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Que m'arrive-t-il ?

 | 
Philippe Corno
, 
Emmanuel Boisset

Introduction

Emmanuel Boisset et Philippe Corno

Texte intégral

1Les articles réunis dans ce volume sont issus du colloque « Littérature et Événement » qui s’est tenu à l’université Rennes 2 – Haute-Bretagne en mars 2004. Les champs de réflexion abordés sont conceptuellement riches, historiquement variés, épistémologiquement différents. Ce colloque a choisi de faire coexister des champs critiques et des corpus ordinairement disjoints. Cette décision repose sur deux convictions. D’abord, l’idée que si la littérature et les notions qui lui sont ordinairement associées (auteur, texte, signature, lectorat, écriture etc.) ont considérablement varié au cours de l’Histoire (la relativement courte Histoire abordée ici puisqu’elle va du Moyen Âge au xxe siècle), cette mobilité du concept de littérature, loin d’en détruire la consistance est sa détermination propre. Elle le détermine comme un discours mobile qui n’en termine jamais de se cristalliser différemment, qui n’existe que dans des postures continuellement négociées, dans un « entretien infini » où nous mettons en jeu ce que nous sommes. La réflexion collective que l’on va lire est animée par la certitude que la littérature doit être un des lieux où se joue une entente préalable, c’est-à-dire la confiance en notre capacité à viser un horizon commun, un des lieux où s’éprouve une éthique de la discussion. Un tel dialogue devait s’autoriser d’une seconde condition, afin de ne pas tomber dans ce travers régulièrement dénoncé d’une critique qui croit engendrer des concepts et qui ne reflète que la situation locale et historique du champ littéraire : il s’agissait de faire l’épreuve et l’effort d’un travail critique de l’extériorité, un travail visant l’œuvre littéraire à travers un prisme qui lui était hétéro- nome. L’événement s’offrait comme l’instrument d’une telle méthode. Le concept paraît disposer de deux qualités épismémologiques remarquables : sa longévité dans l’histoire des idées impose une critique fondée sur la nuance et la diversité ; son anarchie conceptuelle n’en fait pas le cheval de Troie disciplinaire d’un discours particulier dans l’espace critique. Au contraire, il ouvre la critique littéraire sur d’autres discours – puisqu’il est mobilisé à la fois par l’historien, le sociologue ou le philosophe – mais surtout lui rend nécessaire l’explicitation, la légitimation de ces complicités de voisinage. Il y a peut-être là un horizon ou une utopie de remembrement des champs de savoir, un désir ou une mémoire de ce qu’était la Rhétorique lorsqu’elle irriguait comme un fleuve divers, puissant et fertile les territoires de l’Éthique, de la Poétique et de la Politique. C’est avec la pleine conscience du destin parfois amer ou étiolé, du destin de « peau de chagrin », de l’antienne rhétorique, repliée sur elle-même, ses taxinomies et l’infinie monotonie de ses figures que nous avons voulu vivifier notre critique du texte et du fait littéraire à la source de l’Événement – souhaitant engager un dialogue avec l’historiographie ou la philosophie à travers un concept commun, espérant aussi faire entendre notre expérience de l’événement comme discours, comme objet ou processus qui laisse sa trace, se dépose, dans et par le langage, singulièrement dans les productions littéraires.

  • 1 Jean-Pierre Faye, La Philosophie désormais, Paris, Armand Colin, 2003, p. 103.

2Cette courte préface ne vise en rien à imposer une modalité spécifique de la relation littérature/événement, non plus à en lister les combinatoires. Pas plus d’ailleurs que les trois pôles problématiques autour desquels se structure ce recueil ne constituent des catégories hermétiques dans lesquels la problématique de ce colloque se penserait selon des perspectives exclusives les unes des autres. Apparues progressivement au cours de la réflexion commune, dans le miroitement des pensées de chacun, les trois directions ici suivies sont autant d’invitations à sortir des chemins balisés. Certaines interventions se révèlent sans doute susceptibles de graviter autour de plusieurs de ces pôles dont les forces d’attraction, en quelque sorte, se superposent. À charge pour le lecteur de naviguer de l’un à l’autre pour en faire vivre le dynamisme. On constatera alors (voir étude sémantique du terme) combien l’événement recèle les qualités plastiques d’un concept dense (l’articulation de l’un et du multiple, la confrontation du Même et de l’Autre), la richesse historique d’une notion résistante (il est l’irréductible historique que le discours historiographique vise à réduire en l’expliquant et à intensifier en le comprenant), la mobilité de ce que Jean-Pierre Faye nomme « transformat1 », un « point ouvert », la « transformation du racontable en conceptuel », et dirions-nous la possibilité du conceptuel à s’éprouver comme ce qui est racontable.

  • 2 Xavier Bourdenet, dans ce volume.

3La première partie du recueil explore la question de l’événement dans l’Histoire, des discours littéraires qui s’y nouent. Si l’événement guerrier est ici le paradigme dominant, les discours littéraires sont abordés dans leur diversité générique. Les auteurs montrent tous que la littérature fait surgir les tensions qui travaillent le concept d’événement historique : dans sa réception et sa capacité à fédérer ou non une génération d’écrivains, dans son axiologie, en interrogeant la possibilité pour un événement de manifester une exemplarité, en montrant la capacité de l’œuvre littéraire à donner voix à l’archaïque de l’Histoire, en soulignant le jeu difficile de la mémoire et de l’oubli en question dans l’écriture commémorative, enfin en questionnant l’idée d’événement historique en mettant en cause la cohérence et la substance de l’idée de réalité. Et de nous permettre de découvrir que l’événement n’est peut-être jamais là où on l’attend ou n’est pas celui que l’on croit, que derrière la mise en mots de la guerre, du combat ou de la destruction, la représentation littéraire ne mime pas servilement le discours historien, qu’elle nous dit toujours autre chose. Que la littérature travaille les représentations dominantes ou qu’elle s’en écarte résolument, les écrivains ici présentés ont tous en commun une même volonté de creuser ce « complexe sémantique2 » qu’est l’événement afin d’en interroger les conditions d’existence : en trompe-l’œil, nié, remémoré, brouillé, interrogé ou réactualisé, il apparaît toujours comme une question lancée à l’homme, au lecteur, sur sa place dans le monde et sur son devenir, voire sur la possibilité même de ce devenir.

4Le deuxième moment de cette enquête fait le pari de la puissance heuristique de la notion d’événement pour disposer autrement l’espace littéraire dont elle interroge les conditions d’intelligibilité. Faisant fi des frontières de la périodisation, des territoires critiques et mêmes disciplinaires, il s’efforce de mobiliser l’événement comme notion de critique littéraire, cela en plusieurs sens : comme point de convergence entre Histoire et Art à travers l’événement théâtral où la littérature joue un rôle constituant dans la fabrique de l’Histoire, comme événement de lecture dans la réception où l’événement ouvre à la fois sur une herméneutique et une phénoménologie de la lecture, comme lieu de questionnement générique au carrefour des discours historiographiques et littéraires. Force est de constater que la notion d’événement est un instrument puissant pour remettre en question de ce qui nous est parfois trop familier, de ce qui nous semble, à ce titre, trop évident.

5Enfin, la réflexion se porte sur les liens possibles entre une poétique, une écriture et le concept d’événement : dévoilement du monstrueux, itérabilité visant à l’annulation de l’Histoire, discours d’une onto-théologie censée offrir un accès privilégié à l’Être, coïncidence surréaliste, singularité circonstancielle hissée par l’effort d’une écriture au rang d’événement exemplaire. Ce troisième temps semble montrer, par la diversité des poétiques envisagées et l’hétérogénéité des acceptions de l’événement, une impossibilité à saisir une articulation générale entre poétique et événement. En réalité, le fractionnement des pratiques artistiques exprime une poétique de l’individuation : lorsqu’un créateur fait de l’événement un soubassement de sa poétique, l’événement cesse d’être ce qui arrive, pour exhiber l’événementialité de ce qui m’arrive.

6Ce parcours est ponctué par trois assertions fortes : en tant qu’elle a affaire à l’événement historique, la littérature fait jouer la compréhension contre l’explication, mettant en jeu et en scène son propre processus herméneutique, révélant sa capacité à proposer une alternative à la lecture historienne de l’Histoire ; en tant que notion critique, l’événement invite à considérer la littérature comme processus de constitution et de réception d’un point de vue, l’événement n’y est pas tant ce que je lis mais ce que je reçois ; en tant que clef de voûte d’une poétique, l’événement tend à incarner une forme de résistance à la légalité historique, à manifester la capacité de l’œuvre littéraire à demeurer au plus près du singulier.

Notes

1 Jean-Pierre Faye, La Philosophie désormais, Paris, Armand Colin, 2003, p. 103.

2 Xavier Bourdenet, dans ce volume.

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