Version classiqueVersion mobile

Du Brésil à l'Atlantique

 | 
Laurent Vidal
, 
Didier Poton

Deuxième partie. Histoires atlantiques

Un crucifié sur la route portugaise des Indes : le fort Jésus à Mombasa

Nicolas Faucherre

Texte intégral

1Le fort Jésus à Mombasa (1593) est très certainement le monument historique le plus important du Kenya, tant pour son histoire mouvementée – ses prises successives par les belligérants étant toujours le prélude à l’occupation du territoire, jusqu’à en faire aujourd’hui un symbole de cohésion nationale – que pour son architecture, apothéose d’un certain maniérisme à la Renaissance avant de constituer désormais l’Arc de Triomphe du Kenya. En 1958-1960, sa fouille et sa restauration, grâce à la fondation Gulbenkian, ont mis en valeur une extraordinaire collection d’artefacts en céramique – non seulement swahilis, mais chinois, perses, indiens, anglais, portugais – et 63 canons de toutes époques et de toutes provenances, désormais présentés sur place, qui racontent le monde !

2Jadis comptoir carrefour des routes de l’Europe atlantique vers l’Inde et la mer Rouge, le fort occupe le flanc nord de l’île de Mombasa, prise entre deux bras de rivière au bord de l’océan Indien. Il contrôlait ainsi le chenal d’accès au port et la vieille ville swahilie créée derrière lui et avec lui.

3Si on se réfère aux travaux du spécialiste de la fortification coloniale portugaise Rafael Moreira, le concepteur milanais de la forteresse – Giovanni Batista Cairati, ou João Baptista Cairato, ingénieur majeur de l’Estado da Índia portugais après avoir fondé à Milan le Collegio degli Architetti, école municipale du Génie (1563) – n’est très vraisemblablement jamais venu à Mombasa ; il se serait contenté de faire les dessins du fort à réaliser et de les envoyer au maître d’œuvre sur place. En 1593, il était revenu à Goa d’une longue mission le long du détroit de Malacca jusqu’à Singapour, vieilli, très fatigué et malade, et avait obtenu du roi Philippe II d’Espagne (Ier du Portugal) la faveur d’être remplacé et de pouvoir rentrer chez lui en Italie ; mais il est mort à Goa en 1596, peu de jours avant de s’embarquer pour le voyage de retour.

4Bâtie d’un seul jet pour éviter une réoccupation turque, la forteresse a pleinement rempli son rôle au cours de l’histoire : elle ne fut définitivement occupée par les musulmans, dans la poussée maritime du sultanat d’Oman, qu’en 1728, puis prise par les Anglais au sultan de Zanzibar qu’en 1885.

5L’originalité du fort Jésus tient essentiellement à son parti général. Comme le signalent ses monographes (Ch. Boxer et Carlos de Azevedo, puis J. Kirkman), son plan adopte en effet une forme humaine, telle l’image, inspirée d’une gravure du traité de Pietro Cataneo (I quattro primi libri…, Venise, 1554), d’un soldat qui protège/menace la ville et en même temps regarde vers l’embouchure d’où viendra l’ennemi. Moreira ne signale qu’un seul autre exemple d’un tel anthropomorphisme dans l’architecture militaire : le fort des Rois Mages (1598) à Natal, au nord-est du Brésil.

6Mais, étant fondé par des membres éminents de l’ordre du Christ pour résister à l’expansion de l’Islam en Afrique, il est permis de voir dans le plan du fort l’image même du Christ martyr, la porte percée de façon un peu archaïsante dans le flanc d’un bastion évoquant la plaie par la lance à l’aine, et l’inexplicable décentrement par rapport au trait de côte de l’ouvrage d’axe, exactement orienté est-sud-est comme il se doit, l’inclinatio capite, la tête penchant à gauche du Christ mort sur la croix.

7Nonobstant, ce déterminisme maniériste de l’enveloppe générale n’ôte rien à l’intelligence conceptuelle des tracés, la forme générale s’adaptant parfaitement à la configuration de l’assiette, front d’attaque à l’ouest et porte couverts par des bastions à orillons très étirés, batterie de tête encadrée par deux quarts de tours offrant des feux divergents sur la passe, bastions et courtines casematés sur les fronts défilés, remparés face aux attaques putatives.

8Au-delà de ce trait essentiel, il convient de souligner l’homogénéité des espaces internes, admirablement fusionnés et hiérarchisés autour d’une vaste cour desservant salles et tunnels conduisant aux casemates des bastions. Si la mise en œuvre de corail enduit peut parfois paraître pauvre, le fort a conservé beaucoup de détails natifs particulièrement signifiants, tels que les guérites en retrait des escarpes, les socles de mats pour drapeaux en parapet au-dessus de la porte, les têtes de clous très saillantes (anti-éléphant ?) sur les vantaux de porte.

9Par ailleurs, il convient de mettre en avant également les valeurs urbanistiques du monument, pleinement intégré en cœur de ville ; sa porte principale donne directement sur une belle place centrale où se tient le marché et ouvre sur la rue principale, la « Vasco da Gama Street », à côté du Mombaza Club, grande maison en bois de la fin du XIXe siècle. Il fut en effet bâti contigu à la ville indigène, exerçant un pouvoir d’attraction tel qu’il a attiré à lui la ville dans laquelle il a fini par être absorbé ! Toutes les autres grandes forteresses portugaises (Diu, Bahrein, Ormuz) se trouvent à l’écart de la ville, soit associées à une « ville de Blancs », qui ici n’a jamais existé, soit entourées d’un désert.

10Au sein de la famille des forts portugais d’Afrique (San Sebastiao du Mozambique, San Jorge d’Elmina au Ghana, James de Gambie), tous inscrits au patrimoine mondial, la valeur conceptuelle du fort Jésus de Mombasa n’a d’égal que l’enceinte de Mazagan (1540) au Maroc (El Jadida). Au sein de la fortification portugaise contemporaine, si Ormuz, Bahreïn et les forts du Brésil ne supportent pas la comparaison, le fort San Filipe de Setubal et celui de Goa sont de conception et d’exécution supérieures.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search