La mythologie de l'Antiquité à la modernité
| , ,Cinquième partie. Le mythe, vecteur de la pensée moderne
Chapitre XXI. Mythologies héritées et mythologies modernes : La Légende des siècles de Victor Hugo
Texte intégral
1Toute mythologie n’est-elle pas en question à partir du moment où elle est investie dans des textes littéraires et donc repensée, reconstruite, réévaluée ? Une mythologie n’est encore vivante que si elle ne cesse d’être interrogée, chaque fois requise pour prendre en charge une question qui, chaque fois, se pose différemment. Si une mythologie est un système codifié de mythes, elle répond à la fonction même du mythe : « médiatiser les contradictions fondamentales de l’existence humaine », selon la formule consacrée de Lévi-Strauss.
- 1 V. Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Le livre de poche classique, 2002, p. 268.
- 2 Édition utilisée : V. Hugo, La Légende des siècles, Les Petites Épopées, Paris, éd. de Cl. Millet, (...)
2La Légende des siècles est un cas exemplaire pour parler de mythologies. Le titre choisi par Hugo implique une certaine vision de l’Histoire et je citerai un commentaire qui appartient au roman Quatre-vingt-treize : « L’histoire a sa vérité, la légende a la sienne. La vérité légendaire est d’une autre nature que la vérité historique. La vérité légendaire, c’est l’invention ayant pour résultat la réalité. Du reste l’histoire et la légende ont le même but, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel1. » Les Petites Épopées ont pour ambition de parcourir l’histoire des temps et du temps, de l’origine jusqu’au jugement dernier, et sont constituées de récits faisant intervenir des personnages historiques (le Christ ou Mahomet), des personnages historiques devenus légendaires (Charlemagne ou Roland), des personnages appartenant à la mythologie gréco-romaine (le Satyre) ou biblique (Ève ou Booz). Hugo, pour penser l’Histoire de son temps ou pour penser les questions que l’Histoire pose à ses contemporains, a recours non seulement à l’Histoire, mais à la fable : comment et pourquoi la mythologie est-elle essentielle pour formuler les questions que se pose un homme du xixe siècle ? Pour répondre à cette question sur la mise en question de la mythologie, je tenterai de comprendre comment le récit mythologique réconcilie une situation d’ordre universel et intemporel avec les réalités concrètes d’un moment historique déterminé. Cette réconciliation montrera comment cette mise en question de mythologies héritées est à l’origine de mythologies nouvelles2.
3La Légende des siècles emprunte son moule et son architecture à la Bible : le premier livre a pour titre « D’Ève à Jésus » et le premier poème « Le sacre de la femme » ; le dernier livre s’intitule « Hors des temps » et ne contient qu’un seul texte : « La trompette du jugement ». Choisir la mythologie biblique comme modèle, c’est privilégier une représentation linéaire du temps et une vision universelle de l’Histoire ; c’est penser l’histoire de l’humanité en fonction d’une origine et selon une fin, un devenir, un sens. Il y a donc, dans La Légende des siècles, une reprise ou une réécriture d’un récit mythique étiologique et d’un autre eschatologique, mais n’y a-t-il pas gauchissement de la signification des histoires empruntées ?
- 3 P. Ricœur, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier-Montaigne, 1960.
4Le récit de la Genèse, de l’éden à la chute, peut être lu selon l’approche de Paul Ricœur3. L’être humain aspire au bonheur et à la sérénité ; or il affronte la souffrance et la mort ; cette contradiction, qui fonde la condition humaine, est prise en charge par le récit qui raconte le passage d’une réalité heureuse à une réalité dégradée : le mal intérieur à l’homme et extérieur à lui (le serpent) explique la réalité présente. Le mythe prend ainsi en charge une question que l’homme se pose et qu’il pose au monde qui l’entoure. De même, l’histoire de Caïn prend en charge la situation contradictoire qui fait que deux individus pourtant proches peuvent éprouver des sentiments de jalousie et de haine.
5« Le sacre de la femme » ou « La conscience » apparaissent comme des variations sur ces mythes d’origine ; à travers l’objet du récit – Ève sentant « son flanc remu [er] » (v. 212, p. 64) ou Caïn essayant d’échapper au regard de Dieu – la question de l’origine de l’humanité ou de l’émergence de la conscience morale est prise en charge. Mais le mal, pour Hugo, n’est pas originel ; au commencement, ne sont que la beauté, la pureté, l’harmonie (v. 110-114, p. 60) :
Rien n’avait de souillure et rien n’avait de ride ;
Jours purs ! rien ne saignait sous l’ongle et sous la dent ;
La bête heureuse était l’innocence rôdant ;
Le mal n’avait encor rien mis de son mystère
Dans le serpent, dans l’aigle altier, dans la panthère […].
6L’homme est, par essence, bon ; le corps et l’âme participent à égalité et en symbiose de cette même pureté, car la femme n’est pas, comme dans la Bible, l’instrument de la faute, elle est l’origine du monde et, pour cela même, sacrée. De plus, il y a, par rapport à l’Ancien Testament, un renversement de perspective : ce n’est pas Ève, mais Adam, qui occupe la seconde place. C’est donc une nouvelle lecture de la relation de la femme à l’homme que le texte propose et cette lecture a une dimension historique ; elle est celle d’un homme du xixe siècle pour des lecteurs du xixe siècle qui s’interrogent sur la sexualité et sur la relation du féminin au masculin. De même, Hugo se désintéresse de l’épisode des frères ennemis, du meurtre d’Abel, conséquence de la jalousie éprouvée face à la préférence marquée du père, c’est-à-dire Dieu. À travers la fuite de Caïn, Hugo ne met pas en scène l’origine du premier meurtre, ni même l’origine du mal, mais l’accession de l’homme à la conscience morale : au-delà du forfait accompli, le sujet acquiert le sens du bien et du mal, il connaît le remords. Cette perspective n’est sans doute pas anodine à une période où la France ne cesse de se déchirer et où tout frère peut devenir un frère ennemi. Centrer la question sur la prise de conscience, c’est prendre une distance salutaire par rapport à la violence meurtrière.
7Le dernier poème des Petites Épopées, « La trompette du jugement », s’inspire d’un passage du dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean. À travers la vision de la fin des temps et du jugement dernier, le texte biblique tente de répondre à la question du sens de la vie sur terre et à celle, corollaire, de la rétribution des mérites et du châtiment des fautes. Le jugement dernier est une réponse à cette situation contradictoire : l’homme aspire à une justice absolue, or sur terre ne règne que l’injustice. Le récit mythique apporte cette réponse : si le crime prospère sur la terre, il sera puni au-delà ; si la bonté n’a pas sa récompense ici-bas, elle sera comptabilisée ailleurs. Le poème hugolien, à l’inverse de celui de l’Apocalypse, n’apporte aucune révélation ; il ne met pas en scène Dieu au jour du jugement mais, dans un glissement métonymique, l’instrument de ce jugement : « Je vis dans la nuée un clairon monstrueux » (v. 1, p. 513). Deux acteurs se font face : la trompette et celui qui la regarde et qui tente d’en percer le secret. Surgit, à la fin du poème (v. 169, p. 521), « une sinistre main » (v. 178-184, p. 520) :
L’œil dans l’obscurité ne voyait clairement
Que les cinq doigts béants de cette main terrible ;
Tant l’être, quel qu’il fut, debout dans l’ombre horrible,
– Sans doute quelque archange ou quelque séraphin
Immobile, attendant le signe de la fin, –
Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles,
Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles !
8Le poème joue sur l’attente, il annonce l’imminence du jugement et du châtiment ; la parole à venir représente un absolu : parole de Dieu ou parole du poète, parole de vérité qui est celle même de La Légende des siècles tout entière, laquelle ne cesse de dire le châtiment inéluctable des méchants. Il faudrait donc ici nuancer l’analyse qui précède ; il y a un troisième acteur dans le poème, troisième acteur qui se situe à l’arrière-plan, mais qui est bien présent ; c’est l’humanité tout entière qui a à craindre la justice divine et le tyran par excellence, Napoléon III, qui ne peut que redouter la condamnation du poète.
9Dans son architecture et sa logique, La Légende des siècles se présente donc, selon l’expression de Claude Millet, comme une « nouvelle Bible » (p. 511) et « nouvelle » signifie que cette Bible est adaptée aux temps présents. La mise en question de la mythologie montre comment le présent doit réinterpréter le passé pour préparer un avenir différent, et réinterpréter, c’est aussi repenser les valeurs véhiculées par la tradition et par les textes dans lesquels cette tradition a trouvé ses fondements. Cette relecture concerne aussi bien la mythologie biblique que la mythologie gréco-romaine, comme le montre le poème central des Petites Épopées, « Le satyre ».
10Ce texte appartient à la section : « xvie siècle – Renaissance – Paganisme ». Hugo avait songé à un autre titre : « xvie siècle – le mythe – le monde – le poème païen retrouvé ». Élire la mythologie antique, c’est, dans une culture judéo-chrétienne, faire abstraction de la transcendance et de la faute et penser le monde et la nature habités de forces vives incarnées dans les dieux. Dans ce texte, Hugo ne reprend pas un récit mythologique déjà constitué, il emprunte une figure à laquelle la tradition associe un ensemble de qualités bien déterminé et il l’intègre à une situation tout à fait vraisemblable dans le contexte de la mythologie gréco-latine. Mais le récit transforme en profondeur le personnage et lui confère une dimension qu’il ne possède pas dans les textes antiques. Le poème peut se lire en effet en deux grands temps. Dans le premier est mis en scène, sur le mode burlesque, un satire lubrique : « C’était un garnement de dieu fort mal famé » (v. 25, p. 360). Convoqué par Jupiter sur l’Olympe pour répondre de ses frasques, le faune suscite le rire et il lui est demandé de « chanter [s] on chant de bête fauve » (v. 256, p. 371). Le deuxième temps est constitué du discours du satyre qui raconte l’histoire de l’univers et de l’humanité et annonce, sur un mode lyrique et épique, la révolution à venir : « Place à Tout ! Je suis Pan ; Jupiter ! à genoux » (v. 726, p. 392).
11Le satyre hugolien, comme dans la mythologie antique, est un être double, moitié humain et moitié animal. Il se construit sur l’association des contraires ; il est, à la fois, « loup » (v. 22, p. 360) et « dieu » (v. 23, p. 360), « homme-chèvre » (v. 234, p. 370) et « chèvre-pieds » (v. 257, p. 371). « Hérissé, noir, hideux » (v. 213, p. 369), « pareil au bouc velu » (v. 214, p. 369), « cornu, boiteux, difforme » (v. 233, p. 370), « bête fauve » (v. 256, p. 371), et aussi « songeur velu, fait de fange et d’azur » (v. 30, p. 360) : « Son caprice, à la fois divin et bestial,/Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal » (v. 69-70, p. 362). Mais l’histoire raconte une métamorphose qui s’accomplit dans l’inversion ou le renversement des données de la tradition : les « grands dieux » (v. 113, p. 364) ne sont pas admirables, ce sont des « dieux terribles » (v. 135, p. 365) qui incarnent « la Force », « la Violence » (v. 115, p. 364) et le sang, ils sont vaincus ; le petit, le paria, l’exclu, le « drôle » (v. 249, p. 379) dit Hercule, le « gueux » (v. 256, p. 379) dit Jupiter, la créature humiliée, occupe le centre de la scène et le centre du poème, il est victorieux.
12Là est sans doute le sens de l’emprunt et de la réécriture de la mythologie ; le récit a pour fonction de mettre en relation et de résoudre des oppositions irréconciliables : force et faiblesse, oppression et humiliation. Cette rencontre des contraires se retrouve dans le discours même du satyre. Celui-ci dit la violence, l’esclavage, le désespoir (v. 552-557, p. 384-385) :
Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
13Mais le satyre fait de cette humanité sacrifiée une humanité sublime par son humiliation même. Dans son épopée du futur, il reconstruit l’Histoire, reconstruction qui aboutit à une résolution heureuse des contradictions : le petit est aussi, ou à la fois, le grand ; le laid est aussi, et à la fois, le beau ; le grotesque est aussi, et à la fois, le sublime. La révolution politique est aussi une révolution poétique quand l’antithèse se résout en oxymore.
14Cette réconciliation s’accomplit dans un discours qui est chant, épopée des origines et de la fin à l’image de La Légende des siècles tout entière, chant d’un poète dont la parole est performative, qui dit ce qui va être et ce qu’il dit est. Le poème consacre donc l’apothéose de la poésie, celle des petits ou celle du peuple qui vaincra les tyrans, celle encore du progrès, puisque l’évolution de l’histoire humaine est pensée de façon positive.
15Mais Hugo ne se contente pas d’emprunter des sujets à la mythologie, il fait sien le fonctionnement exemplaire du récit mythique et crée ainsi un nouveau mythe d’origine. « Puissance égale bonté », troisième poème de La Légende des siècles, ressortit du mythe cosmogonique : il raconte l’origine du soleil. Iblis, la créature infernale, défie Dieu : « Joutons à qui créera la chose la plus belle » (v. 5, p. 69). Chacun, explique-t-il, recevra un don de son adversaire et le transformera selon son génie propre. Iblis, des dons divers de Dieu, enfante la sauterelle, il offre à Dieu l’araignée (v. 81-92, p. 72) :
Et l’esprit regarda la bête ; sa prunelle
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.
16L’histoire racontée importe pour son sens littéral : un mythe étiologique. Mais elle relève aussi de l’interprétation allégorique : le défi d’Iblis au créateur est le défi du mal au bien. Et le sens même du récit, son déroulement et son dénouement, propose une réponse à cette question : la force du bien est supérieure à celle du mal et, du mal (l’araignée, l’ananké, la fatalité chez Hugo), peut naître un plus grand bien : le soleil, la lumière, le tout. C’est ainsi, pour Hugo, affirmer que le salut est possible au-delà de la confrontation des forces du bien et des forces du mal. C’est affirmer une nouvelle fois une vision optimiste du devenir de l’individu, du destin de l’humanité et du cours de l’Histoire.
17Réécrire ou pasticher la mythologie, c’est donc, pour tout écrivain, orienter, selon sa propre vision du monde, le récit qu’il emprunte ou qu’il imite. La mythologie a donc une double fonction : d’une part, elle offre des situations archétypales, immédiatement lisibles, qui relèvent d’un symbolisme universel et sont donc en résonance avec la culture et l’expérience du lecteur ; d’autre part, elle permet de mettre en situation et en perspective les grandes questions qui concernent le moment présent. La mythologie offre cette distance salutaire qui permet d’associer, pour mieux penser l’Histoire, l’intemporel et l’actuel, l’universel et le singulier. Les poèmes évoqués vont d’ailleurs tous dans une même direction qui est celle de la Légende tout entière : chanter les petits ou le peuple, le progrès ou le devenir de l’Histoire, la poésie ou l’avenir du poète-prophète. Les mythologies héritées sont ici requises pour célébrer les grands mythes modernes.
18À un moment de l’Histoire ou de la culture, expliquent les sociologues, certaines idées se transforment pour une collectivité en images-forces dans la mesure où elles cristallisent un ensemble de fantasmes et sont supposées répondre à une situation vécue comme problématique. Les analogies entre ces images-forces et les mythes ethno-religieux ne sont pas anodines ; en effet, ces images s’incarnent dans des récits multiples ; leur origine ne peut être déterminée ; c’est un ensemble collectif qui les construit ; elles sont tenues pour vraies dans la mesure où elles impliquent un acte de foi et elles sont caractérisées par de fortes oppositions structurales, puisqu’elles sont justement censées articuler des données contradictoires. Ainsi, au xixe siècle, l’idée même de progrès est pensée par un ensemble d’individus pouvoir répondre à une situation historique, sociale et politique, fondée sur des logiques contradictoires : d’un côté, les espérances nées de la Révolution ; de l’autre, ces secousses spasmodiques qui traversent le siècle et semblent conduire l’Histoire à une régression.
19L’idée de progrès ne se construit pas, dans La Légende des siècles, comme une certitude, mais comme une donnée problématique. Selon les termes de la préface, le progrès est bien « le grand fil mystérieux du labyrinthe humain » (p. 45), mais un fil « qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible ». Il est ce qui permet de croire à une issue positive malgré le mal actuel. Le bien à venir se pense donc en fonction du mal présent. Car le présent, c’est le Second Empire qui remet en cause les acquis des révolutions de 89 et de 48 ; c’est donc aussi ce poids du passé qui semble interdire toute libération définitive ; c’est encore et toujours la figure du chaos qui semble menacer tout édifice humain, chaos qui s’incarne dans l’image de Babel dans le poème « Léviathan » (v. 173-179, p. 484-485) :
Ce monde, enveloppé d’une brume éternelle,
Était fatal ; l’Espoir avait plié son aile ;
Pas d’unité ; divorce et joug ; diversité
De langue, de raison, de code, de cité ;
Nul lien, nul faisceau ; le progrès solitaire,
Comme un serpent coupé, se tordait sur la terre
Sans pouvoir réunir les tronçons de l’effort […].
20Mais l’avenir, c’est aussi la rédemption, l’avènement de Dieu, la fin de l’Histoire ou la fin de Satan. C’est encore l’aéroscaphe Délivrance du poème « Plein ciel », symbole d’une humanité libérée de la matière et s’élevant vers les cieux. C’est enfin, dans ces petites épopées, la consécration des petits : les humiliés, les oubliés, le peuple. Le progrès est ce qui articule le présent à l’avenir. Il n’est pas en amont, mais en aval. Il n’est en aucun cas une donnée qui déterminerait à l’avance une pensée de l’Histoire et une organisation du texte ; il est une utopie, un point à l’horizon du temps et du texte, une dynamique qui perturbe l’ordre du présent.
21C’est donc aussi ce mythe moderne, articulant des données contradictoires, qui éclaire les tensions fondatrices de La Légende des siècles. Ainsi il y a, dans l’organisation du recueil, les déséquilibres entre les différentes périodes ou les différents siècles : l’importance du Moyen Âge par exemple et l’impasse sur la Révolution. Les disproportions ou les blancs sont les signes d’une rupture, d’une impuissance à penser le présent ou le mal dans la perspective de l’avenir ou du bien. Il y a aussi, dans de nombreux poèmes, la reprise d’un même schéma narratif, par exemple celui de la lutte entre oppresseurs et opprimés. « Le jour des rois » raconte ainsi un massacre général et seule la voix d’un mendiant s’élève contre la tyrannie sanglante. Dans « Le petit roi de Galice », Nuño n’échappe à ses meurtriers que grâce à l’intervention providentielle de Roland ; dans « Eviradnus », Mahaut n’est soustraite aux siens que grâce à l’arrivée inopinée du chevalier errant ; dans « Ratbert », Fabrice et sa petite fille sont tués par le tyran, mais une épée surgie de nulle part tranche la tête du roi. L’affrontement entre le mal et le bien ne semble pas avoir de fin, comme si les forces de mort résistaient malgré les signes incontestables de forces contraires. Sur le plan stylistique, le jeu des antithèses orchestre cette marche cahotante de l’Histoire : « le sombre » s’oppose à « l’étoilé » (titre de deux sections du « satyre ») ou, plus précisément, l’ombre se nimbe parfois de lumière et la lumière n’existe pas sans les ténèbres. Philippe II, incarnation « du Mal tenant le glaive » (« La rose de l’infante », v. 109, p. 399) en est un exemple (v. 111-115, p. 399) :
Il vivait : nul n’osait le regarder ; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi ;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes ;
Tant il se confondait, aux yeux troublés des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu !
22Les chevaliers qui « err [ent] dans la nuit ainsi que des lumières » (« Les chevaliers errants », v. 19, p. 174) en est un autre (v. 67-74, p. 176-177) :
Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique,
Marchant seuls au sentier que le devoir indique,
Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel
La vague obscurité d’un voyage éternel,
Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles,
Ils venaient de si loin, qu’ils en étaient terribles ;
Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons
Toute l’immensité des sombres horizons.
23Le mariage de la lumière et de l’ombre, du bien et du mal, manifeste l’absence de toute certitude et dit que la relation du présent à l’avenir est essentiellement problématique.
24C’est encore cette vision d’un progrès jamais acquis et toujours à construire qui explique le choix de la légende et la présence du merveilleux. La légende apparaît comme l’écriture poétique de l’Histoire, une écriture qui met en lumière le lien entre présent, passé, et futur, et qui dit, à côté de ce qui est, ce qui devrait être : d’un côté, les faits ou l’ordre des choses ; de l’autre, le merveilleux et l’ordre de l’idéal. Les sages et les justes comme Eviradnus, Onfroy, Fabrice, le satyre, affirment, contre la logique et la vraisemblance, l’infléchissement que le récit et l’Histoire doivent prendre. Cet infléchissement, ce gauchissement se manifeste par l’action d’acteurs providentiels et improbables si on se place dans une perspective réaliste, mais l’intervention de ces acteurs est l’expression du désir du poète et la manifestation de sa puissance : Dieu intervient dans la grande Histoire sous la forme de la Providence, le poète intervient dans son histoire et dans le récit par l’intermédiaire du merveilleux. Le légendaire, c’est aussi l’Histoire revisitée, reconstruite, selon une logique qui met à mal le principe de réalité ; c’est l’expression de la liberté du poète contre le poids de la fatalité. Si l’événement historique se fonde sur la violence et le crime, s’il semble enfermer l’Histoire dans une répétition désespérante, le merveilleux corrige cette logique fataliste : il interdit à l’Histoire de sombrer dans l’absurde et réintègre celle-ci dans un schéma positif ; il lui confère une dimension morale et permet de la penser à travers les notions du juste et de l’injuste, et donc dans le cadre du progrès.
25Le progrès relève d’une vision positive de l’Histoire, il permet de penser et de lire une situation problématique. Cette lecture qui permet de dénouer un ensemble de contradictions n’appartient pas en propre à Hugo, elle est celle de son siècle, de ceux du moins que l’on nomme aujourd’hui les modernes et qui ont construit ce progrès comme un nouveau mythe fondateur autorisant l’espoir au cœur du désespoir.
26Ce qui est vrai du progrès l’est aussi d’un autre mythe, celui du peuple. Les Petites Épopées sont l’épopée des petits, des humbles. Hugo renverse la dynamique de la grande épopée, il en renie les valeurs guerrières pour mettre au premier plan l’héroïsme des déshérités. Dans le poème « Les pauvres gens », par exemple, un couple de gens simples développe un ensemble de qualités morales encore exaltées par les conditions de l’action ; la femme, déjà mère de cinq enfants, recueille les deux petits de sa voisine qui vient de mourir ; le mari rentre, après une mauvaise pêche ; elle lui annonce le décès de leur voisine ; il délibère pour savoir si, dans les conditions de pauvreté où ils vivent, ils peuvent se charger d’un nouveau fardeau ; la conclusion ressortit du sublime (v. 254-256, p. 469) :
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.
– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà !
27Le message du poème est sans ambiguïtés : les valeurs héroïques nouvelles sont portées par des héros nouveaux ; à ceux-ci appartient l’avenir et de ceux-ci viendra le salut. Le poème appartient à la section « Maintenant », ses héros sont donc emblématiques d’une nouvelle vision du présent et de l’avenir, ils sont la figure du peuple, d’un peuple qui a émergé de l’Histoire pour occuper le premier plan, laissant à l’arrière de la scène les rois ou les grands. Hugo investit dans ce poème la figure du peuple, figure positive et salvatrice qui émerge tout au long du xixe siècle des diverses productions culturelles, discours politiques ou littéraires. Je citerai Alain Pessin qui a consacré un ouvrage à cette question :
- 4 A. Pessin, Le Mythe du peuple, Paris, PUF, 1992, p. 13-14.
Les regards se tournent, à un moment donné, vers le peuple pour solliciter de lui la contribution à une vérité sociale et politique nouvelle, dans lequel le peuple est désigné comme porteur de l’espérance collective, pivot pour la formulation d’une pensée adéquate au temps présent4.
28Il faudrait encore intégrer à cette mythologie moderne l’image-force du poète, dont le sacre est consommé dans « Le satyre ». Celui qui n’est rien s’accomplit grâce à son chant : ce chant, commencé sur une flûte, se poursuit sur une lyre, et le chèvre-pieds boiteux se dresse et grandit jusqu’à absorber l’univers, réalisant une première image qui veut que le poète ait en lui tout un monde et une seconde image qui veut que la parole du poète soit acte. Le poème, de plus, consacre le satyre comme voyant et comme mage (v. 659-660, p. 389) :
Moi, je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.
Je vois.
29L’« œil fixe », dans le lexique hugolien, renvoie à l’œil du poète, mais aussi à celui de Dieu.
30Cette sacralisation du poète traverse les écrits des grands poètes du xixe siècle, Vigny, Musset, Nerval, Baudelaire, Mallarmé, etc. Avec la Révolution, la disparition du mécénat, le triomphe de la bourgeoisie en 1830 et son corollaire, l’importance de l’argent et des valeurs matérielles, l’artiste ne représente plus grand-chose. Sacraliser la fonction du poète, c’est tenter de lui redonner une compétence perdue. Une collectivité participe de la construction d’une figure fantasmatique, celle du poète, figure censée proposer un dépassement de contradictions vécues comme mortifères : penser qu’on est tout et ne représenter rien.
- 5 J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1974, p. 207.
31Progrès, peuple, poète, sont bien trois images-forces qui permettent de dépasser les apories de l’Histoire pour penser la situation présente et à venir : devenir de l’individu, de l’homme, de l’humanité. Il y a bien là constitution d’une nouvelle mythologie dans le sens où Jean-Pierre Vernant entend le mot mythologie : « un ensemble narratif unifié qui représente, par l’étendue de son champ et par sa cohérence interne, un système de pensée original, aussi complexe et rigoureux à sa façon que peut l’être, dans un registre différent, la construction d’une philosophie5 ». Mais cette mythologie fondée sur des mythes modernes ne peut être dissociée de cette mythologie héritée, constituée par les mythologies gréco-latine et biblique, puisque toutes ont pour mission, dans l’œuvre hugolienne, de poser la question du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de la liberté et de la fatalité, bref du sens de l’Histoire. Toutes innervent le texte d’un poète qui les met et les remet en question pour élaborer sa mythologie personnelle.
Notes
1 V. Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Le livre de poche classique, 2002, p. 268.
2 Édition utilisée : V. Hugo, La Légende des siècles, Les Petites Épopées, Paris, éd. de Cl. Millet, Le livre de poche classique, 2000. Les chiffres entre parenthèses renvoient à cette édition. Mon approche de La Légende doit évidemment beaucoup aux travaux de Cl. Millet et de P. Laforgue. Hugo publie Les Petites Épopées en 1859.
3 P. Ricœur, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier-Montaigne, 1960.
4 A. Pessin, Le Mythe du peuple, Paris, PUF, 1992, p. 13-14.
5 J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1974, p. 207.
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