les crises sociales et les violences amoureuses. Pour avoir pleinement conscience des contraintes de la nature, il faut être convaincu que ses composantes peuvent disparaître du fait des hommes et non de Dieu, et ceci n’est acquis que tardivement. Le dodo de l’île Maurice est la première espèce à disparaître à cause de l’expansion européenne, entre 1640 et 1660, mais ce n’est qu’en 1830 que le savant Georges Cuvier reconnaît que ce gros oiseau malhabile n’était pas une espèce imaginaire. Quant à Roelant Savery, il était peut-être naturaliste, mais aucun de ses fameux dessins de dodo, réalisés entre 1611 et 1627, ne témoigne des limites temporelles de la nature, mais bien au contraire de la puissance européenne à inventorier et décrire la nature des mondes nouveaux.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Appuhn Karl, 2009, A Forest on the Sea : Environmental Expertise in Renaissance Venice, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

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Auteur

Professeur en histoire de l’environnement à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié Les tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque (Champ Vallon, 2005), Qu’est-ce que l’histoire environnementale ? (Champ Vallon, 2014) et Versailles, une histoire naturelle (La Découverte, 2015).

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