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3e partie. Figurer, représenter

« Rendre à l’événement sa brutale fraîcheur » : événement et roman chez Jean-Paul Sartre

Benoît Denis

Texte intégral

  • 1 Les fragments conservés de ce roman, qui, selon Beauvoir, aurait dû être « La Nausée de [l’] âge m (...)

1Si Jean-Paul Sartre est l’auteur d’une œuvre abondante et polymorphe, la place qu’y occupe le roman est à la fois limitée et très localisée dans le temps. Au sens strict en effet, la production romanesque de l’écrivain philosophe ne compte que deux ouvrages : La Nausée (1938) qui consacre l’entrée de Sartre en littérature ; et le cycle romanesque inachevé des Chemins de la liberté (1945-1949). Passé cette date, et malgré quelques tentatives avortées, dont La Reine Albemarle ou le dernier touriste1, l’auteur ne reviendra plus au roman et s’orientera vers des formes d’écriture articulées sur les questions du biographique et de l’autobiographique. On ajoutera cependant que l’œuvre romanesque proprement dite est doublée chez Sartre d’une réflexion critique sur le genre : d’abord visible dans la série d’articles qu’il publie entre 1938 et 1940 dans La Nouvelle Revue française, elle se manifeste plus nettement encore dans la dernière partie de Qu’est-ce que la littérature ? (1948), qui développe longuement les grandes orientations esthétiques du romanesque sartrien de l’après-guerre. Ainsi défini, le « moment romanesque » de Sartre ne dure donc qu’une dizaine d’années, et correspond à la première partie de la carrière de l’auteur. Son intérêt réside en partie dans le fait que la pratique et la conception sartriennes du roman sont largement nourries par ses compétences philosophiques, ce qui accentue souvent leur acuité critique et leur effet de nouveauté. En outre, on remarquera que cette période d’activité romanesque se situe de part et d’autre de la Seconde guerre mondiale, ce qui la place dans une position intéressante quant à l’évolution du genre.

  • 2 Pour reprendre ici le titre de l’ouvrage classique de Michel Raimond (La Crise du roman des lendem (...)
  • 3 Voir à ce sujet Milat (Christian), « Sartre et Robbe-Grillet, ou les chemins de l’écriture », dans (...)
  • 4 Sarraute (Nathalie), Portrait d’un inconnu, Paris, Robert Martin, 1948. La préface de Sartre fut e (...)

2Sartre se trouve en effet placé dans une situation de transition dans l’histoire du roman au xxe siècle. Ses recherches sur le genre s’inscrivent dans le prolongement de la « crise du roman2 » ouverte par La Nouvelle Revue française, revue qui fut dans une très large mesure créée avec l’intention de sortir d’un symbolisme qui semblait à ses continuateurs tardifs avoir épuisé les possibles poétiques disponibles : le calcul de Gide et Rivière, bientôt confirmé et dépassé par l’invention proustienne, était ainsi d’opérer une manière de passage de témoin de la poésie au roman, investissant dans ce dernier une posture de réflexivité critique qui s’était essentiellement exercée jusque-là en poésie et qu’il s’agissait désormais d’appliquer au genre romanesque, promu par la même occasion au premier rang de la hiérarchie littéraire. À l’autre bout de ce processus d’appropriation savante du genre, processus qui s’étale sur près d’un demi-siècle, se trouve le Nouveau Roman, sorte d’accomplissement de la démarche initiée par La NRF. Entre ces deux pôles, Jean-Paul Sartre, parmi d’autres auteurs possibles, occupe donc une place de transition : on connaît ce qu’il doit, dans sa formation littéraire, à l’influence quasi unique de La NRF, à l’enseigne de laquelle il a d’ailleurs fait ses débuts littéraires 3; on sait par ailleurs la dette qu’un Robbe-Grillet, pourtant opposé à la conception sartrienne de l’engagement, a pu se reconnaître à l’égard d’un roman comme La Nausée, tout comme il est révélateur que Sartre ait été l’un des premiers à saluer la nouveauté des romans de Nathalie Sarraute en donnant une préface à Portrait d’un inconnu4. Ainsi située entre deux « états » du roman au xxe siècle, la contribution sartrienne à l’évolution du genre apparaît certes comme marquée par l’inachèvement, voire par une manière d’échec, mais elle met également au jour les questions qui se posent alors aux romanciers les plus exigeants. C’est dans cette perspective globale que nous voudrions interroger la notion d’« événement », qui est bien faite pour saisir les enjeux qui sous-tendent l’histoire du roman dans la première moitié du xxe siècle.

3La réflexion de Sartre sur le roman, on l’a dit, se développe de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale. Une première série d’articles publiés dans La NRF en 1938 et 1939 porte sur la lecture de Faulkner, Dos Passos et Mauriac notamment. Sartre y envisage un renouvellement des techniques romanesques visant à rompre avec les formes du réalisme classique (narration omnisciente, vision totalisante du réel, etc.) ; recourant à la notion husserlienne d’intentionnalité, il se pose en promoteur d’une « autre sorte de réalisme », qu’on peut qualifier à ce moment de « phénoménologique », pour marquer la rencontre du philosophique et du littéraire ici à l’œuvre. Dans l’immédiat après-guerre, cet ensemble de réflexions sur le roman va être repris dans Qu’est-ce que h littérature ? (1948) : Sartre cherche alors à convertir le projet romanesque d’avant-guerre en une esthétique du roman engagé conforme aux positions qu’il défend désormais, esthétique dont la fonction est d’inventer, dans la lignée de Dos Passos, un romanesque capable de prendre en charge l’Histoire présente en évitant l'écueil du roman à thèse. Enfin, et ce sera la troisième articulation de notre propos, le fait que la concrétisation de cette théorie – la suite romanesque des Chemins de la liberté – ait été une manière d’échec peut apparaître comme significative des apories du projet sartrien : d’une part, l’auteur y fait, comme l’ensemble de sa génération, l’expérience que le réalisme totalisant est désormais impraticable ; et de l’autre, se révèlent les limites ou les difficultés soulevées par une conception du romanesque centrée sur la notion d’événement.

4Dans un premier temps, on considérera ici la notion d’événement dans son acception la plus commune : ce qui advient ; un fait, tel qu’il se donne comme présentant une certaine unité qui le détache de la suite indistincte des phénomènes dans laquelle il s’insère. Dans cette perspective, deux questions connexes se posent : celle de la « donation » de l’événement d’abord, c’est-à-dire de la manière dont il s’offre à l’appréhension du sujet et dont celui-ci le constitue en événement ; ensuite son inscription dans la temporalité. Ces deux problèmes se trouvent confondus plus spécifiquement dans la relation de l’événement au présent.

  • 5 Voir à ce sujet Sandra Teroni, «  Les parcours de l’aventure dans La Nausée », dans Et iules sartr (...)
  • 6 Sartre (Jean-Paul), La Nausée, dans Œuvres romanesques, éd. établie par Michel Contat et Michel Ry (...)
  • 7 Rivière (Jacques), « Le Roman d’aventure », dans La Nouvelle Revue française, mai, juin et juillet (...)

5Dès La Nausée, la notion d’événement apparaît chez Sartre sous une forme problématique, liée à la question de l’« aventure », l’auteur s’inscrivant de ce point de vue dans une réflexion inaugurée par Jacques Rivière et La NRF5. En schématisant quelque peu, on peut dire que Sartre considère que l’aventure est consubstantiellement liée à la forme du récit : celle-ci a pour effet de créer une nécessité fallacieuse, en induisant dans la succession temporelle un ordre justificateur à travers lequel le moment existentiel, contingent – et donc informe et pauvre en signification -, se transforme en événement, c’est-à-dire se dote de sens. Dans La Nausée, c’est le personnage faire-valoir de l’Autodidacte qui assume cette position : « Monsieur, j’ai cru qu’on pouvait définir l’aventure : un événement qui sort de l’ordinaire, sans être forcément extraordinaire6. » Mais simultanément, Roquentin, qui refuse donc la téléologie de l’aventure classique et la conception de l’événement qui l’accompagne, en vient dans son journal à distinguer, dans la suite informe de moments qui constitue ses journées à Bouville, des « événements », c’est-à-dire des moments de grande intensité existentielle dont le surgissement, analogue à celui d’une révélation, échappe à la logique causale induite par la temporalité socialisée et rationnelle. En sorte que le premier roman de Sartre, sans devenir une théorie de l’événement, tend tout de même à le constituer en une catégorie particulière : il devient un pur surgissement, qui vaut avant tout pour la force d’indétermination qu’il recèle et qui lui permet d’échapper au finalisme de l’aventure au sens classique du terme. Sur ce point, Sartre rejoint pour une part les réflexions que Jacques Rivière avait développées peu avant la Première guerre, lorsqu’il avait envisagé l’apparition d’un « roman d’aventure7 », dans lequel le dernier terme du syntagme s’écrirait désormais au singulier.

6La place de l’événement dans l’esthétique romanesque de Sartre, telle qu'elle se dessine dans La Nausée, va être précisée dans ses critiques littéraires. Dans l’article qu’il consacre à Dos Passos, Sartre emprunte la distinction entre « roman » et « récit » établie par Ramon Fernandez, autre critique influent de La NRF :

7Le récit explique : l’ordre chronologique – ordre pour la vie – dissimule à peine l’ordre des causes – ordre pour l’entendement : l’événement ne nous touche pas, il est à mi-chemin entre le fait et la loi.

  • 8 Sartre (Jean Paul), « À propos de John Dos Passos et de 1919 » [août 1938), dans Sittuttions, I, P (...)

En revanche, dans le roman, les jeux ne sont pas faits car l’homme romanesque est libre [et, du coup] l’événement du roman est une présence innommée : on ne peut rien en dire, car il se fait8.

  • 9 Ce relus du finalisme du récit était déjà au cœur du roman dit « décadent » ; voir à ce sujet Bert (...)

8Sans être très original sur ce point9, Sartre prend ainsi ses distances avec une conception classique du récit, où l’événement, toujours raconté au passé, ne devient intelligible que par son inscription dans un ordre chronologique qui recouvre en fait un ordre logique et causal. Se soumettre à l’ordre du roman, c’est donc faire droit à l’événement à la fois comme « présence » et comme irruption : la valeur de l’événement, comme élément central du dispositif romanesque, s’établit alors dans son appréhension au présent, c’est-à-dire dans le moment de son surgissement. Dès lors, c’est aussi la question du rapport de ce présent de l’événement avec les deux autres extases temporelles – le passé et le futur –, qui se trouve posée.

  • 10 Sartre (Jean-Paul), « À propos de Le Bruit et la Fureur. La temporalité chez Faulkner » [juillet 1 (...)
  • 11 Ibid., p. 65.
  • 12 Ibid., p. 66.

9Pour bien en saisir les enjeux, il faut se reporter à la critique que Sartre consacre au roman de Faulkner Le Bruit et la Fureur. Posant qu’« une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier10 », Sartre analyse les « bizarreries de la technique » faulknérienne en les rapportant à la conception de la temporalité de l’auteur, temporalité marquée par l’absence de la dimension du futur, l’intuition de l’avenir faisant défaut aux personnages faulknériens et déterminant une narration où « rien n’advient, l’histoire ne se déroule pas : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène11 ». Le romanesque faulknérien serait alors caractérisé par son refus de la chronologie, « mesure inventée qui n’est mesure de rien 12 ».

  • 13 Ibid., p. 66.

Ce qui se découvre alors, c’est le présent. Non pas la limite idéale et sagement marquée entre le passé et l’avenir : le présent de Faulkner est catastrophique par essence ; c’est l’événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable, - qui vient sur nous et qui disparait13.

  • 14 Ibid., p. 68.

10Si l’événement est ici impensable, c’est qu’il est simultanément présence « énorme » et écrasante (en tant qu’il s’impose fortement au sujet), et réalité fuyante, jamais fixée, disparaissant sitôt qu'elle a paru. D’où il résulte que, chez Faulkner, l’événement ne peut jamais être saisi dans le moment même de son irruption, mais qu’il n’est dicible que dans l’après-coup : « Rien n’arrive, tout est arrivé14 ». En cela, l’événement faulknérien, pris dans le moment qui suit son surgissement, s’avère ambigu et contradictoire en ce qu’il est à la fois mouvement, dynamisme, et figement, immobilité :

  • 15 Ibid., p. 67.
  • 16 Ibid., p. 68.

Il semble que Faulkner saisisse, au cœur même des choses, une vitesse glacée : il est frôlé par des jaillissements figés qui pâlissent, reculent et s’amenuisent sans bouger15. […] Il semble qu’on puisse comparer la vision du monde de Faulkner à celle d’un homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière. A chaque instant, des ombres informes surgissent à sa droite, à sa gauche, papillotements, tremblements tamisés, confettis de lumière, qui ne deviennent des arbres, des hommes, des voitures qu’un peu plus tard, avec le recul16.

11Cette image, qu’on retrouve d’ailleurs sous une forme pratiquement identique chez Claude Simon dans La Route des Flandres, souligne l’écueil que rencontre le romanesque faulknérien en tant que l’intuition de l’avenir lui fait défaut : le présent de l’événement ne peut être atteint qu’au moment même au celui-ci commence à être transi par le passé, c’est-à-dire trop tard, lorsqu’il n’est plus, mais qu’il commence déjà à avoir été.

  • 17 Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?. Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985, p. 2 (...)
  • 18 Ibid., p. 305.

12Toute l’ambition du réalisme phénoménologique de Sartre réside dans cette volonté de surmonter l’écueil faulknérien en rendant « à l’événement sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité17 ». Pour ce faire, Sartre invoque la notion husserlienne d’intentionnalité qui, selon lui, permet d’échapper à la double aporie de l’idéalisme et du réalisme philosophiques, en refusant la dichotomie du dedans et du dehors (de la conscience et de la chose) et en postulant en lieu et place que « la conscience et le monde nous sont donnés d’un même coup ». Visée de la conscience, vidée de tout contenu a priori, sur les choses, l’intentionnalité est décrite par Sartre comme un mouvement de projection, une forme d’éclatement de la conscience se rencontrant avec le monde. Il en résulte que l’intentionnalité permet de modaliser la saisie de l’événement, dans sa « brutale fraîcheur », par la conscience subjective et de concevoir l’instauration d’un « réalisme brut de la subjectivité, sans médiation ni distance18 ». Se dessine ainsi l’horizon d’un réalisme qu’on peut qualifier de « phénoménologique » pour souligner cette fois que la mimésis ne consiste plus dans la reproduction du réel mais plutôt dans la capacité du romancier de suggérer l’appréhension de l’événement par le sujet. Cette « autre sorte de réalisme » implique évidemment l’abandon de l’omniscience narrative au profit d’une narration qui épouse étroitement la subjectivité du personnage – ce sera la fonction de l’article « M. François Mauriac et la liberté » (février 1939) que de dénoncer l’intervention du narrateur omniscient dans le roman. En retour, le réalisme phénoménologique dont Sartre trace les contours se veut prise en charge directe de l’événement, tel qu’il se donne à la conscience dans l’immédiateté, mais aussi dans l’opacité et l’incertitude de ce qui constitue un pur présent. Envisagé sous cet angle, le réalisme tel que Sartre le conçoit présente un caractère performatif : la vraisemblance ne se mesure plus à l’aune d’une conformité plus ou moins grande de la représentation avec le réel, mais elle s’établit désormais dans la coïncidence idéale de la subjectivité du lecteur avec celle du personnage ou, si l’on préfère, dans la convergence obtenue entre le temps de l’histoire et celui de la lecture.

  • 19 Sur ce point, on se reportera à l’ouvrage de Gionannangeli (Daniel), Le Retard de la conscience. H (...)

13On signalera cependant que, dès ce stade, programmatique, de son projet romanesque, Sartre perçoit les limites de l’esthétique qu’il est occupé à mettre en place. Celles-ci se révèlent essentiellement dans la question de 1« instant de la mort », motif présent tant chez Faulkner que chez Dos Passos. Le propre de ma mort est en effet d’être une expérience que je ne peux vivre jusqu’au bout, puisque la conscience s’anéantit avec l’anéantissement du sujet ; Sartre note que Faulkner comme Dos Passos ne peuvent accéder à la description romanesque de l’instant de la mort sans recourir à une manière de supercherie, qui consiste à opérer un brusque changement du point de vue narratif conduisant à abandonner la perspective subjective du personnage en instance de mort pour observer de l’extérieur cette mort qui survient. Façon pour l’auteur de pointer que si l’intentionnalité permet une saisie sans médiation de l’événement, elle ne peut abolir la distance temporelle, certes infinitésimale, qui sépare l’événement de sa prise de conscience. Ce nécessaire « retard de la conscience19 », qui se révèle pleinement sitôt qu’il s’agit de l’instant de la mort, indique d’emblée les limites du réalisme brut de la subjectivité voulu par Sartre.

14« Rendre à l’événement sa brutale fraîcheur », « deuxième espèce de réalisme », « réalisme brut de la subjectivité sans médiation ni distance », toutes ces expressions qui peuvent décrire le programme romanesque que Sartre esquisse à la fin des années 1930 sont cependant empruntées à Qu’est-ce que la littérature ?, essai dans lequel l’auteur s’autorise à définir beaucoup plus explicitement son esthétique romanesque. Or, entre les critiques données à La NRF et la publication de ce manifeste de la littérature engagée, un nouvel élément est intervenu dans la réflexion sartrienne : il s’agit de ce que l’auteur appellera lui-même la « découverte – à la faveur de la Guerre – de son historicité », c’est-à-dire la prise de conscience de l’inscription de l’individu dans une histoire collective qui le dépasse, mais à laquelle il ne peut échapper et dans laquelle il possède sa part, même infime, de responsabilité. Couplée avec l’émergence de la liberté comme dimension cardinale de sa philosophie, cette révélation de l’historicité débouchera sur la nécessité de l’engagement, doctrine qui assurera le succès de Sartre dans l’immédiate après-guerre.

  • 20 Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 214.
  • 21 Ibid., p. 305.
  • 22 Ibid., p. 305.
  • 23 Voir à ce sujet notre article « Les écrivains engagés et le réalisme socialiste (1944-1953) ». dan (...)

15Cette situation le conduira à infléchir son programme romanesque de façon à intégrer ces nouvelles données de son entreprise. Le roman sartrien se doit désormais de s’ouvrir à la représentation du devenir collectif et l’événement, qui n’était envisagé jusque-là que dans sa dimension phénoménologique, devient alors « historique » : ce qu’il s’agit de prendre en charge par le roman, c’est désormais la Guerre, la révolution, les accords de Munich, etc., autant d’événements qui possèdent selon Sartre un « goût d’histoire, c’est-à-dire un mélange amer et ambigu d’absolu et de transitoire20 ». Il faut entendre par là que l’auteur prête à l’événement historique une partie des traits qui caractérisaient l’événement phénoménologique, tout en lui ajoutant une série de déterminations directement imposées par les nécessités de l’engagement : pour le sujet individuel en effet, l’événement conserve son caractère « ambigu » et « transitoire », dans la mesure où ce sujet ne possède sur lui qu’un point de vue partiel et situé qui l’empêche de l’appréhender totalement et de saisir clairement l’avenir qu’il dessine ; d’où il résulte que la saisie de l’événement dans sa présence et dans son immédiateté s’avère toujours problématique, puisque seul le regard rétrospectif peut conférer son sens à l’événement historique. Aussi incertain qu’il soit, cet événement constitue cependant un « absolu », au sens où son caractère collectif transcende les points de vue particuliers que l’on peut porter sur lui : « [la] transcendance [de l’événement] vient de qu’il […] déborde toutes [les subjectivités] parce qu’il s’étend à travers elles et révèle à chacune un aspect différent de lui-même et d’elle-même21 ». Reprenant à son compte la technique simultanéiste, Sartre entend ainsi passer du « réalisme brut de la subjectivité » à une « orchestration de consciences qui […] permette de rendre la pluridimensionnalité de l’événement22 » (p. 305) et qui conduit à pratiquer un roman qui, comme Le Sursis, multiplie les points de vue narratifs et les fait se succéder à un rythme accéléré afin d’offrir cette vison éclatée d’une Histoire en train de se faire (celle des accords de Munich) et sur laquelle le contemporain de l’événement ne peut avoir qu’un regard partiel et incomplet. Cette vision atomisée et ambiguë de l’histoire, en se centrant sur l’événement plutôt sur un processus historique rendu intelligible par son inscription dans une linéarité chronologique et causale, permet d’échapper à une vision téléologique de l’histoire, qui aurait fatalement fait basculer le roman engagé sartrien dans le roman à thèse, à la manière du réalisme socialiste qui constitue à cette époque le repoussoir de la position sartrienne23.

16Si l’on mesure ainsi le gain qui consiste pour Sartre à dire l’Histoire à partir de l’événement plutôt depuis le point de vue nécessairement surplombant du récit, au sens où on l’a défini plus haut, il faut aussi s’aviser des écueils qui guettent alors l’ambition d’un réalisme sans médiation ni distance. D’une part, en effet, l’orchestration des consciences voulue par Sartre dit assez que faire un roman ne consiste pas seulement en une addition de subjectivités, mais qu’il requiert l’intervention d’une instance organisatrice, qui gère la succession et l’apparition de ces points de vue et qu’il faut bien appeler l’auteur, puisque cette instance n’est en aucune manière un narrateur. Cette présence à la fois cachée et sensible de l’auteur, on l’aura compris, limite les prétentions du roman sartrien au réalisme « brut, sans médiation ni distance ».

  • 24 Hollier (Denis), Politique de la prose. Jean-Paul Sartre et l’an quarante. Paris, Gallimard, « Le C (...)

17Mais surtout, s’agissant de faire entrer l’histoire dans le roman, c’est la possibilité d’un romanesque de l’immédiateté qui disparaît : le retard de la conscience qui affectait le réalisme phénoménologique de l’avant-guerre devient ici le retard, autrement plus accusé, de l’écriture sur l’événement historique, que le romancier ne peut prendre en charge qu’avec une distance temporelle qui mine son ambition de saisir l’événement dans ce qui constitue son surgissement. Comme l’a montré Denis Hollier24, c’est sans doute là que réside la raison de l’inachèvement des Chemins de la liberté, Sartre découvrant que l’écriture ne pouvait suivre le rythme de l’histoire : celle-ci a toujours un coup d’avance sur le romancier, qui peine à la suivre et ne peut guère prendre en charge l’événement historique que dans un après-coup où il a déjà pris son sens collectif : dès lors, le romanesque engagé voulu par Sartre perd sa raison d’être - engager le lecteur en lui faisant voir l’Histoire dans son opacité et son incertitude, mais aussi dans sa nécessité collective – et risque de basculer vers une forme raffinée de roman à thèse, consistant à présenter au lecteur un événement dont on feint d’ignorer les conséquences historiques.

18On voit ainsi comment la notion d’événement est la pierre de touche sur laquelle peut s’évaluer la pertinence d’un projet romanesque qui visait à sortir définitivement des formes classiques du réalisme héritées du xixe siècle. Mais il faut aussi remarquer qu’on n’échappe jamais aux présupposés du réalisme classique : l’évolution même de ce même projet a conduit Sartre à réincorporer progressivement, toujours autour de la notion d’événement, l’ensemble des éléments caractéristiques de l’ambition totalisante du grand réalisme (description de la vie de l’esprit, prise en charge de l’histoire du temps présent, représentation du réel social, etc.). Contemporain de l’abandon du cycle des Communistes par Aragon, cet autre grand héritier de la tradition réaliste, l’inachèvement des Chemins de la liberté signe en quelque manière la fin, définitive, des grandes fresques romanesques, comme s’il s’agissait là d’un genre désormais impraticable. Et l’on pourrait ainsi postuler que c’est sur les ruines de ce projet placé à la charnière de deux âges du roman que s’est érigé le Nouveau Roman, qu’il s’agisse de repenser la subjectivité (Tropismes de Nathalie Sarraute) ou de reformuler l’ambition totalisante (Mobiles de Michel Butor), voire de dire l’histoire dans ce qu’elle a d’irreprésentable (les romans de Claude Simon).

Notes

1 Les fragments conservés de ce roman, qui, selon Beauvoir, aurait dû être « La Nausée de [l’] âge mur [de Sartre) », ont été édités en 1991 par Ailette Elkaïm-Sartre aux éditions Gallimard ; ils datent de l’année 1952 et (interruption de l’écriture est exactement contemporaine de la rédaction de « Les communistes et la paix », texte par lequel Sartre entendait marquer son rapprochement avec le Parti communiste.

2 Pour reprendre ici le titre de l’ouvrage classique de Michel Raimond (La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966).

3 Voir à ce sujet Milat (Christian), « Sartre et Robbe-Grillet, ou les chemins de l’écriture », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, n° I, 2002, p. 83-96.

4 Sarraute (Nathalie), Portrait d’un inconnu, Paris, Robert Martin, 1948. La préface de Sartre fut ensuite reprise dans Situations, IV (1964).

5 Voir à ce sujet Sandra Teroni, «  Les parcours de l’aventure dans La Nausée », dans Et iules sartriennes I — Cahiers de sémiotique textuelle, n° 2, 1984, p. 57-73.

6 Sartre (Jean-Paul), La Nausée, dans Œuvres romanesques, éd. établie par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 44.

7 Rivière (Jacques), « Le Roman d’aventure », dans La Nouvelle Revue française, mai, juin et juillet 1913.

8 Sartre (Jean Paul), « À propos de John Dos Passos et de 1919 » [août 1938), dans Sittuttions, I, Paris, Gallimard, « Folio essais 1993, p. 15-16.

9 Ce relus du finalisme du récit était déjà au cœur du roman dit « décadent » ; voir à ce sujet Bertrand (Jean-Pierre), Biron (Michel), Dubois(Jacques) et Paque (Jeannine), Le Roman célibataire. D’À Rebours à Paludes, Paris, José Corti, 1996.

10 Sartre (Jean-Paul), « À propos de Le Bruit et la Fureur. La temporalité chez Faulkner » [juillet 1939], dans Situations, I, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1993, p. 66.

11 Ibid., p. 65.

12 Ibid., p. 66.

13 Ibid., p. 66.

14 Ibid., p. 68.

15 Ibid., p. 67.

16 Ibid., p. 68.

17 Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?. Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985, p. 226.

18 Ibid., p. 305.

19 Sur ce point, on se reportera à l’ouvrage de Gionannangeli (Daniel), Le Retard de la conscience. Husserl, Sartre, Derrida, Bruxelles, Ousia, 2001.

20 Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 214.

21 Ibid., p. 305.

22 Ibid., p. 305.

23 Voir à ce sujet notre article « Les écrivains engagés et le réalisme socialiste (1944-1953) ». dans Aron (Paul). Matontiet (Frédérique) et Sapiro (Gisèle) (eds),.. Le Réalisme socialiste en France », Sociétés et Représentations, n° 15, Paris, CREDHESS, 2003, p. 247-259.

24 Hollier (Denis), Politique de la prose. Jean-Paul Sartre et l’an quarante. Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1982.

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