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La bataille de l'enfance

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Sarah Fishman

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Milos Sebor, La Délinquance juvénile actuelle, Paris, Imprimerie nationale, 1947, p. 7.

1La plupart des pays européens impliqués dans la Deuxième Guerre mondiale ont connu un phénomène social identique : une augmentation forte et rapide de la délinquance juvénile. En 1947, un rapport du Comité International de la Police Criminelle citait en exemple l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, le Danemark, la Grande-Bretagne et la France1. Les responsables et les experts se sont alors penchés sur le problème et ont avancé des causes très diverses, telles que la mort et la destruction, la rupture du lien social, la crise économique ou encore le marché noir.

2Bien que de nombreux historiens s’interrogent aujourd’hui sur la fin de l’histoire politique et diplomatique traditionnelle, cette étude se propose de montrer clairement le lien entre histoire sociale et politique, et même géopolitique.

3Sur le plan social et historique, la Deuxième Guerre mondiale a eu un impact majeur sur une catégorie qui figure parmi les moins représentées de l’histoire : celle des enfants. On notera que la délinquance juvénile, qui n’est qu’une manifestation parmi d’autres du comportement des enfants, a eu une influence politique majeure dans les hautes sphères du gouvernement français. La réponse apportée par l’État français à cette forme de délinquance montre l’importance que l’on y attachait à l’époque. D’une manière générale, on considérait ces mesures comme essentielles à la survie nationale et au statut de la France.

  • 2 Journal Officiel, Débats, assemblée constituante provisoire, séance du 22 mars 1945, p. 683.

4Beaucoup de responsables politiques et de chercheurs français étaient convaincus de connaître les raisons pour lesquelles la délinquance juvénile avait, en France, augmenté si rapidement durant la guerre. En mars 1945, Henri Frenay, alors ministre des prisonniers, déportés et réfugiés de guerre déclarait au gouvernement provisoire : « Il a été constaté qu’une proportion, hélas importante, des enfants délinquants, était constituée par des enfants de prisonniers2. » Les recherches antérieures que j’ai effectuées pour mon livre sur les femmes de prisonniers de guerre français durant la Deuxième Guerre mondiale ont montré que, sur les quelque 1,6 millions soldats français capturés en 1940 et envoyés dans des camps de prisonniers de guerre en Allemagne, environ 60 % d’entre eux étaient mariés et 40 % avaient des enfants. Frenay avait-il trouvé des informations prouvant que ces enfants-là étaient les mêmes que ceux qui affluaient dans les tribunaux pour mineurs ? Fondait-il sa déclaration sur des études associant l’augmentation de la délinquance juvénile pendant la guerre aux enfants des prisonniers de guerre. Ne pouvant, à l’époque, pas consacrer suffisamment de temps à une analyse en profondeur de ces questions, j’ai entrepris de recenser des études sur la délinquance juvénile publiés pendant et peu après la guerre, notamment un rapport commandé par le ministère de la Justice. Ces études attribuaient la progression de la délinquance juvénile simplement à l’absence massive de pères pendant la guerre, les prisonniers de guerre en majorité, mais aussi les déportés et les travailleurs forcés du STO. Cependant, aucun des livres ou articles parus à cette époque ne justifiait ce lien ni ne cherchait même à évaluer combien de mineurs condamnés durant la guerre étaient des enfants de prisonniers de guerre.

5Intriguée, je décidai de pousser plus avant mes recherches, afin de savoir si des chercheurs ou des experts en la matière avaient réussi à établir, statistiquement, une corrélation entre les familles de prisonniers de guerre et la délinquance juvénile. Je découvris alors que des centaines de livres et articles avaient été écrits durant la guerre sur les délinquants mineurs, et que l’augmentation alarmante du nombre de mineurs déférés devant les tribunaux était un sujet de grande préoccupation, mais qui ne semblait étonnamment pas intéresser la presse populaire. Je ne pus toutefois trouver aucune étude prouvant que l’absence des pères prisonniers de guerre avait contribué statistiquement à l’augmentation du nombre de délinquants juvéniles. Je me posai dès lors la question suivante : pourquoi ces auteurs admettaient-ils une relation de cause à effet qui leur semblait à ce point évidente qu’ils ne ressentaient nullement le besoin de la démontrer.

6Il est probable que l’hypothèse ainsi privilégiée reposait sur de fortes valeurs patriarcales concernant la famille et la nature des hommes et des femmes. La plupart des personnes qui écrivirent sur le sujet étaient convaincues que la mère et le père jouaient des rôles différents au sein de la famille. La mère était censée nourrir et encourager ses enfants, tandis que le père se chargeait de les guider dans l’existence et de les discipliner. Dans cette perspective, la mère, par nature, n’avait pas l’autorité suffisante pour élever ses enfants dans la discipline. Les fils en particulier avaient besoin de la poigne d’un père lorsqu’ils atteignaient l’âge de la puberté.

7À partir de là, on crut à l’époque que le fait que l’absence soudaine de près de 600 000 pères prisonniers de guerre suivie d’un triplement du nombre de mineurs traduits en justice ne pouvait être un accident. Cette hypothèse était renforcée par des travaux d’avant-guerre émanant de spécialistes reconnus en la matière. Sans même envisager qu’une absence temporaire, qui n’était ni la conséquence d’un choix du père ou de la mère, ni celle d’une fracture sociale, n’avait pas forcément le même impact sur des enfants que celle résultant d’un divorce, les études datant de la guerre ne faisaient donc qu’extrapoler à partir des études d’avant-guerre.

8Le fait que les experts se soient montrés, durant la guerre, si prompts à lier le problème des prisonniers de guerre à ceux générés au sein de la famille me rendit encore plus perplexe, d’autant plus que leurs analyses se fondaient sur un large consensus autour de valeurs patriarcales profondément ancrées dans la société. Par ailleurs, bien qu’ils missent en cause la famille, les remèdes qu’ils proposaient – centres d’observation, examens psychiatriques et médicaux, établissements de ré-insertion – ne prenaient pour ainsi dire pas en compte la famille. Ainsi la délinquance juvénile en France durant cette période soulevait des questions complexes qui dépassaient largement le cadre de mon questionnement initial sur la relation qui existait entre la captivité des pères pendant la guerre et les statistiques de la délinquance juvénile.

Histoire de l’enfance

9L’histoire de la délinquance juvénile ne constitue, pour ainsi dire, qu’un chapitre dans l’histoire générale de l’enfance. La plupart des experts s’accordent à dire que, dans le monde occidental, la notion même d’ » enfance » a considérablement évolué à travers le temps. à l’époque pré-moderne, l’Église considérait que les enfants étaient empreints du péché originel et qu’il était nécessaire de mettre en place des contraintes pour réprimer en eux tout désir honteux. Si l’on excepte les quelques enfants privilégiés appartenant à la noblesse, la grande majorité des enfants entraient dans l’âge adulte autour de sept ans. L’historien Hugh Cunningham a situé l’origine d’une nouvelle vision de l’enfance autour du siècle des Lumières. à cette époque, des penseurs tels que John Locke et Jean-Jacques Rousseau ont réfuté l’idée que les enfants fussent naturellement mauvais, en insistant sur le rôle essentiel de l’éducation dès la petite enfance.

  • 3 Hugh Cunningham, Children and Childhood in Western Society since 1500, New York, Longman, 1995, p. (...)

10Le romantisme du xixe siècle simplifia et amplifia les idées du siècle des Lumières, en établissant que les enfants étaient naturellement bons et que l’enfance était un moment d’innocence et d’insouciance. Cunningham considère que la simultanéité chronologique de cette idéalisation de l’enfance et de la Révolution industrielle, laquelle envoya un nombre considérable d’enfants dans les usines et les mines, entraîna la formation d’un groupe militant souvent appelé les « Sauveurs d’Enfants3 ». En Occident, la plupart des gens commencèrent à exiger des lois visant à limiter le travail des enfants, ainsi qu’à les instruire et les protéger des familles qui les exploitaient. Parmi tous les enfants qui avaient besoin d’assistance, les « Sauveurs d’enfants » finirent par s’intéresser à ceux qui semblaient le moins mériter la compassion de la société, à savoir les enfants délinquants.

Histoire du crime et du châtiment

  • 4 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975.
  • 5 Robert Nye, Crime, Madness and Politics in Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1 (...)
  • 6 Christian Debuyst, « Les différents courants psychiatriques et psychologiques en rapport avec les (...)
  • 7 Jacques Donzelot, La police des familles, Éditions de Minuit, 1977 ; Philippe Meyer, L’enfant et l (...)

11L’ouvrage de référence de Michel Foucault, Surveiller et Punir, a profondément façonné l’historiographie du crime et du châtiment en France4. Foucault discrédita la vision positiviste en établissant que les changements du système punitif entre l’ère médiévale et l’ère moderne révélaient l’avènement de tendances humanitaires, et en insistant sur la façon dont les tribunaux et les peines reflétaient et servaient les structures politiques et économiques et, de manière générale, toute forme de rapport au pouvoir. S’appuyant sur des recherches historiques plus poussées et se limitant à une période donnée, Robert Nye rejoignit Foucault en considérant que les réactions face aux comportements délictueux et déviants, l’importance de la psychologie et le développement de peines telles que le bannissement, étaient profondément politiques5. Plus récemment, Christian Debuyst et Laurent Mucchievelli se sont intéressés au développement de la criminologie en France, et plus particulièrement à la manière dont le système traitait les criminels adultes6. Jacques Donzelot et Philippe Meyer ont par la suite appliqué ces conclusions à la délinquance juvénile et ont révélé comment le développement d’un système judiciaire réservé aux enfants délinquants avait renforcé le pouvoir des médecins au détriment de celui des prêtres, donnant ainsi à l’État la faculté de prendre pied dans la classe ouvrière et les familles désœuvrées7.

  • 8 Michel Chauvière, Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, Paris, Les éditions ouvrières, 1980 ; Ja (...)
  • 9 Béatrice Koeppel, Marguerite B : Une jeune fille en maison de correction, Paris, Hachette,1987 ; e (...)
  • 10 Pierre Pédron, La Prison sous Vichy, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1993 ; J (...)

12De nombreux travaux sur le criminalité en France adoptent une approche pointilliste. Ils ne rejettent pas les idées de Foucault, mais s’intéressent davantage à des institutions et des thèmes spécifiques qu’aux diverses études du système ou aux écrits des élites. L’étude de Patricia O’Brien sur les prisons françaises et celle d’Henri Gaillac sur les maisons de correction prennent toutes deux en compte le développement à long terme de l’incarcération depuis le xixe siècle. Un groupe de chercheurs appartenant au milieu judiciaire français s’est penché sur l’impact de la guerre sur les condamnations des mineurs et la protection des enfants. Michel Chauvière a travaillé autour de ce qu’il appelle le « domaine de l’enfance inadaptée ». Jacques Bourquin dirige une équipe de chercheurs qui a déjà publié de nombreux travaux sur l’histoire des établissements publics et privés pour les mineurs délinquants8. Béatrice Koeppel se concentre quant à elle sur le traitement des filles délinquantes ou rebelles aux institutions9. Sur un autre plan, les historiens de Vichy, en allant au-delà du seul cadre des dirigeants et en s’attachant à des domaines gouvernementaux spécifiques, ont commencé à étudier l’univers carcéral vichyssois, et aussi ceux de la police et de l’administration judiciaire, en prenant les adultes pour principaux sujets10.

13Ce livre opère une synthèse entre l’approche discursive de la criminalité et l’approche pointilliste. En commençant par étudier la trajectoire importante prise au xxe siècle par le système judiciaire français concernant les mineurs, par rapport à d’autres pays, il pose la question suivante : pourquoi, contrairement aux présupposés et à ce que la plupart des Français pensent de nos jours, le régime de Vichy a-t-il posé les fondations du système pénal actuel concernant les jeunes délinquants en France ? Cette question ne me serait pas venue à l’esprit si je n’avais étudié cette période avec attention. Ce travail centré sur les années de guerre, s’appuie essentiellement sur l’analyse rigoureuse des archives. Le fait d’étudier principalement les années de guerre permet de découvrir certains aspects essentiels et inexplorés du régime de Vichy, qui révèlent une continuité politique dans ce domaine, que bien des Français préféreraient oublier. Des archives sur la délinquance soulèvent également la question controversée de la guerre et du changement social en France au xxe siècle ; elles éclairent un nouvel aspect de la société française durant les années traumatisantes qui vont de la campagne de France à la libération.

14Me concentrer sur une période donnée m’a permis de concilier deux types d’approche historique : la première – partant du centre – adopte un point de vue politique, intellectuel et même militaire, en étudiant les orientations gouvernementales, les écrits des élites, la guerre et la formation du régime de Vichy. La seconde, vue d’en bas, adopte un point de vue social, en explorant l’impact de divers événements politiques sur la vie des gens et en examinant les motivations qui sous-tendaient le comportement du menu fretin, des enfants et des adolescents qui se retrouvaient devant la justice. Beaucoup d’études sur l’histoire de la criminalité se cantonnent au domaine de la théorie et du discours. Très souvent, les gens concernés – les accusés, les juges, les travailleurs sociaux, les responsables de prisons – ne font qu’entretenir l’inquiétude sociale et le discours politique. Parce que le délit se fait dans la société, parce que les tentatives d’explication de ces délits sont souvent naïvement positivistes, parce que, comme Foucault l’a d’ailleurs remarqué, la plupart des sources sur les criminels proviennent des institutions répressives, nous avons privé les principaux acteurs de leur voix et de leur rôle. Tout en admettant ces problèmes, et plutôt que de perpétuer ce silence, ce livre étudie les personnes concernées, en présentant leur rapport au système comme l’interaction d’un double cheminement. Bien que la base de l’analyse soit presque entièrement fondée sur des archives judiciaires, je réfute la critique de certains spécialistes pour qui la parole des opprimés a été complètement dénaturée par le système judiciaire. Les mineurs traduits devant la justice et leur famille avaient le pouvoir d’agir sur le système qu’ils avaient en face d’eux, et ils l’ont fait. Ils n’étaient pas tout à fait des objets sans défense devant l’autorité de l’État.

15Afin de replacer dans son contexte historique le système judiciaire pour mineurs tel qu’il existait en 1936, ce volume retrace brièvement l’évolution, en France, des textes de loi se rapportant aux mineurs et des différentes conceptions de l’enfance délinquante par les élites et l’opinion publique, de Napoléon Ier au début de la Deuxième Guerre mondiale. Au xxe siècle, les « sauveurs d’enfants », en France, commencèrent à faire le lien entre l’enfance délinquante et une crise plus large de la famille. Dans les années trente, mêlant leurs efforts à une campagne de presse, les réformateurs finirent, vers la fin de la décennie, par obtenir la sympathie de l’opinion publique envers un groupe autrefois méprisé. Le système judiciaire pour les mineurs, en plein remaniement au milieu des années trente, dut ensuite faire face à la crise née de la guerre. Étant donné que nombre de travaux ont déjà peint des tableaux riches et variés sur la vie quotidienne en temps de guerre, en particulier Vivre et survivre en France de Dominique Veillon, ce livre examine plus spécifiquement l’impact de la guerre et de l’occupation sur les enfants et les adolescents français, et cherche dans un deuxième temps à explorer le phénomène de la délinquance juvénile et le système judiciaire en partant du niveau le plus bas, dans quatre tribunaux pour mineurs. Vient ensuite l’analyse de livres et d’articles publiés dans les années quarante et consacrés à l’impact de la guerre sur les approches des experts de la délinquance (le fait de comparer la représentation de la délinquance juvénile dans les comptes rendus d’audience à l’analyse et aux réactions des experts révéla chez eux l’omission de points intéressants et la volonté de ne pas voir certains aspects du problème). Ce travail traite aussi de l’importance de la création du régime autoritaire de Vichy pour ces questions. En effet, l’absence de réaction de ce régime face à la montée de la délinquance et la profonde continuité de la politique menée à l’époque aident à comprendre pourquoi l’existence de Vichy permit aux réformateurs du système judiciaire pour mineurs d’atteindre certains de leurs buts. Finalement, le système français actuel continue de s’appuyer sur l’ordonnance importante du 2 février 1945. Dans le dernier chapitre, je compare cette ordonnance de 1945 avec la loi de 1942. Je montre, enfin, en quoi l’ordonnance de 1945 fut à l’origine de changements qui engendrèrent le système actuel, à savoir un système désinstitutionnalisé (qui ne favorise pas le placement en collectivité), thérapeutique (basé sur la thérapie et non la répression) et hautement intrusif (qui pénètre la sphère de la vie privée), lequel est de temps en temps critiqué, mais bénéficie encore d’un large soutien en France.

16L’étude du système judiciaire des mineurs éclaire notre compréhension de la guerre et de l’évolution sociale de la France au xxe siècle. Cette étude de la guerre, de la délinquance et du système judiciaire des mineurs repose sur des questionnements divers : en quoi la période qui va de la fin des années trente au milieu des années quarante fut-elle si décisive dans la formation de la justice des mineurs en France ? Que nous dit l’étude de la délinquance juvénile de la France de Vichy ? En quoi la délinquance juvénile nous informe-t-elle sur la société française au moment même où celle-ci subissait de plein fouet le choc de la Deuxième Guerre mondiale ? Pourquoi le nombre de mineurs devant les tribunaux tripla-t-il en 1942 ? Comment les observateurs de l’époque, journalistes, juges, psychiatres, chercheurs en sciences humaines et travailleurs sociaux expliquèrent-ils ce phénomène et pourquoi l’ont-ils expliqué de cette manière ? Leur vision correspondait-elle vraiment à la réalité de la situation ? Que nous apprennent les comptes rendus d’audience sur la délinquance juvénile, sur les enfants et les adolescents concernés et sur l’influence qu’eurent la guerre et l’occupation sur la société, la vie familiale, la jeunesse, l’éducation et le travail en France ?

17Les comptes rendus d’audience reflètent les événements marquants de la période, tels que la campagne de France en mai et juin 1940, l’exode des populations, l’occupation allemande, les conflits intérieurs, la libération et l’épuration d’après-guerre. Ils montrent très précisément l’impact que ces événements eurent sur la population et les différents comportements qu’ils ont générés. Dès 1942, le triplement de la délinquance juvénile, associé au régime autoritaire de Vichy, a très bien pu susciter des inquiétudes sociales et engendrer un renforcement du conservatisme et de l’appareil répressif (au moment même où, dans l’Allemagne nazie, on s’efforçait de soumettre les jeunes indisciplinés en les envoyant dans des camps de travail). Mais ni l’opinion publique ni l’État ne réclamèrent une politique plus dure et plus répressive. Au contraire, divers groupes se firent les défenseurs d’une série de réformes libérales et thérapeutiques qui ressemblaient beaucoup aux initiatives prises par le Front populaire avant la guerre. à la fin des années trente, les efforts de réforme du Front populaire s’étaient essoufflés au fur et mesure que la France se rapprochait de la guerre. Cependant, après la défaite de juin 1940, les institutions judiciaires poursuivirent dans la même voie, non en dépit de Vichy, mais au contraire avec son accord et son soutien, jusqu’à l’aboutissement final dans les années qui suivirent la guerre. En d’autres termes, la période qui s’étend de 1936 à 1946 fut décisive pour la définition de la justice des mineurs, en vigueur encore aujourd’hui, à travers les lois, les procédures pénales, les institutions ou le personnel. Pendant la guerre, diverses tentatives virent le jour pour faire évoluer les tribunauxd’une attitude punitive vers une attitude bienveillante, et faire que l’État et les institutions réhabilitent et soignent plutôt qu’ils ne donnent des peines ; les résultats étaient déjà très concluants en 1945 et 1946.

18L’étude de la délinquance juvénile et du système judiciaire nous apprend également beaucoup sur l’occupation allemande et le régime de Vichy. Dans le chapitre 3, l’examen de quatre tribunaux pour mineurs, de leur fonctionnement dans le temps, des procédures et de leur personnel, révèle à la fois des ruptures et, le plus souvent, des éléments forts de continuité entre Vichy et la Troisième et la Quatrième République. Il soulève aussi des questions intéressantes sur les rapports entre les occupants allemands et les responsables français, qu’il s’agisse de ministres, de juges de province ou d’officiers de police locaux.

19En plus de décrire le fonctionnement du système judiciaire, cet ouvrage tente de poser des questions majeures sur la nature même du régime de Vichy. L’interprétation qui s’en dégage suit profondément le modèle postpaxtonien, qui n’admet pas que l’État français sous Vichy fût la marionnette de l’Allemagne ni même un régime intérimaire. La politique menée pour la jeunesse met au contraire en évidence l’activité indépendante du régime. Il n’est nullement question de réfuter ici la thèse selon laquelle la création et l’action de Vichy furent marquées par des tendances racistes autoritaires et partisanes. Cependant, comme le montrent des travaux récents effectués sur l’Allemagne nazie (notamment concernant la recherche sur le cancer ou la politique environnementale), semblent émerger certaines réponses dépassant le traditionnel clivage droite/gauche. En France, les orientations politiques prises en faveur des enfants et des familles dénotent une continuité temporelle en dépit de manifestations profondément autoritaires, intrusives et répressives du régime de Vichy à leur égard. La peur légitime d’une rupture de la famille, d’un déclin démographique ou de la dégénérescence de la population française resta ancrée durant toute cette période et permit aux responsables politiques d’après-guerre de conserver beaucoup de mesures de Vichy, tout en cachant la plupart du temps leurs liens avec la politique de ce régime.

20En ce sens, Vichy n’a pas fondamentalement produit de nouvelles idées ou de nouvelles approches au sujet de la délinquance juvénile. Beaucoup de spécialistes, des années trente continuèrent à travailler, à étudier et à soutenir les réformes. Cependant, la nature profonde de Vichy, qui étaitcelle d’un État autoritaire ne se souciant pas du regard ni de l’approbation des institutions parlementaires, se révéla essentielle à la mise en œuvre de nombreuses réformes. D’une part, le pouvoir changea de mains au sein du régime en raison de luttes intestines au sommet. La défiance à l’égard du ministère de l’Éducation nationale, considéré comme un foyer de républicanisme radical, diminua l’importance de ce ministère, permettant au ministère de la Justice et à celui de la Famille et de la Santé de créer des « écoles » sans le contrôle du ministère de l’Éducation. D’autre part, le fossé, apparemment infranchissable, qui séparait les militants catholiques, les chercheurs, les représentants de l’administration et les experts laïques dans les domaines médical, psychiatrique et pédagogique commençait à se résorber. Dans les années trente, un très grand nombre de penseurs catholiques rejetaient les interprétations fondées sur le péché et adoptaient une approche beaucoup plus « technique » pour aborder les problèmes liés à la délinquance juvénile. Dès lors, la vision de l’administration vichyssoise prima sur celle des militants catholiques et obligea par là même les experts à la prendre en considération, ce qui prépara l’avancée importante que constitue la loi de 1942.

21Bien que les nouvelles procédures légales prévues par la loi de 1942 n’aient jamais été mises en place et que ses aspects les plus répressifs aient fini par être abandonnés, des changements institutionnels se dessinèrent très vite. à la fin de la guerre, bien que la loi de 1942 fût officiellement répudiée, l’ordonnance de 1945, promulguée par le gouvernement provisoire, comportait beaucoup de similitudes avec elle. De même que d’autres changements législatifs, institutionnels et administratifs, l’ordonnance de 1945 fut l’aboutissement d’un long combat en faveur des réformes. Pourquoi la décennie allant de 1936 à 1946 fut-elle essentielle à cette succession de réformes – juridiques, intellectuelles, procédurales, institutionnelles, structurelles et humaines – qui appartiennent à un système encore en vigueur aujourd’hui, si l’on considère que les réformateurs appelaient au changement depuis le début du xxe siècle ?

22À la veille de la guerre, les lois existantes reflétaient toujours les idées du xixe siècle au sujet des enfants délinquants ; elles reposaient sur une vision romantique de l’enfance, considérée comme le temps de l’innocence. Ainsi que le montre le travail de Kathleen Nilan, on pensait que, si les enfants, qui étaient innocents, commettaient tout de même des délits, c’était parce qu’ils avaient été corrompus par la misère ou par des mauvais traitements, que ce soit à la maison ou au travail. Cependant, un petit pourcentage d’enfants semblait remettre en cause la notion même d’innocence chez l’enfant. Devant la cour, ils ne montraient aucun remords. Ils n’étaient plus tout à fait des enfants. Ils avaient été précocement pervertis, et se trouvaient en conséquence aptes à être jugés comme des criminels adultes. Dès lors, le traitement des enfants par le Code pénal se mit à évoluer autour de la notion de « discernement ». Après avoir établi que le mineur avait bien commis le délit, le juge décidait si celui-ci avait agi avec ou sans discernement, et la décision du tribunal suivait sa recommandation.

23Ainsi, au moment même où la loi de 1912 fut adoptée, celle-ci ne reflétait déjà plus les différentes visions de l’enfance qui s’étaient développées depuis la fin du xixe siècle. Les travaux réalisés par Sigmund Freud amoindrirent sérieusement la notion d’innocence chez l’enfant. à la même époque, les personnes qui s’intéressaient à l’enfance avaient défini une nouvelle catégorie : l’adolescence. Celle-ci représentait une période transitoire entre l’enfance et l’âge adulte. De nouvelles matières, telles que la psychologie, la sociologie ou encore la neuropsychiatrie, commencèrent à explorer les profondeurs de l’enfance et donnèrent le jour à une succession de sous-catégories, en vue de promouvoir une meilleure compréhension des enfants anormaux. Ce mouvement se confirma dans les années trente. La délinquance juvénile était désormais perçue, non comme la manifestation d’une immoralité, d’un péché ou d’une perversité, mais comme celle d’un problème médical et psychiatrique. Dès lors, les tribunaux ne pouvaient plus opérer une division des mineurs sur la base d’un discernement entre la catégorie des enfants innocents méritant l’indulgence et celle des enfants pervers méritant un châtiment. L’État devait, au contraire, diagnostiquer l’état de santé du mineur pour ensuite le soigner. On voyait les tribunaux comme une première étape dans une succession d’examens. Le diagnostic étant établi, les juges devaient recourir à des institutions spécialisées qui ne punissaient pas mais qui soignaient et réhabilitaient les jeunes délinquants.

24En 1936, le Front populaire essaya de réformer deux établissements pour jeunes délinquants masculins. Cette tentative ne fut ni tout à fait un succès ni complètement un échec. Les années de guerre constituent une période beaucoup plus fructueuse, et cet ouvrage se propose de définir en quoi la guerre fut l’élément qui permit d’ouvrir la voie aux réformes.

25Mes recherches reposent sur deux types de sources très différentes. J’ai d’abord utilisé des sources imprimées sur la délinquance juvénile surtout des ouvrages et des articles de spécialistes. Un grand nombre de personnes venues d’horizons différents ont étudié et écrit sur ce sujet : juges, avocats, médecins, psychiatres, travailleurs sociaux, éducateurs, militants sociaux dans des secteurs très divers (le mouvement catholique, le scoutisme et même les Quakers). Même si leurs approches étaient par nature très différentes, elles se rejoignaient sur de nombreux points. La presse populaire d’avant-guerre s’intéressa aux mauvais traitements subis par les enfants et les adolescents dans les institutions publiques ou privées pour jeunes délinquants. Pendant la guerre, les médias montrèrent leur inquiétude face à une augmentation statistique très forte de la délinquance, mais restèrent étonnamment frileux sur ce sujet, réservant leur diatribe hystérique au mouvement contre-culturel de la jeunesse, connu en France sous le nom de « zazous ».

26Par ailleurs, les sources gouvernementales, notamment les rapports de la Justice, de l’administration pénitentiaire, de la jeunesse et de l’éducation, conservées aux Archives nationales, m’ont permis de déterminer les politiques menées et leurs particularités. Malheureusement, les rapports concernant l’ordonnance du 2 février 1945 n’ont pu à ce jour être localisés, à l’exception de quelques lettres très succinctes. J’ai enfin constitué une large base de données à partir des tribunaux et des affaires traitées dans l’ancien département de la Seine et dans trois autres départements situés en-dehors de la région parisienne, à savoir le Nord, l’Indre-et-Loire et le Gard.

27Les sources judiciaires provenant des tribunaux se sont révélées extrêmement riches et ont éclairé quotidiennement mes recherches ; elles m’ont permis de mieux comprendre les particularités régionales, les évolutions dans le temps et l’attitude des tribunaux locaux face au gouvernement de Vichy et aux autorités d’occupation. Les dossiers des procès, contenant les dépositions, les plaintes, les enquêtes policières et judiciaires, les lettres et les témoignages des voisins, des enseignants et des autorités locales, m’ont donné un aperçu précieux sur la société de l’époque. Les enquêtes policières et judiciaires étaient parfois accompagnées de rapports d’experts sociaux et médicaux qui donnaient en détail, et de façon tout à fait partiale, des informations sur les mineurs et leur famille, ainsi que sur l’endroit où ils habitaient et la manière dont il vivaient.

28Quel était le système judiciaire dévolu aux mineurs en France au début du xxe siècle ? Pourquoi la forte demande de changement s’intensifia-t-elle dans les années trente ? Que pensaient les experts de l’époque des problèmes que posait la recrudescence de la délinquance juvénile ? Que voulaient-ils modifier ? En quoi la guerre joua-t-elle un rôle essentiel dans le changement social qui s’ensuivit ? Afin de mieux comprendre l’impact de la guerre sur les enfants, les adolescents, la délinquance juvénile et son traitement par la justice, le premier chapitre retrace l’évolution du phénomène dans le temps et dresse un état des lieux à la veille de la guerre.

Notes

1 Milos Sebor, La Délinquance juvénile actuelle, Paris, Imprimerie nationale, 1947, p. 7.

2 Journal Officiel, Débats, assemblée constituante provisoire, séance du 22 mars 1945, p. 683.

3 Hugh Cunningham, Children and Childhood in Western Society since 1500, New York, Longman, 1995, p. 61-78, 134-162.

4 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975.

5 Robert Nye, Crime, Madness and Politics in Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1984.

6 Christian Debuyst, « Les différents courants psychiatriques et psychologiques en rapport avec les savoirs criminologiques » dans Histoire des savoirs sur le crime et la peine, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1998 ; Laurent Mucchielli contribua à quelques chapitres sur l’histoire de la criminologie dans Histoire de la criminologie française (Paris, L’Harmattan, 1994), dans lequel on retrouve un chapitre écrit par Debuyst, « L’œuvre d’Etienne De Greef », p. 335-349 et un chapitre écrit par Philippe Robert, « Le renouveau de la sociologie criminelle », p. 429-447.

7 Jacques Donzelot, La police des familles, Éditions de Minuit, 1977 ; Philippe Meyer, L’enfant et la raison d’État, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

8 Michel Chauvière, Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, Paris, Les éditions ouvrières, 1980 ; Jacques Bourquin, « De l’éducation corrective à l’éducation surveillée », Enfants et Prison, Paris, Éditions Eshel, 1990 ; Bourquin, « Sur la trace des premiers éducateurs de l’éducation surveillée : 1936-1947 », dans « Deux Contributions à la connaissance des origines de l’éducation surveillée », Cahiers du Centre de Recherche interdisciplinaire de Vaucresson 2 (CRIV), octobre 1986.

9 Béatrice Koeppel, Marguerite B : Une jeune fille en maison de correction, Paris, Hachette,1987 ; et « Les temps forts de la rééducation des filles (de Cadillac à Brécourt) : 1935-1950 », Cahiers du CRIV 2, octobre 1986, p. 61-94. En octobre 2000, Le magazine Le temps de l’histoire publia un numéro titré L’enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après-guerre. Je le reçus malheureusement trop tard pour pouvoir l’incorporer à mon analyse. Voir Le temps de l’histoire 3, octobre 2000.

10 Pierre Pédron, La Prison sous Vichy, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1993 ; Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France, Bruxelles, Complexe, 1996 ; Simon Kitson, « The Police in the Liberation of Paris », H. R. Kedward et Nancy Wood, The Liberation of France : Image and Event, Oxford, Berg, 1995 ; Alain Bancaud, « La Magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire d’un demi-échec », Droit et Société 34, 1996, p. 557-74.

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