L’imprimé dans la construction de la vie politique
| ,Dixième partie. Des éditions dans le sillage de l’Ancien Régime et des empires coloniaux
De l’Almanach royal à l’Almanach de Québec : représentations du pouvoir, mises en scène de l’État, émergences de la Nation
Texte intégral
Pouvoir royal et médias – fonctions de l’Almanach royal (1699-1792)
- 1 Voir sur cette problématique : Lüsebrink H.-J., « L’almanach : structure et évolution d’un type d’ (...)
1Les almanachs, qui étaient de loin, en Europe, entre le xvie et le milieu du xixe siècle et au Canada jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les imprimés les plus largement répandus1, avaient pour leurs lecteurs une fonction à la fois d’orientation dans le temps, avec leur partie calendaire, de transmission de savoirs souvent très pratiques (sur la santé, l’agriculture, la cuisine, etc.) ainsi que d’amusement, à travers des anecdotes, des récits, des bons mots et des proverbes publiés notamment dans les almanachs de large circulation. Mais l’almanach, notamment sous certaines de ses formes et dans certaines de ses rubriques, avait également pour fonction d’établir des rapports avec le pouvoir politique, et de forger ainsi des liens entre l’État et la Nation, rapports d’autant plus importants socialement et culturellement qu’il parvenait à toucher un lectorat très large et souvent difficilement atteignable à travers d’autres médias.
- 2 Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert, 1749-65, art. « Almanach ».
2L’almanach le plus étroitement lié au Pouvoir dans la France du xviiie siècle fut sans doute l’Almanach royal. Almanach de circulation sociale relativement restreinte, à cause de son prix élevé de 4 livres au milieu du xviiie siècle, de sa facture et de sa fonction, il était d’une importance capitale pour l’auto-représentation du pouvoir monarchique à l’époque de l’Ancien Régime. Son origine remonte à 1679, année où furent attribuées des lettres de privilège à un « almanach ou calendrier » comportant « quelques prédictions ajoutées aux phases de la lune » et qui « renfermoit seulement le départ des couriers, le journal des fêtes du palais, un extrait des principales foires du royaume, et les villes où l’on bat monnoie2 ». Publié sous une nouvelle forme et sous le titre d’Almanach royal, depuis le renouvellement des lettres de privilège datant du 29 janvier 1699, sans interruption entre 1699 et 1792, jusqu’à la chute de la monarchie, et de nouveau entre 1814 et 1830 pendant la Restauration, l’Almanach royal connut un prédécesseur publié à partir de 1625, l’Almanach, ou Calendrier pour l’année, exactement supputé sur l’élévation et le méridien de Paris et fut complété par une édition abrégée parue entre 1734 et 1791 chez l’éditeur d’Houry à Paris. Les successeurs de l’imprimeur Laurent d’Houry qui publia cet almanach à partir de 1699, sa veuve puis son petit-fils, précisaient dans leur « Avis » adressé au lecteur placé au début de l’almanach qu’il s’agissait d’un ouvrage à caractère quasi officiel, pourvu non seulement de l’approbation et du privilège du Roi, mais créé à l’instigation même de Louis XIV :
- 3 « Avis », dans Almanach Royal, cité d’après Grand-Carteret J., Les Almanachs Français. Bibliograph (...)
« Feu Laurent d’Houry, imprimeur-libraire à Paris, imagina cet ouvrage, qu’il donna dans son commencement sous le titre d’Almanach ou de Calendrier. Louis XIV, de glorieuse mémoire, ayant souhaité cet almanach, le fit demander à l’auteur, qui eut l’honneur de le présenter à sa Majesté dès 1699 ; c’est ce qui le détermina à le donner sous le titre d’Almanach Royal, et à faire sa principale occupation de ce travail3. »
3L’écrivain et publiciste Louis-Sébastien Mercier releva en 1782 dans le chapitre qu’il lui consacra dans son Tableau de Paris qu’il
- 4 Mercier L. S., Tableau de Paris, nouvelle édition, corrigée et augmentée, Amsterdam, 1782, chap. c (...)
« a près d’un siècle. Il indique l’existence des dieux de la terre, des ministres, des hommes en place, des maréchaux de France, des premiers magistrats., etc. Il marque leur demeure, le jour et l’heure où il permis de les aborder et de brûler l’encens dans leur anti-chambre. Tous les favoris de la fortune sont inscrits dans ce livre, et les moindres oscillations de sa roue y sont marquées4 ».
4L’Almanach royal comportait essentiellement les rubriques et les informations suivantes :
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Premièrement une partie calendaire, avec les éclipses, le lever et le coucher du soleil, le mouvement de la lune, les jours de foire et de Palais ;
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deuxièmement une partie d’informations pragmatiques, relatives au départ des courriers, au tarif des monnaies, etc.
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et, enfin, troisièmement une large partie, recouvrant les neuf dixièmes de la surface textuelle de l’almanach, relative au pouvoir royal, aux différents corps, institutions étatiques, aux « Naissances et Alliances des Rois, Reines et principaux princes et princesses de l’Europe », en commençant par ceux du Royaume de France, jusqu’aux institutions cléricales, judiciaires, gouvernementales et académiques (donnant pour chaque institution les noms des occupants actuels des postes avec leur entrée en fonction et leurs demeures).
- 5 « Avis de l’éditeur ». Dans Almanach Royal, année 1729, p. 2 : « Les Personnes qui prennent part à (...)
- 6 Roche D., La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 87.
5L’Almanach Royal constitua donc une auto-représentation, sous sa forme à la fois la plus étendue et la plus élémentaire, des institutions de la France d’Ancien Régime, à commencer par celles de l’État. Outre le calendrier et les informations habituelles précédant la partie calendaire dans un almanach, notamment l’indication des fêtes mobiles, des signes du zodiaque, des sept planètes, des figures des lunaisons, des commencements et des fins des quatre saisons ainsi que des éclipses, l’Almanach Royal comportait des listes détaillées des princes et princesses de l’Europe et de tous les dignitaires et institutions du Royaume, constituant ainsi un bréviaire indispensable pour la vie de tout honnête homme de l’époque. Les préfaces, afin de fournir l’information la plus complète et la plus actuelle possible, incitaient les lecteurs de l’almanach à fournir des observations avant la date d’impression de l’ouvrage qui se situait au début du mois d’octobre de chaque année5. Son caractère à la fois encyclopédique, en ce qui concerne le domaine qu’il visait à couvrir, et actuel, explique pourquoi l’Almanach royal fut un véritable « best-seller de la librairie parisienne du xviiie siècle6 ». Le public y voyait, selon Daniel Roche,
- 7 Ibid., p. 87.
« une identique recension de personnels, une présentation de l’organisation annuelle des sessions sur le modèle du calendrier diocésain des offices et des fêtes. Souci profane et préoccupations sociales s’entremêlent ici pour conduire à un découpage comparable du temps et de l’espace, à une exposition classifée du monde urbain7 ».
- 8 Grand-Carteret J., Almanachs français, p. 29.
6Acheté, au prix relativement élevé de 4 livres, par la quasi-totalité des élites politiques et sociales de l’époque qui faisaient relier leurs exemplaires à leurs armes personnelles, ses reliures étaient en général en veau ou en maroquin, « presque toujours rouges, assez rarement vertes », « avec des filets ou ornements de bordure sur les plats, une fleur de lys se trouvant quelquefois aux quatre encoignures ». Les maroquins étaient « doublés de beaux papiers gaufrés d’or jaune et vert à reflets, qui servaient également à décorer les murs et les “boëtes”8 ». Louis-Sébastien Mercier jeta, dans le chapitre 199 de son Tableau de Paris consacré précisément à l’Almanach Royal, un regard foncièrement distancié et critique sur cette nomenclature du pouvoir de l’Ancien Régime, anticipant même explicitement la mise en cause radicale en 1789 de la prépondérance politique et sociale des deux premiers ordres :
- 9 Mercier L. S., Tableau de Paris, op. cit., p. 278.
« Ceux qu’on voit sur cet almanach ne sont ni cultivateurs, ni commerçants, ni artisans, ni artistes, et c’est néanmoins la partie de la nation qui régit entièrement l’autre. Anéantissez en idée tous ces noms, la nation ne subsisteroit-elle pas encore ?....Oh ! très-bien, je vous l’assure9. »
- 10 Ibid., p. 5.
7Mercier souligne néanmoins le grand succès commercial de l’ouvrage que l’on pourrait appeler une sorte de « Directory » de la haute société française du xviiie siècle : « Cet almanach », écrit Mercier, « rapporte près de quarante mille francs par année. Jamais l’Iliade ni l’Esprit des Loix n’ont rapporté autant à leurs imprimeurs10 ».
- 11 Grand-Carteret J., Almanachs Français, p. 29.
- 12 Grand-Carteret J., Almanachs Français, p. 291.
8Ayant considérablement augmenté son volume – de 424 pages en 1757 à 675 pages en 1782 –, il raccourcit son titre originellement très long et très explicite, et intégra également, à partir de 1789, de tous nouveaux éléments de contenu, comme la carte des 83 départements. Les noms des députés de l’Assemblée Nationale furent placés immédiatement après ceux du clergé, occupant ainsi matériellement, mais aussi symboliquement, la place auparavant réservée « aux maisons du Roi et de la Reine, soit vingt-quatre pages11 ». L’Almanach royal cessa de paraître en 1792 pour être remplacé par l’Almanach national de France, entre 1793 et 1804. Cet almanach fut publié par l’imprimeur de Testu, successeur précisément de la Veuve D’Houry qui avait déjà édité le dernier Almanach royal. L’ancienne formule éditoriale fut reprise dans sa matrice mais transposée à la nouvelle structure politique, sociale et institutionnelle issue de la Révolution. Le clergé perdit sa place dans ce nouvel almanach républicain, les notices relatives aux maisons royales se limitèrent à quelques puissances européennes amies ; et la majeure partie de l’almanach fut consacrée à l’État républicain et à ses représentants. Il renferma désormais « la liste des citoyens députés à la Convention, les ministres publics, l’état des sections, les bibliothèques, les tribunaux et les noms des magistrats », complétés par un « nouveau tableau approximatif de l’étendue et de la population des 83 départements du « Royaume12 ».
Réécriture et légitimation – l’Almanach royal D’Hayti
9La formule éditoriale de l’Almanach royal, modifiée au début de la Révolution puis relayée par l’Almanach national des années 1792 à 1804, connut une éphémère renaissance pendant la Restauration, entre 1814 et 1830, avant de disparaître avec les structures politiques et étatiques qu’il était censé représenter.
- 13 L’article contemporain de Metral A., « De la Littérature Haïtienne », Revue Encyclopédique, t. I, (...)
- 14 Ibid.
10Les transpositions contemporaines à la fois les plus significatives et les plus étonnantes de ce genre éditorial propre au pouvoir politique de l’Ancien Régime et des représentations sociales qu’il impliquait, se retrouvent dans le jeune État d’Haïti, l’ancienne colonie française de Saint-Domingue devenue indépendante en 1804, après une longue période de soulèvements et de luttes s’échelonnant de 1791 jusqu’à 1804. Divisée entre 1811 et 1820 en deux États se partageant la moitié occidentale de l’île, la République d’Haïti au sud et le Royaume d’Haïti au Nord, gouvernée par le Roi Christophe, cette jeune nation – la première nation dirigée par d’anciens esclaves noirs – chercha des fondements symboliques de légitimation empruntés à la France, mais en même temps transformés et adaptés. L’Almanach royal d’Hayti, publié entre 1818 et 1820 au Château de Sans-Souci, sur la côte nord de l’île d’Haïti, témoigne de ce désir de légitimation qui habitait également les rituels de la cour du roi Christophe13, l’architecture du château de Sans-Souci imitant celle des grands châteaux royaux de l’Ancien Régime, et en particulier celui de Versailles, et les formes esthétiques des toutes premières œuvres de la littérature haïtienne14.
- 15 Limonade D., « Le Secrétaire d’État, Ministre des Affaires Étrangères, etc. Au Sieur Buon, Directe (...)
- 16 « Époques mémorables », ibid., s. p.
- 17 « Extrait de l’étiquette de la Cour », Almanach Royal d’Hayti, op. cit., p. 145-146.
11Calqué sur son modèle français, cet almanach édité par le Sieur Buon, Directeur de l’Imprimerie royale au Cap français « renferme », selon le permis d’imprimer donné par le secrétaire d’État et ministre des Affaires étrangères d’Haïti, le duc de Limonade, « avec précision, la division et la nomenclature des Autorités, et une analyse exacte de toutes les parties de l’Administration du Royaume15 ». Loin de se limiter à constituer une pure imitation de son modèle français, cet Almanach Royal d’Haïti contient également des éléments de réécriture (ou d’appropriation) productive : par exemple dans la rubrique « Époques mémorables » qui comportait, dans l’Almanach Royal français, cinq dates – trois chrétiennes (Création du Monde ou Déluge universel, naissance de Jésus-Christ, correction du calendrier grégorien) et deux monarchiques (l’origine de la monarchie française et le début du règne du Monarque en place). Cette rubrique se voit « haïtiannisée » par le fait qu’outre l’indication de l’année dans l’ère chrétienne, on trouve trois dates propres à l’histoire d’Haïti : le temps écoulé depuis la découverte d’Haïti par Christophe Colomb ; la date de fondation de l’indépendance d’Haïti ; et celle du début du règne du « roi Henry, notre auguste Souverain, à commencer du 26 mars 181116 ». Les listes des dignitaires du Royaume sont complétées, dans l’Almanach Royal d’Hayti, par une description très explicite et détaillée de l’étiquette de la Cour17. Celle-ci faisait en France partie d’un habitus bien connu et intériorisé qu’il n’était pas nécessaire d’expliciter dans les colonnes de l’Almanach royal de France tandis qu’elle constituait un élément totalement nouveau dans la jeune monarchie haïtienne.
12L’Almanach républicain publié à la même époque dans la République d’Haïti au sud de l’île, rédigé par l’écrivain et journaliste François Desrivières Chanlatte et publié à Port-au-Prince, représenta un contre-modèle renouant directement avec la tradition des almanachs de l’époque révolutionnaire en France. À la place de la représentation de l’État et des dignitaires du pouvoir monarchique on trouve ici la description, à des fins de légitimation également, d’une nation émergente, de son histoire, de sa géographie, de son espace, de sa construction politique et de ses représentants, en premier lieu du général Dessalines, alors gouverneur général de la République d’Haïti. Dans un article sur la « Situation d’Hayti à l’égard de la France », le rédacteur Chanlatte pose d’emblée la question de la légitimation de l’indépendance politique et culturelle de l’ancienne colonie par rapport à la métropole, qui n’allait reconnaître officiellement l’indépendance d’Haiti qu’en 1826, 22 ans après la fin de la guerre et la déclaration d’indépendance des insurrectionnels :
- 18 Chanlatte F. D., « Situation d’Hayti, à l’égard de la France, et Réflexions survenues à l’occasion (...)
« Qu’est Hayti dans l’état actuel des choses ? Est-elle une possession de la France ou n’est-elle point ?
C’est une grande question, une question si importante, si délicate, qu’on pourrait craindre y toucher, même dans un traité définitif entre les grandes Puissances de l’Europe.
Puisque nous n’avons point d’Avocat pour plaider notre cause, nous la plaiderons seuls au Tribunal de la conscience des hommes de tous les pays et de toutes des couleurs18. »
13L’article de Chanlatte se termine sur un ton enflammé, emprunté à la rhétorique révolutionnaire française :
- 19 Ibid., p. 38.
« Quoi qu’il arrive, nous nous sommes préparés à tous événemens. Le tems est arrivé, marqué par la Providence, Hayti doit se gouverner par ses propres lois. Il ne faut que de la persévérance, et Dieu fera le reste. Reculerons-nous à la vue des dangers qui nous menacent, lorsque nous avons les moyens de les affronter sous les plus belles espérances de nous voir débarrassés par notre constance, et notre courage ? Nous serons en guerre ? Mais les nations tour-à-tour n’ont-elles pas éprouvé ce fléau ? Serions-nous moins hommes que d’autres19 ? »
14Inventaire descriptif de l’État républicain d’Haïti, de ses institutions et de ses dignitaires, du Corps législatif placé symboliquement en premier, jusqu’aux corps militaires, aux services de santé, à la gendarmerie et à la police, cet Almanach républicain d’Haïti constitue ainsi en même temps une première représentation politique, géographique et culturelle de la jeune nation haïtienne. Comme son équivalent monarchique, l’Almanach royal d’Hayti, il emprunta néanmoins sa matrice générique, le genre éditorial de l’almanach politique et administratif, sa rhétorique et ses modèles de légitimation à la puissance dont la jeune nation vient de se libérer violemment, la France, tout en les utilisant à d’autres fins et dans une perspective d’auto-représentation et d’auto-légitimation tournée symboliquement contre l’ancienne puissance coloniale. L’historien Antoine Métral, auteur de l’Histoire de l’insurrection des esclaves dans le nord de Saint-Domingue parue en 1818 à Paris, évoqua précisément dans son long article consacré en 1819 à la « Littérature haïtienne » et paru dans la prestigieuse Revue Encyclopédique, les deux almanachs haïtiens comme témoignage d’une République des Lettres, noyau de toute civilisation aux yeux de l’auteur, parmi les anciens esclaves de l’île : « Quand un peuple naissant montre tant d’amour et de dispositions pour les lettres », écrit Métral en conclusion de son article qui mentionne une dizaine de fois l’Almanach royal d’Hayti et l’Almanach républicain,
- 20 Metral A., « Littérature haïtienne », p. 148.
« Que ne doit-on pas espérer de sa destinée ? Les lettres sont l’âme de la civilisation ; sans elles, les nations restent ignorantes et barbares, et avec elles leur gloire retentit parmi les générations futures. Ainsi, le monde offrira pour la première fois le spectacle d’hommes noirs, naguères sauvages ou abrutis, arrachés de leur terre natale, traînés en servitude au-delà de l’Océan, brisant leurs fers, formant un peuple nouveau, appelant au milieu d’eux les beaux-arts, et les cultivant avec un succès dont la postérité pourra s’étonner20. »
Influences intellectuelles – l’Almanach de Québec/ The Quebeck Almanack
- 21 Voir Rouillard E., Les premiers almanachs canadiens, Lévis, Pierre-Georges Roy, 1898, p. 20-21.
- 22 Il y eut néanmoins des interruptions, pour différentes raisons (incendie de l’atelier d’impression (...)
15Les rapports entre les almanachs de large circulation au Québec, l’autre aire de production d’importantes séries d’almanachs dans l’espace francophone en Amérique, et l’État, suivent une évolution à la fois comparable et très différente de celle d’Haïti. La première longue série d’almanachs canadiens-français au Canada, parue après l’éphémère et pionnier Almanach Curieux et intéressant (1778-1784) de Fleury Mesplet21, l’Almanach de Québec/The QuebeckAlmanack, publié par les imprimeurs Guillaume Brown et Samuel Neilson à Québec entre 1780 et 184022, renoua, en fait, avec trois traditions culturelles et éditoriales différentes en créant ainsi une forme nouvelle : celle tout d’abord du Directory anglo-saxon, comportant des listes d’adresses et de noms utiles pour tout citoyen, genre très développé en Angletterre puis en Nouvelle-Angleterre au xviiie siècle et transféré au Canada à partir de 1790, avec la parution du Directory for the City and Suburbs of Quebeck publié dans la ville de Québec chez l’éditeur William Moore, au « Herald Printing Office », la tradition, en second lieu, de l’Almanach Royal de France transformé en Almanach National de France impliquant une représentation spécifique du Pouvoir, axée sur l’appareil d’État, sa nomenclature et ses représentants et donnant jusqu’à la Révolution une préséance aux représentants du Clergé et de la haute Noblesse ; et, enfin, en troisième lieu, la tradition littéraire, développée en France notamment avec l’émergence de l’Almanach des Muses à partir de 1764 qui mit en circulation de brefs textes poétiques et narratifs, souvent destinés à être cités, racontés oralement ou chantés.
- 23 Almanach de Québec, pour l’année 1797, Québec, Impr. De J. Neilson, 1796, p. 121-178.
- 24 Ibid., 1799, p. 73-76.
- 25 « Almanach, 1791 [Averstissment] », in The Québec Almanack for the Year 1791/L’Almanach de Québec (...)
16L’américanité de ce genre doublement hybride et métissé, sur le plan structurel parce qu’héritier de plusieurs traditions éditoriales, et sur le plan langagier parce qu’édité en version bilingue anglais-français, s’inscrivit successivement dans toutes ses rubriques. La rubrique « Époques et Notes communales pour l’Année », appelée généralement « Époques de l’année » dans l’Almanach Royal, se vit augmentée de plusieurs dates de l’histoire américaine et canadienne qui remplacèrent des événements de l’histoire européenne : la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ; la fondation de Québec par Champlain ; et le début du règne de sa Majesté britannique, en l’occurrence George III, dates auxquelles fut ajoutée, en 1838, après l’échec de la Rébellion des « Patriotes » au Québec, celle du Traité de Paris de 1763. À la place des listes des dignitaires et des institutions du régime monarchique, qui avaient caractérisé aussi le contenu de l’Almanach Royal, l’Almanach du Québec/The Quebeck Almanack publia, à l’exemple des « Directories » anglo-américains, une « Civil list of the Province of Lower Canada/lListe civile de la Province du Bas-Canada » qui comporta, par exemple dans l’édition pour 1797, plus de 50 pages23. L’Almanach de Québec développa également, dans certains articles, une représentation américaine et nationale de la géographie, de l’histoire et des institutions, comme dans l’article « A General Description of America » publié dans l’Almanach de Québec/The QuébeckAlmanackpour 180024. Imprimé pendant les premières décennies de son existence en version bilingue anglais/français afin d’atteindre le plus large public possible, l’almanach suivait selon ses rédacteurs et leur « avertissement publié dans l’édition de 1791, « le mode de compilation adopté dans les Almanachs d’Europe les plus approuvés25 » tout en l’adaptant aux spécificités culturelles et politiques du Nouveau Continent.
- 26 Frechette L., « Anecdotes politiques et électorales », Almanach du Peuple pour 1901, Montréal, Lib (...)
17Les grandes séries d’almanachs canadiens-français de la seconde moitié du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle étoffèrent cette matrice initiale, aux confluents de plusieurs traditions culturelles et éditoriales, de manière à la fois quantitative et qualitative. L’évolution quantitative se reflète dans le fait que les trois almanachs de très large circulation comme l’Almanach du Peuple, l’Almanach des Familles et l’Almanach Agricole, Commercial et Historique, atteignirent chacun un tirage allant de 60 000 à 100 000 exemplaires chacun autour de 1900, dans une province comptant à peine 2 millions d’habitants. Les almanachs canadiens-français de large circulation se transformèrent en l’espace de 40 ans, entre 1850 et 1900, d’un mince livret de 48 ou de 64 pages en un livre périodique comportant entre 200 et 400 pages. L’évolution qualitative réside dans le fait que la représentation de l’appareil étatique et des pouvoirs, judiciaire et clérical, d’abord au Canada puis dans la province de Québec, se vit complétée et élargie, à partir des années 1880, par une représentation de plus en plus développée de la Nation canadienne-française, de son histoire, de sa langue, noyau de son identité culturelle, de ses traditions et, enfin, de sa littérature. Les almanachs de large diffusion contribuèrent ainsi au développement de formes de diffusion médiatique de l’appareil de l’État, de sa nomenclature et de ses représentants. Mais cette représentation, qui renoua avec une longue tradition initiée par l’Almanach Royal de France brisa néanmoins, à partir des années 1870, le cadre structurel de la nomenclature proprement dite pour s’étoffer de brefs récits biographiques, et à partir des premières années du xxe siècle de portraits-gravures ou de photographies. On trouve même, à partir de 1890, des récits satiriques sur la vie électorale intitulés « scènes de la vie électorale » écrits par l’écrivain Louis Fréchette qui montrent une certaine prise de distance critique et ironique par rapport à la scène politique26.
- 27 Voir sur cette problématique une première étude exploratoire de Penigault-Duhet P., « Colonialisme (...)
- 28 Massicotte E.-J., « Nos traditions nationales. Dessinées spécialement pour l’Almanach du peuple », (...)
- 29 « Sa Sainteté Pie XI », Almanach du Peuple Beauchemin, 1929, Montréal, Librairie Beauchemin, 1928, (...)
- 30 « Notre Souverain », ibid., p. 97.
18Le cadre de représentation de l’appareil étatique fut enfin complété par des portraits-récits de grands personnages politiques décédés, constituant ainsi des liens entre la description de l’appareil de l’État et la mise en place, dans le média des almanachs, d’un discours sur la Nation. Ce discours sur la nation canadienne-française se retrouva à partir des années 1870-1880 dans plusieurs rubriques de l’almanach et en fit ainsi un puissant vecteur du développement du sentiment nationaliste au Québec27 en s’ancrant dans différentes composantes textuelles de l’almanach, héritées de traditions européennes plus anciennes : notamment dans la rubrique des « Époques » ainsi que dans celle des « Éphémerides » où l’histoire du Canada prit une importance croissante ; à travers la mise en récit et la mise en image de figures d’identification nationales canadiennes-françaises, comme Jacques Cartier, Champlain, Dollard Désormeaux, les Patriotes de 1837-1838 ou encore l’abbé Hébert, figurant sur une page de couverture de l’Almanach de la Langue Française en 1928 ; à travers la mise en scène de grands écrivains, comme Louis Fréchette, lui-même auteur de récits pour des almanachs. Enfin, la nationalisation de cet imprimé de large diffusion que constitue l’almanach, se fit à travers la description, la mise en récit et en même temps la « construction » fictionnelle de « traditions nationales » publiées notamment par l’Almanach du Peuple à partir de 1923, par l’écrivain et dessinateur Edmond-J. Massicotte : « On sait », écrit-il en guise d’introduction à cette série de récits qui allait s’étaler sur plusieurs années, « que notre pays de Québec, ainsi qu’on continue à appeler souvent l’ancienne Nouvelle-France, et nos coutumes, mœurs et traditions nous constituent une physionomie bien à part dans l’immense Dominion du Canada, et même, pourrions-nous ajouter, sur tout le continent américain28 ». La répartition des différentes rubriques dans l’Almanach du Peuple des premières décennies du xxe siècle donne la mesure des transformations opérées par rapport au genre traditionnel de l’almanach, en particulier en ce qui concerne l’(auto-)représentation de l’État : sur les 480 pages de l’édition de 1929, 165 pages étaient consacrées à la rubrique « Puissance du Canada », comportant successivement des informations sur le clergé, le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial, les villes de Montréal et de Québec, leurs institutions et leurs dignitaires, ainsi que des sociétés savantes du Canada francophone, accompagnées de photographies, à commencer par celles de « Sa Sainteté Pie XI29 » et du roi d’Angleterre George V (« Notre Souverain30 »). L’« Histoire de l’Année », rubrique plus étoffée ayant succédé aux « éphémérides » des almanachs traditionnels, couvrait 26 pages ; la partie pragmatique, renfermant essentiellement des conseils allant de l’agriculture jusqu’aux conseils de soins hygiéniques et de beauté, 49 pages ; les parties « Contes et Nouvelles » et « variétés » 55 pages. S’y ajoutaient la partie astrologique et calendaire, les informations nécrologiques (« Disparus de l’année ») et une importante partie publiciatire, introduite et amplifiée successivement dans les grandes séries d’almanachs canadiens-français depuis les années 1880 et totalisant plus de 150 pages, au début et à la fin de l’almanach.
19L’almanach, un genre qui servit aussi de plateforme de représentation médiatique du Pouvoir, et en particulier de l’appareil de l’État, depuis l’Almanach royal, se transforme ainsi en France, puis notamment en Amérique du Nord francophone, mais aussi dans la jeune République d’Haïti, en un puissant vecteur de diffusion du nationalisme. En intégrant le genre éditorial des almanachs populaires, du type Messager Boiteux ou Mathieu Laensberg par exemple, qui constitua la seconde matrice générique des almanachs de large circulation de l’Amérique francophone au xixe et au début du xxe siècle, cette diffusion se fit non pas à travers des idées abstraites, mais au moyen de récits, d’images et de dates à mémoriser. L’étroite relation entre Pouvoir et Édition qui caractérise la genèse et l’évolution de l’Almanach royal et de son successeur, l’Almanach national, se relâcha et fit place à une indépendance délibérée des éditeurs d’almanachs. Ceux-ci évitèrent tout conflit potentiel avec la censure, tout en s’ouvrant à des idées libérales qui allaient souvent de pair, dans le contexte francophone nord-américain, avec le développement de la conscience nationale et de ses formes de représentation.
Notes
1 Voir sur cette problématique : Lüsebrink H.-J., « L’almanach : structure et évolution d’un type d’imprimé populaire en Europe et dans les Amériques », J. Michon et J.-Y. Mollier (éd.), Les mutations du livre et de l’édition dans le monde, du xviiie siècle à l’an 2000, Québec, Les Presses de l’université Laval/Paris, L’Harmattan, 2001, p. 432-441.
2 Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert, 1749-65, art. « Almanach ».
3 « Avis », dans Almanach Royal, cité d’après Grand-Carteret J., Les Almanachs Français. Bibliographie et iconographie (1600-1895), Paris, J. Alisié, 1896, p. 26.
4 Mercier L. S., Tableau de Paris, nouvelle édition, corrigée et augmentée, Amsterdam, 1782, chap. ccxcix, t. II, p. 275-278, ici p. 275-276.
5 « Avis de l’éditeur ». Dans Almanach Royal, année 1729, p. 2 : « Les Personnes qui prennent part à cet Ouvrage, sont priées d’envoyer leurs instructions ou Observations avant les dix premiers jours du mois d’Octobre, et de les adresser directement au sieur LE BRETON, rue Hautefeuille, au coin de la rue des Deux Portes. On prie aussi le Lecteur de faire attention aux Observations, mises après la Table des Matières, où se trouvent les mutations qui surviennent pendant l’impression de cet Ouvrage. »
6 Roche D., La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 87.
7 Ibid., p. 87.
8 Grand-Carteret J., Almanachs français, p. 29.
9 Mercier L. S., Tableau de Paris, op. cit., p. 278.
10 Ibid., p. 5.
11 Grand-Carteret J., Almanachs Français, p. 29.
12 Grand-Carteret J., Almanachs Français, p. 291.
13 L’article contemporain de Metral A., « De la Littérature Haïtienne », Revue Encyclopédique, t. I, mars 1819, p. 524-537, t. III-IV, 1819-1820, p. 132-149 caractérisa comme suit la cour du Roi Christophe : « La monarchie a pour roi Christophe, qui était un esclave employé dans une hôtellerie du Cap. La noblesse y est héréditaire ; elle est versée dans la science du blason, et parée de diverses décorations ; ainsi, la tête d’un esclave porte la couronne. Et des croix brillent sur des poitrines cicatrisées par le fer du colon. Le pouvoir y est arbitraire, quoique le prince demeure soumis aux lois » (p. 525).
14 Ibid.
15 Limonade D., « Le Secrétaire d’État, Ministre des Affaires Étrangères, etc. Au Sieur Buon, Directeur de l’Imprimerie Royale », Almanach Royal d’Hayti, pour l’Année Bissextile 1820, Dix-Septième de l’Indépendance, et la neuvième du règne de SA MAJESTÉ, Présenté au Roi Sans-Souci, Imprimerie Royale, 1819, p. 8.
16 « Époques mémorables », ibid., s. p.
17 « Extrait de l’étiquette de la Cour », Almanach Royal d’Hayti, op. cit., p. 145-146.
18 Chanlatte F. D., « Situation d’Hayti, à l’égard de la France, et Réflexions survenues à l’occasion de M. le Général Dauxion de Lavaysse, Député de S.M.T.C. le Roi de France et de Navarre, près le Président d’Hayti », Almanach Républicain pour l’année 1816, Port-au-Prince, 1817, p. 28-37, ici p. 29.
19 Ibid., p. 38.
20 Metral A., « Littérature haïtienne », p. 148.
21 Voir Rouillard E., Les premiers almanachs canadiens, Lévis, Pierre-Georges Roy, 1898, p. 20-21.
22 Il y eut néanmoins des interruptions, pour différentes raisons (incendie de l’atelier d’impression, mort de l’imprimeur e. a.), en 1781, 1783, 1790, 1793 et 1795 ; voir aussi Rouillard E., Almanachs canadiens, p. 27.
23 Almanach de Québec, pour l’année 1797, Québec, Impr. De J. Neilson, 1796, p. 121-178.
24 Ibid., 1799, p. 73-76.
25 « Almanach, 1791 [Averstissment] », in The Québec Almanack for the Year 1791/L’Almanach de Québec pour l’année 1791, Québec, J. Neilson, 1790, p. 36.
26 Frechette L., « Anecdotes politiques et électorales », Almanach du Peuple pour 1901, Montréal, Librairie Beauchemin, 1900, p. 106-140. Voir par exemple p. 120 la caractérisation de l’orateur Xavier Bélanger : « Qui n’a pas connu Xavier Bélanger, du comté de Bellechasse ? Un orateur celui-là. Je n’ai jamais connu un enfleur de mots et de phrases baroques plus intarissable. En voici un échantillon... »
27 Voir sur cette problématique une première étude exploratoire de Penigault-Duhet P., « Colonialisme et sentiment national : L’Almanach de Québec de 1780 à 1815 », Études Canadiennes, n° 9, 1980, p. 23-30.
28 Massicotte E.-J., « Nos traditions nationales. Dessinées spécialement pour l’Almanach du peuple », Almanach du peuple Beauchemin pour 1923 (54e année), Montréal, Librairie Beauchemin, 1922, p. 258-263, ici p. 258.
29 « Sa Sainteté Pie XI », Almanach du Peuple Beauchemin, 1929, Montréal, Librairie Beauchemin, 1928, p. 87.
30 « Notre Souverain », ibid., p. 97.
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