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Rennes sous la iiie République

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Patrick Harismendy

Chapitre I. L’itinéraire d’un Bourguignon

Annie Bleton-Ruget

Texte intégral

  • 1 Paul Sébillot (1843-1918) crée en 1882 la « Société des Traditions populaires ». Le premier congrès (...)
  • 2 C. Bertho-Lavenir, 1999.
  • 3 A.-M. Thiesse, 1991.
  • 4 F. Raison-Jourde, 1976.

À deux reprises, dans les années 1895-1897, puis par petites touches entre 1902 et 1909, Edmond Vadot évoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Le théâtre en est d’abord la Bresse louhannaise – qui l’a vu naître en 1849 –, puis le Mâconnais où il a habité jeune marié aux côtés des grands-parents de son épouse.
Dans la première séquence, il est encore jeune, étant au seuil de la quarantaine. C’est la mort et l’inhumation à Rennes, en 1895, de sa mère, suivies quelques années plus tard de celles de ses beaux-parents, et la rencontre fortuite d’un compatriote louhannais, qui enclenchent le récit d’un premier cycle de souvenirs. Il est vrai que les deuils familiaux sont propices à de telles remémorations. C’est alors l’occasion de portraits de famille assortis de tableaux de l’enfance et de la jeunesse avant qu’Edmond Vadot ne quitte Louhans pour la première fois en 1870, lors de la mobilisation, puis s’en éloigne pour toujours en septembre 1871. Ce retour au temps de l’enfance offre les principaux éléments de sa généalogie et la peinture des lieux qui ont accueilli sa jeune vie. On y rencontre son grand-père paternel tisserand à Châteaurenaud, un village qui jouxte Louhans et en constitue en quelque sorte la banlieue champêtre ; puis viennent son père et son oncle Claude – le garde-champêtre de Châteaurenaud –, tous deux engagés dans l’armée pendant de longues années de leur jeunesse, peut-être au titre du remplacement d’un jeune bourgeois ; sa mère, Marie Louis, fille d’un meunier placée comme domestique dans une famille de la bourgeoisie louhannaise après le décès précoce de ses parents, la tante Mimi, sœur de son père et femme d’un tisseur de toile, enfin ses sœurs et demi-sœurs. C’est aussi l’occasion d’évoquer l’installation de ses parents à Louhans comme cabaretiers, après un premier mariage de son père avec la fille d’un boucher louhannais, son placement en nourrice dans des familles de paysans pauvres du voisinage, son éducation au pensionnat de la rue des Bordes tenu par les frères de Marie.
Les grands-parents et les parents de son épouse ont quant à eux résidé à Saint-Clément-les-Mâcon, à proximité immédiate de la ville chef-lieu du département. Edmond Vadot évoque la position sociale reconnue qu’ils ont occupé dans cette petite capitale administrative avant que leur retour en Bourgogne, à Cuisery, signe leur échec social et leur ruine.
Dans la trame de ces tableaux, deux composantes retiennent l’attention du lecteur : la mise en scène des signes de classement social – métiers et fonctions, degrés de richesse ou de pauvreté associés aux manières d’habiter ou aux loisirs – et la touche ethnographique qui saisit les traits culturels locaux, les pratiques et les croyances populaires à un moment qui est celui d’une nouvelle collecte des traditions1.
Associées aux souvenirs familiaux, les évocations paysagères de la Bresse et des montagnes qui l’environnent sont également très présentes dans les Cahiers d’Edmond Vadot au cours de ces années 1894-1897. La plaine bressane avec ses rivières et ses bois, les contreforts jurassiens à l’Est, les monts du Mâconnais et du Beaujolais à l’Ouest y sont fortement associés à ses états d’âme et à ses amitiés de jeunesse. Nul doute que ses lectures romantiques, auxquelles il fait abondamment référence, et son éducation religieuse ont marqué sa sensibilité d’enfant et contribué à entretenir son goût pour la nature et les sites évocateurs de spiritualité. Tout n’y est pourtant pas entièrement spontané ni purement personnel. On retrouvera ici la marque d’une culture littéraire et d’une esthétique paysagère qu’Edmond Vadot partage avec les hommes de sa génération et avec son temps. Ce sont les traits de la France pittoresque, avec ses merveilles naturelles et monumentales, qui surgissent ici2. Quinze années plus tard l’évocation de sa petite patrie par Edmond Vadot répond à d’autres canons qui sont ceux du régionalisme3, de la géographie régionale ou encore des discours des sociétés d’originaires4. Si la tonalité paysagère est toujours présente, les éléments qui la composent sont remodelés : plus extérieurs à la sensibilité du personnage, ils sont destinés à offrir à d’autres l’image de la terre natale.

Un enfant de la Bresse louhannaise

  • 5 A.-M. Thiesse, 1991.

1Les deux extraits du journal de 1905 et 1907 offrent un bel exemple de lecture régionaliste des paysages de la Bresse, telle que les cartes postales commencent à la fixer. Les circonstances s’y prêtent avec le banquet qui a réuni à Rennes Bourguignons et Franc-comtois, selon les appellations chères aux partisans du « réveil des provinces5 ». Pour autant, ce cénacle un peu hybride d’hommes de l’Est est de bien modeste épaisseur comparé aux prodigieuses associations limousines, cantaliennes ou plus tard bretonnes qui s’implantent à Paris. C’est cependant la preuve d’un désir de « petite patrie » qui s’exprime hors de la seule capitale.

Jeudi 1er avril 1897

  • 6 Sur Georges Garreau (1852-1943), voir chap. 13.
  • 7 Louis Cordelet (1834-1923), sénateur de la Sarthe de 1882 à sa mort.

2J’ai reçu aujourd’hui la visite de M. Bougenot, un Louhannais, qui vient d’acheter l’étude d’avoué de M. Garreau, élu sénateur aux dernières élections de janvier6. M. Bougenot est marié à une fille de M. Cordelet sénateur de la Sarthe7. Nous avons peu causé, M. Malherbe n’ayant pas jugé convenable de nous laisser seuls un instant pour échanger nos souvenirs et nos compliments. Nous nous reverrons et nous causerons du pays natal ; de notre petite ville aux vieilles arcades. M. Bougenot habitera Vitré […].

Vendredi 2 juin 1905

  • 8 À la naissance d’Edmond Vadot, Louhans est une petite ville de moins de 4000 habitants qui a acquis (...)
  • 9 Voir chap. 2.

3Jour anniversaire de ma naissance. Il y a 56 ans, je venais au monde à Louhans8, au premier étage de la maison située à l’angle sud-est de la rue Neuve, et de la place de la mairie. L’unique fenêtre de la chambre où je suis né donne sur la place. Je ne quittais ma ville natale qu’au mois de septembre 1870 pour faire la campagne contre l’Allemagne. J’y suis revenu au mois de mars 1871, la paix signée9, et je l’ai quittée pour n’y revenir qu’à de rares intervalles, au mois de septembre 1871.

  • 10 Les roches de Baume et de Gizia sont caractéristiques du paysage de reculées qui entaillent le prem (...)

4J’étais très attaché au pays où je suis né ; je le quittai avec l’ardent désir d’y revenir pour toujours. Aujourd’hui, je rêve quelquefois à mon vieux clocher rebâti, à mes arcades sombres ; à la Seille, au Solnan qui me virent tant de fois dans mes promenades solitaires ; au bois des Greffes, aux Crues ; aux montagnes du Jura, aux roches de Baume, de Gizia10 ; mais tout cela est loin, et tous ces objets ne m’apparaissent plus que vagues, estompés par les longues années. Un léger sentiment de curiosité me fait parfois désirer de revoir tous ces lieux, mais je me console facilement de ne pouvoir y donner satisfaction.

Lundi 22 février 1909

5Hier une vingtaine de Bourguignons et Franc-Comtois plus ou moins authentiques se sont réunis dans un modeste banquet au restaurant de la Pierre Percée tenu par un morvandiau ancien cantinier au 41e et clarinettiste bon à recruter pour la musique municipale. Il se nomme Laboude, teint basané, lèvres lippues, taille moyenne, assez gros, bien en chair et très activement secondé par une petite femme maigre, osseuse et toujours souriante.

6Le banquet était présidé par le verbeux M. Grillet, ancien instituteur, aujourd’hui inspecteur du travail, qui nous a fait un assez long speech, les deux mains dans ses poches. Se trouvaient là : M. Cannet, inspecteur des enfants assistés qui vient d’avoir une grosse affaire avec M. Caron [sic] l’autocrate et maire de Piré que le gouvernement a révoqué pour ladite affaire ; M. Cannet a toujours l’air d’un mécontent et Clemenceau a failli le déplacer toujours pour la même histoire ; Vieux le charpentier, un géant et un hercule qui faisait autrefois la joie de M. Le Bastard que la force et l’adresse mettaient dans l’admiration ; Vieux fils, moins grand que son père et qui chante la romance patriotique ; M. Choumet un voyageur en ferblanterie, gros, gras, gourmand, les yeux perdus dans les joues, les mains potelées, ténorisant, aimant la gaudriole, racontant des histoires d’auberge ; un vieil étudiant en droit, M. Feillard, qui avait appris un petit discours qu’il nous a débité avec une vitesse à en perdre haleine, etc., etc.

7J’y allais moi-même d’un speech que voici ou à peu près :

  • 11 En 1626, un édit signé de Louis XIII ordonne la destruction des places et châteaux forts non straté (...)
  • 12 Tous ces sites constituent les contreforts du Jura dans le Revermont au sud-est de Lons-le-Saunier. (...)

« Mes chers compatriotes, notre aimable président insiste pour que je vous adresse quelques paroles. N’étant ni orateur, ni à plus forte raison improvisateur, vous voudrez bien m’excuser si j’exprime mal ce que je puis vous dire.
J’ai dit mes chers compatriotes comme si je pouvais être à la fois Bourguignon et Franc-Comtois. Eh bien ! Messieurs, je vais vous démontrer que je suis l’un et l’autre.
Je suis né dans une petite ville, Louhans, située au confluent de trois cours d’eau : la Seille, le Solnan et une troisième qui porte le joli nom de la Vallière. Que de fois j’ai rêvé au bord de ces trois rivières bordées de saules penchés sur l’eau ou d’arbres au feuillage foncé et épais ! Or, Messieurs, ces trois cours d’eau bien tranquilles prennent leur source dans les monts du Jura. Voilà donc un trait d’union entre ma ville natale, mon coin de Bourgogne et la Franche-Comté. Et puis de ces quelques hauteurs qui dominent mes rivières je me suis souvent surpris à contempler dans le lointain les montagnes du Jura. Je voyais à l’horizon un rocher que couronnaient des vieilles ruines et ce rocher m’attirait. Un jour n’y tenant plus je m’embarquais avec un camarade, pédibus cum jambis, pour faire la conquête de ce rocher : un gros village au pied, des murs croulants à son sommet d’où nous contemplions la grande plaine qui s’étendait sous nos yeux à perte de vue. C’était Arlay que notre président connaît bien puisqu’il y est né. Ces monts du Jura avaient pour moi un attrait invincible.
De ces mêmes hauteurs qui entourent ma ville natale, que de fois mes regards ont erré sur les villages dissimulés par les plis de la montagne, sur les rochers, sur les manchons couronnés de vieilles forteresses démantelées par Richelieu11, sur les bois, vives arêtes de la Châlentine, la vieille église de Châtel, le tout dominé par le Mont Blanc que les rayons du soleil couchant doraient encore pendant que la nuit s’étendait sur l’immense vallée ! Puis ce furent des excursions sans fin aux rochers de Baume, à Orgelet, au Pont de Poite, à Arinthod, à l’abbaye de Vaucluse qui surplombe la rivière d’Ain, à Loisia, Gigny12, etc. Les impressions que j’en ai recueillies sont restées ineffaçables et j’ai toujours eu la nostalgie de la montagne.
Vous voyiez, Messieurs que si je suis né dans un petit coin de la Bourgogne, moralement je suis comtois et j’avais raison de vous appeler : mes chers compatriotes.
À mon âge, messieurs, on a gardé peu d’illusion et celles qui sont encore restées accrochées au fond du cœur se rattachent au souvenir de l’enfance et tout ce qui les rappelle vous cause une douce impression. Aussi, messieurs, lorsqu’il y a quelques jours, je reçus l’invitation de notre aimable président et que je lus en tête : Bourguignons et Francs-comtois, j’acceptais immédiatement et j’accepterai encore l’année prochaine et plus tard encore si la santé me le permet. En attendant messieurs, permettez-moi de boire à votre santé à tous. »

8Puis ce fut le tour des monologues et des chansons, sans oublier trois airs de clarinette par le gargotier.

Vendredi 7 mai 1909

  • 13 Château médiéval ruiné pendant les guerres qui ont opposé au XVIIe siècle Français et Comtois. Il e (...)

9Qu’elle n’a pas été ma surprise, il y a quelques jours de voir dans la vitrine d’un marchand épicier du haut des Lices, des cartes postales illustrées de l’église de Louhans, ma ville natale, du pont de pierre de la Seille où ma mère m’envoyait, quand j’étais enfant, assister le samedi Saint au retour de Rome des cloches de mon vieux clocher qu’on a déplacé depuis que j’ai quitté Louhans, de mon vieux clocher où je montais souvent le matin pour contempler la campagne monotone et dans le fond le même plateau du Jura dominé par le Mont Blanc. J’y ai trouvé encore une vue du moulin de Bourgchâteau avec à l’arrière-plan, les mêmes saules sous lesquels je me déshabillais pour prendre mes bains dans la rivière voisine ; puis une vue de Châtel, le couvent établi sur un mamelon du Jura, entre Cousance et Cuiseaux, tout près des ruines du château de Chevreaut13 et des roches de Gizia ; de Châtel avec sa vieille petite église qui date, dit-on, des premiers temps du christianisme dans la Gaule et dans laquelle la veille de la Saint Jean on continuait lorsque j’étais enfant à allumer de grands feux que l’on voyait de toute l’immense vallée de la Bresse.

10Que de souvenirs ces vues m’ont rappelés, souvenirs toujours bien présents dans mon esprit ! C’est fini, je ne verrais plus tous ces lieux témoins de tant de jours heureux de mon enfance !

En famille

11L’évocation par Edmond Vadot de sa famille donne une idée assez juste de ce que pouvait être dans la première moitié du XIXe siècle, dans une petite ville de province, les voies de l’ascension sociale dans une famille ayant échappé à la paysannerie pauvre. Il fallait pour cela rompre de manière précoce avec des origines villageoises, fréquenter le chef-lieu, y côtoyer la bourgeoisie locale, et adopter des formes de distinction comme le recours à l’enseignement privé pour l’éducation de ses enfants.

Lundi de Pâques, 19 avril 1897

12Mon père est né à Châteaurenaud, près de Louhans le 30 juillet 1810. Il avait quelques années de moins que ma mère qui est née, elle, au mois de février 1809, à Saillenard, du canton de Beaurepaire.

  • 14 L’état-civil l’enregistre comme fille d’un meunier de Saillenard. Elle y est née le 9 février 1809. (...)

13Les parents de ma mère, née Marie Louis, étaient de pauvres cultivateurs14 qui durent de bonne heure mettre leurs enfants en condition, c’est-à-dire les placer comme domestiques, soit à la ville, soit à la campagne. Ma mère fut placée dans la famille Lagrange, qu’elle ne quitta, du reste, que pour se marier. M. Lagrange était notaire à Louhans. La sœur de ma mère resta à Saillenard. Ma mère connut à peine sa mère.

  • 15 Entre la levée en masse de 1793 et la loi de 1889 sur la conscription obligatoire, la France a recr (...)
  • 16 Françoise Jeannin, fille d’Eusèbe, est née à Châteaurenaud le 15 novembre 1817 et morte à Louhans l (...)
  • 17 Il ne semble pas avoir eu de contacts prolongés avec elles.
  • 18 Marie-Jeanne Vadot, sœur aînée d’Edmond est née le 15 février 1847 et décède le 16 juillet 1853. La (...)
  • 19 Il n’en est, en fait, plus jamais question, sauf dans le Journal de campagne.

14Mon grand-père et ma grand-mère paternels n’étaient pas plus riches. Mon grand-père que je ne connus pas, était tisserand. Il eut deux garçons qui s’engagèrent pour échapper à la misère. Ils ne revinrent au pays qu’après 13 ou 14 ans de service militaire et une campagne en Afrique, en 1830, je crois15. Mon père fut en garnison à Toulouse. Dans sa jeunesse il avait été garçon de café. À son retour, il ouvrit un cabaret à l’angle de la place de la mairie et de la rue neuve, à gauche en allant du côté des Bordes. Son frère Claude, l’aîné, fut garde champêtre à Châteaurenaud. Mon père fut d’abord marié en premières noces avec une demoiselle Jeannin16 dont le père était boucher à Louhans : il en eut deux filles : Philomène et Marie17. Veuf, il se remaria et eut de ma mère trois enfants : une fille morte à six ans18, moi et une autre fille Jenny de qui je parlerai souvent dans la suite19 et qui ne naquit qu’après la mort de ma première sœur.

  • 20 Cette création date de 1882. Sous la municipalité de Lucien Guillemaut, elle est la marque de la vi (...)

15Mes parents qui n’avaient aucune fortune eurent ainsi à élever quatre enfants. Ils soignèrent notre éducation autant que le permettait leur modeste situation. Ma mère qui avait été en contact avec des familles de Louhans occupant un certain rang, nous éleva bien. Mes sœurs allaient en classe chez les dames de St-Maur qui tenaient un établissement religieux en face de la sous-préfecture. Ce pensionnat a été transformé beaucoup plus tard, après 1870, en collège. Ce fut, je crois, le premier collège de filles créé en province20. Quant à moi, j’allai à l’école chez les frères de Marie dont le pensionnat était situé dans la rue des Bordes.

16Ma mère qui avait des sentiments religieux très développés ne voulut jamais m’envoyer à l’école communale laïque ni au collège. Le principal du collège tenta vainement plusieurs démarches pour m’avoir comme élève : ce fut en vain.

  • 21 Dimorphisme sexuel classique dans la pratique religieuse ; aux dires de Vadot on pressent chez sa m (...)

17Ma mère était grande, forte, très active, très laborieuse ; elle tenait son ménage avec une excessive propreté. Ses traits étaient fins, réguliers ; elle avait le front découvert, le nez allongé et droit, les yeux expressifs ; elle avait une physionomie agréable et elle dut être fort bien dans sa jeunesse. Elle avait un caractère un peu entier ; elle aimait la discussion mais ne supportait pas facilement la contradiction. J’ai dit qu’elle était très religieuse, elle était même superstitieuse, elle avait la foi qui transporte les montagnes. Elle remplissait respectueusement ses devoirs religieux et boudait souvent mon père qui s’accommodait de temps en temps d’une basse messe le dimanche et dans les dernières années d’une communion à Pâques21.

  • 22 Formule évoquant force et distinction en milieu rural.
  • 23 Toutes qualités requises pour faire un excellent cabaretier.

18Mon père était d’une taille moyenne mais bien prise22. Il avait également le front très découvert ; ses cheveux étaient toujours coupés ras ; il ne portait ni barbe, ni moustaches. Ses yeux étaient bleus et très ouverts ; sa voix forte, claire, bien timbrée. Il aimait le commandement. Son caractère était très enjoué, très gai, franc, ouvert. On aimait sa société ; il chantait d’une voix très agréable et savait beaucoup de chansons. Comme il avait beaucoup voyagé et beaucoup vu, il contait assez bien, d’une manière intéressante23.

19Mes parents jouissaient de l’estime de tous. Ils étaient profondément honnêtes, très honorés et les personnes appartenant aux classes les plus élevées de la société leur témoignaient de la plus grande sympathie.

20Le cabaret qu’ils tenaient d’une manière irréprochable, avait une bonne clientèle. Ils y firent leurs petites affaires et malgré une famille assez nombreuse à élever, ils surent réaliser quelques économies, sou par sou, qui devaient assurer leur existence pendant leur vieillesse. Les quelques milliers de francs que je possède aujourd’hui proviennent exclusivement de leurs économies.

Dimanche 15 décembre 1895

21Cet après-midi je me suis rendu au cimetière de l’Est où repose ma mère. C’est ma deuxième visite seulement depuis qu’elle est inhumée là à deux cents lieux de son pays natal. J’étais avec ma femme.

22Ma mère est morte le mercredi 20 novembre à environ sept heures du matin, car quand Aimée, la bonne, est venue nous prévenir que ma mère ne donnait plus signe de vie, nous la trouvâmes encore toute brûlante. Elle a dû mourir en sommeillant. Sa chambre communiquait avec la nôtre et la porte était toujours ouverte. Comme le moindre petit bruit m’éveille et que je n’ai rien entendu, j’en ai conclu que ma mère avait dû s’endormir doucement, sans souffrance, au dernier sommeil.

23L’enterrement a eu lieu le vendredi 22, à dix heures du matin. À cette occasion j’ai reçu de nombreuses marques de sympathie qui m’ont été très sensibles. Ma mère n’est pas allée seule au cimetière, elle qui craignait tant d’être abandonnée. Pauvre vieille mère ! Elle était née au mois de février 1809 à Saillenard, petite commune située à une douzaine de kilomètres de Louhans (Saône-et-Loire). Qui eut pensé, il y a un peu plus de dix ans qu’elle serait enterrée en Bretagne, si loin de son pays !

  • 24 Le nouveau cimetière de Louhans est également une réalisation des municipalités républicaines. Il d (...)

24Mon père est mort le premier février 1873 ; il a été enterré dans l’ancien cimetière de Louhans, aujourd’hui abandonné, sur la route de St-Usuges24.

Lundi 16 mars 1896

25Hier, dimanche, visite à la tombe de ma mère. C’était le matin. Il faisait un beau soleil. Morte à 86 ans, elle a aussi sa part d’ennuis, de tristesses, d’accablements. Mais elle était très religieuse et elle trouvait dans la religion des consolations, des encouragements que je n’ai pas.

26J’ai été élevé très chrétiennement par ma mère. Aujourd’hui j’ai des sentiments très religieux mais je ne pratique pas la religion catholique.

Dimanche, Pâques, 6 avril

27J’ai assisté avec la plupart de mes enfants à la grand’messe, à St-Sauveur. Ces cérémonies religieuses qui, aujourd’hui, me laissent froid, quand j’étais enfant me ravissaient.

28Je ne pratique plus la religion catholique, mais je n’en ai pas moins des sentiments profondément religieux.

29Hier soir je lisais dans un volume de Jules Simon récemment paru (Quatre portraits, Lamartine, le cardinal Lavigerie, Renan, L’Empereur Guillaume [1896]) :

« J’ai insisté de nouveau, dans la notice qu’on va lire, sur toute cette histoire de sa conversion (Renan), parce que c’est en même temps l’histoire d’une partie de ses contemporains et surtout de la génération qui l’a précédé et qui avait été élevée à l’École supérieure du christianisme. Nous ne portions pas la soutane et nous ne nous destinions pas à la vie sacerdotale ; mais nous étions croyants et même dévots, et nous eûmes, comme Renan une période de transition à traverser. Le scepticisme nous envahit presque tous et aboutit assez rapidement à l’indifférence en matière de religion. Cette indifférence eut deux formes, la forme brutale qui consiste plutôt à ne pas penser ni à nier, et qui pourtant, à y regarder de près, équivaut à une vaste négation embrassant Dieu, l’âme humaine et la vie à venir ; et la forme raffinée qui ne nie pas, qui n’affirme pas non plus, et qui est bien véritablement un scepticisme, puisque le scepticisme est le doute, qui permet de rêver la foi, puisqu’après tout il ne nie pas, qui s’en donne les voluptés en même temps que l’apparence, qui se fait à lui-même une religion, comme le vicaire savoyard, mais qui, à la différence du vicaire savoyard, supporte tout, n’affirme rien, et croit se grandir et s’émanciper en n’affirmant pas » (préface du vol. page 23).

  • 25 Rappelons que le XIXe siècle consacre le culte marial (rosaire, immaculée conception, « mois de Mar (...)

30Moi aussi j’ai été croyant et même dévot. Je ne me rappelle pas sans émotion le temps où je priais la vierge Marie25, de toutes mes forces, de toute mon âme, pendant ce beau mois de mai, alors que je prenais à témoin de mes prières toute la nature : les arbustes couverts de fleurs, les bosquets plein du chant des oiseaux, le soleil de mai si beau, si bon, si vivifiant. Mais le scepticisme m’a envahi et m’a fait aboutir, moi aussi, rapidement à l’indifférence en matière de religion.

L’oncle Yaude et la tante Mimi

31Avec les parents cabaretiers, l’oncle « Yaude », « garde » (champêtre) est l’autre personnage dont le statut social tranche quelque peu avec la modestie des origines familiales. L’évocation de cette figure est pour Edmond Vadot l’occasion de mettre en scène ses échappées champêtres le long des rivières de la Bresse, de décrire en ethnographe les plaisirs de la pêche à l’épervier et de restituer, non sans quelque complaisance, des tranches de vie rustique avec des paysans patoisants et de paisibles troupeaux.

Dimanche 18 avril 1897

32J’ai retrouvé aujourd’hui quelques pages écrites il y a bien des années déjà à l’occasion de la mort du frère de mon père, que nous appelions l’oncle Yaude (Claude). Cet oncle était garde champêtre à Châteaurenaud près de Louhans, ma ville natale. Il fit les premières campagnes d’Afrique tout comme mon père.

  • 26 Animal fabuleux destiné à effrayer les enfants pour éviter qu’ils se penchent sur les puits ou les (...)

33Il habitait le petit hameau de Villeneuve à un kilomètre de Louhans sur la route de Lons-le-Saunier. La maison était à gauche de la route quelques centaines de mètres avant le chemin qui conduit à Montcony. Une cour précédait la maison couverte de chaumes ; dans la cour un puits et à côté de la porte d’entrée un bout de bois où quelques paysans se réunissaient chaque soir pour causer. Derrière la maison et à l’est un jardin potager. Dans la même maison, mais du côté sud habitait ma grand’mère, pauvre femme qui n’éleva qu’avec beaucoup de peine ses quatre ou cinq enfants. Au fond du jardin divisé en carrés réguliers bordés de vignes et de fraisiers existaient un four et une mare étroite, profonde, où enfant, l’on me menaçait de la « mère en gueule26 » si je n’étais pas sage et entre le four et la mare, dans le buisson, un échalier par où nous nous échappions dans les champs.

  • 27 Prunelles sauvages.

34Toutes mes vacances se passaient à peu près chez cet oncle, soit avec mes sœurs, soit avec de petits camarades. Quand nous arrivions, la tante Jeannette, une bonne femme, remplissait nos poches de « nusettes » (noisettes) et de « calas » (noix), de « plausses27 » et de petites pommes sauvages dont nous étions très friands.

35C’est de là que nous partions pour la pêche à l’épervier ou à l’» étiquet » (ou « atiquet » ou carré).

  • 28 Officier de police judiciaire, nommé par le maire, le garde champêtre doit autant exprimer son auto (...)

36Pendant que l’oncle Yaude préparait l’amorce, je contemplais son sabre28 suspendu entre la vieille horloge et l’armoire de ses fiançailles. Ce sabre me paraissait formidable. Je n’osais y toucher.

37Quand la grande chaleur du jour était passée, nous mettions l’épervier, l’amorce et la filoche dans un seau et nous partions pour la rivière. Mon oncle qui avait assez à faire à fumer sa pipe en terre culottée, nous laissait porter les engins. Nous étions souvent chargés au-delà de nos forces mais nous tenions bon. Nous coupions à travers champs, nous suivions leurs contours bordés de hauts épis de blé jaunissants où chantait l’alouette. Nous sautions les fossés ou par-dessus les échaliers ; nous suivions des chemins creux, encaissés entre de hauts et épais buissons. Si nous passions près d’un verger et que l’oncle marchait le premier nous lancions précipitamment des cailloux dans les branches des arbres qui pendaient sur le chemin pour en faire tomber les fruits. L’oncle qui avait entendu le bruissement des feuilles se retournait et nous faisait les gros yeux ; il jurait et menaçait de nous renvoyer. C’était vingt fois la même histoire pendant les vacances.

38Il nous fallait une heure pour arriver à la rivière bien que la distance ne fût pas grande ; mais « Monsieur Legarde », ainsi que l’appelaient respectueusement les paysans, n’avait jamais fini de bavarder. C’était avec Jean Marie, avec Pierre Marie, Jean Pierre. « Eh bien ! Jean, as-tu bien vendu tes “bus” (bœufs) ? » « Cent écus, mon Yaude, mais c’étions de belles bêtes ». C’étaient les plus familiers qui l’appelaient Yaude. « Hé Pierrot, ta vache a-t-elle fait le veau ? nenni pas encot », répondait Pierrot de loin en continuant à piocher. « Bonjour, Catherine, Jacquot est-i-iqui ? Il feme (fume) dans les champs dernière […]. Et peu loin. Phiebat (Philibert) on m’dit que la breuse (truie) avot passé l’aut-jo (l’autre jour) la douve de Nicol ; si ça r’commence j’te ferai un proucès, j’été bien (j’entends bien). Oh ! m’sieur le garde, répondait le berger ahuri, on n’a pas s’ment resté deux minutes ; j’l’ous fais sortir tout de suite ». Et ainsi jusqu’à ce que nous fussions arrivés à la rivière près des bois de Blaine. La Blanette prend sa source dans un étang à quelques kilomètres du moulin et se jette dans la Vallière à deux kilomètres plus bas.

  • 29 Vers 7 et 8 de l’élégie « La Voulzie » d’Hégésippe Moreau (1810-1838). La Voulzie est une rivière d (...)

Le nain vert Oberon, jouant aux bords des flots
sauterait par dessus sans mouiller ses grelots29 […].

39Sur l’eau qu’on dirait immobile se penchent de vieux saules aux branches souples et droites ou aux têtes rabougries, d’épais massifs de verne répandent une demi-obscurité sous leur feuillage. Le poisson y est abondant mais difficile à prendre à cause de la végétation luxuriante qui encombre les bords et souvent le fond de la rivière.

40Aussitôt arrivés, nous nous asseyions sur le pré, à l’ombre d’un arbre, en face des rustiques moulins dont la grosse roue faisait bouillonner l’eau et la couvrait d’écume blanche. Nous préparions avec l’amorce les boulettes que nous devions jeter dans les endroits choisis de la rivière. Pendant ce temps, l’oncle Yaude consultait le vent, regardait frayer le petit poisson et nous prédisait toujours à coup sûr le résultat de la pêche.

  • 30 Que l’on retrouve dans le Journal de campagne et qui sont évoqués un peu plus loin [Le domaine des (...)

41Cette préparation terminée, nous attendions le coucher du soleil. Debout, appuyé contre un vieux saule qui n’avait plus que l’écorce, tandis que l’oncle faisait tournoyer dans l’air d’épaisses bouffées de fumée bleue et que mes camarades (Alix, Grellet30…) courraient çà et là, j’assistais toujours ému et ravi à la lente disparition du soleil derrière les hautes collines de Tournus du côté de l’occident. À l’orient, les montagnes du Jura bleuissaient, se remplissaient d’ombres ; les neiges éclatantes du Mont-Blanc se coloraient d’une dernière teinte rose ; sur toute la Bresse la nuit s’épandait lentement et dans le lointain les paysans rentraient dans les fermes en chantant à pleine voix.

42Alors nous nous mettions en marche le long de la rivière. « Tu vois ce coup, petiot, me disait mon oncle, il est bon ; nous en prendrons là ». Et je regardais de tous mes yeux d’enfant lancer la boulette qui disparaissait dans l’eau entraînant après elle beaucoup de petits poissons. La mémoire et la longue habitude de l’oncle le dispensaient de marquer les coups, en terme de pêcheur.

43Il ne fallait pas moins d’une heure pour mener à bien cette seconde opération.

44Lorsqu’elle était terminée, nous revenions au point de départ en évitant d’approcher de trop près la rivière et en recommandant aux petits bergers de s’en éloigner le plus possible. Nous passions au travers des troupeaux paisibles qui paissaient ou dormaient sur le pré. Je ne sais rien de plus doux, de plus mélancolique que le regard d’une de ces belles vaches bressannes nonchalamment couchées sur l’herbe en attendant l’heure du retour à l’étable. Nous poursuivions les bergeronnettes qui allaient en sautillant jusque sous le museau des animaux.

45Tout en marchant nous supputions nos chances de succès : le vent était toujours faible et au nord, tout était tranquille au bord de l’eau ; le gros poisson cherchant sa nourriture chassait le petit qui pour échapper à son ennemi vorace faisait des bonds préjudicieux hors de l’eau et retombait le plus souvent dans la gueule du monstre qui le happait ; d’ailleurs peu de bruit dans la nature.

46Il doit s’écouler trois heures entre le moment où l’on amorce et celui où l’on commence à jeter l’épervier. C’étaient mes heures de prédilection. Nous nous étendions sur une meule de foin sec et parfumé et tandis que mon oncle grillait une pipe ou racontait quelques vieilles histoires à mes camarades, je m’amusais à compter les étoiles ou je rêvais au bruit monotone de la roue du moulin et au chant de la cigale. Étendu tout du long sur l’herbe sèche, les bras rejetés en arrière et les deux mains sous ma tête, regardant le ciel je me laissais aller aux plus charmantes rêveries. C’était sans cesse Paul et Virginie, les rochers de l’Ile-de-France, les jardins d’Armide, Renaud, Tancrède, la Dame Hermione qui revenaient à ma pensée. […]

47Mais l’heure du départ était arrivée, l’heure des émotions. Quelquefois la nuit était profonde, parfois aussi la lune nous éclairait de sa douce lumière. Souvent ma bonne mère et la tante Jeannette venaient nous rejoindre. Tous alors nous nous acheminions le long de la rivière, précédés de l’oncle qui, à pas comptés, s’approchait doucement de la rivière, et tout à coup lançait avec force son filet, qui se développant en forme de cercle s’enfonçait ensuite dans l’eau entraînant avec rapidité la longue corde qui le retenait au bras du pêcheur. L’oncle ramenait à lui l’épervier, en donnant aux bourses le temps de se refermer. Il avait senti une forte secousse, puis une seconde, une troisième, puis plus rien. Les premières mailles du filet apparaissaient ; nous regardions avec anxiété ; à la vue des écailles blanches d’un poisson, nous poussions un cri de joie ; enfin, au moment où l’épervier n’était plus que suspendu sur l’eau, l’oncle attirait tout à lui et jetait rapidement sur le pré, filet et poissons. C’était alors un triomphe ou une déception. Pendant tout ce temps nos cœurs battaient avec force, nous retenions notre respiration et il en était ainsi jusqu’au dernier coup d’épervier.

  • 31 Important domaine situé dans un des hameaux du village de Châteaurenaud.

48Généralement notre pêche s’achevait au bas de la grande ferme de la Maconnière31. […]

49L’oncle Yaude est mort, autant que je me souvienne, au mois de janvier 1873. Mon père qui était un peu plus jeune que lui, le suivit de quelques jours seulement dans la tombe.

Mardi 29 mars 1898

50Ces jours derniers j’ai reçu une lettre de Louhans m’annonçant la mort de la tante Mimi, le 17 mars. C’était une sœur de mon père. Elle est morte à l’âge de 85 ans. Cette tante Mimi me rappelle tant de souvenirs de mon enfance. Elle habitait, près de Louhans, sur la route de Beaufort, un peu au-delà de notre jardin. C’était une maisonnette de pauvre apparence, couverte de chaume, à laquelle était adossée une écurie pouvant contenir deux ou trois vaches ; un petit jardin planté de légumes l’entourait, il était bordé d’un ruisseau souvent à sec que nous nous amusions à franchir d’un bond. L’oncle Baptiste, mari de la tante Mimi, était tisseur de toile. Ils étaient pauvres ; par contre, la Providence les gratifia d’un grand nombre d’enfants aujourd’hui disséminés. Une fille est religieuse à Saint-Vincent de Paul en Italie près du lac de Côme.

Le domaine des « Crues »

51Parmi tous les signes de classement social qui ont marqué Edmond Vadot dans sa jeunesse, l’agencement des maisons est probablement l’un de ceux auxquels il a été le plus sensible. À côté des fermes de l’oncle Yaude ou de la tante Mimi, bâtiments uniques couverts de chaume, pourvus d’une mare, d’un puits et d’un four et souvent composés d’une seule pièce abritant plusieurs générations, le domaine des Crues, dont son père est plus ou moins régisseur, peut faire figure de « charmante » propriété. Tout y traduit l’aisance du propriétaire rentier : la maison de maître à étage, les bâtiments destinés au fermier et à l’hébergeage des animaux et des récoltes, le verger et le jardin agrémentés de charmilles, et jusqu’à la qualité de la situation et du point de vue sur la rivière.

Dimanche 29 mars 1896

  • 32 Le fils d’Edmond Vadot.

52Aujourd’hui, Albert32 fait une promenade en bateau avec quelques camarades. Ils ont dû aller déjeuner à Blossac. Cela me rappelle les parties de bateau que je faisais, à son âge, sur la Seille, petite rivière qui prend sa source aux roches de Baume près de Lons-le-Saunier (Jura) dans un site sauvage ravissant, et se jette dans la Saône près d’Uchizy, en aval de Tournus.

53À quatre ou cinq kilomètres de Louhans, en amont, au-delà de Vincelles, se trouve au bord de la rivière, une charmante propriété qu’on appelle « les Crues ». Elle appartenait autrefois à M. Daru, cousin de mon père, ingénieur civil. Pendant qu’il travaillait au Canal de Suez ou au train du Simplon, pendant même qu’il résidait à Paris rue des Dames 68 ou 69 (Batignolles), mon père gérait cette propriété. Elle se composait d’une maison d’habitation avec un étage, à laquelle était attenante la maison du fermier avec galerie exposée au soleil du matin. Tout près du côté sud se trouvait le bâtiment d’hébergement.

54Tout autour, du bois, des champs et quelques hectares de vigne.

55Les maisons étaient sur une hauteur d’où le regard embrasse un assez bel horizon. Au matin les premières montagnes du Jura, au nord et à l’ouest la vallée de la Seille avec ses prairies entrecoupées de grands buissons, ses fermes cachées derrière des rideaux d’arbres.

56Des maisons on descend par un pré en pente jusqu’à la rivière à l’eau dormante ; bordée de buissons de vernes. À droite en descendant une vigne puis un bois sur un sol très incliné ; à la lisière du bois et longeant le pré un sentier conduit d’abord à une fontaine intarissable puis à un jardin potager terminé par une charmille qui le sépare d’un autre bois.

57Au bord de la rivière un joli pré planté de saules qui penchent leurs têtes sur l’eau tranquille. En face du petit chemin qui descend des maisons était amarré un bateau en chêne, lourd mais solide.

58Derrière les maisons d’habitation existait une vigne de raisins blancs ; à droite de la vigne une grande allée plantée de beaux cerisiers, puis encore un bois également très en pente. À l’extrémité de la vigne existait un petit sentier assez rapide qui conduisait aussi au pré et à la rivière en passant par un autre jardin potager.

59Pour aller de Louhans aux « Crues », on montait à Châteaurenaud, on prenait à gauche, au-delà du passage à niveau du chemin de fer, un chemin qui conduit à l’église ; mais avant d’y arriver on tournait à droite, puis à gauche et par de longues avenues on aboutissait au bois des Greffes que l’on traversait sur sa plus grande longueur. À un kilomètre environ de l’extrémité du bois des Greffes on cheminait dans le bois des Vaux, par un sentier étroit, encaissé, puis par un chemin qui s’élargissait mais qui était impraticable en temps de pluie. « Les Crues » se trouvent à l’extrémité nord-ouest de ce bois. Cette propriété appartient aujourd’hui à M. Guichon, avoué à Louhans, parent également de M. Daru ; il l’a achetée au moment de la liquidation de la succession de ce dernier.

60C’est aux « Crues » que j’ai passé certainement les plus beaux jours de mon enfance, jusqu’à cette époque fatale où la France fut envahie par les Allemands en 1870 et où toute la jeunesse fut appelée sous les armes.

61Que de rêveries dans les bois, les sentiers et au bord de la rivière des « Crues » ! J’emportais avec moi un volume des Études de la nature de Bernardin de Saint Pierre, René, Atala, la Jérusalem délivrée et je passais des après-midi entières sous un arbre à lire et à rêver. […]

62Quelquefois j’allais m’asseoir sur le bateau, puis je le détachais de la rive et après avoir ramé pendant quelques instants j’allais me réfugier sous de grands buissons de vernes d’où s’envolaient des martins-pêcheurs aux couleurs qui étincelaient ; souvent aussi c’était une loutre qui apeurée plongeait dans la rivière et allait un peu plus loin se réfugier sous une grande racine où je me donnais bien garde de la poursuivre pour ne pas l’effaroucher davantage.

63Tout au long de ma route de Louhans aux « Crues » et réciproquement, je m’asseyais au bord du chemin, sous les arbres et je continuais ma lecture ou ma rêverie.

  • 33 Note de Vadot : « aujourd’hui médecin principal de la Marine ».
  • 34 Note de Vadot : « mort ».
  • 35 Idem.
  • 36 Idem.

64Souvent aussi j’emmenais aux « Crues », avec moi, des amis de mon âge Marius Alix33, Charles Grellet34, Ernest Demôle35, Gabriel Pusset36 et d’autres dont j’ai presque oublié les noms. C’étaient alors des parties de pêche inénarrables, des soupers d’une gaîté folle, des retours à travers les bois auxquels je ne puis penser aujourd’hui sans sourire. À l’époque des vendanges le vieux père Daru nous réunissait, jeunes et vieux, une trentaine pour ramasser le raisin et le porter dans les cuves. Nous dînions ensemble le soir et c’étaient des rires et des chansons à n’en plus finir.

  • 37 Cette pratique locale est désignée sous le terme « hucher ». Elle est folklorisée dans les années 1 (...)

65Nous ne quittions les « Crues » qu’à 9 heures ou 10 heures du soir et bras dessus, bras dessous, jeunes gens et jeunes filles, hommes et femmes nous revenions à Louhans toujours à travers les bois en continuant nos chansons suivies de gais refrains chantés par toute la bande. Nous poussions aussi ce cri familier aux Bressans, difficile à traduire sur le papier : « ouh ! ouh ! ouhhh ououh37 ! » que l’écho du bois répétait à l’infini. Dans le silence de la nuit ce cri avait quelque chose de troublant. Il n’était pas rare que des couples de Bressans attardés dans les chemins répondissent à nos cris par d’autres cris qui se croisaient dans les champs et les bois.

  • 38 Ces êtres fantastiques peuplaient les récits de veillées, particulièrement les dames blanches : des (...)

66On se racontait aussi les fameuses histoires des loups-garous et de la dame Blanche38.

Dimanche 21 juillet 1901

67Hier mon vieux camarade Marius Alix médecin principal de la Marine à Toulon a écrit au maire pour lui demander si j’étais toujours à Rennes ou, dans le cas contraire, mon adresse. Depuis 12 ou 15 ans je n’avais pas reçu de nouvelles de lui.

Mardi 23 juillet 1901

68J’ai reçu aujourd’hui la photographie de mon vieil ami Alix et une charmante lettre ; j’ai éprouvé une vive émotion en les recevant.

Formation

  • 39 Il existe sous le Second Empire, deux Durand, avocats à Louhans, dont l’un, Stanislas, est membre d (...)

69L’éducation d’Edmond Vadot dans une pension religieuse tenue par les frères de Marie, comme celle de ses sœurs chez les Dames de Saint-Maur, ne renvoie pas seulement aux convictions religieuses de sa mère. Dans la société louhannaise de cette époque, elle est aussi la manifestation d’une aspiration à se démarquer d’une origine populaire même si l’internat impose des sacrifices financiers. Elle renvoie aussi à un environnement politique : pour quelques années encore la bourgeoisie catholique et conservatrice réinstallée par le second Empire tient une place importante dans la ville et le bienfaiteur du pensionnat, M. Durand39, en est un bon représentant.

Lundi de Pâques, 19 avril 1897

70Les occupations de mes parents, leur industrie, ne leur permirent pas de me garder à la maison. Je fus mis en nourrice : à Montcony d’abord ; puis à Châteaurenaud chez la tante Jeannette, femme de mon oncle Claude que l’on appelait Yaude ; finalement, à Louhans, au faubourg des Bordes, chez de braves gens du nom de Mignot qui habitaient à l’extrémité nord d’une maison basse placée un peu en arrière de l’angle sud ouest du quinconce de platanes de la promenade des Cordeliers. On arrivait chez eux par un petit chemin, étroit, bordé de haies et de jardins. En face de la maison, ce chemin tournait à l’ouest, passait près de grandes maisons pauvres d’aspect, tournait au nord et aboutissait sur une rue à quelques mètres de la route de Cuiseaux. Le logement de mes nourriciers se composait d’une grande pièce et de deux petits cabinets. Au fond de la pièce principale un grand lit ; à gauche en entrant une large cheminée toute noire ; au milieu un poële en fonte ; près de la porte d’entrée, à gauche, une étroite fenêtre éclairait la chambre ; devant la fenêtre une table boiteuse. Derrière la maison un jardin planté d’arbres rabougris ; dans la bonne saison, des choux, des salades, des légumes de toutes espèces ; point de fleurs ou très clairsemées, point de parterre, quelques œillets. C’était le jardin des pauvres gens.

  • 40 Jour très longtemps chômé (et arrosé) en milieu ouvrier avant que le patronat n’en impose la dispar (...)

71Le père Mignot était ouvrier charpentier, mais sa journée ne suffisait pas à faire vivre sa nombreuse famille. De plus il aimait à boire et faisait toujours le saint lundi40. Le lundi est jour de marché à Louhans. Il courait les cabarets et y dépensait la plus grande partie du salaire de sa semaine. Au fond c’était un brave homme. Ma nourrice travaillait de son côté autant qu’elle le pouvait ; elle lavait du linge, faisait quelques corvées et arrivait non sans peine et grâce à la charité de quelques familles à élever ses enfants : quatre garçons. […]

72Je restai avec eux jusqu’à l’âge de trois ans. Mes parents m’envoyèrent à l’école chez les frères de Marie dont le pensionnat était dirigé par M. Burlet, originaire d’Orgelet (Jura).

73Externe d’abord je fus interne vers l’âge de douze ans à l’époque de ma première communion.

74J’étais d’un caractère timide, un peu ombrageux. J’étais porté à la rêverie. J’avais l’intelligence un peu paresseuse et j’en attribue la cause à mon état de santé, débile jusqu’à mon adolescence.

  • 41 Sur les Frères de Marie, voir Préambule.
  • 42 Cette promenade est implantée sur le site de l’ancien couvent des Cordeliers.
  • 43 On désigne sous ce nom le canal qui alimente le moulin de la ville.

75Le pensionnat des frères de Marie41 se composait à cette époque d’une vieille maison précédée d’une petite cour, sur la rue des Bordes et d’une autre maison moderne située à l’extrémité d’une grande cour plantée de jeunes tilleuls. Derrière cette seconde maison dans laquelle se trouvaient les classes et les dortoirs, s’étendait un grand jardin séparé de la promenade des Cordeliers42 par deux larges fossés alimentés par la « Salle43 » et par un autre jardin anglais appartenant à M. Durand, avocat, le protecteur, le soutien du pensionnat.

76À l’est était la prison bordée de grands murs tristes ; à l’ouest, la maison d’habitation de M. Durand et son jardin séparé de la cour par un mur haut de deux mètres environ. Depuis la fenêtre du pensionnat on voyait par-dessus le mur et la vue se trouvait un peu plus loin bornée par l’Hôtel Dieu.

77À l’ouest du jardin des frères de Marie s’étendait encore le jardin de M. Durand ; mais là c’étaient des bosquets de charmilles dominés par un superbe acacia qui, au printemps, répandait partout son parfum pénétrant.

78Les frères de Marie ont leur maison mère à Besançon. Leur costume se compose d’une grande redingote d’un drap marron ; le pantalon est de même couleur ; leur coiffure habituelle est un chapeau haut de forme. C’est un costume plutôt civil que religieux.

79Ce sont ces mêmes religieux qui dirigent le collège universitaire Stanislas, à Paris. À Louhans, l’instruction qu’ils donnaient était une forte instruction primaire. C’est celle que je reçus jusqu’à l’âge de 16 ans. J’y appris d’une façon complète la géométrie élémentaire, l’algèbre, y compris les équations du second degré, bicarrées, les binômes etc., la trigonométrie, beaucoup de physique et de chimie élémentaire, etc.

  • 44 Le modèle général est évidemment celui des collèges jésuites sous l’Ancien Régime avec un fort baga (...)

80L’éducation, celle des internes surtout, était très soignée. On nous inspirait les craintes les plus salutaires de tout ce qui est contraire surtout aux bonnes mœurs. On nous élevait dans les principes de la religion catholique sans cependant porter nos esprits à la bigoterie44.

81À douze ans, je fis ma première communion. Ce fut véritablement une des époques heureuses de mon existence. Le jour de la communion fut précédé de trois autres jours que nous passions dans une retraite pieuse. Nous ne suivions plus les classes mais des exercices religieux ; nous étions séparés de nos autres camarades ; nous passions la plus grande partie de nos journées au fond du jardin, sous une grande charmille. […]

82Je n’oublierai jamais ces charmantes journées. Elles sont aussi présentes à mon esprit qu’il y a trente ans.

83À treize ou quatorze ans, mes facultés un peu endormies se réveillèrent ; mon imagination devint plus vive aussi et elle s’exalta encore à la lecture du Génie du christianisme, des Études de la nature et de Les Jérusalem délivrés qu’un camarade m’avait confié et que je lus presque entières dans l’après-midi d’un jeudi, jour de promenade, étendu sur l’herbe d’un petit bois, à trois ou quatre kilomètres de Louhans, sur la route de Simard. Le travail me devenant plus facile, je fis rapidement de grands progrès. Je ne sais pourquoi et bien que ce soit contraire à la tendance générale de mon caractère, je m’adonnai aux séances mathématiques.

84Je préparai l’examen pour l’école des Arts et métiers d’Aix ; mais deux fois de suite en 1864 et 1865 j’échouai bien qu’au deuxième examen j’arrivai avec le numéro 4 ex-aequo. Mon échec était dû à une timidité naturelle car j’étais certainement d’une force égale sinon supérieure à celle des candidats qui réussirent. […]

85Pendant mes deux dernières années de pension j’eus en quelque sorte une existence un peu différente de celle de la plupart de mes camarades qui n’avaient pas la même indépendance que moi. Je me levais fréquemment, pendant l’été, le matin à 4 heures ou 4 heures trente pour travailler, dessiner. Comme j’étais seul j’en profitais pour m’abandonner à mes instincts de douce sauvagerie. Je quittais les classes et pendant que les autres pensionnaires dormaient encore, je m’échappais dans le jardin et la plupart du temps j’allais m’asseoir sur les charmilles à côté de la chapelle du jardin de M. Durand, près du grand acacia. Je lisais Paul et Virginie, les Études de la nature, je me laissais aller à une rêverie profonde et dangereuse. Oh ! les belles matinées !

86Quelquefois l’heure du réveil des pensionnaires me surprenait dans ma solitude et vite je m’esquivais le long d’un grand buisson qui me cachait et je rentrais à mon travail. […]

87À cette époque, je lisais avidement Chateaubriand et je savais de mémoire les plus beaux passages de Génie du Christianisme. Certaines pages me transportaient d’admiration pour le chantre d’Attala.

88M. Durand avait une jeune fille du nom de Marthe, à peu près de mon âge, puisque nous avions fait notre première communion la même année.

89Je cherchais toutes les occasions de la voir dans les jardins de son père où elle prenait ses ébats avec une sœur beaucoup plus jeune qu’elle.

90Je me mettais souvent à une fenêtre du dortoir donnant sur le jardin et j’épiais tous les mouvements de cette enfant. Je ne me lassais pas de la regarder et je me la représentais ayant toutes les vertus de la troublante « Virginie ».

91Le dimanche, lorsque nous allions aux places qui nous étaient réservées à l’église, devant le chœur, je voyais Marthe agenouillée et recueillie aux côtés de sa mère et j’éprouvais à cette vue un trouble profond.

  • 45 Marthe Marie Madeleine Théodorine Elisabeth Durand est la fille d’Esther Pochon et de Stanislas Dur (...)

92Elle s’est mariée plus tard avec un M. de la Bunière, si je ne me trompe45.

93Les jeudis étaient jours de vacances. Le premier jeudi de chaque mois était un jour de sortie générale. Les jeudis ordinaires étaient employés le matin à l’étude et l’après-midi à la promenade. Nous parcourions les campagnes avoisinantes. Souvent dans ces promenades je m’éloignais de mes camarades et je m’égarais seul dans les sentiers étroits des bois que nous traversions. J’enviais le sort des petits bergers assis au bord du fossé, à l’ombre des buissons, jouant et causant ensemble tout en surveillant leurs troupeaux.

94Nos promenades habituelles se faisaient sur les routes de Branges, Sornay, Bruailles, Chateaurenaud, St Croix, Vincelles, etc. Les Bois Renaud, ceux de L’Aupretin, le bois des Greffes, celui des Vaux m’étaient particulièrement connus. Certains sentiers me seraient encore aujourd’hui (1895) aussi familiers qu’autrefois, si je les suivais.

95Une fois par an nous faisions une grande excursion dans les montagnes du Jura, à Cuiseaux chez les frères du même ordre, à St-Amour, à Cousance. Nous gravissions les roches de Gizia, nous montions à Châtel, à Chevreaut, jusqu’au sommet de la Châlentine. Une année nous allâmes jusqu’à Colonoset petit hameau situé derrière la Châlentine. Nous nous y rencontrâmes avec les élèves des frères de Marie qui dirigeaient alors le collège de Lons-le-Saunier. Ce fut une belle journée mais fatigante […].

Vendredi 10 septembre 1897

  • 46 La lettre est en fait datée du 1er octobre 1870.

96J’ai reçu hier de Louhans une lettre du directeur de l’école communale qui m’envoie une lettre écrite il y a 27 ans à un de ses amis depuis longtemps décédé. Cette lettre datée du 10 novembre du « Lac blanc » dans les Vosges46, pendant la guerre de 1870-1871, fait ressortir assez nettement mon état d’âme à l’époque. Je l’annexe à ces pages. Je l’ai lue hier soir à mes enfants et nous en avons bien ri. J’ai voulu supprimer un ou deux passages concernant la jeune fille que j’aimais, mais ils ne s’y sont pas mépris.

« […] Depuis je ne sais quel âge, mon plus vif désir a toujours été de faire un long voyage dans les montagnes, de vivre au jour le jour, de mener ce qu’on appelle la vie indépendante. Si l’on pouvait m’enlever de la pensée les Prussiens qui nous humilient et cette idée d’une séparation forcée et dont on ne peut prévoir la fin, je serais aujourd’hui servi à souhait ; aujourd’hui ici ; demain, là-bas ; dans trois jours, ailleurs. Aujourd’hui pouvant satisfaire à notre faim excitée par un air vif et une vie active ; demain obligé de se contenter d’un morceau de pain, aujourd’hui couchant dans un bon lit, demain réduit à chercher sous les sapins touffus un abri pour la nuit. Quoi de mieux ? Mais hélas ! Que font nos parents, que font nos amis, pense-t-on toujours à nous ? et puis vivre si loin de l’être à qui l’on a voué une affection sans bornes, qui ne finira qu’avec la mort, voilà ce qu’a d’amer notre position.
Rien de plus beau que les pays que nous parcourons. Ce n’est pas une nature grandiose et déchirée comme le Jura ; ce ne sont pas des rochers nus et à pic, des gouffres effrayants, des cimes élevées ; non ! Ce sont des vallées bordées de hautes montagnes s’élevant en pente douce couvertes de bois de sapin, des vallées où s’étendent de nombreux villages ; ce sont des vallons étroits, encaissés où ça et là apparaissent des maisons cachées dans des bosquets d’arbres dont l’automne a déjà jauni les feuilles ; des près verts et herbeux où courent de nombreux petits ruisseaux ; des bois de sapins s’étendant à perte de vue, des clairières où se cache une cabane ; des villes assises à la base des montagnes ou bien encore les chaînes de montagnes s’élevant par degré jusqu’à de grandes hauteurs ; des mamelons rendus multicolores par les diverses végétations qui croissent. Tout dans ces pays est encore frais et vert ; rien de semblable pour la fraîcheur dans notre pauvre pays calciné par un soleil sans pitié.
La nature rassérène l’âme a-t-on dit ; c’est vrai. Bien des fois déjà depuis que je vous ai quitté, j’ai trouvé à son contact un adoucissement à mon ennui que ne me donnent pas mes amis. Mais il est vrai de dire aussi que la nature a les charmes que lui donne l’âme : belle, souriante, amoureuse, quand l’âme jouit d’un bonheur sans retour ; triste, mélancolique, ennuyeuse même quand l’âme est triste et regrette un passé qui s’enfuit à toute vitesse. Souvent en attendant que le modeste repas fût prêt ou que le sommeil vînt m’abattre, je me suis éloigné du groupe bruyant de mes amis réunis autour d’un énorme brasier de bois de sapin, et je suis allé m’asseoir sous un abri au soleil couchant ou à la clarté de la Lune pour donner à ma pensée le libre cours. Alors j’ai cherché dans les beaux vallons qui s’étendaient à mes pieds, dans les cloches sonnant l’angélus du soir et dans la douce lumière de la Lune les charmes que j’y trouvais autrefois et que bien souvent je leur ai donné dans mes rêves, rien, rien. Ma pensée franchissait la distance énorme qui me sépare de mon pays et je voyais ma mère inquiète, mon père triste et cependant courageux, ma chère sœur désolée, celle que j’aime mieux que la vie s’attachant à quelques petits souvenirs et pleurant comme moi, des jours heureux et rêvant aussi un avenir de bonheur ; les quelques amis laissés aux pays s’ennuyant de leur solitude et notre ville déserte, triste, monotone, attendant avec anxiété le retour de ses enfants qui se sont attachés à elle comme le petit à sa mère. Avec de semblables retours, mon cher ami, pouvais-je jouir en paix de cette belle nature, comme je pourrais le faire si j’étais libre, s’il m’était permis de rentrer dans mon pays au jour et à l’heure qui nous conviendrait ? […] »

Paysages comtois

97Si les souvenirs d’Edmond Vadot sont d’abord associés à l’environnement proche de Louhans et aux promenades qu’il a pu faire, à pied, dans les bois à proximité de la ville, sa première expédition lointaine semble avoir été comtoise, à la faveur de ses bonnes relations avec le neveu du directeur du pensionnat. À l’occasion des vacances de Pâques, dans un voyage quasi initiatique, il découvre le Jura comme une montagne très romantique. Dix ans plus tard, en compagnie de sa fille, il en fixe les traits par la photographie.

Mardi 7 avril 1896

98Ces belles journées de Pâques m’ont rappelé les quelques jours de vacances que j’ai passés, il y a bien longtemps de cela, à Orgelet dans le Jura.

99Pendant mes dernières années de pension à Louhans, chez les frères de Marie, j’avais pour camarade Jules Burlet, neveu du directeur. Sa famille était originaire d’Orgelet où il allait passer ses vacances de Pâques et d’août et de septembre.

100Une année, il voulut m’emmener avec lui à Pâques. J’avais à cette époque 14 ou 15 ans.

101À cette époque le chemin de fer de Louhans à Lons-le-Saunier n’existait pas : c’était en 1863 ou 1864. Le courrier nous transporta à Lons-le-Saunier où nous arrivâmes d’assez bonne heure le matin. Nous y déjeunâmes et nous partîmes à pied pour Orgelet par la route si pittoresque qui passe au pied de Montaigu, suit le fond de la gorge et s’élève ensuite par lacets jusqu’au premier plateau du Jura. Orgelet est à une vingtaine de kilomètres de Lons-le-Saunier. Nous arrivâmes le soir dans cette petite ville. Nous étions attendus par l’arrière-grand-père de Jules, un vieux soldat de Napoléon, qui avait fait la plus grande partie des campagnes de l’Empire, par deux vieilles demoiselles, ses tantes, qui m’accueillirent avec beaucoup d’amitié. Je me souviens encore y avoir vu une aïeule, alitée, qui avait vécu sous Louis XV.

102Je passais à Orgelet une semaine charmante, courant les montagnes, aimant à m’égarer dans les petits vallons qui entourent la ville, lisant des idylles et églogues de Virgile, poussant mes excursions avec Jules jusqu’à la rivière d’Ain, au pont de la Pile, par la Tour du Meix.

103Au sud d’Orgelet, il existe un vallon très étroit tout entouré de bois. Au fond coule un ruisseau bordé de prés et de buissons. J’aimais ce coin par-dessus tout. J’y allais souvent, à la tombée de la nuit ; je m’asseyais au bord du ruisseau et je restais là des heures entières à écouter le rossignol ou à lire des pages du Génie du christianisme : le chant des oiseaux, les Rogations, etc.

104Quand les cloches sonnaient à toute volée au moment de l’angélus du soir et que leur divine harmonie remplissait le vallon et se répandait sur les montagnes, je tombais dans une rêverie délicieuse.

  • 47 De loin en loin, les Cahiers sont ponctués de la réminiscence de ce chant du rossignol, mélange de (...)

105Depuis j’ai toujours aimé le chant du rossignol47, l’harmonie lointaine des cloches, les montagnes.

Samedi 28 juin 1902

  • 48 Il s’agit vraisemblablement du donjon de l’Abbaye des Bénédictins de Baume-les-Messieurs.
  • 49 Claude Prost dit Lacuzon a été un des capitaines de guerre comtois pendant la guerre de Dix Ans (16 (...)

106J’ai là sous mes yeux, sur la cheminée de mon cabinet de travail, une photographie des roches de Baume pris de la tour de Baume48. Je l’ai placée entre deux images de Blanche, car elle me rappelle l’excursion que nous fîmes à ces belles roches, à ce site sauvage, il y a déjà longtemps. Blanche avait à peine six ou sept ans. Je la vois encore arrivant avec moi, me tenant la main, au sommet du rocher à pic, s’extasiant en voyant le petit moulin, nous comme des géants, les gens du moulin grands comme des poupées. Notre descente rapide au fond de la gorge ; notre déjeuner sur l’herbe, auprès de la source du ruisseau qui devient ensuite une petite rivière, la Seille ; notre promenade jusqu’au village de Baume où je racontai à Blanche quelques faits de la vie du capitaine Lacuzon49 ; notre ascension à l’échelle qui conduit à la grotte d’où s’échappe en hiver et au printemps une belle nappe d’eau tombant en cascades sur les rochers et dans un gouffre que les gens du pays disent être sans fond ; notre ascension jusqu’à l’autre grotte d’où l’on domine la gorge et le village ; tout cela m’est présent à l’esprit et me rappelle ma pauvre Bénévole. […]

Au pays de Lamartine

107C’est encore en compagnie de Jules Burlet qu’Edmond Vadot découvre pour la première fois le pays de Lamartine, avant de le parcourir à nouveau à l’occasion de son séjour à Mâcon. La Bresse n’est pas loin, admirée des monts du Mâconnais ou du Beaujolais, mais l’évocation du charme des montagnes trouve dans ce passage un souffle particulier. Dans les pas du poète, ce sont les lieux mêmes de l’esthétique romantique du paysage qu’Edmond Vadot rencontre. Lorsqu’il revient quelques années plus tard en Mâconnais, la figure de Lamartine est entrée au panthéon national.

Vendredi 19 février 1897

  • 50 La promenade plantée de Rennes.

108Hier je lisais sur le Mail50, le beau discours de Renan à l’Académie française ; j’en détachai ces lignes extraites des lettres de Claude Bernard, l’illustre physiologiste.

« J’habite, écrivait Claude Bernard, sur les coteaux du Beaujolais qui font face à la Dombes. J’ai pour horizon les Alpes dont j’aperçois les cimes blanches, quand le ciel est clair. En tous temps je vois se dérouler à deux lieues devant moi les prairies de la vallée de la Saône. Sur les coteaux où je demeure, je suis noyé à la lettre dans des étendues sans bornes de vignes qui donneraient au pays un aspect monotone, s’il n’était coupé par des vallées ombragées et par des ruisseaux qui descendent des montagnes vers la Saône. Ma maison, quoique située sur une hauteur, est comme un nid de verdure, grâce à un petit bois qui l’ombrage sur la droite et à un verger qui s’y appuie sur la gauche : haute rareté dans un pays où l’on défriche même les buissons pour planter de la vigne ».

  • 51 Né à Mâcon en 1790, Lamartine est mort à Paris en 1869. À sa demande il a été inhumé à Saint-Point (...)

109Ces quelques lignes m’ont reporté à douze ans en arrière, à l’époque où nous habitions Mâcon ; plus loin encore, en 1870, avant la guerre, à l’époque où habitant toujours Louhans, mon pays natal, je fis avec un de mes camarades, Jules Burlet, une excursion à Bourg, puis à Lyon d’où je revins seul à Mâcon et de là me rendis en pèlerinage à St-Point, à Milly, quelques mois seulement après la mort de Lamartine51. […]

110Au retour d’un de mes pèlerinages au tombeau de Lamartine, c’était avant 1875, après avoir gravi lentement le flanc de la montagne qui sépare la vallée de St-Point de la vallée de la Saône, après avoir jeté un dernier regard sur le château, l’église et le cimetière du modeste village où repose le grand poète, j’arrivai au sommet de la montagne au moment où les rayons du soleil couchant doraient les neiges éternelles des Alpes Bernoises ; à mes pieds la Bresse déjà se remplissait d’ombre et les premiers contreforts du Jura s’éclaircissaient des dernières lueurs du soleil ; la Saône dessinait sa longue ligne argentée et disparaissait à ma droite dans le lointain derrière le mont Limonet ; plus rapprochés de moi les vallons de Pierreclos, de Serrières, de St-Sorlin, s’enfonçaient dans les flancs de la montagne ; les hauteurs de la Grange du Bois, les roches de Solutré, de Vergisson, le mont Craz au-dessus de Milly se profilaient sur le ciel bleu. Je restai là longtemps à contempler ce superbe panorama, puis je descendis la montagne et revins à Mâcon après avoir traversé le bourg pittoresque de Pierreclos et salué les deux villages de Bussières où Lamartine enfant venait prendre les leçons du curé et de Milly où il passa les plus belles années de sa vie. […]

Dimanche 24 juillet 1898

111Chaleur accablante qui me rappelle le temps où sous le soleil brûlant je parcourais les grands chemins du Mâconnais. Il en est un surtout, celui qui va du petit vallon de St-Vérand et Leynes à Pruzilly, presque au sommet des monts du Beaujolais, que je n’oublierai pas de sitôt. Je vois encore ce ciel bleu intense, cette atmosphère scintillante, ces rochers tout brûlants, les quelques arbres situés au bord du chemin et sous lesquels nous cherchions en vain de la fraîcheur. Au loin, la Bresse toute inondée de lumière, les monts Jura enveloppés comme d’une espèce de brume très légère, puis le Mont-Blanc avec son dôme de neige éblouissante.

Vendredi 30 août 1901

  • 52 Évoqué le 19 février 1897.

112Je ne me lasse pas de lire le discours de Renan à l’Académie en 187952. […]

113Cette courte description des coteaux du Beaujolais me reporte, ai-je dit, à vingt ans en arrière. De 1871 à 1885 que de promenades, d’excursions j’ai faite soit seul, soit avec des amis, sur les coteaux du Mâconnais et du Beaujolais, dans les jolies vallées qui dévalent des montagnes dans la plaine que la Saône inonde une à deux fois par an.

114Solutré, Vergisson avec sa gorge de Ronzereau, la Grange du Bois, le Bois clair, la Mère Boitier, la montagne du Craz au-dessus de Milly, les sommets qui dominent la vallée de St-Point à l’ouest et à l’est la vallée de Pierreclos avec un château féodal et au loin les plaines de la Saône, des Dombes et plus loin encore les montagnes du Bugey qui couronnent magnifiquement les Alpes et le Mont-Blanc en face et plus au sud la Dent du chat.

115Mon premier pèlerinage date de 1870 […].

Samedi 8 août 1903

116Tout en écoutant le bruissement des arbres de la forêt et du petit ruisseau coulant à deux pas de moi, le bourdonnement ou le cliquetis des insectes, le vol de quelques oiseaux surpris dans leur solitude ou les coups frappés sur les troncs d’arbres par le pivert, je lus « L’infini dans les cieux », l’admirable harmonie de Lamartine, je la lus dans un petit volume doré sur tranche, le même que je portais avec moi pendant toute la campagne de 1870-1871, dans les Vosges, sur la Loire, dans l’Est.

  • 53 Curieuse allusion, chez le dreyfusiste Vadot, à l’antisémite et antidreyfusard Édouard Drumont (184 (...)

117Ah ! Qu’il a raison, Édouard Drumont53, écrivant tout dernièrement dans la Libre Parole :

« Qu’il est grand, en réalité, au point de vue moral et intellectuel, ce génie universel : poète admirable, historien émouvant, orateur irrésistible !
« Considérez cette existence dans son ensemble et vous serez frappé de la grandeur qu’elle présente.
« Cette multiplicité de facultés, fait de ce privilégié entre tous les fils des hommes un être tant différent de ceux que nous connaissons.
« Citoyen, écrivain, homme du monde, il est tout à la fois, sans fatigue ; il vibre à tous les vents ; il est emporté par toutes les généreuses passions ; il est une des incarnations complètement belle de la race mortelle… »

118Des sommets du Jura, ou du haut des collines du Mâconnais n’ai-je pas été cent fois témoin de l’exactitude de cette description :

« L’harmonieux éther, dans des vagues d’azur
Enveloppe les monts d’un fluide plus pur ;
Leurs contours qu’il éteint, leurs cimes qu’il efface
Semblent nager dans l’air et trembler dans l’espace
Comme on voit jusqu’au fond d’une mer en repos
L’ombre de son rivage onduler sous les flots ! »

119Que de beautés, de sentiments, de profondeur dans la pensée, à partir de ces vers :

« Oh ! que les cieux sont grands ! Et que l’esprit de l’homme
Plie et tombe de haut, mon Dieu ! Quand il le nomme ».

120Je ne parle pas de la musique de ces vers lorsqu’ils sont lus à haute voix comme je les lisais hier. […]

Belle-famille

121Dans cette dernière séquence bourguignonne du journal, ce nouveau portrait de famille tranche avec celui des Vadot, modestes cabaretiers ayant su mettre en pratique de sévères principes d’économie et consentir d’incessants efforts de travail. L’histoire de la belle-famille, celle des Robert, est celle d’une quasi-déchéance. Si l’impéritie n’est pas étrangère à la ruine de la famille, c’est aussi à l’ingratitude des hommes politiques qu’Edmond Vadot attribue la fin misérable de son beau-père. Jusque-là absent de l’évocation des souvenirs, l’horizon politique, qui semble bien n’avoir jamais été tout à fait étranger à son existence, surgit brusquement.

Mercredi 25 [décembre 1895], noël

122Aujourd’hui nous avons reçu une lettre de Cruveilhier, de Mâcon, nous annonçant la mort du grand-père Robert. Il a été enterré hier mardi à 3 heures à St-Clément de Mâcon. La grand-mère Robert est morte, elle, le 25 mars dernier. Tous deux étaient très âgés ; ils avaient l’âge de ma mère, 85 à 86 ans. La vieillesse du grand-père et de la grand-mère Robert n’a pas été très heureuse. Ils avaient beaucoup travaillé et ils avaient réalisé une petite fortune. Mon beau-père et ma belle-mère que les enfants appelaient le papa et la maman Ny (diminutif de Jenny), n’ayant pas réussi dans leur commerce, avaient dû emprunter auprès du grand-père Robert plus que la part d’héritage qui devait leur revenir.

  • 54 Petit chef-lieu de canton de l’arrondissement de Louhans placé en face de Tournus, sur la rive gauc (...)

123La maman Jenny, mère de ma femme, est morte elle-même de chagrin au mois d’octobre 1894. Elle est enterrée à Cuisery54. C’était la meilleure des mères ; trop bonne, trop donnante ; ne sachant pas compter. Je l’aimais beaucoup. Sa mort m’a causé le plus grand chagrin.

  • 55 Cette petite commune rurale est annexée à Mâcon en 1854 dans le cadre de l’aménagement du passage d (...)
  • 56 On rencontre sa présence au début des années 1870.
  • 57 Difficile de voir à quoi Vadot fait allusion. Certes, Eugène Spuller (1835-1896), proche ami et col (...)

124Quant au grand-père et à la grand-mère Robert, je les ai vu pour la dernière fois au mois de mars dernier, lors de mon voyage au Havre, à Rouen, Dijon, Mâcon, Nantua, Louhans, Seurre. La grand-mère ne me reconnut pas. Le grand-père eut peine aussi à me reconnaître. C’étaient deux bons vieillards. Le grand-père m’aimait beaucoup. Il était très estimé et très connu dans tout le pays. Je suis sûr qu’il sera regretté. Ils vont reposer maintenant dans le petit cimetière de St-Clément55, sur le chemin de Fontenailles, d’où l’on domine la vallée de la Saône et au loin les montagnes du Revermont et les Alpes. Le grand-père Robert fut pendant de très longues années conseiller municipal de Mâcon56. C’était la droiture, l’honnêteté même ; avec cela, rempli de bon sens, le jugement droit ; toujours prêt à rendre service à ses concitoyens ; ne ménageant pas ses peines, ni les démarches nécessaires. À l’inauguration du lycée des filles de Mâcon, le ministre Spuller57 lui remit les palmes académiques : c’était le ruban rouge qu’il méritait.

125Cette mort du grand-père de ma femme me rappelle notre séjour à St-Clément, dans la maison qui lui appartenait et qui devait être la part d’héritage de ma belle-mère. Cette maison était située sur la route de Lyon, à gauche, à 150 mètres environ au-delà du pont de chemin de fer de Genève. Un grand jardin s’étendait de la maison jusqu’au pied du talus de chemin de fer de Genève. Une cour entourée de murs bas séparait la maison du jardin. Devant la maison, du côté est, une galerie au rez-de-chaussée et une autre galerie au premier, au fond de la cour, à gauche en entrant, l’écurie ; tout au fond du jardin un petit pré rempli d’arbres fruitiers. Au bord de l’allée qui précède ce pré, ma femme et moi nous plantâmes un arbre vert à la naissance du petit Paul, notre premier enfant décédé peu de jours après sa naissance. Il a dû grandir depuis. Au centre du jardin, il existait un petit bassin qui a dû disparaître ; un magnolia l’ombrageait. Au nord et au midi du jardin de grands murs couverts de vignes ; un mur séparait également le jardin du talus de chemin de fer.

126C’est dans cette maison, ce jardin, que le dîner de mon mariage eut lieu le 26 avril 1875. Cela fait 20 ans. C’est dans cette maison, ce jardin qu’Antonine et moi passâmes nos plus beaux jours, à l’époque où nous habitions avec le grand-père et la grand-mère Robert, eux au rez-de-chaussée, nous au premier. Que de belles soirées passées sur la galerie au premier à écouter le rossignol qui chantait du côté de la prairie ! à respirer le parfum des fleurs du jardin ! Que de fois nous sommes allés nous asseoir au fond du jardin, dans le pré, entouré des petites meules de foin à sécher !

Mercredi 1 er janvier 1896

127Nous avons reçu une lettre de Tante Fanny. Le grand-père ne nous laisse pas un centime d’héritage. Nous devons même nous estimer heureux, paraît-il, de n’avoir rien à rapporter à la succession. L’oncle Jean-Marie Robert nous fait grâce de tout. Décidément je ne m’enrichirai pas avec les héritages. Mon beau-père et ma belle-mère ont tout dépensé par anticipation ce qui pouvait leur revenir des grands parents. Si je n’avais une nombreuse famille, je me soucierais peu de cette pauvreté ; mais ce sont tous ces chers enfants auxquels il faudra faire une situation, qui me préoccupent et m’attristent. […]

Jeudi 4 février 1897

128Hier nous avons reçu des nouvelles de mon beau-père dont l’état est désespéré. Ma femme est partie ce matin par le train de 8 h 54 pour Cuisery où elle arrivera demain matin à 7 h 30.

129Tout le jour j’ai pensé à ce pauvre père dont les dernières années ont été si douloureuses, si misérables. Après avoir été dans une situation si aisée, après avoir dépensé presque sans compter, il a été réduit à vivre des secours que Cruveilhier et moi lui donnions chaque mois et qu’il ajoutait aux modestes ressources que lui procurait sa recette buraliste de Cuisery (Saône-et-Loire). Il avait obtenu, à force de prières et de supplications, cette faible récompense des services nombreux rendus à ses concitoyens en 1870-1871 et depuis à la République. J’ajoute que les hommes politiques qui l’ont connu et qui lui doivent peut-être les hautes situations qu’ils ont occupées depuis ne se sont pas montrés très généreux envers lui. Comptez donc sur vos amis lorsque vous êtes dans la détresse et sur les services rendus si vite oubliés ! Pour réussir, il faut être cyniquement égoïste. […]

Vendredi 5 février 1897

130Reçu ce soir un télégramme d’Antonine. Elle est arrivée trop tard, son père était mort. Son chagrin doit être grand car elle aimait beaucoup son père et ne redoutait rien tant que d’arriver trop tard. […]

Mercredi 24 février 1897

131Ma femme complète chaque jour le récit de son voyage. Son père et sa mère sont aujourd’hui réunis dans une même tombe, dans le cimetière de Cuisery, jolie petite ville bâtie au penchant d’un coteau sur les bords de la Seille, à quelques kilomètres de Tournus (Saône-et-Loire). Ils sont morts dans un état voisin de la misère, elle, il y aura bientôt trois ans, lui le 4 de ce mois. Ils en ont d’autant plus souffert qu’ils avaient toujours vécu largement, presque sans compter, alors qu’ils avaient leur commerce à l’angle des rues Municipale et Sigorgne à Mâcon.

  • 58 Lapsus calami, bien entendu ; il faut lire Mâcon.

132En 1870 et après la proclamation de la République, pendant de longues années, mon beau-père a occupé à Rennes58 une situation presque prépondérante. Il était, du reste, très estimé même par ses adversaires politiques. On l’aimait ; il jouissait d’une considération générale. Ils ne surent malheureusement pas diriger leurs affaires et le patrimoine de cette pauvre maman Jenny fut entièrement dissipé. C’étaient de braves gens que j’aimais beaucoup et qui me le rendaient bien.

133Le gouvernement républicain qui récompensa si largement pour ne pas dire si scandaleusement tant de victimes peu intéressantes de nos révolutions aurait bien dû se montrer plus large pour M. Merle Robert qui fit tant pour la République.

  • 59 Ferdinand Jean-Marie Sarrien est né à Bourbon-Lancy en 1840 et décédé à Paris en 1915. Avocat au ba (...)
  • 60 Charles Demôle (voir Préambule) également nâtif du Charolais, avocat, candidat républicain en 1869 (...)

134Les Sarrien59, les Demôle60 et tutti quanti dont la politique fit la fortune auraient bien dû se souvenir de celui qui contribua si largement à leur élévation. Mais allez donc compter sur la gratitude des hommes ! Il faut être égoïste et songer d’abord à soi !

135Mon père décédé en 1873 est enterré à Louhans (S. et L.) dans l’ancien cimetière, à l’Ecotet ; ma mère morte en 1895 est inhumée à Rennes, au cimetière de l’est ; le père et la mère de ma femme reposent dans le cimetière de Cuisery. Qui sait où ma femme et moi dormirons notre dernier sommeil ! […]

Jeudi 16 septembre 1909

  • 61 Pierre-Ernest Pinard, né à Autun en 1822 et mort à Bourg-en-Bresse en 1909, termine sa carrière pol (...)

136Les journaux m’apprennent la mort d’Ernest Pinard61 qui fut ministre de l’Instruction sous l’Empire. Je me souviens toujours de ce petit homme très serré dans sa redingote, alerte, pertinent, président du Conseil général de Saône-et-Loire. C’était après 1870. J’étais seul à cette époque et c’était avec un regard curieux, surpris que je contemplais cet ancien ministre assis au fauteuil présidentiel de l’assemblée départementale à Mâcon.

Notes

1 Paul Sébillot (1843-1918) crée en 1882 la « Société des Traditions populaires ». Le premier congrès des Traditions populaires a lieu à Paris en 1889.

2 C. Bertho-Lavenir, 1999.

3 A.-M. Thiesse, 1991.

4 F. Raison-Jourde, 1976.

5 A.-M. Thiesse, 1991.

6 Sur Georges Garreau (1852-1943), voir chap. 13.

7 Louis Cordelet (1834-1923), sénateur de la Sarthe de 1882 à sa mort.

8 À la naissance d’Edmond Vadot, Louhans est une petite ville de moins de 4000 habitants qui a acquis un statut de chef-lieu d’arrondissement à la faveur des découpages administratifs opérés dans le département de Saône-et-Loire en 1790. Située au confluent de la Seille et du Solnan et sur l’axe qui relie le Jura à la vallée de la Saône, c’est avant tout un centre commerçant animé par un important marché chaque lundi.

9 Voir chap. 2.

10 Les roches de Baume et de Gizia sont caractéristiques du paysage de reculées qui entaillent le premier plateau calcaire du Jura au droit de Lons-le-Saunier.

11 En 1626, un édit signé de Louis XIII ordonne la destruction des places et châteaux forts non stratégiques. Cette décision s’inscrit dans la politique menée par Richelieu de renforcement de l’autorité royale vis-à-vis de la noblesse.

12 Tous ces sites constituent les contreforts du Jura dans le Revermont au sud-est de Lons-le-Saunier. Le village de Gigny présente la particularité d’avoir accueilli au IXe siècle l’abbé Bernon qui a été ensuite le fondateur de Cluny. L’abbaye de Vaucluse n’existe plus aujourd’hui, les restes ont été ennoyés en 1968 lors de la construction du barrage de Vouglans sur l’Ain.

13 Château médiéval ruiné pendant les guerres qui ont opposé au XVIIe siècle Français et Comtois. Il est actuellement en cours de reconstruction dans le cadre d’un chantier international.

14 L’état-civil l’enregistre comme fille d’un meunier de Saillenard. Elle y est née le 9 février 1809. Sa mère décède en 1819 et son père en 1826.

15 Entre la levée en masse de 1793 et la loi de 1889 sur la conscription obligatoire, la France a recruté les effectifs de son armée par tirage au sort. Pour échapper à l’enrôlement, le remplacement/engagement était possible moyennant des dédommagements financiers, [B. Schnapper, 1968 ; J. Vidalenc, 1959].

16 Françoise Jeannin, fille d’Eusèbe, est née à Châteaurenaud le 15 novembre 1817 et morte à Louhans le 16 juillet 1845. Le second mariage de Jean Vadot a lieu le 19 février 1846 à Louhans.

17 Il ne semble pas avoir eu de contacts prolongés avec elles.

18 Marie-Jeanne Vadot, sœur aînée d’Edmond est née le 15 février 1847 et décède le 16 juillet 1853. La cadette porte les mêmes prénoms. Nommée Jenny par son frère, elle est née le 26 mars 1854 à Louhans.

19 Il n’en est, en fait, plus jamais question, sauf dans le Journal de campagne.

20 Cette création date de 1882. Sous la municipalité de Lucien Guillemaut, elle est la marque de la victoire des républicains dans l’arrondissement de Louhans et déjà dans la ville-centre.

21 Dimorphisme sexuel classique dans la pratique religieuse ; aux dires de Vadot on pressent chez sa mère une foi encore frappée des caractères de l’Ancien Régime.

22 Formule évoquant force et distinction en milieu rural.

23 Toutes qualités requises pour faire un excellent cabaretier.

24 Le nouveau cimetière de Louhans est également une réalisation des municipalités républicaines. Il date de 1882.

25 Rappelons que le XIXe siècle consacre le culte marial (rosaire, immaculée conception, « mois de Marie », mariophanies ou apparitions de la Vierge…).

26 Animal fabuleux destiné à effrayer les enfants pour éviter qu’ils se penchent sur les puits ou les mares.

27 Prunelles sauvages.

28 Officier de police judiciaire, nommé par le maire, le garde champêtre doit autant exprimer son autorité que pouvoir se défendre.

29 Vers 7 et 8 de l’élégie « La Voulzie » d’Hégésippe Moreau (1810-1838). La Voulzie est une rivière de la région de Provins.

30 Que l’on retrouve dans le Journal de campagne et qui sont évoqués un peu plus loin [Le domaine des « Crues » – 29 mars 1896].

31 Important domaine situé dans un des hameaux du village de Châteaurenaud.

32 Le fils d’Edmond Vadot.

33 Note de Vadot : « aujourd’hui médecin principal de la Marine ».

34 Note de Vadot : « mort ».

35 Idem.

36 Idem.

37 Cette pratique locale est désignée sous le terme « hucher ». Elle est folklorisée dans les années 1930 à l’occasion des représentations de chants et de danses du Groupe régionaliste bressan [J. Maublanc, 1936]. La dimension érotique du signalement des couples renvoie aux « amours paysannes » et aux seuils de tolérance qui sont ici ou là fixés.

38 Ces êtres fantastiques peuplaient les récits de veillées, particulièrement les dames blanches : des créatures féminines rencontrées à proximité des bois, des rivières ou des étangs où elles attiraient le voyageur, telles des sirènes sylvestres [L. Guillemaut, 1911].

39 Il existe sous le Second Empire, deux Durand, avocats à Louhans, dont l’un, Stanislas, est membre du conseil municipal. La famille Durand est une vieille lignée louhannaise qui a compté sous l’Ancien Régime des détenteurs de la châtellenie royale de Sagy, un bourg proche de Louhans.

40 Jour très longtemps chômé (et arrosé) en milieu ouvrier avant que le patronat n’en impose la disparition.

41 Sur les Frères de Marie, voir Préambule.

42 Cette promenade est implantée sur le site de l’ancien couvent des Cordeliers.

43 On désigne sous ce nom le canal qui alimente le moulin de la ville.

44 Le modèle général est évidemment celui des collèges jésuites sous l’Ancien Régime avec un fort bagage scientifique dans le but de forger des élites.

45 Marthe Marie Madeleine Théodorine Elisabeth Durand est la fille d’Esther Pochon et de Stanislas Durand, alors le président du Tribunal civil de Louhans. Elle est née le 28 novembre 1849 à Louhans, la même année qu’Edmond Vadot.

46 La lettre est en fait datée du 1er octobre 1870.

47 De loin en loin, les Cahiers sont ponctués de la réminiscence de ce chant du rossignol, mélange de paix intérieure et de nostalgie du temps passé.

48 Il s’agit vraisemblablement du donjon de l’Abbaye des Bénédictins de Baume-les-Messieurs.

49 Claude Prost dit Lacuzon a été un des capitaines de guerre comtois pendant la guerre de Dix Ans (1635-1644). Particulièrement redouté pour ses incursions dans la plaine bressane, il est resté l’emblème de l’autonomie comtoise dans les relations difficiles entre la France et la Comté espagnole avant l’annexion de 1679.

50 La promenade plantée de Rennes.

51 Né à Mâcon en 1790, Lamartine est mort à Paris en 1869. À sa demande il a été inhumé à Saint-Point dans le tombeau familial placé dans la chapelle du parc du château. Ses échecs politiques après 1848 et ses revers de fortune sous le second Empire l’avaient contraint à vendre sa maison de Milly et à abandonner ses vignes. Peu de temps après sa mort, la commémoration s’organise. Dès 1875 une statue du poète républicain est érigée à Mâcon sur le quai de la Saône, face à la mairie, et le centenaire de sa mort en 1890 est fêté par l’Académie de Mâcon.

52 Évoqué le 19 février 1897.

53 Curieuse allusion, chez le dreyfusiste Vadot, à l’antisémite et antidreyfusard Édouard Drumont (1844-1917), certes homme de lettres à ses heures, mais auteur de La France juive en 1885 et surtout directeur de La Libre Parole à partir de 1892.

54 Petit chef-lieu de canton de l’arrondissement de Louhans placé en face de Tournus, sur la rive gauche de la Saône.

55 Cette petite commune rurale est annexée à Mâcon en 1854 dans le cadre de l’aménagement du passage de la voie Paris-Lyon.

56 On rencontre sa présence au début des années 1870.

57 Difficile de voir à quoi Vadot fait allusion. Certes, Eugène Spuller (1835-1896), proche ami et collaborateur de Gambetta, député de la Seine de 1876 à 1885, député de la Côte-d’Or de 1885 à 1892, sénateur de la Côte-d’Or de 1892 à 1896, a été notamment Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes du 30 mai au 12 décembre 1887, puis du 3 décembre 1893 au 30 mai 1894, mais le lycée est ouvert en 1882.

58 Lapsus calami, bien entendu ; il faut lire Mâcon.

59 Ferdinand Jean-Marie Sarrien est né à Bourbon-Lancy en 1840 et décédé à Paris en 1915. Avocat au barreau de Lyon, engagé dans les mobilisés en 1870, il est prisonnier en Silésie. Élu député républicain dans la deuxième circonscription de Charolles de 1876 à 1908, il est élu sénateur radical en 1908, réélu en 1909. Conseiller général, maire de Bourbon-Lancy, président du Conseil général de Saône-et-Loire de 1886 à sa mort, il a été plusieurs fois ministre (Postes et télégraphes en 1885), Intérieur (1886 et 1887), Justice (1886-1887, 1898 et 1906) et président du Conseil en 1906.

60 Charles Demôle (voir Préambule) également nâtif du Charolais, avocat, candidat républicain en 1869 et 1871, après avoir été sous-préfet de Charolles en septembre 1870, sénateur de Saône-et-Loire en 1879, réélu en 1882, 1891 et 1900 sous l’étiquette radicale, Président de l’Union républicaine de Saône-et-Loire, ministre (1885-1886) et vice-président du Sénat (1891-1894 ; 1898-1901).

61 Pierre-Ernest Pinard, né à Autun en 1822 et mort à Bourg-en-Bresse en 1909, termine sa carrière politique comme conseiller général du canton d’Issy-Levêque de 1871 à 1883. S’il s’agit bien du personnage évoqué par Edmond Vadot, Ernest Pinard n’a pas été ministre de l’Instruction publique mais ministre de l’Intérieur de 1867 à 1868. Avocat au barreau de Paris, puis magistrat, il est procureur général en 1857 lorsqu’il fait condamner, pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », Madame Bovary et Les Fleurs du Mal. Conseiller d’État, il est entré en conflit avec les tenants du bonapartisme autoritaire, notamment Rouher.

Auteur

Maître de conférences honoraire, habilitée à diriger des recherches, à l’université de Bourgogne. Historienne de la Bresse louhannaise, elle a aussi publié, Le temps des sciences humaines. Gaston Roupnel et les années trente (en collaboration avec P. Poirrier, Manuscrit-Université, 2006) ; Territoires fonctionnels, territoires institutionnels (en collaboration avec Nicole Commerçon et Philippe Gonod, Publications de l’IRVSM, Mâcon, 2006) et Pays et territoires, De Vidal de la Blache aux lois d’aménagement et de développement du territoire (en collaboration avec Pierre Bodineau et Jean-Pierre Sylvestre, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2002). [annie.ruget@libertysurf.fr]

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