Que m'arrive-t-il ?
| ,Aperçu historique sur le mot événement
Texte intégral
1Événement est de formation récente et savante, il s’agit d’une réfection du xve siècle (attestée en 1461), construite sur le modèle d’avènement. L’étymon de référence est latin, evenire – ex-venire.
2Avènement vient d’une autre préfixation de venio, ad-venire. Le sémantisme du verbe latin s’étage en plusieurs strates qui ont un noyau sémantique commun : le sens concret du mouvement dans l’espace, la « sortie » l’« origine » ; ex-venire, c’est d’abord « venir hors de », « parvenir à un lieu » :
- Un déplacement métonymique ordinaire fait passer du mouvement physique, concret, à l’abstrait : evenire signifie, en premier lieu, l’« issue », le « résultat » ; on notera la prédilection du latin pour la connotation euphorique, le « résultat » implique souvent qu’il est « heureux ». En ce sens evenire peut être associé à des termes qualifiant la réussite : « bene et feliticer evenire » (« avoir un bon, un heureux résultat », chez Cicéron, par exemple). Il s’agit là de l’achèvement d’un procès, d’un processus.
- Evenire signale aussi « ce qui arrive », « ce qui se produit ». Il convient de souligner que cet emploi peut désigner la neutralité du fait dont on marque l’arrivée mais ne renvoie nullement au surgissement d’un incident imprévisible. Au contraire, « ce qui se produit » dans evenire, dit plus particulièrement que quelque chose se « réalise », s’« accomplit ». On progresse donc sensiblement par rapport au premier sens figuré : « l’issue » n’est plus qualifiée comme point terminal isolé mais reliée au processus qui la détermine. Evenire impose un sème téléologique.
- Ce sème est d’ailleurs parfaitement explicité par une nuance causale du verbe, qui lui donne sa force et son potentiel explicatif : evenire, « ce qui se produit » avec une idée d’« effet », de « suite », de « résultat ».
3Le latin, dans le verbe qui sert de support à la réfection savante du xve siècle, semble donc disposer plusieurs traits cohérents pour dire « ce qui arrive ». Les différents niveaux sémantiques s’organisent selon un déplacement par métonymie ou par synecdoque : du sens premier, le mouvement de sortie, s’élabore l’idée générale d’issue à une situation ; l’issue se charge d’un sème logique lié à l’idée de causalité : l’effet puis le résultat. Ces traits désignent l’achèvement d’un processus, d’une chaîne causale qui ressaisit ce qui précède pour le qualifier comme causalité : c’est le « résultat », l’« effet », l’« accomplissement », l’« issue ».
4Le latin possède encore deux substantifs eventum, i (rare, employé presque exclusivement au pluriel, eventa) et eventus, us. Ce dernier est issu du supin eventum de evenire. Mais ce substantif ne semble apporter qu’une nuance à la structure sémantique du verbe d’origine. Il reprend les mêmes traits. Il ajoute peut-être plus encore une connotation heureuse à l’idée d’issue : « réussite », « succès », « heureuse issue ». Il désigne encore le « résultat d’une plaidoirie ». Nuance qui nous intéresse : comme si le succès se mesurait à l’aune des difficultés rencontrées, que l’eventus ne s’impose comme « résultat » que pour avoir su vaincre une série de discordances.
5Dans evenire et eventus subsiste un sème qui échappe à cette série de variations métonymiques autour du verbe de mouvement. Car evenire, c’est encore :
6– « échoir », dans le sens d’une destination, d’une attribution (alicui, « à quelqu’un »).
7De même, eventus signale aussi « ce qui est arrivé à quelqu’un ».
8La grande cohérence d’evenire doit nous indiquer deux spécificités où se jouent les ramifications postérieures du terme « événement » : l’étymon latin n’évoque presque pas les connotations actuelles d’« inattendu », de « surgissement », ni même l’acception philosophique grecque de « changement dans une substance », rencontrée dans l’aristotélisme. Seul le substantif eventum tiré du supin de evenire mentionne, outre le sens de « résultat », l’acception « accidents », « choses accidentelles » de manière quasi exclusive dans l’emploi pluriel du substantif. En fait, le tour latin le plus ordinaire repose sur la valeur aspectuelle du verbe, la valeur ponctuelle, non accomplie du parfait, pour traduire l’irruption, l’apparaître de l’événement.
9En ancien français comme en latin, les connotations actuelles de l’événement sont aussi portées par d’autres tours. C’est tout d’abord le prédicat verbal qui traduit le surgissement. On songe bien entendu à l’ouverture des Chansons de Geste :
- 1 Aliscans, publié par Claude Régnier, Paris, Champion, 1990.
A icel jor que la dolor fut grant
Et la bataille orrible en Aleschans,
Li cuens Guillelmes i soffri grant ahans ;
Bien i feri li palasins Bertran1.
[En ce jour de grande douleur, lors de la bataille d’Aliscans, le conte Guillaume souffrit de terribles tourments, Bertrand le paladin s’y est admirablement battu.]
10Seul event, rencontré essentiellement en moyen français, issu régulièrement de eventus pose l’idée d’inattendu ou d’incident qui vient rompre le cours de la routine.
11chante Julyot dans l’Élégie de la jeune fille.
- 3 Vauquelin, Art Poëtique, III, ibid.
12« Par un event divers il arrive autrement » ou « Puis qu’est il rien plus beau qu’une aigreur adoucie/Par le contraire event de la péripetie3 », rencontre-t-on dans l’Art poétique de Vauquelin en 1605. Mais event n’a qu’une postérité indirecte et marginale : il fait route linguistique vers la perfide Albion pour revenir en terre française comme anglicisme signifiant « événement mondain » et particulièrement « événement sportif » – on en trouve trace chez Proust, son Jockey club, ses duchesses…
13Si l’on cherche un substantif qui traduise le caractère inattendu de l’événement moderne, il faut davantage, pour cette période, se tourner vers « avènement » ou « aventure ». On rencontre là une autre branche dans la postérité très féconde de venio. « Venir, « avenir », « advenir », « survenir », « avènement », « aventure »…
14La branche des dérivés par préfixation en ad- nous intéresse plus particulièrement car elle conduit à avènement qui est le modèle de la réfection savante d’événement. On peut penser que ce modèle a fait pression pour disposer sémantiquement événement dans un autre sens que l’étymon evenire. Observons trois membres de cette branche : « avenir », « avènement », « aventure ».
Avenir
15Le substantif actuel vient du verbe en ancien français, qui lui même est issu du latin ad-venire. Le verbe avenir en ancien français signifie « arriver par accident », « par surprise ». Nous voici fixés sur l’origine du sème « inattendu », « rupture », « changement » etc. qui est au cœur de l’usage actuel d’événement : les préfixes jouent ici un rôle considérable. Evenire oriente la genèse sémantique par son préfixe vers l’antériorité causale qui le constitue en résultat. Le terme eventus vient achever une série qui lui précède ; il vient clore, par exemple, un procès, ou trouver un dénouement à une action. Cette orientation signale le caractère configurant du verbe latin evenire : il tient dans la chaîne causale l’équivalent du rôle judicatoire dévolu au point final dans le récit de fiction ou la place stratégique de la péroraison dans le discours rhétorique délibératif ou judiciaire. Si eventus est associé à la fin, au dénouement des procès, c’est qu’il vient achever la narratio et la confirmatio, le débat contradictoire des arguments : s’il y a événement du résultat dans le procès judiciaire, c’est comme événement du sens partagé et configurant malgré tout.
16Au contraire, advenire, qui donne avenir, aventure, avènement, marque davantage l’« inattendu » car il est le point d’une nouvelle origine, il ouvre sur l’inactuel, sur ce qui n’est pas encore accompli. C’est en ce sens que le déverbal avenir, en concurrence avec « futur », désigne « la période de temps qui n’est pas accomplie ». Trace de cette disposition radicalement différente d’evenire et d’advenire, la locution lexicalisée « à l’avenir », qui désigne non seulement le « futur », mais le point à partir duquel il est envisageable, point qui en est la condition de possibilité – « à l’avenir », c’est « à partir de maintenant ». On notera que rédiger un advenant à un contrat juridique c’est re-nouer la relation contractuelle, l’orienter à nouveau vers l’avenir en la complétant ou la modifiant. Advenir est une réfection étymologique (1239) de avenir : dès les premiers textes, le verbe signifie « se produire », « survenir » mais aussi « réussir », « parvenir à », « s’approcher de », toutes valeurs subsistant dans la locution lexicalisée « quoiqu’il advienne » marquant à la fois la survenue d’un fait et son caractère non actualisé (par le subjonctif qui suspend la valeur de vérité du procès), indiquant donc la nature inattendue de l’événement désigné.
Aventure
17C’est sans aucun doute le substantif de l’événement surgissant au Moyen Âge. Le terme entretient des liens étroits avec l’usage actuel du terme « événement ». Il dérive du latin advenire par un emprunt au latin populaire adventura. Au départ, son sens est voisin d’avenir, l’aventure c’est « le sort », le « destin ».
- 5 Gilles de Muisis, Poésies, cité par Tobler-Lommatzsch, Altfranzösiches Wörterbuch, Wiesbaden, 1955.
- 6 Pour une définition paradoxale de l’événement comme l’impossible actualisé mais ne cessant pas d’ê (...)
18Rapidement on assiste à une évolution par déplacement métonymique, vers le « hasard » : « On dist de geu de dés : c’est trestout aventure5 » (Gilles de Muisis, 1331/1349) (ou par synecdoque particularisante : le « destin » étant subsumé aux « accidents » qui le ponctuent) puis à « l’événement ». La valeur moderne d’aventure, « action extraordinaire faite de dangers et du plaisir de la découverte » est attestée très tôt dans les romans de chevalerie. L'aventure se charge alors de connotations éthiques : pour l’éthos chevaleresque l’aventure est le temps de la mise à l’épreuve de soi, comme confrontation avec une extériorité extra-ordinaire (on notera la concomitance d’emploi d’aventure et de merveille, qui désigne tout à la fois l’« émerveillement », l’« effroi » et l’« inattendu ») qui permet à l’identité narrative de se dépasser dans une rencontre avec l’altérité. Maventure chevaleresque renvoie à la fois au « kairos » et à la « deinosis » : en ce sens elle traduit un processus de transformation, une expérience (traversée et danger) à travers un événement singulier et possible/impossible6. Les dérivés, aventurer (début xiiie), aventureux (1160), aventureusement (1360), aventurier (dans la langue classique) confirment cette structure sémantique combinant « hasard », « danger », « inattendu ».
D'avènement à événement
19Le terme nous intéresse particulièrement puisqu’il constitue le modèle analogique de la formation savante d’événement : à travers l’avènement, l’étymon ad-venire des dérivés d’avenir rencontre l’étymon ex-venire qui est pris comme origine d’événement. Cette rencontre est, on le voit, ambiguë : d’un côté ex-venire désigne une opération configurante, causale, qui achève et couronne un processus, de l’autre ad-venir signale un surgissement, une sur-venue qui ouvre le possible comme ce qui n’est pas encore accompli. Cette tension entre les deux étymons est remarquablement bien mise en œuvre par le terme avènement lui-même.
20En 1130, « avènement » désigne « la venue du Christ sur terre ». Par glissement métonymique (« l’oint du Seigneur ») le terme en vient (fin xive) à marquer juridiquement « l’élévation d’un Prince ». Il est de ce point de vue employé en concurrence avec événement :
Le surnom de France n’appartient qu’aux filles de France ; et si elles sont nées avant que leurs pères ne soient roy, elles ne prennent ce surnom qu’après leur événement à la couronne. (Brantôme à propos de Marguerite de Navarre, dans Vie des dames illustres, 1666.)
21Cependant, le terme ne signale pas uniquement l’accession au pouvoir, l’idée d’accomplissement mais qu’il tienne comme en réserve l’idée de rupture, « d’accident », de « ce qui arrive ». Déjà le bas Moyen Âge connaît cet emploi d’avènement :
22« avenement » étant ici traduit par le lexicographe en « Ereignis », i.e. « événement » en son sens actuel (Ereignis désignant en allemand moderne essentiellement la rupture événementielle, l’« incident » ou le « coup de théâtre »). Aussi commence-t-on à rencontrer dès le xvie siècle des emplois du mot événement qui tranchent avec le sens cardinal du latin (le « résultat »). Montaigne, qui écrit en philosophe non en lexicologue, l’emploie deux fois au pluriel dans Les Essais :
23On notera que ces deux emplois connotent le mot par l’usage du pluriel (les incidents/accidents), de la négation (ce qui résiste), dans une relation à un sujet. On a comme une actualisation ou un passage au premier plan des emplois latins marginaux : eventum, a comme ces « incidents », ces « coups du sort » et evenire alicui, l’événement en tant qu’il m’arrive. comme si la valeur de surgissement de l’événement était liée à sa perception par un sujet, une attribution ontique...
24Toutefois les lexicologues de l’époque classique se référeront encore essentiellement à l’étagement sémantique latin d’evenire. Au début du xviie siècle, le lexicographe rattache le mot à une étymologie parfois approximative. Jean Nicot fait venir événement d’eventus ; il entend par là mettre l’accent sur des emplois judiciaires :
- 9 Jean Nicot, Thresor de la langue françoise tant ancienne que moderne, Paris, Dav. Douceur, 1606, r (...)
« L’issue ou evenement d’un procez » traduit le latin juridique « Fatum controversiae » [le destin de la confirmation étant la péroraison] ; ou « porter la charge ou le faix de l’evenement d’un procez9. »
25Si la langue classique conserve le sème d’attribution (l’événement en tant qu’il arrive à quelqu’un), elle prolonge surtout l’emploi du terme comme « issue » ou « résultat » : « Ils ne voulurent point attendre l’événement du siège » écrit La Rochefoucauld dans ses Mémoires. On peut y lire une continuation du caractère configurant attaché à l’événement, il demeure ce qui vient achever un processus, par exemple l’intrigue tragique : « Chaque vers, chaque mot court à l’événement » (Boileau, Art poétique, III).
26Cependant, sans doute sous la pression du modèle d’avènement, le mot commence à connaître un emploi inédit (au moins au singulier puisque cet emploi a été rencontré au pluriel chez Montaigne) ; il désigne aussi « ce qui se produit sans pouvoir être rattaché à une cause » :
Pour m’inspirer sur chaque événement, Apollon doit venir au premier mandement (Boileau, Épîtres, VI).
27On peut alors parler d’une triple stratification du mot qui demeure jusqu’au français moderne :
28– il s’articule à une forme de causalité : qu’il s’agisse du couronnement de cette causalité (c’est, par exemple, le « dénouement théâtral ») ou qu’il constitue une fondation de la causalité (c’est l’événement comme « condition de réalisation » en droit).
- 10 Molière, L'Étourdi, II, 10.
- 11 Ch. de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CXIII.
- 12 Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo, Cahiers de la Quinzaine, 1910.
Jamais, certes, jamais plus beau commencement
N’eut en si peu de temps si triste événement10.
[Mon procès] se jugera enfin au commencement de l’hiver... Ce n’est pas que je sois inquiète de l’événement : d’abord j’ai raison, tous mes avocats me l’assurent11.
L’événement était toujours le même. Ca finirait toujours mal. Par des péripéties de même forme on était toujours conduit à des catastrophes de même forme ; aux mêmes désastres12.
29Ce premier emploi, mentionné comme « vieilli » ou « littéraire » par les dictionnaires de langue moderne, en disparaissant peu à peu semble signifier la crise du point final des grandes narrations religieuses, littéraires, historiques, etc.
30– il impose une relation à un sujet : « ce qui arrive à quelqu’un » : le mot n’est plus seulement saisi dans sa relation à une causalité (qui brise ou qu’il conforte) mais dans son attribution à un sujet. De cet emploi, la langue porte trace à travers de nombreux syntagmes ou locutions parfois lexicalisées : « triste événement »/ « heureux événement » ; ambivalence où la situation sur la chaîne causale – la mort/la naissance – passe au second plan pour être représentée à travers la perception d’un sujet ; « événement qui arrive, échoit, advient » ; « être bousculé, pressé, débordé par les événements »…
31Le « grand événement » lui-même à travers cet emploi n’est pas situé comme historique par une Raison universelle abstraite et tyrannique mais une représentation attributive, responsable de ce qu’elle estime « grand » :
- 13 Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, II, 1918.
Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dîtes-vous, c’est un fait notable13.
32Je noterai, moi, le suffixe : l’événement n’est « grand » que par l’intervention interprétante d’un sujet.
33– il vient rompre par son caractère inattendu. C’est l’incident dramatique : on notera la parenté en entre « incident dramatique » et « dénouement » : le dénouement est d’abord une forme de discordance qui ne constitue un moment de configuration de l’intrigue que dans le temps rétrospectif second où le point final vient, selon le mode du jugement synthétique kantien qui vient placer un divers intuitif sous la règle d’un concept. Cette acception remarquable donnant naissance à la locution à tout événement, à toute éventualité.
34Sans étude statistique exhaustive, il est difficile de poser une hiérarchisation rigoureuse de ces trois strates sémantiques. On propose ici de suivre, à titre de jalons, trois éditions du Dictionnaire de l’Académie (1694, 1798, 1835) pour interroger l’évolution de la double disposition du terme (selon qu’il désigne un accomplissement, une mise en oeuvre causale, configurante ou qu’il propose l’idée de rupture, d’inattendu ; le sens d’attribution de l’action à un sujet étant un troisième terme dont il faudra aussi interpréter le rôle dans l’évolution sématique du mot).
169414
- 14 Pour une recension complète des notices du Dictionnaire de l’Académie française : Paris, Coignard, (...)
35La première entrée indiquée comme plus pertinente, mentionne « l’issue, le succès de quelque chose », « il ne faut pas juger des choses, des conseils par l’événement ». Le dictionnaire signale par ailleurs l’usage du terme pour dire « une aventure remarquable », « cette histoire est pleine de grands événements », « tous les événements de son règne sont miraculeux ». La notice s’achève sur l’idée de « surprise », de « trouble » comme si on devait voir un lien entre deux strates sémantiques : il y aurait inattendu dans la mesure où la surprise est perçue par une subjectivité. « Causer un sentiment de surprise, un trouble soudain qui contrarie ou qui satisfait ceux qui l’éprouvent. »
1798
36Cette édition utilise le même étagement hiérarchique mais augmente le nombre d’exemples pour la seconde entrée : « Cette tragédie, ce roman, sont pleins de grands événements, d’événements extraordinaires. »
1835
37L’édition de 1835 propose une notice beaucoup plus riche et un renversement de la hiérarchie des entrées : l’idée d’une « issue », le « succès bon ou mauvais de quelque chose » apparaît en troisième position. Neutralité remarquable de l’idée de dénouement comme si la position globale du terme faisait pression en direction de l’idée de rupture : « Cette affaire a eu un événement heureux » ; « l’événement n’en a pas été favorable. » Neutralité aussi dans la première entrée de la notice : « se dit en général de tout ce qui arrive dans le monde », « événement heureux, inattendu, étrange », « la mort du Prince est un grand événement », « le cours des événements », « le récit de cet événement ». Lorsqu’il s’agit de l’événement fictionnel, on peut observer un déplacement de l’idée de « dénouement » vers le sens de « péripétie » : « se dit particulièrement de tout incident remarquable dans un ouvrage dramatique », « les événements se pressent, se multiplient dans cet acte. »
38Ces quelques traces laissent penser qu’on assiste à une évolution de la structure sémantique issue du latin : le sens de « résultat » (qui marque l’accomplissement d’une forme de causalité) tend à s’effacer ; l’idée de surgissement, de rupture, tend à s’imposer. Parallèlement, le mot gagne aussi en neutralité, se bornant à dire « ce qui arrive », et recevant une spécification par les caractérisants syntaxiques : le pluriel qui connote le terme comme « incidents », l’adjectif « grand » qui introduit un degré dans l’estimation de l’événement et s’attache plus particulièrement à l’événement de l’historien ou que l’on voudrait reconnaître comme ayant droit de cité dans les narrations historiennes. Bref, on passe d’un usage du mot qui était défini, diversement il est vrai, à un terme qui réclame d’être pensé. L’événement devient une question.
39Pour explorer plus avant la disposition sémantique du mot événement et compléter le panorama historique proposé par les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie, on peut proposer d’autres sources. L’université de Caen a unifié en une base de données un ensemble de dictionnaires des synonymes qui recouvrent une période similaire à celle des différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie. On entend par synonyme non un terme ayant une propriété de substitution absolue mais relative à des contextes d’emploi où l’un et l’autre terme sont employés. Pour le substantif « événement », la base de données propose les résultats suivants : accident, action, affaire, aléa, avatar, aventure, calamité, cas, cataclysme, catastrophe, chose, circonstance, coïncidence, condition, contingence, contretemps, coup de théâtre, coup de tonnerre, date, dénouement, désastre, destin, drame, effet, épisode, épopée, époque, épreuve, éventualité, expérience, fait, fait divers, fête, fin, hasard, histoire, incident, intrigue, issue, malheur, manifestation, mésaventure, nouvelle, occasion, occurrence, odyssée, page, péripétie, perspective, prophétie, raccroc, rencontre, résultat, scandale, scène, succès, temps, tragédie, vicissitude. Ouf.
40Logorrhée qui impose une mise en ordre.
Structure du champ synonymique15
- 15 Se reporter au site de l’université de Caen, laboratoire CRISCO ; http://elsap1.unicaen.fr/cherche (...)
41Se rapportant à l’intrigue, aumuthos : coup de théâtre, dénouement, drame, issue, péripétie, rencontre, scène, épisode, épopée, épreuve, fin, incident, intrigue, tragédie, destin.
42On note une dualité de ce sous-champ : soit qu’il renvoie à l’intrigue complète, soit qu’il désigne les moments de l’intrigue.
43Se rapportant à l’éventuel : aléa, coïncidence, contingence, fait divers, occasion, vicissitude, accident, hasard.
44Se rapportant à l’action : accident, action, aventure, coup de tonnerre, date, expérience, fait, occurence, manifestation, résultat.
45Se rapportant à une rupture : calamité, cataclysme, catastrophe, contre-temps, désastre, malheur, mésaventure, scandale.
46Quelques remarques sur la disposition du champ synonymique :
- on y retrouve le hiatus entre événement qui ferme une causalité en l’accomplissant et l’événement qui vient rendre complexe l’intrigue en la rompant ;
- on constate la parenté entre le lexique de l’action et l’événement : l’événement serait en ce sens une des modalités de l’action ;
- on observe la forte proportion de synonymes se rapportant à l’idée de désordre, climatique, social, narratif, probabiliste etc.
47Le champ synonymique porterait donc une double dichotomie : entre l’accomplissement et la rupture ; entre la neutralité et le spectaculaire surgissement ; la première étant plutôt assignée de la période allant du latin classique au français classique ; la seconde (bien que conservant en dépôt les sèmes de la première) étant plutôt mise en œuvre du français classique au français actuel. De cette tendance, la création lexicale par dérivation semble porter trace :
48Éventuel, elle :
49Dérivé savant 1718 du latin eventus, « événement ».
50Le mot est d’abord attesté comme terme de droit, pour désigner les traités entre souverains, fondés sur un événement incertain ; il qualifie en droit moderne ce qui peut arriver si certaines conditions sont réalisées. En philosophie comme en grammaire, il est employé pour parler d’un événement qui peut ou non se produire. Quelque chose, donc, comme un incident dramatique, au moment où il se produit, perçu d’abord comme contingent puis repris comme nécessaire dans la synthèse opérée par le point final.
Éventualité
51Relevé en 1793 chez Beaumarchais, désigne le caractère de ce qui est possible, non certain et, absolument, 1865, des circonstances susceptibles de se produire.
52Si la locution « à toute éventualité », pour signifier « à tout hasard », a disparu en 1853, il en demeure un écho dans « parer à toute éventualité », « prévoir tous les événements qui peuvent s’opposer à un projet ».
53On peut par ailleurs signaler que les synonymes proposés par la base de données de l’université de Caen sont classés par fréquence d’emploi : les quatre occurrences les plus fréquentes sont : « accident », « aventure », « cas », « fait » ; soient les sèmes connexes de « rupture », de « subjectivité », de « neutralité » (« ce qui arrive »). Les substitutions synonymiques marginales sont nombreuses ; on peut néanmoins constater que les substantifs se rapportant soit à l’idée d’intrigue soit à l’idée de résultat sont majoritaires parmi ces synonymes marginaux.
54Terminons ce parcours en évoquant un exemple récent de néologie autour de mot « événement ». Cet exemple paraît être une interprétation vive de l’histoire du mot et une incitation à faire le saut épistémologique entre une philologie de l’événement et une pensée de l’événement.
55Le lexicologue laisse la place à l’interprète : il y a un lien et une tension entre les deux étymologies de référence d’événement, entre ex-venire et ad-venire. C’est ce lien qui crée un jeu dans l’histoire du mot événement, une oscillation, une polarisation à travers cette double ascendance. Les deux étymons sont mis en relation à travers trois points, trois sèmes :
- l’idée de destination portée par l’étymon latin, evenire alicui : ce sème est hétérogène à l’intérieur de la structure sémantique proposée par evenire puisque le verbe renvoie pour l’essentiel à l’idée causale d’issue, de résultat, d’effet en tant qu’il est rapporté à une cause ;
- l’idée de « surgissement », « d’inattendu » porté par les termes issus du préfixé latin ad-venire ;
- l’idée d’ouverture à l’avenir : un fait arrive qui ouvre à ce qui n’est pas encore accompli.
- 16 Claude Romano, L'Événement et le monde, PUF, 1998, coll. « Épiméthée ».
56On trouve une trace probante de cette disposition ou intersection sémantique dans le geste néologique de Claude Romano qui emprunte à la langue advenant pour le substantiver et le mettre en relation avec une théorie philosophique de l’événement. Ce geste rend lisible le lien des trois points précédents, la mise en relation donc dans le terme événement d’une double généalogie – ex-venire ; ad-venire. Pour Romano l’événement n’est inattendu, surprise, rupture que parce qu’il est destiné à… – il m’ouvre à l’idée d’éventuel, de possible, d’avenir. Laissons la parole à l’auteur qui éclaire sur ses choix lexicaux : « l’événement est pure mobilité » ; « le vocabulaire de l’ontologie classique ne pouvait satisfaire à la tâche de décrire cette “mouvance” » ; « c’est sans joie excessive et avec quelques réserves que nous avons osé le néologisme : l’advenant. Ce participe présent substantivé s’efforce de nommer davantage un processus en instance qu’une réalité constituée : moins un sujet au sens classique que des modes diversifiés de subjectivation par et à travers lesquels un “je” peut advenir, répondre de ce qui lui arrive à partir de ces noyaux de sens que sont pour lui les événements. Le terme présentait, en outre l’avantage d’appartenir à un réseau sémantique assez riche de notre langue : d’où le choix du mot “aventure” pour désigner ce que l’ontologie a coutume d’appeler “existence”, et du terme “éventualité” pour signifier non pas le possible contingent, qui pourrait ou non survenir, mais le sens proprement événemential de la possibilité. Tous ces vocables se raccordent à la même racine qu’ “événement”, “avènement”, “avenir”, “ avent ” : ils décrivent le mouvement d’une arrivée indissociable d’une transformation16 ».
57L’événement serait aujourd’hui difficilement réductible à une définition lexicale qui ne se donnerait pas pour fin de le penser. Le penser, c’est-à-dire considérer qu’il est d’abord une assertion ; comme « Jésus Christ » ne signifie pas « Jean Dupont » mais pose une affirmation pouvant être contestée (elle l’est d’ailleurs) : Jésus est le Christ – de même dire événement, c’est poser un noyau prédicatif à travers le substantif (pouvant donc être contesté, réclamant interprétation et échange d’arguments.). Le T.L.F. mentionne non-événement pour antonyme d’événement : or il ne s’agit pas ici d’une négation interne, préfixée, mais externe, prédicative (pouvant, contrairement au système discordantiel/forclusif ou à la négation de contenu im- du préfixe, servir de base unique à une phrase nominale en contexte interlocutoire : « non ! »). D’une certaine manière, cet indice conduit à penser que le terme événement joue sa signification de manière syntaxique ou même textuelle et qu’il tend à devenir un lieu sémantique où prendre position sur « ce qui arrive » : neutralité/attribution ; singularité/pluriel ; accomplissement/ rupture ; axiologie historique, « grand événement » / « événement faible » (Barthes). De là peut-être l’illusion d’une neutralité sémantique de l’événement dans ses emplois contemporains : en fait, cette neutralité (qui confond l’événement et le fait qui tous deux « arrivent ») est un évidement, elle traduit le lieu d’indétermination créé par ces hiatus, antithèses sémantiques, qui sont pourtant la structure et l’histoire du mot. L’événement est devenu une question. Devenu ? Voire.
58Pour ne pas quitter trop le terrain lexicographique, consultons une ultime notice qui tient, on le sait, de l’article informatif et de l’essai philosophique. Il s’agit de l’article « Événement » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
59L’Encyclopédie propose une entrée originale en développant longuement le sens médical de l’événement : il s’agit de l’issue, de l’aboutissement d’une maladie.
– ÉVENEMENT, eventus, (Medecine) ; ce terme est employé pour signifier la fin d’une maladie, l’issue qu’elle a, bonne ou mauvaise. Rien n’est plus nécessaire, & ne peut faire plus d’honneur à un medecin praticien, que de savoit prédire quel sera l’évenement dans une maladie ; car il est continuellement exposé à être interrogé à ce sujet : Prosper Alpin a donné une excellente doctrine sur l’art de prévoir & d’annoncer les évenemens des maladies, dans son livre de praesagienda vitâ & morte. La vie est une maniere d’être déterminée du corps humain ; la maladie est aussi un état déterminé de ce même corps, différent de celui qui constitue la santé, & contraire à la vie : la maladie tend à la mort : il se fait par la condition, qui établit la maladie, un changement dans le corps, tel qu’il est en conséquence absolument différent de l’état de santé ; ainsi le corps n’est pas disposé dans la maladie, comme il est en santé. Le medecin compare les forces de la vie, telle qu’elle existe encore après l’établissement de la maladie, avec celle de la maladie même ; & il juge par cette comparaison si la cause de la maladie sera supérieure à celle de la vie ou non, c’est-à-dire si la maladie se terminera par la mort ou par le retour de la santé, ou par une autre maladie, ou par la seule conservation de la vie, sans espérance de santé : les signes par lesquels le medecin connoît ce qui doit arriver dans les maladies, & la maniere dont elles doivent se terminer, sont appellés prognostics.
Voyez SIGNE, PROGNOSTIC. (d)
60Nous retrouvons ici, dans un contexte technique, le sens principal du latin evenire. Mais l’Encyclopédie mentionne aussi, à la rubrique « synonymes », le sens plus moderne :
– ÉVÉNEMENT, aventure, accident, (Synonym.) I. 868. b.
61Peut-être faut-il se porter à l’entrée « Grammaire » pour lire non une notice mais une interprétation du mot qui rend compte de l’éventail sémantique couvert et ouvert :
- 17 Nous soulignons.
– ÉVÉNEMENT, s. m. (Gram.) terme par lequel on désigne, ou la production, ou la fin, ou quelque circonstance remarquable & déterminée dans la durée de toutes les choses contingentes. Mais peut-être ce terme est-il un des radicaux de la langue : & servant à définir les autres termes, ne se peut-il définir lui-même ? Voyez l’article DICTIONNAIRE. Voyez aussi à l’article ENCYCLOPÉDIE, la manière de fixer la notion des termes radicaux17.
62Cet emploi de l’adjectif, un « mot radical », aujourd’hui vieilli, désigne « un mot qui dans une même langue désigne plusieurs autres mots », emploi qui renvoie à l’acception linguistique du radical comme ce qui fait « partie des éléments constituant la racine ». Un mot « radical » comme serait événement serait donc relatif à la racine des choses, à leur « essence ». En ce sens certainement, la philologie devient la philosophie lorsqu’elle est la conscience d’avoir entre les mains un mot si radical qu’il devient con-cept : outil pour se saisir du monde et le déployer autrement. Charge à la pensée de s’emparer de ce concept, consciente de la tension, de la polarité qui le structure et structure son usage : pris entre une ouverture surgissante au possible et la possibilité d’un avènement configuré.
Notes
1 Aliscans, publié par Claude Régnier, Paris, Champion, 1990.
2 Julyot, Élégie de la belle fille, cité par Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du xie au xvie siècle, Paris, 1884, réimpression, Kraus, Neudel, Liechtenstein, 1969.
3 Vauquelin, Art Poëtique, III, ibid.
4 Chrétien de Troyes, Yvain le chevalier au lion, cité par Tobler-Lommatzsch, Altfranzösiches Wörterbuch, Wiesbaden, 1955.
5 Gilles de Muisis, Poésies, cité par Tobler-Lommatzsch, Altfranzösiches Wörterbuch, Wiesbaden, 1955.
6 Pour une définition paradoxale de l’événement comme l’impossible actualisé mais ne cessant pas d’être impossible (i.e. irréductible), voir Jacques Derrida, « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement », Dire l'événement est-ce possible ?, Séminaire de Montréal, L’Harmattan, 2001, coll. « Esthétiques ».
7 Li Romans de Bauduin de Sebourc, 1360-70, cité par Tobler-Lommatzsch, Altfanzosiches Worterbuch, Wiesbaden, 1955.
8 Pour ces deux citations, Montaigne, Les Essais, Livre II, édition Pierre Villey, PUF, 1988, coll. « Quadrige ».
9 Jean Nicot, Thresor de la langue françoise tant ancienne que moderne, Paris, Dav. Douceur, 1606, réimpression fac simile, Fondation Polignac, Paris, Éditions A. et J. Picard et Cie, 1960.
10 Molière, L'Étourdi, II, 10.
11 Ch. de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CXIII.
12 Charles Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo, Cahiers de la Quinzaine, 1910.
13 Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, II, 1918.
14 Pour une recension complète des notices du Dictionnaire de l’Académie française : Paris, Coignard, 1694 ; Paris, Coignard, 1718 ; Paris, Coignard, 1740 ; Paris, Brunet, 1762 ; Paris, Smits, 1798 ; Paris, Firmin-Didot, 1835 ; Paris, Firmin-Didot, 1878 ; Paris, Hachette, 1932-5.
15 Se reporter au site de l’université de Caen, laboratoire CRISCO ; http://elsap1.unicaen.fr/cherches.html. Le corpus est établi à partir de la base de données de l’Institut national de la langue française à partir d’un florilège de dictionnaires des synonymes ; Bailly, Benac, Du Chazaud, Guizot, Lafaye, Larousse et Robert.
16 Claude Romano, L'Événement et le monde, PUF, 1998, coll. « Épiméthée ».
17 Nous soulignons.
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