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Le corps en lambeaux

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Frédéric Chauvaud
, 
Lydie Bodiou
, 
Myriam Soria
, 
et al.

Deuxième partie. Brutaliser : approprier, marquer, salir

Introduction

Laurence Moulinier-Brogi

Texte intégral

1La première violence subie par le corps féminin dans la Grèce antique est l’injonction de produire de futurs citoyens. D’où l’attention extrême portée à ce corps soumis au changement, d’abord par les jeunes filles elles-mêmes, mais aussi par le monde masculin, du père soucieux de faire une bonne affaire au mari attentif à la possibilité de faire fructifier son union, en passant par les praticiens, qui créèrent une branche particulière de la médecine dédiée au corps des femmes, la gynécologie. C’est donc principalement sur les écrits de ces derniers que Lydie Bodiou se fonde pour montrer que le corps féminin, dans l’Antiquité grecque, se voit résumer à sa seule spécificité organique : à la femme est assignée une fonction strictement reproductive qui justifie les exhortations des médecins à la maternité, et donc à des thérapies comme à certaines pratiques sexuelles.

2De cette maternité conçue comme une fonction sociale, la menstruation est le loquet. C’est à partir de ce moment que la jeune fille devient véritablement un enjeu, pour son père, pour son futur époux, et plus largement pour la cité à laquelle elle devient physiologiquement capable de donner un membre de plus. La puberté, avec l’irruption du sang menstruel qui ne peut pas toujours sortir sans occasionner de désordres, est donc traitée comme un problème médical, dont l’indication thérapeutique la plus simple est le mariage, souvent à un âge tendre.

3Aux yeux des médecins, le meilleur remède aux maux du corps féminin est la grossesse, d’où des discours faisant intrusion dans l’intimité. C’est l’efficacité de l’acte sexuel qui doit primer : selon la formule de Lydie Bodiou, le médecin cherche à « vider le corps de la femme » en veillant au bon fonctionnement de l’expurgation menstruelle, tout en enjoignant « au mari de le remplir ».

4Mais le désir de maternité n’est que très rarement pris en compte, et encore moins l’appréhension des femmes par rapport aux grossesses et à l’accouchement, ce moment où l’on donne la vie en risquant la sienne (il est frappant de ce point de vue que les médecins passent sous silence les séquelles parfois fatales de certaines couches). Les propos féminins auxquels nous avons accès, certes pas directement, mais rapportés par exemple dans le traité Maladies de femmes, confirment que faire des enfants est vécu comme une épreuve redoutable. Mais la stérilité n’est-elle pas pire encore ? L’inféconde est frappée d’un tel discrédit que les femmes sont prêtes à se mettre en danger pour remplir la fonction que la cité leur assigne, réduisant leur vie à celle de leur ventre. Certaines, toutefois, désireuses de limiter le nombre de ces grossesses, recourent à des procédés abortifs ou contraceptifs que les médecins relaient, tout en en soulignant leurs risques.

5Sous cet angle, la situation des femmes en Grèce antique était donc éminemment schizophrénique : tiraillées entre l’obligation sociale de produire des enfants et les périls biologiques inhérents à toute maternité, elles étaient doublement contraintes, à la fois à la fécondité et à l’avortement, deux situations à haut risque pour leur corps.

6Catherine Baroin traque les viols dans le monde romain antique dans les récits d’historiens, principalement Suétone et Tacite. Les historiens retenus permettent d’établir un lien fort entre tyrannie et atteintes sexuelles qui peuvent concerner tous les âges, mais il ne faut pas perdre de vue que la question des violences sexuelles dans le monde romain renvoie à diverses catégories juridiques, et que donc les mots pour les dire varient. Si, après examen, il s’avère que le mot latin correspondant le mieux au verbe français « violer », est stuprare, deux différences de taille avec la situation contemporaine ressortent : dans le monde romain entrent en compte à la fois le statut de celui qui commet le stuprum et celui de sa victime, et par ailleurs la question du consentement n’est pas prise en compte pour qualifier cet acte.

7Une figure comme celle de Tibère se prête particulièrement bien à ces analyses, et une des caractéristiques du tyran qui ressort de son portrait est que ses violences n’épargnent pas les femmes. C’est ce que montrent aussi à l’envi les récits sur les relations illicites d’un Néron ou d’un Caligula. Avant et après les avoir violées, le despote traite les femmes comme des esclaves, les examine comme une marchandise et les déshabille du regard comme par ses mots et par ses actes. Somme toute, les abus sexuels attribués aux princes tyranniques du Haut-Empire par la tradition historiographique visent indifféremment les sexes, les âges et les statuts.

8Un champ d’investigation comme celui des violences de guerre s’avère peu fructueux de ce point de vue, sans doute à cause d’un problème de sources qu’Esther Dehoux constate à son tour pour le Moyen Âge. Il est possible que les récits de guerre passent délibérément sous silence ce que nous appelons aujourd’hui viols, mais à cela il y a une exception : la guerre civile et plus précisément l’année 69, celle des quatre empereurs. Nombre de violences sont alors commises par les soldats romains qui se comportent comme en pays ennemi ou comme des étrangers, n’épargnant aucun âge ni statut ni même sexe. Et à nouveau, toutes les victimes sont traitées comme si elles étaient non pas libres, mais esclaves. Dans le monde fondamentalement inégalitaire de la Rome antique, le viol apparaît donc à la fois comme une violence sexuelle et une violence statutaire, et une situation dans laquelle l’agresseur est aussi important que la victime, qui perdent tous deux leur pudicitia et deviennent ainsi indignes d’être citoyens, donc romains.

9À l’époque moderne, en revanche, la notion de viol désigne une atteinte sexuelle portée exclusivement sur une fille ou une femme, jamais sur un garçon ou un homme. Il n’en est pas moins un des crimes les plus graves et répréhensibles de l’Ancien Régime, pouvant être puni de mort. L’étude de Fabrice Vigier porte sur ce forfait dans la province du Poitou aux XVIIe et XVIIIe siècles, appréhendé grâce aux archives judiciaires, les archives du for privé se révélant fort avares en informations sur ce thème. Mais si le nombre de liasses de justice poitevine dépouillées est très important, la moisson n’est pas pour autant riche, ce qui peut s’expliquer par la honte des victimes – un phénomène qui perdure aujourd’hui : avec 14 affaires de ce genre sur près de 3 100 procédures criminelles répertoriées, la faible représentation de ce crime, qui se retrouve dans la plupart des juridictions du royaume, confirme que porter plainte ne suffit pas à recouvrer son honneur sous l’Ancien régime, et qu’il peut être souvent préférable pour sa réputation de garder le silence.

10Fabrice Vigier tire néanmoins d’intéressants renseignements de l’échantillon retenu, à savoir des cas mettant en cause 24 victimes féminines et 30 hommes accusés d’agression : les victimes sont généralement jeunes, d’origine modeste et résidant en zones rurales ; la saisonnalité des violences rejoint ce que l’on sait de manière générale pour l’Ancien Régime, avec des pics au printemps et en été, et des lieux de prédilection des agresseurs se dessinent (pré ou terre agricole, voie de passage, demeure du maître, et enfin domicile de l’agresseur). Quant à la gamme des agressions, elle va de la bergère importunée au viol collectif, et la catégorie de violences sexuelles la plus représentée dans ce corpus (un quart des cas) est très classique : il s’agit des abus faits aux servantes, dont certaines viennent déclarer une grossesse entamée à leur corps défendant.

11En d’autres termes, ces filles ou femmes violentées n’exposent leur cas devant la justice que lorsqu’elles y ont un intérêt matériel ou ne peuvent faire autrement, qu’elles se retrouvent enceintes ou qu’elles aient été déshonorées en public. Il faut donc insister pour finir sur l’écart énorme entre témoignage de la documentation et réalité du vécu à propos des violences subies par les femmes dans la France d’Ancien Régime : le très faible nombre de procès ne reflète pas autre chose que l’écrasant sentiment de honte pesant sur les victimes et leur famille, et Fabrice Vigier souligne pertinemment que, dans son corpus poitevin, aucune femme mariée n’a osé porter plainte pour agression sexuelle.

12On connaît l’expression « mordre la main qui l’a nourri ». Esther Dehoux nous invite pour sa part à en découvrir la version paronomastique « tordre le sein qui l’a nourri », en traquant du Moyen Âge jusqu’à nos jours un supplice singulier infligé aux femmes, la mutilation du sein. Pour les XIIe et XIIIe siècles, son terrain d’observation est double, et elle cherche d’abord les traces des violences sexuées faites aux femmes dans les récits épiques. Pour des raisons tenant sans doute aux conditions de performance des chansons de geste, lues à haute voix, le silence prévaut sur viols et violences sur fond de guerre. Il est toutefois une exception offerte par un vers du Charroi de Nîmes, une des chansons du cycle de Guillaume d’Orange, qui décrit les Sarrasins qui ravagent la contrée en train, entre autres, de « tordre les seins (« les mameles ») des femmes courtoises ». Pour comprendre cette mention aussi isolée qu’intrigante, E. Dehoux s’est tournée vers la Légende dorée de Jacques de Voragine. Ce best-seller de l’hagiographie, on le sait, fait une large part aux saints martyrs et au récit de leur supplice. Or aucun texte ne fait état de tentative de viol ni d’émasculation sur des hommes, alors que l’atteinte aux organes typiques de leur sexe est attestée pour certaines femmes. Pas n’importe quel organe : les mutilations se portent sur les seins, qualifiés de mamillae et non d’ubera ; hagiographie et chanson de geste se rejoignent ainsi en privilégiant la dimension nourricière de cette partie du corps féminin. De fait, couper les seins d’une femme n’a pas pour effet d’empêcher la procréation mais bel et bien la fonction nourricière, vitale. C’est vouer l’enfant à être nourri par quelqu’un d’autre que sa mère : en d’autres termes, c’est interdire la transmission d’une identité, qu’il s’agisse de celle d’une lignée ou d’un peuple, et l’on sait le souci des hommes médiévaux, qu’il s’agît de prédicateurs ou de médecins, pour la qualité de ce que l’enfant recevait avec le lait. Les traités médicaux regorgent de prescriptions sur le choix des nourrices, et au XIIIe siècle, la crainte de la transmission de tares, notamment de l’animalité, amène deux personnages aussi différents par leurs compétences et leurs préoccupations que Michel Scot et Robert de Sorbon à citer l’exemple d’un enfant devenu porcin après avoir été allaité par une truie.

13Or les attestations de seins tranchés ne cessent pas avec le XIIIe siècle, et Esther Dehoux les piste dans l’histoire contemporaine, notamment dans des discours visant à jeter l’opprobre sur l’adversaire ou sur une entreprise militaire. Le plus récent exemple concerne des talibans pakistanais accusés d’avoir tranché les seins d’une femme en train d’allaiter, et cette pratique mutilante trouve aussi droit de cité dans des contextes de massacres ou de génocides faisant parfois l’objet de polémiques, des noires années 1940 à nos jours. Dans tous les cas, les mentions de ce supplice ont pour but de désigner son auteur comme un monstre, puisque couper les seins d’une femme, allaitant ou non, c’est bien plus que la priver de ses appas : au-delà d’une atteinte effroyable au corps féminin, c’est un coup irréversible porté à toute possibilité de transmission du fluide nourricier et de ce qu’il véhicule. Mais qu’on ne pense pas pour autant que ces dénonciations ne sont que fiction ou mensonge : même diffamatoire, voire fantasmatique comme la passion 113 des 120 journées de Sodome de Sade (« il serre et enlève avec des tenailles le bout des seins et les coupe avec des ciseaux »), un discours n’est pas forcément sans lien avec une réalité, si barbare soit-elle.

14À ces mères ou à ces femmes brutalisées dans leur poitrine par le tranchant de leur bourreau répondent d’une certaine manière les méthodes qui eurent cours il y a quelque 20 ans, dans le Rwanda en proie au génocide, avec non seulement des viols de femmes mais aussi la transmission délibérée du virus du SIDA. En infligeant volontairement ce virus à leurs victimes, et donc à leurs enfants potentiellement à venir, les tortionnaires donnaient pour suite au génocide collectif un génocide individuel théâtralisé dans le corps de la mère, selon le mot de Jeannette Uwineza. Dans son article, cette dernière rend compte d’un travail de terrain accompli dans le Rwanda post-génocidaire pour aider les victimes à tenter de se réparer psychiquement, non seulement après avoir subi le génocide global perpétré contre les Tutsis, mais aussi après avoir su après coup qu’elles étaient désormais porteuses du virus, en d’autres termes traumatisées, brutalisées, et salies dans leur corps et dans leur postérité. Deux concepts guident les acteurs de la recherche-action en cours dont rend compte Jeannette Uwineza : pour les mères et les enfants infectés par le VIH, repartir à la quête du sens de la vie est une tâche particulièrement lourde, ce qui a amené les thérapeutes et intervenants de ces séances de psychothérapie de groupe à créer un dispositif en deux espaces, l’espace-mère et l’espace-enfant. Le premier a été baptisé « Entre nous », en tant qu’espace de (re)construction de liens entre adultes, et le second, « Chez nous », comme lieu de construction de liens entre enfants et entre enfants et adultes. Ces deux espaces, qui ont bien évidemment une intersection, servent de leviers à ceux qui, sur le terrain, tentent de concilier recherche et action face aux souffrances d’individus que le génocide a privés de tous leurs repères ; dans le cas des femmes doublement violentées, ces groupes de soutien tentent aussi de les aider à affronter et verbaliser le « slow genocide », selon l’expression consacrée, dont elles sont désormais actrices et victimes à la suite de viols meurtriers car intentionnellement contaminants.

Auteur

Agrégée de lettres modernes et professeur d’histoire médiévale à l’université Lumière-Lyon 2, elle est membre du laboratoire CIHAM (UMR 5648) Elle a consacré de nombreux travaux à Hildegarde de Bingen, à l’histoire des femmes, à l’histoire du corps, à celle de la médecine. Son dernier ouvrage publié est L’urosocopie au Moyen Âge. Lire dans un verre la nature de l’homme, Paris, Honoré Champion, 2012.

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