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Se déplacer pour se situer

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Sandrine Depeau
, 
Thierry Ramadier

Chapitre 5. Mobilité professionnelle et identité

Trois logiques de l’édification de la stéréotypée des routiers

Guillaume Courty

Texte intégral

1Dans les années 1930, une nouvelle acception d’un mot, « routiers », apparaît dans la langue française. Conducteurs de véhicules « de poids lourds » comme patrons d’entreprises de transports sont englobés par ce mot qu’ils portent eux-mêmes pour se présenter. Tous sont aussi qualifiés par l’adjectif qu’ils utilisent collectivement pour préciser l’action politique menée (dans ces années 1930 où les « fronts » se multiplient, des organisations professionnelles organisent par exemple le front routier). Utilisé conjointement par les organisations de salariés, d’artisans et de patrons, ce « catégorème » englobe tous ces acteurs économiques et compose un espace sémantique autour de professions (déménageurs, loueurs de véhicules, transporteurs de personnes et d’autres professions) qui, dans un premier temps, sont toutes comprises ensemble. Utilisé par les salariés pour échapper au vocable « ouvrier » (le chauffeur devient routier) et par les patrons pour se démarquer du ferroviaire (le transporteur prenant également le qualificatif de routier), le mot s’est banalisé en entrant dans le vocabulaire français contemporain. Il doit cette normalisation aux multiples usages, différents mais convergents, qu’il a suscités. Terme plus populaire que bourgeois, il participe à la mise en évidence de la hiérarchie des catégories professionnelles concernées tout en leur imposant une position dans le secteur des transports. Liés alors par ces mots, ceux qui gagnent le plus tentent de s’en défaire tout comme ceux qui consacrent beaucoup de leur temps à faire autre chose que rouler (ou qui font rouler autre chose que des marchandises ordinaires). Chacun s’y retrouve pourtant, acceptant de faire coïncider le substantif à la substance pour le noyau dur de la profession (les transporteurs de voyageurs s’en sont défaits dans la toute fin du XXe siècle), en précisant ici et là, par une nuance infime, la différence qui sépare les uns des autres (le routier « international » ou le chauffeur « livreur »). Plus de soixante-dix ans après cette invention linguistique, il reste des traces de cette genèse. Certaines rendent difficile pour un non-initié la reconnaissance du salarié ou de l’artisan (lors des conflits routiers, les journalistes non spécialisés font fréquemment cette confusion). D’autres, empruntant à un simple effet de métonymie, voient à travers le routier des contenus différents ou attribuent la même substance au substantif et au qualificatif.

2Avec ce mot a commencé un processus de stigmatisation. Depuis les années 1930, il restaure et adapte des conceptions déjà en vigueur pour désigner le monde du transport sur route avant le moteur à explosion (le XIXe siècle utilisait le mot « roulier » pour désigner les acteurs du roulage). Il frappe aussi bien, quoique différemment, le conducteur et l’entrepreneur. Pour le salarié, les élites politiques (députés sollicités et ministres des travaux publics), les élites administratives (les ingénieurs des ponts et chaussées) et les élites économiques (les milieux d’affaires et les responsables des autres branches des transports) ont mobilisé des images composées pour les catégories populaires qui interagissent avec les objets du transport : gros, nauséabond et bruyant sont les représentations les plus fréquentes (voir figure 1). Pour les patrons ou les artisans, ces mêmes élites ont mobilisé les représentations du parvenu, celui qui réussit en affaire sans posséder de titres, et profite de l’ingéniosité des autres. En l’espèce, l’absence de titre scolaire (ce qui est une caractéristique alors fréquente de ce patronat) et le profit tiré de l’ingéniosité des constructeurs, offraient l’opportunité d’un tel ethnocentrisme. Ces deux images ont, comme dans un caléidoscope, fusionné en une seule quand les deux catégories ont agi de concert (les conflits routiers dès les années 1930) ; ou sont restées séparées, distinctes, depuis les conflits des années 1990 notamment.

Figure 1 : Publicité parue dans Le Poids lourd, 2 juillet 1924

Figure 1 : Publicité parue dans Le Poids lourd, 2 juillet 1924

Outre la différence vestimentaire qui souligne la distance sociale qui sépare les usagers des voitures des conducteurs de Poids lourds, cette publicité reprend d’autres composantes de la représentation stéréotypée des routiers : le poids (voire la minceur des deux autres), la blouse contre la robe de soirée, l’origine paysanne avec les sabots et la paille (opposés aux chaussures à talon), les traits du visage avec les joues rondes légèrement teintées et les larges mains sur les hanches qui contrastent à la finesse du bras de la « femme-voiture ». La référence aux grâces peut également suggérer qu’avant l’ère des véhicules à moteur (et peut-être en dehors de la hiérarchie qu’ils impliquent), toutes les femmes sont semblables

3Ce processus de stigmatisation aurait pu s’arrêter entre temps. C’est pourtant la continuité qui s’est imposée. Les catégories dominantes pourraient en effet, dans leur discours, utiliser ces images sans pour autant former des identités. Ce n’est pas ce qui s’est joué. Comme le souligne J. Scott (2009 : 46), l’entrée en jeu des autorités a transformé des mots en problème politique (la première loi de coordination des moyens de transports date de 1934) ce qui a participé à l’entrée dans l’action collective et l’action politique des organisations professionnelles du transport routier.

4Devenus des sujets de droit et des objets de polémiques (les accidents de la route), les routiers ont bénéficié d’une identité de plus en plus épaisse, enrichie à chaque nouveau débat politique par de nouveaux présupposés. Ces images ne sont pas uniquement dans les discours des dominants. Elles ont été intériorisées par les personnes concernées ou, a minima, n’ont plus pu être ignorées dans leur vie quotidienne. Le cas des routiers est donc rare car il permet d’observer trois logiques continues de la construction identitaire : l’édification d’une représentation collective, d’une identification et d’un sentiment d’appartenance (Avensa, Laferté, 2005). Ce ne sont pas en effet les seuls discours politiques qui permettent d’analyser ce processus de stigmatisation : encore faut-il observer et comprendre le style de vie de ces individus. Les routiers (artisans, salariés et entrepreneurs) évoquent souvent « l’appel de la route » pour faire comprendre l’importance des déplacements que leur métier implique. Cette évocation montre autant la rupture avec le milieu d’origine (rural pendant longtemps) qu’elle marque la différence avec « les autres », les sédentaires. Tous les membres des professions du transport routier ne se retrouvent pas obligatoirement dans cette allégorie. Les fractions les plus « nobles » (les cadres dirigeants) comme les moins exemplaires (chauffeurs livreurs, conducteurs de voyageurs) lui reconnaissent au moins d’être un discours caractéristique des « autres » de la profession. Cette allégorie est un des marqueurs qui composent la stéréotypée des routiers, cet assemblage d’images publiques, stéréotypes et contretypes (Mosse, 1997 : 11-20), cette « figure qui englobe des individualités pour former un tout dans lequel on croit ». Elle renvoie à une logique particulière de construction de l’identité d’un groupe social, celle déjà décrite et développée par l’historien des « gens de mer » (Cabantous, 1995) : l’invention par les sédentaires (ceux qui restaient à terre) des représentations de ceux qui sont au loin (les marins). Cette construction exogène de l’identité d’un groupe social, analyse pertinente pour les routiers français, permet, au-delà de ce terrain d’enquête, d’interroger trois logiques identitaires impliquées par l’accroissement des déplacements physiques et sociaux. Comment échapper ici aux représentations vécues là ? Comment ne plus s’identifier là aux stéréotypes en vigueur ici ? Comment se présenter et assumer ici ce qu’on est là ?

L’ÉTIQUETAGE DES ROUTIERS

  • 1 Les sociologues insistent sur cette quasi impossibilité : les individus peuvent difficilement redre (...)
  • 2 P. Berger et T. Luckmann (2006) définissent objectivement l’identité comme une place occupée dans u (...)
  • 3 Le manuel destiné aux élèves du CAP transport logistique (Goldstein 1985 : 17) précise qu’il « est (...)

5Au début du XXe siècle un personnel de conduite commence à faire l’objet d’une différenciation : les chauffeurs « industriels » ou « de poids lourds » apparaissent et sont perçus comme différents. À la même époque, l’automobiliste devient une figure qui échappe à nombre des stigmates que des ingénieurs, des médecins et des juristes ont perçu sur ce personnel de conduite. Dans le même temps, des entrepreneurs sont décriés comme des « parvenus » ne sachant pas se tenir. Comme le démontrent les travaux sociologiques sur la stigmatisation1, cette insistance sur les caractéristiques physiques comme sur l’indignité sociale de ces individus entraîne des répercussions sur leur psychisme, sur leur présentation de soi (ils peuvent difficilement s’abstraire des symboles et des stigmates de cette identité2) mais également sur les relations qu’ils stabilisent difficilement. Cette construction identitaire, sans faire table rase du passé, se développe à partir des années 1930 avec la vision ethnocentrique des élites qui inventent ce rôle néfaste des transporteurs et chauffeurs : ils polluent, usent les infrastructures, fraudent ou sont responsables de l’insécurité routière. La même vision délivre la liste des qualités que ces individus devraient avoir : aimables, bien éduqués, présentables, peu bavards, honnêtes3 (voir figure 2). Deux processus normatifs ont présidé à l’édification de ces pans de l’identité des routiers : celui du code de la route et celui de la coordination des moyens de transport.

6Lors de la codification de la conduite automobile sur route (1880-1920), les règles précisant ce que doit faire tout conducteur sont établies (Courty, 1990). En même temps, les frontières de l’espace des possibles des métiers de chauffeurs sont édifiées. Enfin, les types de conducteurs et les types de véhicules sont différenciés. Cette codification a officialisé et objectivé le système d’oppositions le plus marquant pour ces individus, celui allant du « luxe » au « vulgaire ». Elle a alors eu pour effet de déplacer le conducteur et son véhicule du pôle « luxe » associé à la noblesse vers le pôle « vulgaire » associé aux classes populaires. À ces déplacements successifs correspond le façonnement d’un habitus psychique. Il prédispose les individus stigmatisés à refuser certains types de pratiques et à se méfier des « autres » dont les regards sont trouvés trop concupiscents. Elle incite d’autres agents à s’attacher à ces individus et à apporter des solutions à leur stigmate.

Figure 2 : Les différents chauffeurs ne peuvent pas être confondus

Figure 2 : Les différents chauffeurs ne peuvent pas être confondus

Cette publicité non datée pour un magasin parisien célèbre propose l’équipement du chauffeur qui ici est implicitement le chauffeur « de maître » et non celui qui conduit des véhicules industriels. Au volant, la tenue est aussi là pour marquer les différences

  • 4 L’usage souvent ironique de l’expression « beau comme un camion » est révélateur de cette disgrâce. (...)

7Dans le transport routier, l’homme et sa machine ont été façonnés conjointement : ceux qui ont construit le poids lourd ont également participé au façonnement « psychique » du conducteur en naturalisant dans le véhicule et en formalisant dans le code de la route ce que cet individu devait être et devait faire. Une parfaite homologie entre les objets et les individus en découle. Comme le soulignait H. Ford « les plus belles choses sont celles dont tout excès de poids a été éliminé » (cité par Y. Stourdzé, 1987 : 244). L’invention du « poids lourd » est le produit de cette « élégance » attribuée et mise en forme dans la voiture particulière et de cette disgrâce des véhicules industriels4, lourds, nauséabonds et encombrants.

  • 5 Cette opposition n’était pas toujours prise en compte en 1958 quand le temps de travail a été régle (...)

8L’étiquetage élaboré pendant cette codification applique ses effets les plus forts sur le centre de la nébuleuse des routiers, ceux-ci s’estompant à mesure qu’on s’éloigne des routiers « par excellence ». Le centre du groupe est composé du transport « public » opposé aux transports privés5, ou « transport pour compte propre » (les entreprises qui ont leurs propres chauffeurs et leur parc de véhicules pour transporter leurs marchandises). Avant les années 1980, cet espace était également scindé entre « voyageurs » et « marchandises ». Ce n’est que fort récemment que la différence entre chauffeurs de cars et chauffeurs de camions est devenue manifeste et évidente. Les exemples les plus nets de cet étiquetage gradué sont les suivants. Les conducteurs qualifiés de « nouveaux rangs de la société » (Souvestre, 1907 : 540) doivent tout apprendre avant de conduire alors que les autres savent sans avoir appris. Le certificat de capacité – premier « permis de conduire » – a donc été délivré sans formalité aux demandeurs de la noblesse et de la bourgeoisie. Confrontés à l’augmentation des demandes et à leur hétérogénéité sociale, les pouvoirs publics ont rendu obligatoire cet examen après la Première Guerre mondiale puis l’ont adapté pour les conducteurs professionnels. Les autres manifestations de cette graduation sont : la vitesse qui est plus limitée pour les véhicules « lourds » au motif qu’ils sont considérés comme dangereux ; l’ivresse qui devient encore plus condamnable qu’elle concerne l’employé et non le patron.

  • 6 Selon l’enquête de B. Lefebvre (1992 : 180) seuls 10 % des employeurs ayant jusqu’à neuf salariés o (...)

9La stéréotypée compose alors un double effet. Une concentration de l’étiquetage sur le noyau dur du groupe et une réfraction sur l’ensemble du groupe avec des marquages qui vont en s’amenuisant à mesure qu’ils progressent vers l’extérieur du groupe. Du fait de la précarité qui prévaut dans ce secteur (la durée moyenne d’embauche était de deux ans au début des années 1990) et de la rareté des diplômes6, ces individus n’ont pas le temps d’apporter de démentis ni de tenter d’effacer ou de cacher les marques les plus grossières. Même s’ils en avaient le temps, ils mobiliseraient difficilement les ressources intellectuelles et politiques efficientes.

  • 7 Ce symbole de stigmate est consacré comme une caractéristique objective du secteur par de nombreux (...)
  • 8 Le premier effet de cette politique a été de diminuer le nombre de véhicules en circulation – seule (...)

10Pour preuve, cette conception contre laquelle les représentants de la profession n’ont rien pu faire. Pour la grande majorité des membres des catégories dominantes, les routiers sont des fraudeurs7 : cette accusation se trouve dans des rapports officiels et des travaux universitaires, dans des conversations ordinaires et dans de nombreuses têtes. Cette étiquette, apparue dès le début des années 1930 avec l’élaboration de la coordination rail-route (Jones, 1984 ; Neiertz, 1999), a principalement affecté le transporteur. En effet, les étapes de l’élaboration de cette politique ont participé à la composition de l’identité des routiers (le pôle patronal de la catégorie) en ne leur reconnaissant que rarement les qualités prêtées aux agents des chemins de fer et aux constructeurs automobiles. Avant l’élaboration de cette politique et la normalisation des poids lourds, les transporteurs et leurs chauffeurs n’étaient pas en concurrence avec le rail. Comme le rappelle N. Neiertz « il ne reste à la route au début du XXe siècle que les transports urbains et les transports agricoles locaux » (1999 : 16). Puis, dès les premières réflexions sur la coordination rail – route, un but a été partagé par les élites : « “assainir” une profession considérée comme largement responsable de “l’anarchie” des transports » (id. : 150)8. Ces entrepreneurs ont alors été considérés comme trop nombreux et ingérables. Ici aussi, comme pour les conducteurs, les effets de cet étiquetage s’amenuisent à mesure que l’on s’éloigne de ce noyau dur des entrepreneurs. Ils ne concernent plus certaines activités (les voyageurs) et rarement certains acteurs économiques (les loueurs de véhicules ou les commissionnaires).

  • 9 Voir notamment le rapport de G. Dobias (1993). Pour les chercheurs qui voient dans la fraude un « t (...)
  • 10 Le Conseil d’État a ainsi annulé le 30 novembre 2001 les décrets relatifs au temps de conduite au m (...)
  • 11 Avec l’émergence d’un droit européen des transports, les pouvoirs publics entendent « préserver les (...)
  • 12 Cabinet du ministère de l’Équipement, note intitulée « Éléments de langage des transporteurs routie (...)

11Pour comprendre cette identité, il faut refuser d’appliquer cette étiquette de « fraudeur » et suivre l’imprégnation des individus désignés. Autrement dit, mu par son ethnocentrisme intellectuel, l’expert conclut rapidement et facilement à la fraude des routiers9. À l’inverse, une fine analyse de la logique du droit montre qu’ils sont confrontés à des textes qui comportent « mécaniquement des opportunités à transgresser les règles » (Carré, 2000 : 604) dont l’incohérence est manifeste pour les juridictions10 comme pour les organisations professionnelles. Une autre analyse, sociologique cette fois, permet de comprendre que le non respect des règles par ces individus est le fait de leurs rapports à l’État, à la politique, au droit ou à la concurrence. Ainsi, ne pas appliquer une règle (ne pas apposer un timbre fiscal sur un bordereau par exemple) est conçue par eux comme une forme de lutte antifiscale, un refus de la bureaucratie, une rationalité économique consistant à ne pas dépenser inutilement ou une exaspération par rapport au fait d’être sommés de payer un droit de timbre sur une activité réputée contribuer à la satisfaction de l’intérêt général. Toutes ces explications et exaspérations contre le droit des transports ne peuvent être étiquetées de fraude en lieu et place d’un juge ou d’un inspecteur. Ce sont des formes de lutte politique individuelle soutenues par des raisonnements justifiant cette modalité de contestation de la politique des transports. Comme le note B. Lefebvre (1992 : 165s), ce rapport au droit est en plus le produit du consensus au sein d’une entreprise de transport « selon lequel le recours au droit n’est ni la tradition, ni de la maison, ni de la profession ». Depuis les années 1990, l’étiquette s’estompe pour les français, transférée sur les nationalités considérées comme les moins morales11. Cette nouvelle politique doit donc lutter « contre les pratiques illégales dans le secteur »12 car elles sont « déloyales » et viennent fausser la concurrence. L’accusation de fraude n’est pas la seule manifestation de l’ethnocentrisme des catégories dominantes. Les textes qui prévoient les conditions d’accès à la profession comportaient toujours en 1992 la nécessité de faire état de son honorabilité pour obtenir l’attestation de la capacité professionnelle. Dès le début du XXe siècle, l’honorabilité a posé problème du fait des manières de se tenir et de l’apparence physique de ces nouveaux acteurs du transport.

  • 13 L’analyse de ces pathologies comme conséquence des conditions de travail et du style de vie est fai (...)

12Cigarettes, poids, abus d’alcool, problèmes de dos, maladies cardio-vasculaires sont les maux endémiques des chauffeurs avant tout. Les maladies aussi sont moins fréquentes au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre du groupe : « les professions voisines n’ont pas les mêmes troubles » notait un médecin (Arbault, 1965). Avant d’avoir une médecine du travail et une prévention des risques, les pouvoirs publics ont largement sollicité les compétences des médecins pour savoir qui, sur la route, disposait des compétences les plus adaptées à une conduite non dangereuse. Le poids et l’hypertension sont immédiatement apparus comme les marques les plus anciennes13. Lors de ces travaux, la vue, l’ouïe, l’anticipation (les réflexes), la réflexion ont été mises en avant pour expliquer les qualités requises pour être un « bon » chauffeur. Constatant que certains ne voyaient pas suffisamment, entendaient mal et avaient des difficultés à anticiper un danger, des instruments ont été mis dans les véhicules de transport pour permettre aux chauffeurs de corriger leurs défauts et aux autres conducteurs d’être plus vus ou entendus. Les stigmates découverts sur les conducteurs ont suscité un traitement spécifique des véhicules industriels : les rétroviseurs y ont été obligatoires avant les autres ; la carrosserie a dû porter la raison sociale de son propriétaire et faire l’objet d’un éclairage particulier. Tout concourt depuis à corriger le mauvais coup d’œil de ce conducteur et à en faire celui qui doit être vu. Dès 1917, les lunettes correctrices sont obligatoires. Puis, entre 1922 et 1930, l’Académie de médecine demande « un examen médical sérieux pour l’obtention du permis de conduire notamment pour les conducteurs d’autobus » et fait le vœu d’un « examen mental » de « tout chauffeur condamné, même pour simple excès de vitesse ».

13La stigmatisation du conducteur est enfin consacrée par l’instauration de la visite médicale obligatoire. C’est un « homme sympathique, calme, patient, tolérant, de force supérieure à la moyenne, conscient de ses responsabilités » dont le niveau d’instruction est bas. « Avec un poids moyen de 77 kg pour une taille correspondante de 1 m 69 […] il s’agit donc en général de sujets doués d’une corpulence forte confinant à l’obésité. » Le médecin doute néanmoins des réponses sur l’alcool : « les apéritifs et digestifs n’interviennent jamais. Il nous paraît que la dissimulation est certaine » (Arbault, 1965).

L’ART DE COMPOSER UNE IDENTITÉ

  • 14 Sur l’art de se regrouper (cf. Courty, 1997) et sur l’approche de l’esthétique des mobilisations pa (...)
  • 15 Il s’agit de la « similitude entre les membres du groupe, en même temps que d’une distinction nette (...)

14La fabrique d’une identité présuppose également une compétence, celle qui permet de composer une stéréotypée valorisée par ceux qui y croient et s’y reconnaissent. À la manière d’artistes qui mettent en forme ce que les autres ne voient pas, l’identité des routiers n’a pas été uniquement façonnée de l’extérieur par les rumeurs ou critiques des catégories dominantes : elle repose sur cette deuxième logique, la mise en forme esthétique14 d’un groupe par et grâce aux savoir-faire des agents qui ont pris la parole au nom des routiers. Dépositaires d’un art de regrouper des routiers éparpillés sur des territoires variés, ces agents réalisent ce que C. Tilly appelle la « catnet » à savoir la mise en forme des traits caractéristiques de cette catégorie d’individus (ce que R. Brubaker dénomme « la groupalité »15), en même temps que la structuration d’un réseau d’organisations, d’interconnaissances et de sociabilité entre les membres de ce groupe. Ils produisent une identité exogène car ils ne proviennent pas du groupe qu’ils représentent. Journalistes, publicistes, hauts fonctionnaires parfois, syndicalistes de l’autre bord (délégués ouvriers passant dans la représentation patronale ou délégués cheminots passant à la route), tous composent la stéréotypée en bricolant les marqueurs disponibles, le plus souvent en les retournant : de péjoratifs et négatifs, ils en font une marque valorisée et valorisante dans le groupe, celle qui atteste la différence avec les autres.

15Comment des individus, des hommes « normaux » dit Goffman (1975), ont-ils consacré leur vie à défendre la cause des routiers ? Comment les membres du groupe ont-ils accepté le rôle de ces porte-parole ? Une réponse évidente et trop simple pourrait être formulée : certains membres du groupe sont devenus leurs représentants. Cette possibilité n’est pas infondée. Elle ne permet pas d’explorer l’amplitude de cette activité « normale de la politique » qui est de « convaincre que les gens ne font qu’un » (Brubacker, 2001 : 84). Pour l’accomplir, il faut des individus formés en dehors du groupe, dotés des ressources permettant de porter sa parole dans l’espace public pour tenter de convaincre les détenteurs du pouvoir de l’inexactitude des problèmes consacrés – ou, à l’inverse, convaincre de l’ampleur mésestimée de tels phénomènes.

  • 16 La « grande percée du trafic routier » a lieu en 1928 après des années de baisse de la part de la r (...)

16Reprenant la réflexion de M. Douglas sur l’attrait pour l’impur, P. Veyne (2005 : 471) précise que « pour entrer en relation avec autrui, nous voulons commencer par savoir à qui nous avons affaire ; souvent des répulsions ne sont pas dues à ce qu’est le partenaire, mais au fait qu’on ne voit pas clairement ce qu’il est et à qui on a affaire ». C’est sur ce mode, qu’au début des années 1930, plusieurs individus étrangers au monde des transporteurs sont partis à leur rencontre, certainement intrigués par ce flou qui entourait ces nouveaux objets et ces nouveaux acteurs économiques16. À partir de ces rencontres commence l’édification d’une autre facette de l’identité des routiers, celle qui provient de leurs représentants et qu’ils considèrent comme la « leur ». Une presse émerge, dense et lue. Des lieux de sociabilité sont créés pour assurer sa distribution et permettre aux représentants de rencontrer leurs potentiels adhérents : des restaurants portent le sigle « Les routiers ». Pour les représentants, cet art de faire repose sur leur capacité de mettre en forme le groupe en s’immergeant dans les formes primaires de regroupements de ces individus. Les découvertes et rencontres qu’ils font reposent sur leur coup d’œil, cette perception particulière permettant de discerner des individus que peu d’autres personnes voient sous cette forme. Une fois en contact avec les futurs représentés, c’est la capacité de leur faire croire que collectivement ils sont quelque chose d’autre que ce qu’ils sont individuellement qui entre en jeu (voir la figure 3). Cet art renvoie également à la capacité des représentés, à leur perception de ceux qui se présentent devant eux comme des responsables potentiels, comme des offreurs de solutions à leurs problèmes. Cette capacité repose beaucoup sur leur jugement de normalité. Les individus qui ont ainsi été considérés comme des représentants possibles possédaient les caractéristiques suivantes.

Figure 3 : Des logos qui ont participé à la symbolisation de l’identité des routiers

Figure 3 : Des logos qui ont participé à la symbolisation de l’identité des routiers

Créés par l’imagination de plusieurs auteurs, ils ont inscrit dans la réalité les idées qu’ils se faisaient sur eux. Leur coproduction a été le fait d’artistes, dessinateurs et graphistes, journalistes et représentants syndicaux, tous plaideurs de la cause routière. Ils ont rendu le groupe « sympa » en assurant que celui qui est dans le véhicule est un représentant du groupe (voir la casquette sur le camion de l’émission de radio). Ils ont également naturalisé son côté « franchouillard » et « gouailleur » (le bleu blanc rouge du logo des restaurants qui renvoie également un groupe de presse et une maison d’édition depuis les années 1930)

17Le sport participe à la légitimité de certains représentants en démontrant tant leur aptitude de chauffeur que leur goût pour les « choses simples ». Le diplôme intervient : contrairement à une idée reçue, les postes de représentant d’une catégorie peu diplômée ne sont pas voués à être occupés par des personnes elles-mêmes non diplômées (le droit, Science Po et même l’Ena y sont présents). Le nom de famille est également une donnée stratégique. Ceux qui arrivent à se faire un nom après 1930 sont de moins en moins des agents travaillant dans une entreprise portant le leur. Être représentant présuppose de donner des gages de sa probité : l’homonymie signifie que l’entrepreneur retire des bénéfices pour son entreprise de son activité politique. Des métiers enfin sont un gage de crédibilité. Les journalistes apparaissent en premier, les avocats et les hauts fonctionnaires après. Ils prêtent leur plume et leur voix à ces routiers dont les moyens d’expression ne sont pas reconnus. Ils jouent ce rôle d’informateur en faisant entrer dans le transport des recettes de savoir vivre et des informations plus politiques. Ils font parfois plus que suppléer et traduire ces individus, ils les objectivent tels qu’ils ne sont pas pour les dominants : capables de s’exprimer, de parler et de penser.

18Ces représentants ont deux impératifs : trouver les membres du groupe et les convaincre d’être représentés. Pour aboutir au premier, ils ont découvert les espaces dans lesquels ces individus étaient déjà regroupés pour attendre, se reposer ou trouver du travail. Le garage, l’entrepôt, mais plus sûrement encore le café et le restaurant sont les lieux dans lesquels les rencontres entre représentants et membres du groupe se sont effectuées. Depuis les années 1990, ce travail de repérage a abordé les entrepôts, les dépôts, et a profité des mouvements sociaux pour convaincre des chauffeurs peu syndiqués d’adhérer. Confrontés à des générations de chauffeurs qui sont plus issues de catégories ouvrières que les précédentes, les délégués CFDT notamment ont réussi à estomper l’hostilité « culturelle » à l’égard des centrales syndicales. Un nouveau discours émerge qui ponce les arêtes de la stéréotypée devenues trop caricaturales pour ceux qui se pensent désormais comme des employés. Une nouvelle identité se compose autour d’une normalisation de ces salariés dont les syndicalistes souhaitent déjà que le droit commun leur soit applicable. Les stigmates n’en sont pas pour autant évacués. Lors des conflits routiers les plus récents, ces nouveaux représentants ont pris soin de mettre en avant les routiers les plus représentatifs du groupe pour incarner le mouvement et l’importance des revendications. La notion d’écho fantasme élaborée par J. Scott (2009) pour comprendre les interactions entre le passé et le présent dans les constructions identitaires ouvre des perspectives : les fantasmes du passé sonnent encore pendant que les échos du présent se répercutent sur nos conceptions du passé.

19Ces représentants n’échappent pas aux effets de la stigmatisation du groupe. Sur eux, la stéréotypée développe une thèse analogue à la « fraude » de leur mandataire. Depuis le début des années 1950, les représentants des routiers sont en effet devenus un symbole des « groupes de pression », du corporatisme qui bloque l’économie, cette féodalité qui a participé au dépassement de l’État à la fin de la IVe République.

INTÉRIORISER UNE IDENTITÉ

20Une troisième question permet de comprendre comment se fabrique une identité : comment des acteurs différents intériorisent cette stéréotypée et s’y reconnaissent ? Trois réponses permettent d’explorer cette interrogation. La première analyse la transformation de cette représentation idéelle des routiers (cet imaginaire disent les anthropologues) en symboles nombreux inscrits dans l’espace que ces agents fréquentent, dans les véhicules qu’ils conduisent comme dans les objets qui leur permettent d’effectuer ces métiers. Exposés quotidiennement à ces représentations d’eux-mêmes – en mangeant, en discutant ou en conduisant –, les agents de ce secteur économique ne peuvent pratiquement pas échapper à leur effet le plus marquant : être conformes à l’idée que s’en font les autres et incarner par leur style de vie cet « homme-profession » particulier. En s’appropriant ces objets (les camions avant tout), en portant ces marqueurs (vêtements, hexis corporelle, parler), ils en deviennent pour les autres des « routiers » et doivent d’autant plus assumer cette identité qu’ils figurent l’excellence de la profession (les « internationaux » ou les leaders sur les barrages notamment). Se vivre comme membre de ce groupe n’est pas pour autant sans danger ni crainte. À l’accident s’ajoutent les tensions dans la vie de famille (du fait de la distance et de l’absence pour ceux qui font de longues rotations) comme, pour certains, les risques liés à la marchandise transportée (les convoyeurs de fonds étant les plus exposés à ce stress ressenti également par ceux qui traversent des espaces réputés peu sécurisés). Ces contraintes sont à l’origine d’une des images les plus marquantes, celle qui touche le corps des conducteurs. M. Douglas (2005 : 178) insiste sur le recours au symbolisme du corps pour « exprimer, avec une sorte d’humour pas drôle, le danger qui menace les frontières de la communauté ». Le « gros » n’est donc pas uniquement une vision ethnocentrique des catégories dominantes. C’est en même temps une valorisation de ceux qui sont considérés dans le groupe comme l’exemple le plus caractéristique de ce « nous ». « Le gros », surnom fréquemment donné à certains conducteurs, incarne la force et l’habilité (« ils ne cassent pas » le véhicule ou la cargaison) autant que la virilité, symbolise et neutralise les contradictions internes, les divisions internes et les lignes de clivage. Stigmate pour les uns, valorisation de leur puissance pour les autres, le « gros » va des hommes aux choses et des choses aux hommes (voir l’ambivalence de l’expression « gros cul »).

21La deuxième réponse à la question de la fabrique des identités est plus classique en sociologie ; elle recherche les prédispositions qui orientent les individus vers ces métiers. Même ceux qui possèdent le moins de prédispositions requises ne peuvent pratiquement pas échapper à l’identité qui les montre tels qu’ils sont maintenant, soit parce qu’ils sont titulaires de diplômes a priori inadaptés (un polytechnicien), soit parce qu’ils inaugurent une transformation de la morphologie de la profession (les femmes conductrices). Ils deviennent des créateurs potentiels d’une transmutation de la stéréotypée. D’une fabrique essentiellement exogène, l’identité des routiers devient, dans sa maintenance, le produit d’un processus qui désormais combine les stratégies de distinction des individus les moins représentatifs du groupe. Pour beaucoup d’entrepreneurs et de conducteurs, la stéréotypée du groupe compose en 2009 une représentation de ceux qu’ils ne pensent plus devoir être.

22Une troisième réponse est possible en invoquant la sociologie de la perception. La solidarité mécanique de Durkheim repose sur la perception de la ressemblance pour expliquer le lien du groupe (Descombes, 2009 : 13). L’identité passe de l’image à la représentation une fois qu’elle est intériorisée et assumée par les individus. Encore faut-il qu’ils perçoivent, dans les autres ou dans des choses, des preuves de ce qu’ils souhaitent être. L’interaction dans les lieux de détente est le cadre où peuvent se faire ces perceptions. Les restaurants, les dépôts, les quais mais également les émissions de radio (cf. les images n° 3) et d’autres médiations reprennent ici aussi toute leur importance.

23Pourquoi est-ce dans les années 1930 que des entrepreneurs et des conducteurs se regroupent subitement tels qu’ils ne l’avaient jamais fait ? Pourquoi se parent-ils de ce catégorème de « routiers » ? La principale réponse se trouve dans une dimension nouvelle qui est l’urgence du danger : il leur faut impérativement être regroupés entre eux, contre les autres, sans aucune confusion possible, faute de voir d’autres individus parler, décider et agir en leur nom – d’où la quasi obligation de trouver un néologisme pour se présenter. L’urgence tient dans l’élaboration du premier décret de coordination des transports, commencé en 1929 et adopté en 1934. L’urgence cesse une fois ces textes adoptés. Elle cède la place à l’intériorisation des termes contenus dans la réglementation, à leur discussion et à leur critique Elle ne dissipe pas le danger ressenti : l’incertitude économique et politique demeure. Il réapparaît même lors d’autres débats politiques ou lors des conflits routiers à partir de 1984. Pendant ces conjonctures de crise, un acteur du secteur des transports peut difficilement ne pas se poser la question de savoir de quel côté de la frontière du groupe il est ; de quel « autre » membre du groupe il se sent proche. Il est même souvent confronté aux « autres », du fait de l’enjeu stratégique des barrages : arrêter les membres du groupe, montrer la force et la cohérence du groupe, exprimer les revendications et les demandes les plus fortes du groupe (G. Courty, 1994, 2005).

24Si l’origine de l’intériorisation de cette identité objective peut être située historiquement, comment depuis, cette identité s’est-elle transmise aux nouvelles générations ? Pour répondre à ces questions, l’activité des représentants retrouve ici une place importante. Avant 1914, les représentants des chauffeurs mettaient en avant leur marginalité pour mieux justifier leur demande. Après la première guerre mondiale, nombre des stigmates ont été repris pour démontrer à quel point le groupe est en effet ainsi fait. Cette légitimation par la valorisation de ce que les dominants considèrent comme illégitimes n’est pas rare dans les classes populaires. Adoptée par des entrepreneurs, elle est plus surprenante qu’efficace auprès des pouvoirs publics. En somme, avec cette découverte de ceux qu’ils sont, les « routiers » s’attachent à ce qui n’est plus, dès lors, un simple stéréotype, mais est devenu « un trait de caractère personnel » (Martucelli, 2006 : 288).

25L’imprégnation de l’identité est en fait un double processus, l’un concerne leur identité (ce qu’ils sont) et l’autre leur « monde social » (là où ils sont) (Berger & Luckmann, 2006 : 228). En fonction de leur socialisation primaire (l’intériorisation du monde tel qu’il est pendant l’enfance), certains individus ont plus que d’autres déjà intériorisé ce monde social qui est pour eux évident : il a pour périmètre leur vie quotidienne, celle de la famille (les enfants des entreprises artisanales) ou celle des objets de ce monde (le camion et le style de vie du père). Pour les autres, la socialisation secondaire (l’intériorisation des autres univers et l’émergence de la remise en cause de la vie quotidienne telle qu’elle est) oppose une identité déjà forgée à une autre déjà là mais encore extérieure à l’individu. C’est de cette alchimie que découle la propension d’un individu à durer dans la profession, à en surmonter les contraintes physiques et psychiques notamment.

Figure 4 : Objets décoratifs et présentation de soi

Figure 4 : Objets décoratifs et présentation de soi

Les camions permettent aux conducteurs de développer des modalités de présentation de soi en agrémentant le véhicule et sa cabine de nombreux objets décoratifs (ou en décorant intégralement le véhicule pour ceux qui en sont propriétaires) : fanions, autocollants servant de signes de ralliement (voir celui de Rtl ou celui d’Elf ci-dessus), écussons, écharpes (elles ne se portent pas et ne servent qu’à décorer le pare-brise), feux spéciaux, mascottes, bandeaux (de marques de véhicules souvent), plaques (portant le prénom), drapeaux, posters et guirlandes. Perçus par les autres usagers, ils peuvent indiquer la nationalité et donner le prénom du conducteur. Ils montrent en fait toute l’intensité avec laquelle le conducteur adhère à la stéréotypée du groupe

26La configuration dans laquelle les individus intériorisent cette identité a connu une transformation marquante : la création d’agences institutionnelles chargées d’assurer le passage sans heurt des « jeunes » dans la vie professionnelle. Les diplômes professionnels ont permis à des individus de faire l’expérience d’une socialisation secondaire aménagée avec l’aide d’un personnel spécialisé chargé d’anticiper tous les écarts entre ces candidats aux métiers et les rôles professionnels attendus. Les individus peuvent apprendre plus tôt à mettre toute la distance nécessaire entre « eux », ce monde là et le rôle qu’ils doivent y tenir. Il en découle des présentations de soi hétérogènes. Certains refusent d’adopter tout le décor que le transport permet d’intégrer autour de soi (voir la figure 4). Ceux qui se trouvent parfaitement à leur place dans ce monde s’approprient les marques les plus visibles de la profession (apposer son prénom sur « son » camion en est la traduction la plus courante) ou de sa tribu (les auditeurs de telle émission ou les conducteurs de telle marque).

27Les images qui composent la stéréotypée des routiers ont été forgées par des agents extérieurs à la profession dont l’entretien est désormais le fait d’individus intégrés dans des agences institutionnelles chargées d’en assurer la maintenance et la transmission aux générations futures. C’est du fait de l’objectivation de cette figure idéelle que des individus ont pu s’en imprégner, apprécier les marges de la liberté qu’elle promet et, finalement, en démontrer la réalité « faite homme » en (se) conduisant tel que les créateurs de cette identité l’avaient peu ou prou supposé. L’étiquette ainsi intériorisée en arrive finalement à être une dimension objective du monde de la route qui permet à ceux qui croisent un camion de repérer et d’apprécier la place qu’il occupe à ce moment là dans leur espace.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

1 Les sociologues insistent sur cette quasi impossibilité : les individus peuvent difficilement redresser les stigmates infondés qui leur sont attribués. Le stigmate le plus courant, le « masque de l’âge » (apparaître comme plus vieux ou plus jeune), est une expérience que tout un chacun a fait ou subi. La problématique sociologique contemporaine, qui renvoie aux réflexions de Marx sur les marques que le cachet sur le livret faisait porter aux ouvriers, se trouve dans ces trois ouvrages pionniers : Becker H. (1985) ; Elias N., Scotson J. L. (1997) ; Goffman E. (1975).

2 P. Berger et T. Luckmann (2006) définissent objectivement l’identité comme une place occupée dans un certain monde, place qui ne peut être subjectivement appropriée qu’avec ce monde lors de la socialisation. Cette conception implique que le sociologue ne peut comprendre cette identité en restant à l’écart de ce monde. Il n’en percevrait alors que la conception forgée par les catégories dominantes et non celle perçue et vécue par les membres du groupe.

3 Le manuel destiné aux élèves du CAP transport logistique (Goldstein 1985 : 17) précise qu’il « est indispensable de posséder certaines qualités telles […] facilité d’élocution, santé (pas de problème cardiaque, de vue…), présentation, prise de responsabilité, connaissance de la législation du transport, conscience professionnelle, moralité, sans oublier la sobriété et la politesse ».

4 L’usage souvent ironique de l’expression « beau comme un camion » est révélateur de cette disgrâce. Pour nombre de chauffeurs, modifier l’apparence de leurs véhicules (les desseins, autocollants, fanions) est inséparable de leur présentation de soi.

5 Cette opposition n’était pas toujours prise en compte en 1958 quand le temps de travail a été réglementé, ni en 1959 quand le CAP a été instauré. Depuis, cette différenciation est nette. En 1995, ils représentaient respectivement 101,5 contre 30,5 milliards de tonnes Km.

6 Selon l’enquête de B. Lefebvre (1992 : 180) seuls 10 % des employeurs ayant jusqu’à neuf salariés ont un diplôme Bac et plus. Pour les salariés, même en présence d’un titulaire d’un CAP ou d’un BTS, P. Hamelin insiste sur les contraintes physiques et psychiques qui font se détourner les jeunes recrutés de ces métiers (2001 : 47).

7 Ce symbole de stigmate est consacré comme une caractéristique objective du secteur par de nombreux chercheurs. Elle est développée par A. Sauvy très tôt dans sa carrière quand il n’arrive pas à compter le trafic routier dans les années 1930. Elle est réactualisée dans ses écrits des années 1960. Bien après, C. Thoenig (Ocqueteau et Thoenig, 1997) prend le relais avec ses premières recherches sur la fraude en 1979 « à la demande du ministre des transports » selon E. Neiertz (1999 : 503) au moment où, en 1978, le transport routier prend la place de premier mode de transport de marchandises en France (il atteint le rail pour les voyageurs en 1994). D’autres présupposés en découlent comme celui du secteur dont « les jours de grève augmentent le plus en Europe » (Hilal, 2007 : 22).

8 Le premier effet de cette politique a été de diminuer le nombre de véhicules en circulation – seules les automobiles continuent leur progression. En 1991, il y avait 37 000 entreprises de transports de marchandises pour un peu moins de 283 000 conducteurs. Depuis, même si certains économistes insistent sur l’augmentation du taux de faillite du fait de la création de l’Europe des transports, il y a environ 275 000 conducteurs.

9 Voir notamment le rapport de G. Dobias (1993). Pour les chercheurs qui voient dans la fraude un « trait ancien du métier » ce rapport a reconnu pour la première fois « ce phénomène […] comme un problème réclamant l’intervention de l’État ». La thématique de la fraude est également reprise comme une évidence en science politique (Hilal, 2007, p. 100).

10 Le Conseil d’État a ainsi annulé le 30 novembre 2001 les décrets relatifs au temps de conduite au motif que « le pouvoir réglementaire n’a pas compétence pour le faire ».

11 Avec l’émergence d’un droit européen des transports, les pouvoirs publics entendent « préserver les intérêts des transporteurs français » (Réponse du ministre à M. Léonce Deprez, Journal officiel, Débats Assemblée nationale, 5 décembre 1996, p. 671). Cette volonté est possible parce que les pouvoirs publics ont trouvé des transporteurs plus critiquables que les Français (et donc plus « fraudeurs ») : en l’espèce les Bulgares et les Polonais.

12 Cabinet du ministère de l’Équipement, note intitulée « Éléments de langage des transporteurs routiers », 24 mai 2005.

13 L’analyse de ces pathologies comme conséquence des conditions de travail et du style de vie est faite dès le début des années 1960. Pour leur mise en perspective, voir P. Hamelin (2001).

14 Sur l’art de se regrouper (cf. Courty, 1997) et sur l’approche de l’esthétique des mobilisations par l’étude de « la créativité individuelle et collective de leurs membres » (cf. Jasper, 2001).

15 Il s’agit de la « similitude entre les membres du groupe, en même temps que d’une distinction nette à l’égard des non membres et d’une frontière clairement marquée entre l’intérieur et l’extérieur » (Brubaker 2001 : 74).

16 La « grande percée du trafic routier » a lieu en 1928 après des années de baisse de la part de la route (Caron, 2005 : 749-750).

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Publicité parue dans Le Poids lourd, 2 juillet 1924
Légende Outre la différence vestimentaire qui souligne la distance sociale qui sépare les usagers des voitures des conducteurs de Poids lourds, cette publicité reprend d’autres composantes de la représentation stéréotypée des routiers : le poids (voire la minceur des deux autres), la blouse contre la robe de soirée, l’origine paysanne avec les sabots et la paille (opposés aux chaussures à talon), les traits du visage avec les joues rondes légèrement teintées et les larges mains sur les hanches qui contrastent à la finesse du bras de la « femme-voiture ». La référence aux grâces peut également suggérer qu’avant l’ère des véhicules à moteur (et peut-être en dehors de la hiérarchie qu’ils impliquent), toutes les femmes sont semblables
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Titre Figure 2 : Les différents chauffeurs ne peuvent pas être confondus
Légende Cette publicité non datée pour un magasin parisien célèbre propose l’équipement du chauffeur qui ici est implicitement le chauffeur « de maître » et non celui qui conduit des véhicules industriels. Au volant, la tenue est aussi là pour marquer les différences
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/34421/img-2.jpg
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Titre Figure 3 : Des logos qui ont participé à la symbolisation de l’identité des routiers
Légende Créés par l’imagination de plusieurs auteurs, ils ont inscrit dans la réalité les idées qu’ils se faisaient sur eux. Leur coproduction a été le fait d’artistes, dessinateurs et graphistes, journalistes et représentants syndicaux, tous plaideurs de la cause routière. Ils ont rendu le groupe « sympa » en assurant que celui qui est dans le véhicule est un représentant du groupe (voir la casquette sur le camion de l’émission de radio). Ils ont également naturalisé son côté « franchouillard » et « gouailleur » (le bleu blanc rouge du logo des restaurants qui renvoie également un groupe de presse et une maison d’édition depuis les années 1930)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/34421/img-3.jpg
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Titre Figure 4 : Objets décoratifs et présentation de soi
Légende Les camions permettent aux conducteurs de développer des modalités de présentation de soi en agrémentant le véhicule et sa cabine de nombreux objets décoratifs (ou en décorant intégralement le véhicule pour ceux qui en sont propriétaires) : fanions, autocollants servant de signes de ralliement (voir celui de Rtl ou celui d’Elf ci-dessus), écussons, écharpes (elles ne se portent pas et ne servent qu’à décorer le pare-brise), feux spéciaux, mascottes, bandeaux (de marques de véhicules souvent), plaques (portant le prénom), drapeaux, posters et guirlandes. Perçus par les autres usagers, ils peuvent indiquer la nationalité et donner le prénom du conducteur. Ils montrent en fait toute l’intensité avec laquelle le conducteur adhère à la stéréotypée du groupe
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/34421/img-4.jpg
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