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Les élections sénatoriales en France

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Fabien Conord

Première partie. Une élection en France

Chapitre III. Le temps des reclassements (1920-1938)

Texte intégral

1Les élections sénatoriales de 1875 à 1914 se sont déroulées dans une atmosphère d’affrontements politiques très vifs, fondés sur la nature du régime à établir puis sur le contenu même de l’idée républicaine. Après la Première Guerre mondiale, une ambiance différente semble s’établir dans le pays, marquée par la victoire de la République en guerre et un certain unanimisme. Pourtant, celui-ci est trompeur. Dès 1919, les conflits sociaux sont nombreux et l’émergence du parti communiste, qui se veut plus révolutionnaire que la SFIO, bouscule les clivages habituels. Les gauches sont obligées de se définir par rapport à cette nouvelle tendance idéologique et les plus modérées sont tentées d’effectuer un choix d’alliance au centre plutôt que de rassemblement à gauche. Les élections sénatoriales qui se déroulent de 1920 à 1938 permettent de mesurer le reclassement du radicalisme vers la droite de l’échiquier politique et la résistance de la discipline républicaine dans les esprits de gauche.

1920 : rupture ou continuité ?

2Deux séries de sénateurs sont renouvelées en 1920. En effet, aucun renouvellement n’a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale. Les sénateurs élus en 1906 et 1909 ont donc excédé leurs neuf années de mandat et se voient contraints de les remettre en jeu. De nombreux scrutins complémentaires sont également organisés afin de remplacer des sénateurs de la troisième série décédés durant le conflit. Enfin, le dénouement de la Première Guerre mondiale permet le retour à la France des départements d’Alsace et de Moselle. L’article 9 de la loi du 17 octobre 1919 attribue cinq sénateurs à la Moselle, cinq au Bas-Rhin et quatre au Haut-Rhin.

  • 1 Le Petit Courrier, 6 janvier 1920.
  • 2 Le Temps, 9 décembre 1919.
  • 3 La Dépêche de Toulouse, 30 décembre 1919.

3L’essentiel du corps électoral est issu des élections municipales de novembre et décembre 1919. Celles-ci se sont révélées plutôt favorables aux gauches, et « la Haute Assemblée, si souvent représentée comme la “citadelle de la réaction”, le Sénat, “obstacle au progrès de la démocratie”, prend aujourd’hui, aux yeux de certains partis encore tout meurtris du résultat des élections législatives, l’apparence d’une Assemblée de salut et de redressement1 ». Lors des élections municipales de 1919, « on a donc, ici et là, reconstitué le bloc des gauches, sous prétexte de sauver la République, d’affirmer une politique de progrès contre la réaction et le cléricalisme2 ». Une telle pratique signifie la persistance, au-delà de la Première Guerre mondiale, de la tactique habituelle de rassemblement à gauche et augure d’une telle continuité lors des élections sénatoriales. C’est le vœu de La Dépêche de Toulouse qui lance un appel à l’union des « trois grands fractions du parti républicain3 ». Dans l’Hérault, les élus socialistes lancent un appel en faveur de leur camarade Camille Reboul, « à côté des deux candidats qui seront désignés par les autres groupements républicains ». Le texte s’inscrit dans « le regroupement de toutes les forces républicaines de gauche qui s’est opéré dans les élections municipales et cantonales ». Dans sa profession de foi, Camille Reboul demande en quelque sorte réparation aux grands électeurs des résultats produits par les élections législatives :

  • 4 AD Hérault, 3 M 1306, élections sénatoriales 1920.

« La représentation législative élue le 16 novembre dernier dans le département, ne correspond pas, au point de vue politique, à ce qui s’est dégagé des élections municipales et cantonales. Il faut donc que pour correctif, les Sénateurs que vous élirez le 11 janvier prochain, soient l’expression la plus fidèle des Conseils municipaux, des Conseils d’arrondissement et du Conseil général. En votant pour moi, vous manifesterez donc nettement votre sentiment de réagir contre les résultats du scrutin législatif et aussi contre la Chambre de réaction dont nous sommes dotés4. »

  • 5 AD Vienne, 3 M6 71, élections sénatoriales 1920.
  • 6 La France, 10 janvier 1920.

4Les élections sénatoriales sont, en revanche, marquées par une relative unanimité autour de la question institutionnelle, comme si les monarchistes avaient rendu les armes à la fin de la guerre. Le préfet de la Vienne remarque que « tous les candidats, sans exception, s’affirment républicains5 ». En Gironde, le journal La France constate que « la lutte se trouve circonscrite entre républicains6 ».

5En Haute-Vienne, la profession de foi des trois candidats radicaux-socialistes est une assez bonne moyenne de la littérature électorale de cette mouvance politique en 1920 :

« Nous ne voulons ni réaction ni révolution ; nous voulons le progrès dans toutes ses formes, dans la paix, dans l’ordre et dans la liberté. Et c’est au nom de nos morts éternellement unis dans la gloire que nous vous adressons un pressant appel, en vue de contribuer par notre union à la prospérité de la République et de la France. »

  • 7 AD Haute-Vienne, 3 M 107, élections sénatoriales 1920.

6Les collègues de parti de Joseph Caillaux évoquent la Haute Cour où il est traduit, déclarant qu’ils feront leur devoir avec leur « âme de patriotes et de Français » ; ils affirment leur volonté de « maintien des lois laïques », signe de continuité avec l’avant-guerre. En revanche, l’affirmation suivante, « nous sommes les adversaires résolus de la Révolution et de la dictature fût-ce celle du prolétariat », tranche assez nettement avec la formule maintes fois usitée durant la Belle Époque (« nous sommes les fils de la Révolution ») : le terme même de révolution semble désormais connoté en matière sociale plus que politique7.

  • 8 Le Temps, 13 janvier 1920.
  • 9 En réalité, Raymond Poincaré se soucie fort de cette élection et André Maginot est à la manœuvre po (...)
  • 10 La Petite Gironde, 13 janvier 1920.
  • 11 Le Nouvelliste de Bordeaux, 13 janvier 1920.

7Les résultats du scrutin rassurent les modérés. Le Temps pointe deux éléments saillants : « un fait individuel qui, par sa haute signification et sa portée générale, dépasse les limites du département où il a eu lieu ; un fait politique, qui complète les enseignements du scrutin du 16 novembre8 ». Le fait politique est le recul des gauches, moins prononcé certes que lors des élections législatives, mais tout de même significatif. L’élection particulière est celle de Raymond Poincaré, qui apparaît comme le chef rêvé des modérés. Au moment des élections sénatoriales de 1920, Raymond Poincaré est encore président de la République pour quelques mois. Les grands électeurs du département qu’il représentait au Sénat avant 1913, la Meuse, choisissent d’en faire à nouveau un sénateur9. Cette élection rencontre l’assentiment de nombreux éditorialistes. La Petite Gironde salue les « délégués sénatoriaux qui ont eu la délicate pensée de prévenir son désir de retrouver la vie politique active10 ». Dans Le Nouvelliste de Bordeaux, Paul Courcoural y voit « un indice remarquable des sentiments du pays pour l’homme qui a occupé, durant les années les plus difficiles, avec distinction et prudence, la plus haute magistrature du pays11 ». Le rédacteur du Temps estime que

« l’élection spontanée de M. Poincaré par les délégués sénatoriaux de la Meuse sera approuvée par tous les Français qui garderont éternellement au président de la République des années terribles et glorieuses la reconnaissance due à un homme de haute conscience et de grand courage ».

  • 12 Le Temps, 13 janvier 1920.

8Il ajoute que Raymond Poincaré « est appelé à rendre encore au pays les services qu’on attend de lui » et pronostique : « Il aspire à descendre du faîte, mais il est probable qu’il y remontera quelque jour pour le plus grand profit de la République12. » Les commentaires vont dans le même sens. Plutôt qu’en Georges Clemenceau, chef de guerre énergique mais homme de gauche historique, c’est bien dans le président de la République élu avec le concours des droites en 1913 que celles-ci voient leur sauveur et leur chef naturel au lendemain du conflit.

  • 13 Lire ici la droite monarchiste.
  • 14 L’Ouest-Éclair, 12 janvier 1920.
  • 15 Le Petit Courrier, 13 janvier 1920.

9Le renouvellement sénatorial de 1920 se déroule dans un contexte européen de fièvre révolutionnaire et de conservation sociale. Dans cette atmosphère, les droites se retrouvent toutes dans le combat contre les gauches. Le directeur de L’Ouest-Éclair, Emmanuel Desgrées du Loû, écrit que, « si l’on veut enlever à la droite13 des électeurs – et il en est beaucoup qui ne demandent qu’à rallier le drapeau républicain – il ne faut pas craindre de reconnaître publiquement qu’il existe un péril d’extrême gauche et que le devoir des bons citoyens est de le conjurer14 ». Le Petit Courrier publie un article, intitulé « Ceux qui retardent », contre Émile Combes et les radicaux-socialistes partisans de l’union des gauches15. Les radicaux-socialistes perdent 25 sièges, exclusivement sur leur droite. Les succès qu’ils enregistrent sont d’ailleurs souvent ambigus. Dans l’Hérault, un journal de droite écrit au lendemain du scrutin :

  • 16 Louis Lafferre, qui fut président du parti républicain radical et radical-socialiste et président d (...)
  • 17 L’Éclair, 12 janvier 1920.

« Au 2e tour nos amis étaient les arbitres de l’élection. En votant pour Lafferre16, nos amis n’ont pas voulu consacrer une politique qu’ils ont toujours combattue. Ils ont fait abstraction de la personnalité du franc-maçon, pour ne voir en lui que le ministre de Clemenceau qu’il était au moment de l’arrestation de Caillaux ; ensuite l’adversaire des socialistes unifiés qui, eux, sont toujours caillautistes17. »

  • 18 Le Temps, 16 janvier 1920.

10Les radicaux-socialistes réélus le sont donc souvent au bénéfice de l’Union sacrée plutôt que sur leur seule appartenance à la gauche. Toutefois, après ce scrutin marqué par une progression des droites, les gauches demeurent suffisamment majoritaires au Sénat pour que la présidence de la Haute Assemblée se joue entre deux membres de la mouvance radicale-socialiste. Léon Bourgeois bat Antonin Dubost à la présidence du Sénat au troisième tour de scrutin par 147 voix contre 125, après que Justin de Selves (Union républicaine) se soit mêlé à la lutte (il a obtenu 17 voix au premier tour puis 60 au deuxième). Le Temps voit en Léon Bourgeois (sénateur de la Marne) le « représentant d’une de ces marches de l’Est qui, depuis trop de siècles, ont le douloureux privilège d’être le champ des martyrs18 ». L’historien note aussi que l’ancien chef du gouvernement tombé en 1895 à cause du Sénat devient le nouveau président de la Haute Assemblée : outre l’ironie d’une telle situation, son accession au plateau illustre aussi les évolutions du radicalisme dans la vie politique française entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres.

1921 : un changement de génération

11Les élections sénatoriales de 1921 constituent le premier test électoral du Bloc national, au pouvoir depuis un an. C’est pourquoi la SFIO elle-même affirme son intérêt pour le scrutin :

« La campagne électorale bat son plein, et malgré que notre sympathie soit très tiède pour le suffrage restreint, ces élections présenteront un caractère particulier dont l’intérêt réside en ce que la politique du Bloc national peut subir un rude échec. Si le palais du Luxembourg reçoit le 9 janvier une majorité de nouveaux élus opposés à la reprise des relations avec le Vatican, celle-ci ne sera plus votée. La situation sera drôle. La Chambre et le Sénat seront en opposition complète, et de leur conflit peut surgir la dissolution de la première. »

  • 19 Le Populaire de Paris, 3 janvier 1921.

12Le Populaire de Paris fonde quelques espoirs : « On escompte l’élection de Betoulle dans la Haute-Vienne, Bouisson dans les Bouches-du-Rhône, Ringuier dans l’Aisne et Paul Constans dans l’Allier19. » Le mouvement ouvrier investit d’ailleurs de plus en plus les élections sénatoriales puisque le nouveau parti communiste présente – sans grand espoir de succès il est vrai – des candidats dans l’Aube, le Calvados, le Cher, le Finistère et le Gard.

  • 20 L’Écho de Paris, 10 janvier 1921.

13Le scrutin est marqué par la défaite de 16 sénateurs sortants. Il s’agit surtout d’un changement de génération car, politiquement, les pertes sont également réparties à gauche et à droite : quatre conservateurs, deux libéraux, deux républicains de gauche ; huit radicaux-socialistes. L’Écho de Paris titre donc un peu vite « gros échec pour le Bloc des gauches, pour les radicaux du groupe Herriot et pour leurs alliés socialistes20 ». Il est vrai que, dans le même temps, le socialiste Jean Longuet écrit :

  • 21 Le Populaire de Paris, 11 janvier 1921.

« Même avec ce système d’élection compliqué, et inique – puisqu’il ne permet pas à la majorité réelle de prévaloir –, les élections d’hier ont fortement marqué la révolte populaire contre le Bloc national et la réaction cynique installée au pouvoir depuis le 16 novembre 1919. C’est particulièrement vrai dans la vieille terre des Chouans, dans la Bretagne jadis rempart du conservatisme et du cléricalisme21. »

  • 22 Le Temps, 11 janvier 1921.
  • 23 La Croix, 11 janvier 1921.
  • 24 Émile Combes décède quatre mois plus tard, le 24 mai 1921.

14Le Temps est plus près de la vérité : « Les élections sont équilibrées : ni coup de barre vers la gauche extrême, comme quelques-uns le répétaient à l’envi, ni coup de crosse à droite, comme s’en flattaient d’autres. » Son rédacteur politique commente la défaite des droites en Bretagne : « les électeurs éliminent les éléments qui ne leur apparaissent pas comme étant d’un républicanisme assez sûr ». Il se félicite de l’échec, dans l’Aisne, de l’alliance « ouverte, patente, publique entre socialistes et radicaux-socialistes22 ». La Croix signale en une l’élection de Paul Deschanel en Eure-et-Loir23. Le retour au Parlement de l’ancien président de la République est mentionné très discrètement dans les autres journaux et ne fait pas l’objet de développements particuliers, peut-être en raison du malaise suscité par les conditions de sa démission. En Charente-Inférieure, le vétéran Émile Combes, sénateur depuis 1885, est réélu au premier tour de scrutin24.

  • 25 En dépit de son nom, le groupe de la Gauche républicaine ne relève pas de la gauche dans les années (...)
  • 26 Bourgin G., Carrère J., Manuel des partis politiques en France, Paris, F. Rieder et Cie, 1924, p. 2 (...)

15À l’issue des élections de 1921, qui concluent le renouvellement du Sénat effectué pour les deux autres tiers en 1920, la Haute Assemblée est ainsi composée : la droite compte 10 membres, la Gauche républicaine 3225, l’Union républicaine 99 et la Gauche démocratique 196 (dont deux socialistes : Jean Bouveri en Saône-et-Loire et Gustave Fourment dans le Var)26. Les scrutins de 1920 et 1921 sont également marqués de nombreux retraits, qui aboutissent au départ du Sénat d’une partie du personnel politique de la Belle Époque, voire des débuts de la IIIe République : il en va ainsi de Georges Clemenceau, Charles de Freycinet ou du général Auguste Mercier…

1924 : le prélude au Cartel

  • 27 Le Temps, 8 janvier 1924.
  • 28 Le Populaire de Paris, 23 février 1923. Charles Maurras produit un violent article contre Gaston Do (...)

16En janvier 1924, tous les observateurs s’interrogent sur le degré de succès du Cartel des gauches. Le Temps considère que « le renouvellement du tiers du Sénat hier, c’était la répétition générale de la pièce qui se jouera en avril. C’étaient, en hiver, les petites manœuvres des grandes manœuvres législatives du printemps27 ». Depuis 1923 et le retrait de Léon Bourgeois, le Sénat est présidé par le radical-socialiste Gaston Doumergue. Alors président de la Gauche démocratique et candidat des gauches, il a battu au second tour Justin de Selves, président de l’Union républicaine et « candidat du parti modéré et du petit carré de l’extrême droite28 ».

  • 29 AD Gironde, 3 M 223, élections sénatoriales 1924.
  • 30 Le Gaulois, 7 janvier 1924.

17Le clivage entre droite et gauche est réaffirmé avec vigueur par la plupart des candidats, même si les héritiers de l’Alliance démocratique sont fidèles à une position de centre. Armand Calmel, président de la fédération girondine du Parti républicain démocratique et social, se déclare « ennemi de toute dictature (de gauche comme de droite) » et se veut « le défenseur fidèle de la Déclaration des Droits de l’Homme qui, sous l’autorité de la loi, égale pour tous, doit assurer le respect de la liberté et de la propriété individuelles », profession de foi qui pourrait sonner comme radicale-socialiste. En Gironde aussi, Louis David, membre de l’Alliance démocratique et radicale, affirme : « En politique intérieure, je reste fidèle aux principes de mon passé, c’est-à-dire à la doctrine républicaine telle que la Révolution française la concevait29. » Le Gaulois signale en revanche, sous le titre « La coalition Monzie-Malvy » qu’Anatole de Monzie « a donné son adhésion pleine et entière au bloc des gauches » lors de la réunion des « délégués républicains sénatoriaux du Lot » présidée par Louis-Jean Malvy30. Si des listes de Cartel se constituent, l’un des enseignements du scrutin est la difficulté qu’éprouvent radicalisme et socialisme à faire cause commune. Les deux formations présentent des listes concurrentes au premier tour de scrutin en Haute-Garonne, dans le Jura, la Nièvre et le Nord. En Indre-et-Loire, un socialiste est candidat contre les trois sortants radicaux-socialistes. Il est vrai que la faiblesse des effectifs socialistes parmi les élus locaux dans de nombreux départements n’incite guère les radicaux-socialistes à faire des concessions à leurs partenaires en matière de sièges. Ces divisions ne sont pas toujours, et le fait est nouveau, corrigées par l’application de la discipline républicaine. Cela influe naturellement sur le résultat des élections.

Les difficultés du Cartel des gauches

  • 31 AD Rhône, Fonds Laurent Bonnevay, 10 J 43.
  • 32 Freysselinard É., Albert Lebrun : le dernier président de la IIIe République, Paris, Belin, 2013, p (...)

18Le renouvellement sénatorial de janvier 1924 n’est pas très favorable à la gauche. Sur les 15 sortants battus, neuf appartiennent à la Gauche démocratique. Les divisions des gauches leur coûtent plusieurs sièges, comme en Haute-Garonne où radicaux-socialistes et socialistes, partis au combat sur des listes séparées, demeurent concurrents au-delà du premier tour de scrutin, permettant aux républicains de gauche de l’emporter. Certes, le Cartel fonctionne aussi dans de multiples lieux. Dans l’Hérault, le sénateur sortant radical-socialiste Louis Lafferre se retire ainsi après le deuxième tour, permettant l’élection du socialiste Camille Reboul au troisième, contre un républicain de gauche. Dans l’Ouest, le combat demeure souvent plus binaire et traditionnel : une liste républicaine y affronte – infructueusement – une liste libérale (Ille-et-Vilaine) ou de droite (Loire-Inférieure). Dans le Maine-et-Loire, un seul candidat se présente comme républicain ; il recueille 35,85 % des suffrages tandis que les quatre sortants de droite sont réélus sans coup férir… Dans le Rhône, département considéré comme un test avec la candidature de Laurent Bonnevay, l’une des figures de la Fédération Républicaine, le garde des Sceaux l’emporte. Le député Saillaud, dans une lettre de félicitation, en tire la conclusion suivante : « le Cartel des gauches ne me paraît pas avoir pour lui un vent favorable31 ». En Meurthe-et-Moselle, Albert Lebrun « choisit de soutenir la droite, alors qu’il avait été avec la gauche aux élections précédentes » ; il est facilement réélu, sur une liste que soutiennent Louis Marin et François de Wendel, alors que le candidat radical-socialiste recueille moins de 20 % des suffrages32.

  • 33 L’Écho de Paris, 7 janvier 1924.
  • 34 Le Gaulois, 7 janvier 1924.

19Avec le sous-titre « Un échec pour le Bloc des Gauches », Clément Garapon estime dans L’Écho de Paris que « les radicaux pour lesquels on a voté sont ceux qui se réclamaient de M. Poincaré, de la politique de la Ruhr, qui rappelaient l’avoir soutenue au Sénat et qui s’engageaient à la soutenir encore sans défaillance ». Il en conclut donc que « le suffrage restreint – en attendant que vienne le tour du suffrage universel – a signifié de la façon la plus claire qu’il condamne les vaines agitations, qu’il ne veut pas que se réveillent les anciennes discordes et les vieilles querelles, qu’il se méfie profondément de la politique d’aventures où cherche à l’entraîner le Bloc des gauches33 ». L’appellation de Cartel des gauches n’est pas encore entrée dans les usages de cet adversaire du Bloc toujours attaché aux antagonismes de la Belle Époque… La même expression est employée dans deux autres journaux. Le Gaulois titre « Une déception pour le Bloc des gauches34 ». Dans Le Petit Courrier, qui voit dans Raymond Poincaré « le véritable triomphateur de la journée », l’éditorialiste propose la même lecture du scrutin :

  • 35 Le Petit Courrier, 8 janvier 1924.

« Le fameux “bloc des gauches”, que mène et commande M. Herriot, qui comptait sur cette première consultation du suffrage restreint pour créer un grand courant qui lui serait plus favorable encore à l’autre consultation plus importante du suffrage universel au mois de mai prochain, peut constater maintenant qu’il en est pour ses frais d’illusions. Seule l’impuissance procréatrice de M. Herriot s’est manifestée : le courant est resté dans les limbes35. »

  • 36 Ces initiales sont celles de Compère-Morel.
  • 37 Le Populaire de Paris, 7 janvier 1924.
  • 38 La Lanterne, 7 janvier 1924.
  • 39 La Croix, 8 janvier 1924.

20À gauche pourtant, « C.-M.36 » considère dans Le Populaire de Paris que « les élections sénatoriales marquent une poussée à gauche » et conclut que « c’est de bon augure pour mai prochain où nous courons mener avec vigueur la bataille37 ». La Lanterne titre « La première bataille électorale de 1924 est une victoire républicaine » et moque le « Bloc dit national38 ». L’analyse la plus fine du scrutin est celle de Jean Guiraud, qui écrit dans La Croix que « si tous se réjouissent, c’est moins des succès obtenus que des déceptions de l’adversaire ». Il note que « la droite avait peu à perdre ayant peu de sénateurs sortants », observe que « les socialistes ont lutté presque partout contre les radicaux » et enregistre les difficultés des communistes, qui « avaient tenté l’aventure dans plusieurs départements, ce qui était hardi, leurs doctrines ne trouvant pas dans le suffrage restreint et dans les populations de nos campagnes un terrain favorable : ils n’ont eu aucun élu ». L’éditorialiste du journal catholique constate que « les départements de l’Ouest et la Lozère ont maintenu leur confiance à nos amis de différentes nuances » et que « la franc-maçonnerie a fait une perte en la personne de M. Lafferre, battu, il est vrai, par un candidat plus avancé que lui ». Il dresse enfin le bilan du scrutin quant à la composition du nouveau Sénat : « le groupe de la Gauche démocratique y disposera toujours de la majorité39 ». Ce dernier constat est vrai, mais elle y est toutefois diminuée.

21Les élections sénatoriales, dans une série qui n’est certes pas la plus favorable à la gauche, conduisent donc à un relatif échec pour le Cartel des gauches. Il effraie apparemment les grands électeurs du centre, alors que les droites font bloc. Les divisions entre radicalisme et socialisme sont difficilement résorbables, de manière assez localisée il est vrai (Midi toulousain). Les raisons internes et externes de cet insuccès du Cartel permettent d’anticiper ses difficultés avec la majorité radicale-socialiste du Sénat.

22Gaston Doumergue, président du Sénat depuis 1923, est seul candidat à sa succession, réélu par 216 voix sur 221 suffrages exprimés et 238 votants. Cette réélection témoigne du consensus qui règne dans la Haute Assemblée sur sa présidence mais aussi de sa modération politique. Une autre élection intervient peu après, puisque Gaston Doumergue est élu président de la République. Son successeur au plateau est un représentant de l’Union républicaine, Justin de Selves, qui bat le président du groupe de la Gauche démocratique, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin. Or, Justin de Selves avait échoué dans sa précédente tentative contre Gaston Doumergue en 1923. Le Sénat avait alors choisi le candidat de la Gauche démocratique contre l’Union républicaine. En 1924, il retrouve, avec Justin de Selves, un président de droite (d’une droite républicaine).

1927 : un coup de barre à gauche

  • 40 Le Temps, 12 mai 1925.
  • 41 Goguel F., La politique des partis sous la IIIe République, Paris, Seuil, [1948] 1958, p. 240.

23Les élections municipales de 1925 sont plutôt favorables au Cartel des gauches en milieu urbain, ce que reconnaît Le Temps, qui veut croire en revanche que « la majorité réelle dans le pays appartient aux républicains démocrates et nationaux40 ». Le Cartel, qui n’a jamais été prisé au Sénat, ne gouverne plus depuis le retour au pouvoir de Raymond Poincaré dans le cadre d’une formule d’union nationale en 1926. Quelques reclassements ont eu lieu depuis le renouvellement de 1924. En 1925, plusieurs sénateurs ont rejoint le groupe de l’Union démocratique et radicale (situé à droite de la Gauche démocratique), depuis l’Union républicaine (c’est le cas de Louis Dausset dans la Seine) mais aussi depuis la Gauche démocratique (Charles Deloncle et Paul Strauss dans la Seine également). Malgré les réticences de la majeure partie des sénateurs radicaux-socialistes envers le Cartel et leur bienveillance envers Raymond Poincaré, François Goguel relève que, « même au Sénat, pourtant très favorable au gouvernement, une petite poignée de membres de la Gauche démocratique refusait avec intransigeance de mêler ses bulletins à ceux de la droite41 ». Cette attitude est également repérable aux élections sénatoriales.

24Le 9 janvier 1927, le renouvellement sénatorial concerne 106 sièges auxquels s’ajoutent deux scrutins complémentaires. 12 sortants ne se représentent pas, deux autres sont décédés. Jean Guiraud constate dans La Croix que « le Cartel s’est singulièrement effrité depuis trois ans » :

  • 42 La Croix, 11 janvier 1927.

« Les querelles de ménage deviennent de plus en plus fréquentes et aiguës entre socialistes et radicaux, et, d’autre part, parmi ces derniers, il en est beaucoup qui étant gouvernementaux avant tout, se sont attachés au char de M. Poincaré, sous le bon prétexte d’union nationale et de relèvement du franc. Presque internationalistes en 1924, ils sont devenus “nationaux” en 192742. »

25En dépit de cette évolution de nombreux radicaux, les pratiques d’union à gauche demeurent présentes. Dans la Seine, les gauches (Union Socialiste-Communiste, SFIO, radicaux-socialistes, républicains socialistes) prévoient de s’entendre à partir du deuxième tour. Dans le Puy-de-Dôme, le libéral Jacques Bardoux tente d’enfoncer un coin parmi ses adversaires, en diffusant un tract intitulé « Pourquoi un radical intelligent doit-il voter contre tout candidat socialiste et pour nos candidats ? » Il essaie de montrer que les gains socialistes sont réalisés au détriment du radicalisme, flétrit Joseph Caillaux et Louis-Jean Malvy et propose aux radicaux-socialistes de « découvrir un second Georges Clemenceau, retrouver la mystique nationale et reforger une doctrine antisocialiste ». Sa tentative n’est pas franchement couronnée de succès. Avant même le résultat des élections, une lettre qui lui est adressée le 10 janvier 1927 trace les limites de sa stratégie dans l’esprit des grands électeurs :

  • 43 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 361, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 9 janvier 1927 : candi (...)

« Il y a toujours eu, et il n’y aura toujours, que deux partis dans le Puy-de-Dôme : “les Rouges” - “les Blancs”. Bardoux père fut le premier et le plus grand chef des “Rouges”. On dit que Bardoux fils est devenu le porte-drapeau des “Blancs”43. »

26La teneur de ce courrier, dont l’auteur fait d’ailleurs montre de sympathie envers Jacques Bardoux dans le reste de la lettre, illustre la persistance d’un réflexe bipolaire dans la vie politique française. En 1927, malgré l’échec du Cartel et la présence au gouvernement d’une formule d’union nationale où des ministres radicaux-socialistes travaillent avec Raymond Poincaré, le temps des reclassements n’est pas encore arrivé. Les gauches sont d’autant plus rassembleuses que les communistes concourent seulement dans la Seine, la Seine-et-Oise, le Vaucluse et la Haute-Vienne. De plus, le radicalisme est presque toujours flanqué de listes à sa droite, limitant ainsi une tentation de glissement politique. Dans sept départements, l’absence conjuguée des communistes et socialistes fait encore des radicaux-socialistes les seuls représentants de la gauche et donc les seuls dépositaires de ses suffrages.

  • 44 Berstein S., Histoire du parti radical, tome 1 : La recherche de l’âge d’or, 1919-1926, Paris, Pres (...)

27Les élections sénatoriales de 1927 se révèlent largement favorables à la gauche. Elles sont marquées par une percée significative de la SFIO. Dans le Haut-Rhin, elle devance la liste radicale-socialiste. Dans le Rhône, le candidat socialiste le mieux placé recueille 209 voix contre 231 au moins bien classé des radicaux-socialistes. Les désistements et retraits à gauche ont lieu sans difficultés notables. Dans la Sarthe, Joseph Caillaux est réélu, comme lors de sa rentrée parlementaire en 1925, sans concurrent socialiste. Dans la Seine, où sont battus plusieurs sortants de droite (dont Alexandre Millerand), plusieurs socialistes sont élus sénateurs (les députés Lucien Voilin et Charles Auray) ainsi que le socialiste-communiste Alexandre Bachelet. En Haute-Vienne, où le maire socialiste de Limoges, Léon Betoulle, avait été élu sénateur lors d’un scrutin partiel en 1924, la SFIO triomphe puisqu’elle emporte les trois sièges. Dans le Tarn-et-Garonne, le président du Sénat, Justin de Selves (Union républicaine), élu depuis 1909, est défait. En 1924, ministre de l’Intérieur de Frédéric François-Marsal, il récompense un sous-préfet qui avait combattu la liste du Cartel aux élections législatives ; il est ensuite élu président du Sénat contre le radical-socialiste Jean-Baptiste Bienvenu-Martin. En 1927, Justin de Selves paie le prix de ce passé, épisode narré par Serge Berstein. Le tout-puissant patron local de La Dépêche de Toulouse, Irénée Bonnafous, « prend personnellement en main les délégués sénatoriaux, les convoque en congrès et fait désigner par cette “assemblée républicaine” deux candidats qui ont son aval ». Le journal fait ensuite campagne pour ces candidats et, « malgré l’appui que le sénateur sortant trouve auprès du préfet et de ses services, dûment chapitrés par Poincaré », Justin de Selves est battu44.

  • 45 L’Action Française, 10 janvier 1927.

28La gauche sort donc globalement victorieuse du scrutin. Charles Maurras lui-même admet que, « si l’on considère l’ensemble du pays, l’accent reste placé à gauche, mais avec des tempéraments et des déplacements très remarquables » ; il remarque que « les centres gouvernementaux sont affaiblis (car la gauche démocratique, non cartelliste, perd huit sièges)45 ». René Laro constate qu’« une dizaine de socialistes ont réussi sans doute à forcer les portes du Sénat ; deux communistes impurs sont parvenus à se glisser dans la bergerie du Luxembourg ». À droite, il déplore plusieurs échecs :

« M. de Selves, qui représentait avec tant de dignité et de tact les meilleures traditions de la Haute Assemblée, est battu par un radical-socialiste : la perte est lourde ; battu aussi M. Bonnevay qui défendait dans le département du Rhône le dernier rempart de l’Union nationale contre les assauts des troupes cartellistes. Si les élections de Lyon ont été détestables, celles de Paris n’ont guère été meilleures. »

  • 46 Le Gaulois, 10 janvier 1927.
  • 47 Auguste Puis, député du Tarn-et-Garonne depuis 1919, a été sous-secrétaire d’État à l’Agriculture e (...)

29Le journaliste conservateur observe avec inquiétude que Paris a « sa ceinture rouge qui s’élargit d’année en année de telle sorte que les délégués sénatoriaux de la banlieue déplacent aujourd’hui en faveur des extrémistes l’équilibre des suffrages véritablement parisiens » et estime que « si M. Laval a été élu, il en est redevable, malgré son étiquette de modéré, nul ne l’ignore, à ses amitiés socialistes46 ». Henri de Kérillis reconnaît que « les républicains nationaux sont aussi durement touchés » et regrette particulièrement les échecs d’Alexandre Millerand et Justin de Selves : « l’échec de M. de Selves dans le Tarn-et-Garonne est plus qu’affligeant. Le neveu de Freycinet, l’ancien ministre des Affaires étrangères des heures troubles d’avant-guerre, qui en imposait au monde parlementaire, se voit préférer en M. Puis47 un bas démagogue, un obscur et médiocre renégat ». Jean Guiraud se montre surtout inquiet des progrès de la SFIO, ajoutant que

  • 48 La Croix, 11 janvier 1927.

« Désormais, dans la Haute Assemblée qui s’appelait jadis “Sénat conservateur”, la révolution sociale trônera sur les gradins de la Montagne et excitera de la voix et du geste, en invoquant la loi du Cartel, le groupe de la Gauche démocratique, le plus important du Sénat48. »

  • 49 Bonnefous É., Histoire politique de la Troisième République, tome quatrième, Cartel des gauches et (...)

30Édouard Bonnefous explique les pertes radicales-socialistes par le fait que les radicaux, « exposés à un sacrifice plus grand encore s’ils ne s’étaient associés aux socialistes, avaient dû payer le prix de leur entente en abandonnant un certain nombre de sièges49 ». L’application de la discipline républicaine et la formation de listes communes entre radicalisme et socialisme permettent en 1927 la constitution d’un groupe SFIO au Sénat. Avec cette création, le groupe de la Gauche démocratique, où s’inscrivaient auparavant les sénateurs socialistes, connaît mécaniquement une baisse numérique.

Tableau 5. – Légende à venir.

Groupe politique

Avant le scrutin

Après le scrutin

Socialistes

Inclus dans la Gauche Démocratique

14

Gauche Démocratique

156

146

Union démocratique et radicale

23

30

Union républicaine

93

84

Gauche républicaine

23

22

Droite

10

10

Non inscrits

7

8

Total

312

314

  • 50 Paul Doumer est désigné de préférence à Étienne Clémentel et Jules Jeanneney.

31Le nouveau Sénat choisit un successeur à Justin de Selves le 14 janvier 1927. Après une primaire au sein de la Gauche démocratique, c’est Paul Doumer qui est élu président du Sénat, avec le soutien de la mouvance radicale et radicale-socialiste50.

1929 et 1932 : des élections plus calmes

32Les élections sénatoriales de 1929 et 1932 mobilisent les élus municipaux du renouvellement de 1929 et leur tonalité générale est semblable, une modération caractérisant ces deux campagnes, qui confortent l’image d’un Sénat attaché à une société politique française au parfum de Belle Époque. La loi du 7 juillet 1929 fixe l’élection des sénateurs dans la seconde quinzaine d’octobre qui précède l’expiration du mandat. Elle met fin à la pratique du président provisoire. Sous la IIIe République, les assemblées parlementaires renouvellent leur bureau de manière annuelle. Les élections sénatoriales ayant lieu en janvier, le Sénat se réunissait, une année sur trois, au début du mois pour élire un président provisoire, avant d’élire un nouveau président après le scrutin… Le déplacement de l’élection, qui passe du cœur de l’hiver (début janvier) au début de l’automne (en octobre), peut aussi être motivé par des considérations climatiques.

1929 : le statu quo

  • 51 Ces statistiques sont reproduites dans Le Temps, 14 mai 1929.

33Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, les élections municipales de mai 1929 se révèlent plutôt favorables aux modérés de l’URD et aux radicaux-socialistes, qui gagnent quelques municipalités de plus de 5 000 habitants51. Les gauches ont souvent affronté le scrutin en ordre dispersé.

  • 52 AD Drôme, 3 M 256, élections sénatoriales 1929.

34Lors des élections sénatoriales d’octobre 1929, la droite est absente dans l’Ain, l’Allier, les Bouches-du-Rhône, la Drôme, le Gard et dans quatre de ces cinq départements, les sortants de la Gauche démocratique sont réélus avec des suffrages conservateurs. Il n’en va pas de même dans la Drôme, où les radicaux-socialistes Henri Perdrix et Émile Lisbonne font équipe avec Désiré Valette (SFIO) et défendent tout à la fois l’« union des forces de gauche » et « l’intangibilité des lois laïques52 » contre le maire socialiste-communiste de Romans mais aussi d’autres candidats se réclamant d’un radicalisme plus modéré. Or, ce sont les deux radicaux-socialistes alliés à la SFIO qui emportent l’élection en compagnie de leur colistier socialiste. La SFIO est encore absente dans sept départements (Aveyron, Cantal, Charente, Charente-Inférieure, Côtes-du-Nord, Eure, Alger). Elle représente seule la gauche dans le Calvados. Les communistes sont présents dans l’Allier, l’Aube (ils obtiennent sept voix seulement), le Gard. Un communiste dissident est candidat dans le Cher. André Marty recueille trois voix dans le Haut-Rhin, où une élection complémentaire a lieu.

  • 53 La Croix, 22 octobre 1929.
  • 54 L’Écho de Paris, 21 octobre 1929.
  • 55 Rouffet M., « Frédéric François-Marsal, sénateur du Cantal : contribution à l’histoire politique du (...)
  • 56 Louis Antériou, député républicain-socialiste de l’Ardèche depuis 1919, est alors ministre des Pens (...)
  • 57 La Croix, 22 octobre 1929.

35Le calme et la stabilité dominent les élections sénatoriales de 1929, et sont au cœur des commentaires journalistiques. Dans La Croix, Jean Guiraud considère que « la majorité sera demain, comme hier, d’une grisaille rouge53 ». Raymond Cartier écrit que « le Sénat, dans son ensemble, demeure la grande assemblée, politiquement calme, qui collabore depuis trois ans au redressement du pays, après avoir puissamment contribué à briser le Cartel », et estime que cette stabilité sert plutôt les droites : « On peut affirmer que les gauches éprouveront une grosse déception devant les résultats d’ensemble des élections d’hier54. » Les deux éditorialistes commentent la défaite de Frédéric François-Marsal dans le Cantal55. La perte du mandat sénatorial de l’éphémère chef du gouvernement désigné par Alexandre Millerand après la victoire du Cartel des gauches en 1924 est également l’objet des regrets de Jean Guiraud, qui se réjouit en revanche de la défaite de Louis Antériou dans l’Ardèche56 mais déplore celle des candidats catholiques dans les Côtes-du-Nord et le Finistère57. Paul Doumer, réélu au premier tour en Corse, retrouve son fauteuil de président du Sénat sans difficulté.

1932 : un succès pour le néo-Cartel

  • 58 Le Petit Courrier, 14 octobre 1932.
  • 59 AD Gironde, 3 M 226, élections sénatoriales 1932.

36Les élections sénatoriales de 1932 ont lieu en octobre, quelques mois après le retour au pouvoir du radicalisme dans sa version néo-cartelliste. Cette formule d’alliance à gauche est instrumentalisée par la droite contre le radicalisme. Dans le Maine-et-Loire, Georges de Grandmaison, député de Saumur, dénonce le néo-Cartel et agite le spectre du collectivisme : « Que tous ceux qui, délégués sénatoriaux, petits propriétaires, fermiers, artisans, ont à force de travail, mis quelques économies de côté, réfléchissent avant de déposer dimanche prochain leur bulletin dans l’urne58. » Cet avis est partagé jusque dans les rangs du radicalisme qui apparaît divisé quant à l’alliance avec les socialistes. En Gironde, un ordre du jour adopté au congrès de la fédération radicale-socialiste de la 5e circonscription (Libourne) par « 126 délégués sénatoriaux affiliés » se prononce pour « une liste de concentration républicaine, opposée aux tentatives, ouvertes ou camouflées, de cartel avec les collectivistes ». Les radicaux-socialistes girondins incluent finalement une photographie d’Édouard Herriot dans leur profession de foi, avec la mention « notre Chef est au pouvoir » ; le parti radical-socialiste est présenté comme « ennemi des solutions violentes et des querelles de prestige59 ». La droite est absente dans trois départements (Hérault, Indre, Isère) où la lutte oppose donc les gauches entre elles, tandis qu’à Constantine le radical-socialiste Cuttoli est seul candidat. Dans la Meuse, Raymond Poincaré conduit la liste toujours intitulée « d’Union sacrée »… Dans l’Isère, le sortant socialiste Joseph Brenier est candidat sur la « liste du Cartel des gauches » en compagnie des sortants de la Gauche démocratique, mais ils sont contestés tout à la fois par une liste SFIO et par une liste radicale-socialiste. Les gauches – radicalisme compris – ne présentent aucun candidat dans trois départements : Manche, Mayenne, Moselle. En dehors de ces lieux, les socialistes sont présents presque partout et concourent même dans l’Ouest jusque-là réfractaire, en Loire-Inférieure et dans le Maine-et-Loire par exemple. Le petit PUP (Parti d’Unité Prolétarienne) propose une liste dans le Nord. Le PCF présente dans les Landes André Marty, Jacques Duclos et Renaud Jean, trois de ses leaders nationaux, tous extérieurs au département. Jacques Duclos et André Marty figurent également sur la liste communiste dans le Nord.

  • 60 Bougeard C., Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), Rennes, PU (...)
  • 61 L’Action Française, 17 octobre 1932.
  • 62 La Croix, 18 octobre 1932.

37Les gauches l’emportent dans le Morbihan et en Ille-et-Vilaine60. Dans la Nièvre, en revanche, les droites gagnent deux sièges contre les gauches. Le mouvement apparaît limité. Comme l’exprime Charles Maurras, « si, comme nous le croyons, on voulait, en haut lieu, la paix, la tranquillité, le statu quo, l’on a été servi dans les urnes, hier61 ». Marcel Garilly estime que le Sénat sera « orienté légèrement plus à gauche que ne l’est actuellement la Haute Assemblée » et tente de rassurer son lectorat en rappelant que « le radicalisme de la Gauche démocratique n’est pas de même nature que celui du groupe valoisien de la Chambre62 ». C’est aussi l’avis d’un rédacteur de l’Ouest, qui écrit :

  • 63 Le Petit Courrier, 15 octobre 1932.

« Le Sénat penche à gauche. Seulement, il a gardé, avec un certain accent national, une aversion marquée pour le collectivisme. Il est, en même temps, anticlérical et conservateur social63. »

  • 64 Le Midi socialiste, 16 octobre 1932.

38La gauche se réjouit de ces résultats. Le Midi socialiste se félicite du « recul sensible des partis réactionnaires64 ». Jean-Baptiste Séverac note avec satisfaction dans Le Populaire de Paris que « la réaction a perdu 7 sièges sur les 57 qu’elle détenait ». Le militant socialiste flétrit « la tactique imbécile des communistes », fidèles à la tactique classe contre classe. Il déplore notamment que, dans le Nord,

  • 65 Le Populaire de Paris, 17 octobre 1932.

« ce dernier facteur a été particulièrement sensible, assurant, dans ce département éminemment ouvrier et profondément socialiste, la réélection d’une majorité de réactionnaires au Sénat. Nos camarades ont été battus de vingt voix, alors que les communistes conservaient environ quatre-vingts voix au troisième tour65 ».

39À l’issue de ces élections marquées par une relative stabilité politique, mais tout de même légèrement orientées à gauche, Albert Lebrun, élu président du Sénat contre Jules Jeanneney en 1931 à la suite d’un scrutin serré (147 voix contre 139), est réélu en 1932 sans concurrent. Le fait qu’un président issu du groupe de l’Union républicaine puisse, dans une assemblée dont le premier groupe est la Gauche démocratique, être reconduit sans concurrent révèle la modération de nombre de sénateurs radicaux, alors même qu’ils avaient présenté l’un des leurs, élu député du Bloc des gauches en 1902, l’année précédente…

1935 : l’arbre qui cache la forêt

40Les élections sénatoriales de 1935 apparaissent relativement équilibrées, même si une double élection monopolise quelque peu l’attention au profit de la droite.

Une campagne de Rassemblement populaire ?

41Plusieurs listes s’intitulent « de Front populaire » (Saône-et-Loire, Seine, Seine-Inférieure), sans toujours rassembler d’ailleurs les différents partis de la coalition. L’expression voisine avec celle, souvent usitée encore dans la presse et les professions de foi, de Rassemblement populaire.

  • 66 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.
  • 67 AD Haute-Vienne, 3 M 111, élections sénatoriales de 1935.

42La profession de foi nationale de la SFIO est signée par Léon Blum (président du groupe socialiste à la Chambre des députés) et Paul Faure (secrétaire général du parti). Elle rappelle que « les décisions de ses congrès font un devoir à ses fédérations départementales de présenter au premier tour de scrutin des listes complètes de candidats socialistes » puis énonce les objectifs à atteindre : « assurer la défaite de la réaction » et « briser toutes les tentatives, avouées ou hypocrites, du fascisme ». Le programme développé dans ce texte s’inscrit clairement dans la logique du Rassemblement populaire. Les trois termes du Front populaire (pain, paix, liberté) sont présents. Hostile à la réaction et au fascisme, la SFIO milite pour la démocratie en soulignant que, « même lorsque les milieux dirigeants, aveuglés d’égoïsme de classe, se sont servis de l’appareil de l’État contre les travailleurs, le Parti Socialiste est demeuré un parti républicain ». Une série de propositions vise à résorber la crise économique : mise en place des 40 heures de travail hebdomadaire, instauration d’un fonds national de chômage, commande de « grands travaux d’utilité ouvrière et paysanne », abrogation des décrets-lois, institution d’un moratoire des loyers, organisation d’offices publics pour des prix garantis… La SFIO réclame enfin l’application du pacte de la SDN, le « désarmement universel, simultané et contrôlé », la suppression de l’industrie et du commerce privés des armes et la suppression de l’aviation militaire66. Ce programme est relayé à l’échelle locale. Même en Haute-Vienne, où les candidats socialistes font preuve d’une grande modération et d’un sage réformisme dans leur profession de foi, ils déclarent tout de même qu’ils « sont contre le fascisme et la guerre67 ».

  • 68 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.
  • 69 De Tarr F., Henri Queuille en son temps 1884-1970. Biographie, Paris, La Table ronde, 1995, p. 210.

43Les radicaux-socialistes ne partent pas au combat avec un même viatique fourni par leur parti. Dans le Puy-de-Dôme, la profession de foi radicale-socialiste se positionne en juste milieu, avec le double refus « ni dictature, ni révolution », s’oppose à la lutte des classes et prône la défense du franc. À côté de ces propos peu engageants pour les autres partis de gauche, les candidats, « issus du peuple et demeurés peuple », rendent hommage à Léon Bourgeois et à son œuvre théorique en matière de coopération ainsi qu’à son action en faveur de la SDN68. En Corrèze, Henri Queuille traite dans sa profession de foi d’adduction d’eau, d’électrification rurale, de vicinalité… En matière politique, il évoque tout de même la défense du régime et l’« union sincère » des républicains. Ces formules assez vagues et le thème de l’assainissement des finances ne le placent pas parmi les thuriféraires du Front populaire, qui n’est pas mentionné en tant que tel. Il est vrai qu’Henri Queuille a pour seul adversaire le communiste Marius Vazeilles69. Le radical-socialiste peut donc jouer au rassembleur et prendre le risque d’une certaine imprécision dans ses engagements… Dans la Sarthe, Joseph Caillaux et sa liste assument une posture d’alliance à gauche : « imbus jusqu’aux moelles de la tradition républicaine », les candidats écrivent : « notre programme est de large union républicaine. Nous le plaçons sous les auspices de Waldeck-Rousseau ». Cette affirmation est renforcée par l’assurance suivante : « nous sommes et nous resterons inébranlablement laïques ». Joseph Caillaux et ses colistiers concluent : « si vous nous envoyez au Sénat, nous travaillerons avec les gauches pour la France entière, indissolublement liée à la République ». Cette profession de foi éminemment républicaine contient en revanche quelques éléments qui indiquent les limites d’une collaboration de longue durée avec les socialistes :

  • 70 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

« Laissant à d’autres la distribution de promesses, souvent entachées d’une démagogie qui nous est odieuse, nous ne prenons qu’un engagement formel : celui de veiller avec acharnement sur les intérêts des cultivateurs en nous attachant avant tout à alléger les charges qu’on fait peser sur eux comme sur les diverses catégories de contribuables70. »

  • 71 Entretien paru dans Lyon, 12 octobre 1935. Consulté aux AD du Rhône, Fonds Émile Bender, 64 J 53.
  • 72 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.
  • 73 Vergnon G., L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Rennes, PUR, 2009, p. 63.

44La défense des travailleurs indépendants et l’emploi du vocable « contribuables » sont annonciateurs de tensions avec la gauche d’inspiration marxisante. Dans le Rhône, le radical-socialiste Émile Bender affirme que « l’union de tous les républicains assumera le succès des gauches » et annonce : « nous exigerons le désarmement des ligues factieuses71 ». En Saône-et-Loire, le parti radical-socialiste Camille-Pelletan, dissidence de gauche du radicalisme, présente trois candidats pour cinq sièges et laisse aux grands électeurs le soin de choisir les deux autres « sur les listes qui sont politiquement à gauche de la nôtre ». Ses candidats se veulent « nettement antifascistes, nettement laïques, nettement hostiles aux décrets de misère ». Leur profession de foi témoigne de la permanence de vieux réflexes politiques réactivés par l’antifascisme : « l’accord des ROUGES est nécessaire pour vaincre les BLANCS72 ». Cette affirmation et la référence d’un radical-socialiste plus modéré comme Joseph Caillaux à la défense républicaine illustrent largement l’enracinement de l’antifascisme français des années 1930 dans la tradition républicaine, les hommes de gauche percevant le fascisme « comme le dernier avatar en date du “Blanc” éternel73 ».

45Les communistes militent, comme les socialistes, pour les thèmes du Rassemblement populaire. Dans le Pas-de-Calais, Henri Darras, délégué-mineur et maire de Noyelles-Godault se bat

« Pour le Front populaire contre le régime capitaliste
Pour la Paix, le Pain et la Liberté
Pour le Gouvernement souverain des Ouvriers, Paysans et Soldats de France. »

  • 74 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

46Il réclame le désarmement et la dissolution des « ligues fascistes », l’« épuration de l’armée des officiers factieux royalistes et fascistes », le « droit de vote et d’éligibilité pour les femmes, les immigrés et les jeunes de plus de 18 ans », l’instauration de la représentation proportionnelle et la « dissolution de la Chambre et élections immédiates74 ».

  • 75 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 365, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 20 octobre 1935 : cand (...)
  • 76 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales du 20 octobre 1935.
  • 77 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales du 20 octobre 1935.
  • 78 3 M 1320, élections sénatoriales 1935. Ce scrutin de 1935 a été étudié par Mathias Bernard, Les mod (...)

47Les adversaires du Rassemblement populaire usent d’arguments assez divers mais globalement peu modérés. Dans le Puy-de-Dôme, les candidats de la « Liste d’union républicaine pour la défense des foyers, l’Organisation des métiers et le Redressement de l’État » s’affirment « républicains de gauche ». Les questions internationales occupent une place significative. Les candidats refusent « de faire tuer nos enfants pour le compte du NÉGUS et de ses amis, les pétroliers américains, comme aussi pour le compte de STALINE et de ses Soviets75 ». Dans le Puy-de-Dôme également, Victor Dartayre, qui s’affirme républicain socialiste, plaide pour la réforme de l’État et la diminution du nombre de députés et sénateurs, critique les scandales intervenus depuis Panama et déclare : « Il n’y en a que pour les Juifs et les francs-maçons76. » En Vendée, l’ancien officier de cavalerie Georges La Rochethulon, maire de Saint-Hilaire-de-Talmont depuis 1900, député de l’Action Libérale Populaire des Sables-d’Olonne de 1902 à 1906, se réclame de sa « lutte acharnée contre Combes, André et Pelletan » et signale qu’il a conquis en 1925 le canton de Talmont, « siège occupé depuis 60 ans par des radicaux francs-maçons ». Il rappelle qu’il s’est désisté aux élections législatives de 1919 pour l’union de la droite et promet : « je m’engage sur l’honneur à me désister au 3e tour en faveur d’un candidat catholique et national ayant obtenu plus de voix que moi ». Président de l’Association cantonale des chefs de famille catholiques, il termine sa profession de foi par les mots suivants : « Religion, famille, patrie77. » Ce climat de tensions n’est pas propice aux hommes du centre. Dans le Rhône, le député (et ancien sénateur) républicain Laurent Bonnevay se présente infructueusement aux élections sénatoriales. Président de la commission d’enquête sur les événements du 6 février 1934, il apparaît comme trop à gauche aux yeux de la nouvelle génération de la droite rhodanienne, tout en étant trop à droite pour le Rassemblement populaire78.

Le pari réussi de Pierre Laval

  • 79 En 1903, Émile Combes fut élu sénateur dans deux départements, mais sans avoir fait campagne en Cor (...)

48Pierre Laval, président du Conseil depuis le 7 juin 1935, est sénateur de la Seine depuis 1927. Il choisit de solliciter un nouveau mandat mais fait également acte de candidature dans son département d’origine, le Puy-de-Dôme, où il détient Le Moniteur du Puy-de-Dôme et a investi financièrement depuis le début des années 1930. Depuis Charles de Freycinet en 1882, aucun chef de gouvernement n’avait posé sa candidature dans plusieurs départements simultanément79. La pratique est légale, puisque la candidature multiple n’avait été interdite au temps du boulangisme que pour les élections législatives. Le pari politique est osé. Le président du Conseil peut cristalliser les oppositions, dans deux départements qui votent majoritairement à gauche. Pierre Laval est toutefois homme de réseaux. Affaires économiques, amitiés personnelles et complicités politiques lui assurent dans la Seine comme dans le Puy-de-Dôme de solides appuis.

49Dans le Puy-de-Dôme, Pierre Laval recueille 708 voix sur 1 118 suffrages exprimés, et il est donc élu dès le premier tour de scrutin, seul candidat dans ce cas. Les trois autres élus sont les sortants de la Gauche démocratique Eugène Chassaing et Paul Malsang, ainsi qu’Eugène Roy, au 3e tour. Le sortant Étienne Clémentel, qui avait été le patron du département, perd son siège. Pierre Laval est donc largement élu dans ce département où il n’avait jamais été candidat mais où il dispose de solides relais (un journal mais aussi un beau-frère élu socialiste). Dans la Seine, il est réélu dès le premier tour également, seul de sa liste, alors que la liste de Front populaire rafle sept sièges.

  • 80 Le Temps, 22 octobre 1935.
  • 81 L’Action Française, 21 octobre 1935.
  • 82 La Croix, 22 octobre 1935.

50La droite exulte. La Fédération républicaine du Morbihan envoie une adresse à Pierre Laval pour le féliciter de sa double élection80. Toute la presse évoque cet événement. Charles Maurras s’interroge : « Voilà M. Laval élu deux fois, à Paris et dans sa province. Cela lui donnera-t-il autorité et liberté81 ? » Jean Guiraud écrit que « le succès du président du Conseil a été l’événement le plus important de la journée » et estime que « la double élection de M. Laval à Paris et en province représente une approbation très nette de sa politique82 ». Dans L’Écho de Paris, Henri de Kérillis débute son article de la façon suivante :

  • 83 Henri de Kérillis fait ici allusion au Rastafari Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie.

« L’essentiel est acquis. M. Pierre Laval est élu dans la Seine et le Puy-de-Dôme. Et cette double élection prend dans les circonstances présentes une signification considérable. Pour l’apprécier, il suffit d’imaginer ce qu’eussent été les chants de triomphe de nos adversaires si le chef du gouvernement d’union nationale avait été mis en échec en un point ou l’autre. On aurait interprété le vote comme un blâme formel de sa politique étrangère. On aurait exploité le courant électoral pour le renverser immédiatement. On aurait amené à sa place un de ces bellicistes insensés peut-être M. Herriot lui-même qui sont prêts à se jeter sur l’Italie et à mettre l’Europe à feu et à sang au nom des grands principes de la SDN et pour venger le ras des ras83. »

  • 84 L’Écho de Paris, 21 octobre 1935.

51Le fondateur du Centre de propagande des républicains nationaux considère que les hommes de gauche « devront reconnaître que la capitale de la France, sa banlieue ouvrière et le Puy-de-Dôme paysan, deux départements de gauche et même d’extrême gauche, approuvent la politique de prudence et de paix qu’a suivie M. Laval84 ». L’analyse proposée par Le Temps est de même facture :

  • 85 Le Temps, 22 octobre 1935.

« Non seulement l’échec de M. Pierre Laval, à la fois candidat aux élections sénatoriales dans la Seine et dans le Puy-de-Dôme, avait été péremptoirement annoncé par les journaux révolutionnaires, mais ces mêmes journaux affirmaient que son succès serait une catastrophe pour les préparateurs de la révolution. Il suffit donc de rappeler et ces prophéties victorieuses et ces clameurs d’alarme pour donner sa vraie signification à la double élection du chef du gouvernement français85. »

  • 86 Le Populaire de Paris, 21 octobre 1935.
  • 87 Le Canard enchaîné, 16 octobre 1935.
  • 88 Le Canard enchaîné, 23 octobre 1935.

52La presse de gauche doit aussi prendre en compte l’événement. Léon Blum commence d’ailleurs son commentaire par ce fait : « D’abord les résultats de la Seine. Morizet et Sellier sont élus. Cachin est élu. M. Laval a cependant réussi son tour de force. » Le responsable de la SFIO constate l’apport de voix de gauche et estime que « parmi les délégués du Front populaire, 90 ont commis un abus de mandat et une trahison. C’est un grave événement, qui ne modifiera pas notre tactique de demain, mais qu’il était impossible de passer sous silence86 ». Le Canard enchaîné s’intéresse lui aussi à la double candidature du chef du gouvernement. Dans les jours qui précèdent le scrutin, il propose tout d’abord un jeu de mots avec les deux canards de sa une : à gauche, « Laval tête de liste… », à droite « de l’affront populaire87 ». Après l’élection, un petit article, intitulé « Entre deux sièges », est consacré, toujours en une, à Pierre Laval, avec notamment la phrase suivante : « Un seul département, cela peut suffire, à la rigueur, à un sénateur qui n’a qu’une seule opinion. Dieu merci, nous n’en sommes pas là88. » Pierre Laval, élu dans la Seine et le Puy-de-Dôme, opte pour le Puy-de-Dôme le 24 janvier 1936.

Un scrutin équilibré

53Les élections sénatoriales d’octobre 1935 ne se résument pas au succès de Pierre Laval. Plus globalement, elles aboutissent à un équilibre qui, dans une période de dynamique de Rassemblement populaire, sonne presque comme un échec de la gauche. Sur 107 sièges concernés par le scrutin, les radicaux-socialistes passent de 46 à 38 et les socialistes de six à 10. Les quelques déconvenues enregistrées par la gauche incitent Henri de Kérillis à écrire que « les élections sénatoriales d’hier ont légèrement fait pencher la balance à droite ». Il se réjouit de « l’effondrement du triste Clémentel dans le Puy-de-Dôme ». Sa conclusion illustre toutefois la rancœur de la droite envers une chambre encore dominée par un esprit de gauche :

  • 89 L’Écho de Paris, 21 octobre 1935.

« Et le régime glissant vers la tombe, la terre tremblant chaque matin autour de nous, le Sénat radical et maçonnique continuera de ne rien voir, rien entendre, rien comprendre89. »

  • 90 La Croix, 22 octobre 1935.
  • 91 Le Temps, 22 octobre 1935.

54Jean Guiraud estime de même que malgré « l’entrée au Sénat du chef des communistes, M. Cachin », « preuve vivante de l’avance des bolchevistes dans la banlieue rouge de Paris », « le Sénat demeure le même, toujours conservateur, conservateur d’un radicalisme périmé, comme il fut jadis conservateur du libéralisme90 ». Le rédacteur du Temps estime que « les partis révolutionnaires voient dans l’entrée de M. Cachin au Sénat une victoire si grande qu’elle compense toutes les autres déceptions du communisme » et note que « les radicaux ont à peu près seuls fait les frais des – très menus – bénéfices socialistes ». Il constate que « les républicains nationaux n’ont, eux, à se flatter que de n’avoir subi aucune perte91 ».

  • 92 Le Populaire de Paris, 21 octobre 1935.
  • 93 Le Courrier du Centre, 21 octobre 1935.

55Le Populaire de Paris titre « Belle victoire du parti socialiste ». Léon Blum se déclare satisfait : « Partout nos minorités se sont accrues et elles se sont reportées, avec la discipline la plus exacte, sur des républicains résolus à défendre la liberté et la paix92. » En Haute-Vienne, où Léon Betoulle est réélu au premier tour, la presse locale note qu’« au second, des voix radicales se sont portées sur les candidats socialistes93 ». L’éditorialiste du journal socialiste Le Populaire du Centre remercie d’ailleurs les autres forces de gauche :

  • 94 Le Populaire du Centre, 21 octobre 1935.

« Merci d’abord aux communistes dont le désistement loyal et franc devait suffire à assurer la victoire complète. Nous savons que nous pouvions attendre d’eux le geste qu’ils ont accompli et qui contribuera grandement à faciliter l’œuvre de reconstitution de l’unité ouvrière. Merci aussi à ceux des radicaux qui, dans la fermeté de leur conscience républicaine, ont compris que leur devoir était de ne pas suivre les conseils de quelques mauvais bergers aigris et rancuneux et qui ont rallié le drapeau de la véritable République démocratique et sociale94. »

  • 95 L’Humanité, 21 octobre 1935.

56L’Humanité consacre pour la première fois un traitement de faveur aux élections sénatoriales. Le journal communiste titre en une « Laval et Fiancette sont les élus de Doriot ! » mais propose aussi une photographie de Marcel Cachin, premier sénateur communiste ; le scrutin de la Seine occupe la moitié de la première page95. Le renouvellement de 1935 apparaît donc, malgré le succès de Pierre Laval, comme plutôt propice à la mise en place du Front populaire. Il appartient en revanche aux élections sénatoriales de 1938 de clore cette séquence politique.

1938 : le procès du Front populaire

  • 96 Le contexte international immédiat (Munich) est présent dans la campagne, mais pas de manière déter (...)
  • 97 Après le choix du Puy-de-Dôme par Pierre Laval, sa succession dans la Seine avait échu au communist (...)
  • 98 Le Progrès, 27 octobre 1938.

57Les élections sénatoriales de 1938 mobilisent les députés élus en 1936 et les conseillers généraux, renouvelés pour moitié en 1937, mais surtout, pour l’essentiel du collège électoral, les élus municipaux de 1935, comme le renouvellement précédent. Les résultats diffèrent pourtant sensiblement. C’est qu’entre-temps le reclassement du radicalisme s’est accentué. Si Édouard Daladier pouvait apparaître comme l’un des chefs de file du Rassemblement populaire en 1935, il incarne désormais, à l’automne 1938, la concentration au centre et même l’union nationale avec la droite. Les élections sénatoriales de 1938 constituent le premier test électoral national de cette stratégie et offrent l’occasion aux candidats de se prononcer sur l’expérience du Front populaire96. Le 10 avril 1938 déjà, une élection sénatoriale partielle dans la Seine avait abouti au succès de Victor Constant (Fédération républicaine), signal inquiétant pour la gauche dans un département qu’elle dominait au renouvellement de 1935, même si Pierre Laval avait pu y être réélu97. En octobre, l’enjeu est clair pour tous. Édouard Pfeiffer, ancien secrétaire général du comité exécutif du parti radical-socialiste, simplifie et résume en une phrase l’essence (et le sens) du scrutin : « La seule classification logique, ce n’est pas celle qui tient compte d’étiquettes souvent imprécises, c’est celle qui oppose partisans et adversaires du Front populaire98. »

Front populaire et Union nationale au cœur des débats

58Le parti qui apparaît le plus divisé est le parti radical-socialiste. Ses candidats se répartissent en trois groupes. Un premier essaie d’éviter de prendre parti. Dans l’Aisne, cela conduit à déclarer que « parti de Gouvernement, le Parti radical représente par sa doctrine et son programme la moyenne de l’opinion sincèrement républicaine et démocratique », et à défendre le Sénat sans trop s’engager sur les contours d’une majorité :

  • 99 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

« Il faut donc de toute nécessité que le Sénat représente bien l’opinion moyenne du pays. S’il a pu, dans le passé, remplir sa tâche d’une façon généralement satisfaisante, s’il a même encouru successivement et selon les circonstances, les critiques des partis d’extrême droite et d’extrême gauche, n’est-ce pas précisément parce que sa majorité est radicale99 ? »

  • 100 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.
  • 101 En gras dans le texte.
  • 102 AD Drôme, 3 M 257, élections sénatoriales 1938.
  • 103 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

59Une deuxième tendance consiste à rester fidèle aux axiomes idéologiques et au système d’alliance à gauche. En Charente, l’ancien député Louis Fays, président d’honneur de la fédération radicale-socialiste se présente comme « un homme de gauche, indéfectiblement attaché à la tradition républicaine ». Il exalte les « grands principes de 1789 » et la laïcité, « que l’on néglige quelque peu aujourd’hui, à ce qu’il m’a semblé ». Il précise enfin : « je regrette l’actuelle dispersion des candidats de gauche, l’union est dans la tradition républicaine100 ». La troisième voie consiste à louer le président du Conseil et à combattre le collectivisme. Ces choix différents sont parfois effectués par les radicaux-socialistes d’un même département, d’où une multiplicité de candidatures concurrentes. Dans la Drôme, deux sénateurs sortants (Émile Lisbonne et Henri Perdrix) constituent une liste avec le député Léon Archimbaud, président du Conseil général. Ils rappellent leur profession de foi de 1929, sur une « liste d’Union des Gauches », qu’ils assument toujours. Leur programme est à la fois économique et politique, allant de l’« intangibilité des lois laïques » au « contrôle de l’État sur les monopoles de fait », en passant par la paix et « le respect et le développement de toutes les libertés, individuelles et syndicales, que les tentatives de fascisme risquent de compromettre »… Les trois hommes affichent une conception très bipolaire du champ politique. « Le Parti Républicain » est leur maison commune et ils estiment que le programme qu’ils défendent « ne peut être réalisé que par des hommes de gauche, exclusivement élus par les forces de Gauche, sans aucune attache avec la Droite ». Ils acceptent volontiers le bicamérisme et mettent l’accent sur la nécessité d’élire « un plus grand nombre de sénateurs dégagés de toute attache avec les organisations de Droite » afin que « le Sénat, tout en exerçant son rôle constitutionnel de contrôle facilitera utilement la réalisation des vœux légitimes du suffrage universel ». Ils font appel pour cela « aux républicains, qui ne pactisent pas avec les adversaires les plus acharnés de la République ! » et se veulent optimistes : « Nous avons confiance dans votre inaltérable attachement à l’Union des Gauches, dont nous portons le drapeau. Vive la République laïque, démocratique et sociale ! Vive la Paix101 ! » Face à eux, se dresse une liste radicale-socialiste investie par le congrès départemental du 11 septembre 1938 et investie par le bureau du parti républicain radical et radical-socialiste le 14 septembre. Cette liste se revendique d’Édouard Daladier, « chef estimé de notre Parti102 ». Ce salut à Daladier est visible dans de nombreuses professions de foi radicales-socialistes, mais aussi à plus à droite : en Ille-et-Vilaine, la liste républicaine nationale rend hommage au « président Daladier, grand patriote, énergique et travailleur103 ».

60L’hostilité déclarée au Front populaire est également partagée par la droite et de multiples sortants de la Gauche démocratique. Dans l’Eure, la liste d’Union nationale relit à sa façon l’histoire récente de la France :

  • 104 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

« Le Cartel des gauches a administré la France de 1932 à 1936. La situation générale du pays a été déclinant. Depuis 1936, le Front Populaire a pris le pouvoir : le pays se trouve dans des conditions plus dangereuses encore, tant au point de vue matériel qu’au point de vue moral104. »

  • 105 AD Creuse, 3 M 349, élections sénatoriales 1938.

61Dans la Creuse, le député radical-socialiste Auguste Chambonnet rappelle son opposition aux 40 heures et écrit aux délégués sénatoriaux qu’« en 1938, le gouvernement éphémère Blum, en quelques jours, nous a montré toute sa nocivité105 ».

  • 106 Candidats de la SFIO : William Chervy est vice-président du Conseil d’arrondissement d’Aubusson et (...)

62Face à ces violentes attaques, la stratégie des socialistes et des radicaux-socialistes fidèles au Front populaire est triple. Ils défendent tout d’abord le bilan économique du gouvernement, s’inscrivent ensuite dans le fil de la tradition radicale d’hostilité au Sénat et tentent enfin de ressusciter les vieux réflexes de défense républicaine, considérant qu’un gouvernement de gauche ne peut s’appuyer que sur l’union des gauches et ce à l’exclusion des droites. Dans la Creuse, « les socialistes qui vous parlent sont de vieux républicains. Le père de Chervy, celui de Riffaterre106, ont milité aux côtés de Martin Nadaud », la figure républicaine tutélaire de ce département au XIXe siècle et les candidats SFIO déclarent :

  • 107 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

« Nous faisons donc confiance à tous ceux qui restent fidèles à la tradition républicaine, à l’esprit du radicalisme qu’ont représenté avec tant d’éclat Camille Pelletan, Ferdinand Buisson, Léon Bourgeois. La lutte contre le Sénat, pour la prépondérance du suffrage universel, c’est Léon Bourgeois qui l’a menée le premier. Nous renouons la tradition républicaine107. »

63En Côte d’Or, les socialistes combattent les sénateurs sortants et mettent en avant leur rôle de frein face aux réformes engagées par le gouvernement Blum en matière agricole :

« Pour prouver la carence de nos sénateurs à l’égard de l’agriculture, il suffit d’énumérer les lois attendues par les paysans, les vrais, votées par la Chambre du Front populaire et mises en sommeil par l’Assemblée du suffrage restreint. »

  • 108 Le Socialiste Côte d’Orien, 22 octobre 1938.
  • 109 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

64Le Socialiste Côte d’orien cite les conventions collectives de vente des produits agricoles, les conventions collectives de travail des ouvriers agricoles, la propriété culturale108. Les communistes défendent également le bilan gouvernemental. Dans le Gard, le PCF souhaite le « maintien des avantages acquis, obtenus par le Front populaire109 ».

La victoire des adversaires du Front populaire

  • 110 Le Temps, 25 octobre 1938.
  • 111 Le Populaire de Paris, 24 octobre 1938.
  • 112 Bougeard C., Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), op. cit., (...)
  • 113 Le Temps, 25 octobre 1938.
  • 114 La Croix, 25 octobre 1938.

65Les élections sénatoriales de 1938 renforcent l’évolution politique de Daladier en faisant échec aux partisans du Front populaire. Les gauches enregistrent, au bénéfice du parti socialiste, un seul succès remarqué, celui de Marx Dormoy dans l’Allier. C’est d’ailleurs pour prévenir toute exploitation de cette élection que Le Temps écrit : « Sans doute l’étalage en “manchette” du succès, dans l’Allier, d’un socialiste qui occupa durant plusieurs mois le ministère de l’Intérieur permet aux journaux marxistes de dissimuler le sens général du scrutin d’hier110. » Le Populaire de Paris choisit en effet comme titre au lendemain du scrutin : « M. Marcel Régnier homme de Caillaux, un des plus implacables ennemis du Front populaire, est battu par Marx Dormoy. » Un article entier est consacré au sujet, indiquant qu’« après son élection Marx Dormoy est porté en triomphe dans les rues de Moulins ». Le journal socialiste précise que « chacun commentait le résultat du scrutin en soulignant la répercussion qu’il ne manquerait pas d’avoir dans tout le pays111 ». Les communistes, présents dans de nombreux départements, jouent le jeu de l’alliance à gauche en retirant leur liste après le premier tour, permettant l’élection des socialistes Marx Dormoy (Allier) mais aussi Georges Bruguier (Gard), Henri Tasso et Léon Bon (Bouches-du-Rhône). La SFIO se désiste en faveur des radicaux-socialistes dans le Cantal et en Charente, se contentant d’un retrait dans d’autres départements (Corrèze, Côtes-du-Nord…). En Eure-et-Loir, le sortant républicain socialiste Maurice Viollette, figure du Front populaire, perd son siège. Dans la Drôme, deux des trois candidats de la liste d’Union des gauches sont battus au profit de candidats plus droitiers. Les droites conquièrent trois sièges dans le Finistère et trois sièges en Ille-et-Vilaine112. La concentration entre de nombreux radicaux-socialistes et les droites s’opère dans de multiples départements où la SFIO est battue par des candidats se réclamant du radicalisme. C’est le cas dans la Creuse ou le Finistère. La presse de droite s’en félicite et inclut désormais dans son périmètre une partie du radicalisme : « Contester que la partie consultée du pays a désavoué formellement la politique du Front populaire, c’est vraiment, cette fois-ci, refuser de voir la lumière du jour. » Le rédacteur du Temps spécifie : « Nous comptons parmi les républicains nationaux les radicaux eux-mêmes qui, au Sénat notamment, ont combattu, au nom de la démocratie, les tentatives démagogiques du Front populaire113. » Avec le sous-titre « Avantages aux républicains nationaux, échecs aux radicaux-socialistes de Front populaire », Jean Guiraud remarque lui aussi dans La Croix que « les élections sénatoriales d’hier marquent un recul sensible des partis du Front populaire ». Observant que le corps électoral est principalement issu des élections municipales de 1935, il constate que « les gains des modérés d’hier marquent plutôt la conversion d’un certain nombre d’électeurs sénatoriaux que l’expérience du Front populaire et surtout l’alerte de septembre dernier a ramenés de gauche à droite ». Jean Guiraud commente aussi la réélection d’Albert Sarraut dans l’Aude : « La politique versatile de M. Sarraut, malgré sa qualité de ministre de l’Intérieur et le soin tout particulier qui lui fait choisir les préfets de son département, lui a fait perdre 79 voix sur son élection en 1929 », précisant que l’ancien président du Conseil est « distancé d’une quarantaine de suffrages par ses propres colistiers », hostiles au Front populaire114. Le quotidien angevin Le Petit Courrier commente lui aussi le score d’Albert Sarraut dans l’Aude :

  • 115 Le Petit Courrier, 24 octobre 1938.

« Quand nous aurons dit que M. Sarraut, bien que ministre, est réélu mais arrive après ses colistiers qui avaient nettement pris position contre le Front populaire, nous aurons achevé d’indiquer le caractère d’une consultation électorale, dont la signification est des plus satisfaisantes115. »

66Le sens du scrutin est clair en effet : la droite l’a emporté, par son personnel et plus largement par ses idées. Le Petit Courrier rapporte ce propos d’un député socialiste :

  • 116 Le Petit Courrier, 25 octobre 1938.

« Il est exact qu’on a voté hier contre le Front populaire. La question qui se pose est de savoir si le parti radical, qui a créé le climat, sera le bon marchand de l’opération. Il y a toujours quelque chose à perdre pour les partis de centre, quand il se crée un climat passionnel dans le pays. Je vois bien les succès remportés par la droite, lors des élections sénatoriales ; je ne distingue pas le gain que pourrait réaliser le parti radical en cas de dissolution de la Chambre116. »

67Les comptages effectués à l’issue du scrutin confirment que, même aux élections sénatoriales, le radicalisme sort perdant de ce jeu politique. L’URD et les républicains de gauche gagnent neuf sièges, les radicaux-socialistes en perdent six et les républicains socialistes quatre, la SFIO en gagne un. En termes numériques, la droite gagne les élections. La défaite du Front populaire est encore plus prononcée car de multiples radicaux-socialistes se sont fait élire sur une ligne politique hostile à cette séquence gouvernementale. La tendance lourde est d’ailleurs au recul des gauches. Dans le Puy-de-Dôme, une élection partielle provoquée par le décès d’un sénateur a lieu quelques jours après le renouvellement triennal de 1938. La lettre de Jacques Bardoux aux délégués, le 18 octobre 1938, mentionne la paix, rend hommage à la politique extérieure de Pierre Laval, prône la défense du franc, le redressement de l’État et la paix sociale (« il faut une charte paysanne », une charte artisanale et une charte ouvrière). Jacques Bardoux bénéficie d’un soutien appuyé de Pierre Laval, qui lance « un pressant appel » en sa faveur :

  • 117 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 368, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 30 octobre 1938 : cand (...)

« Ce sont les radicaux et les nationaux qui assurent à M. DALADIER une majorité parlementaire. Nous demandons aux Délégués radicaux et nationaux de faire aujourd’hui, à Clermont-Ferrand, triompher cette politique d’union. Je sors de ma réserve pour accomplir mon devoir. Vous accomplirez le vôtre en mettant un terme à la démagogie qui a conduit la France au bord de l’abîme117. »

68Jacques Bardoux, candidat pour la quatrième fois, est élu sénateur du Puy-de-Dôme.

*

  • 118 Sur la persistance d’un courant attaché à l’union des gauches au sein de la mouvance radicale-socia (...)

69Les élections sénatoriales continuent à retenir l’attention des journaux, à travers leurs éditorialistes les plus connus : Raymond Cartier, Henri de Kérillis dont l’anti-maçonnisme est vérifié lors de plusieurs élections, Charles Maurras… Au-delà du commentaire global des élections sénatoriales, plusieurs faits individuels suscitent de manière systématique des analyses, car des personnalités politiques d’envergure nationale se présentent à ce scrutin. Leur réussite ou leur échec est donc regardé avec intérêt. Les lignes de clivage, relativement tranchées au cours de la période précédente, évoluent davantage durant l’entre-deux-guerres : les radicaux-socialistes oscillent longtemps entre le Cartel et la concentration puis le Front populaire achève de bouleverser le paysage préexistant. Jusque dans les années 1930, le Sénat offre un visage quelque peu décalé, anticlérical et conservateur social à la fois pour reprendre une formule employée par un journaliste de l’époque. En 1938, la mutation qui affecte une partie du radicalisme hostile au Front populaire rappelle le glissement à droite de certains progressistes dans les années 1900. Comme dans le cas précédent, elle est partielle puisque nombre de radicaux-socialistes jouent encore l’alliance à gauche118.

Notes

1 Le Petit Courrier, 6 janvier 1920.

2 Le Temps, 9 décembre 1919.

3 La Dépêche de Toulouse, 30 décembre 1919.

4 AD Hérault, 3 M 1306, élections sénatoriales 1920.

5 AD Vienne, 3 M6 71, élections sénatoriales 1920.

6 La France, 10 janvier 1920.

7 AD Haute-Vienne, 3 M 107, élections sénatoriales 1920.

8 Le Temps, 13 janvier 1920.

9 En réalité, Raymond Poincaré se soucie fort de cette élection et André Maginot est à la manœuvre pour lui permettre d’obtenir 156 suffrages dès le premier tour de scrutin et d’apparaître comme un recours avant le deuxième tour (Roth F., Raymond Poincaré, un homme d’État républicain, Paris, Fayard, 2000, p. 385-386).

10 La Petite Gironde, 13 janvier 1920.

11 Le Nouvelliste de Bordeaux, 13 janvier 1920.

12 Le Temps, 13 janvier 1920.

13 Lire ici la droite monarchiste.

14 L’Ouest-Éclair, 12 janvier 1920.

15 Le Petit Courrier, 13 janvier 1920.

16 Louis Lafferre, qui fut président du parti républicain radical et radical-socialiste et président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France avant la Première Guerre mondiale, a été ministre de l’Instruction publique de Georges Clemenceau de 1917 à 1919.

17 L’Éclair, 12 janvier 1920.

18 Le Temps, 16 janvier 1920.

19 Le Populaire de Paris, 3 janvier 1921.

20 L’Écho de Paris, 10 janvier 1921.

21 Le Populaire de Paris, 11 janvier 1921.

22 Le Temps, 11 janvier 1921.

23 La Croix, 11 janvier 1921.

24 Émile Combes décède quatre mois plus tard, le 24 mai 1921.

25 En dépit de son nom, le groupe de la Gauche républicaine ne relève pas de la gauche dans les années 1920. Il en va de même des républicains de gauche, qui siègent à la Gauche républicaine ou à l’Union républicaine et qui sont, selon la formule fameuse de Joseph Barthélemy, « des hommes du centre que le malheur des temps oblige à siéger à droite »…

26 Bourgin G., Carrère J., Manuel des partis politiques en France, Paris, F. Rieder et Cie, 1924, p. 22-23.

27 Le Temps, 8 janvier 1924.

28 Le Populaire de Paris, 23 février 1923. Charles Maurras produit un violent article contre Gaston Doumergue dans L’Action française du 23 février 1923.

29 AD Gironde, 3 M 223, élections sénatoriales 1924.

30 Le Gaulois, 7 janvier 1924.

31 AD Rhône, Fonds Laurent Bonnevay, 10 J 43.

32 Freysselinard É., Albert Lebrun : le dernier président de la IIIe République, Paris, Belin, 2013, p. 320-321.

33 L’Écho de Paris, 7 janvier 1924.

34 Le Gaulois, 7 janvier 1924.

35 Le Petit Courrier, 8 janvier 1924.

36 Ces initiales sont celles de Compère-Morel.

37 Le Populaire de Paris, 7 janvier 1924.

38 La Lanterne, 7 janvier 1924.

39 La Croix, 8 janvier 1924.

40 Le Temps, 12 mai 1925.

41 Goguel F., La politique des partis sous la IIIe République, Paris, Seuil, [1948] 1958, p. 240.

42 La Croix, 11 janvier 1927.

43 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 361, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 9 janvier 1927 : candidature de Jacques Bardoux ».

44 Berstein S., Histoire du parti radical, tome 1 : La recherche de l’âge d’or, 1919-1926, Paris, Presses de la FNSP, 1980, p. 198. Cet échec dû en partie au poids de la presse est également analysé par Lerner H., La Dépêche journal de la démocratie : contribution à l’histoire du radicalisme en France sous la Troisième République, Toulouse, Association des publications de l’université de Toulouse, 1978, p. 452-453.

45 L’Action Française, 10 janvier 1927.

46 Le Gaulois, 10 janvier 1927.

47 Auguste Puis, député du Tarn-et-Garonne depuis 1919, a été sous-secrétaire d’État à l’Agriculture en 1921-1922.

48 La Croix, 11 janvier 1927.

49 Bonnefous É., Histoire politique de la Troisième République, tome quatrième, Cartel des gauches et Union nationale (1924-1929), Paris, PUF, 1960, p. 202.

50 Paul Doumer est désigné de préférence à Étienne Clémentel et Jules Jeanneney.

51 Ces statistiques sont reproduites dans Le Temps, 14 mai 1929.

52 AD Drôme, 3 M 256, élections sénatoriales 1929.

53 La Croix, 22 octobre 1929.

54 L’Écho de Paris, 21 octobre 1929.

55 Rouffet M., « Frédéric François-Marsal, sénateur du Cantal : contribution à l’histoire politique du Cantal entre les deux guerres », Revue de la Haute-Auvergne, t. 49, janvier-mars 1984, p. 367-394.

56 Louis Antériou, député républicain-socialiste de l’Ardèche depuis 1919, est alors ministre des Pensions.

57 La Croix, 22 octobre 1929.

58 Le Petit Courrier, 14 octobre 1932.

59 AD Gironde, 3 M 226, élections sénatoriales 1932.

60 Bougeard C., Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), Rennes, PUR, 2011, p. 83-84.

61 L’Action Française, 17 octobre 1932.

62 La Croix, 18 octobre 1932.

63 Le Petit Courrier, 15 octobre 1932.

64 Le Midi socialiste, 16 octobre 1932.

65 Le Populaire de Paris, 17 octobre 1932.

66 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

67 AD Haute-Vienne, 3 M 111, élections sénatoriales de 1935.

68 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

69 De Tarr F., Henri Queuille en son temps 1884-1970. Biographie, Paris, La Table ronde, 1995, p. 210.

70 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

71 Entretien paru dans Lyon, 12 octobre 1935. Consulté aux AD du Rhône, Fonds Émile Bender, 64 J 53.

72 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

73 Vergnon G., L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Rennes, PUR, 2009, p. 63.

74 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales de 1935.

75 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 365, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 20 octobre 1935 : candidature ».

76 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales du 20 octobre 1935.

77 BNF, FOL-WZ-1837, élections sénatoriales du 20 octobre 1935.

78 3 M 1320, élections sénatoriales 1935. Ce scrutin de 1935 a été étudié par Mathias Bernard, Les modérés lyonnais et la Fédération Républicaine du Rhône 1889-1940, thèse réalisée sous la direction de Jean-Marie Mayeur, université Paris-IV Sorbonne, 1995, p. 1039-1044.

79 En 1903, Émile Combes fut élu sénateur dans deux départements, mais sans avoir fait campagne en Corse.

80 Le Temps, 22 octobre 1935.

81 L’Action Française, 21 octobre 1935.

82 La Croix, 22 octobre 1935.

83 Henri de Kérillis fait ici allusion au Rastafari Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie.

84 L’Écho de Paris, 21 octobre 1935.

85 Le Temps, 22 octobre 1935.

86 Le Populaire de Paris, 21 octobre 1935.

87 Le Canard enchaîné, 16 octobre 1935.

88 Le Canard enchaîné, 23 octobre 1935.

89 L’Écho de Paris, 21 octobre 1935.

90 La Croix, 22 octobre 1935.

91 Le Temps, 22 octobre 1935.

92 Le Populaire de Paris, 21 octobre 1935.

93 Le Courrier du Centre, 21 octobre 1935.

94 Le Populaire du Centre, 21 octobre 1935.

95 L’Humanité, 21 octobre 1935.

96 Le contexte international immédiat (Munich) est présent dans la campagne, mais pas de manière déterminante. Deux raisons peuvent l’expliquer : les professions de foi ont souvent été préparées en amont, avant la conférence ; Munich ne constitue pas l’élément le plus clivant du moment puisque les accords sont largement approuvés par la classe politique, en dehors des communistes.

97 Après le choix du Puy-de-Dôme par Pierre Laval, sa succession dans la Seine avait échu au communiste Jean-Marie Clamamus.

98 Le Progrès, 27 octobre 1938.

99 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

100 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

101 En gras dans le texte.

102 AD Drôme, 3 M 257, élections sénatoriales 1938.

103 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

104 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

105 AD Creuse, 3 M 349, élections sénatoriales 1938.

106 Candidats de la SFIO : William Chervy est vice-président du Conseil d’arrondissement d’Aubusson et maire de Saint-Priest-la-Plaine, Camille Riffaterre vice-président du Conseil général de la Creuse et maire de Bourganeuf.

107 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

108 Le Socialiste Côte d’Orien, 22 octobre 1938.

109 BNF, FOL-WZ-1838, élections sénatoriales du 23 octobre 1938.

110 Le Temps, 25 octobre 1938.

111 Le Populaire de Paris, 24 octobre 1938.

112 Bougeard C., Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), op. cit., p. 155.

113 Le Temps, 25 octobre 1938.

114 La Croix, 25 octobre 1938.

115 Le Petit Courrier, 24 octobre 1938.

116 Le Petit Courrier, 25 octobre 1938.

117 AD Puy-de-Dôme, Fonds Bardoux, 142 J 368, 2 NUM 114, « Élection sénatoriale, 30 octobre 1938 : candidature de Jacques Bardoux ».

118 Sur la persistance d’un courant attaché à l’union des gauches au sein de la mouvance radicale-socialiste, Prost A. (dir.), Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Science-Po, 2003.

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