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S’adapter à la mer

 | 
Frédérique Laget
, 
Alexis Vrignon

Introduction

Alexis Vrignon

Texte intégral

  • 1 Acerra M., Mercier D., « Introduction », in Acerra M., Mercier D., Xynthia, une tragédie prévisibl (...)
  • 2 Outre le numéro spécial de la revue Place Publique, citons Garnier E., Surville F. (dir.), La temp (...)

1Le 28 février 2010, la tempête Xynthia s’abat sur les côtes charentaises et vendéennes et provoque un phénomène de submersion marine qui entraîne la mort de 47 personnes1. Aux côtés des pouvoirs publics et des ingénieurs, les chercheurs en sciences humaines se sont efforcés d’apporter leur contribution à la compréhension de l’événement et à la recherche de solutions dans l’aménagement des espaces littoraux2.

  • 3 Acerra M., Sauzeau T., « Zones construites, zones désertes sur le littoral atlantique. Les leçons (...)
  • 4 Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 84.

2En soulignant l’oubli du rôle des digues et la sous-estimation du danger des épisodes de submersion marine, les historiens ont ainsi été amenés à rappeler que d’autres rapports entre le milieu et la population avaient existé au fil des temps3. Cet aller-retour entre les événements les plus contemporains et les périodes plus anciennes illustrent un phénomène déjà observé par Antoine Prost : le renouvellement des problématiques des historiens provient en partie des questions qui leur sont posées par les sociétés contemporaines4.

3C’est dans cette perspective que s’est tenue le 11 avril 2013 à Nantes une journée d’études intitulée « S’adapter à la mer. Du Moyen Âge à l’époque contemporaine » organisée conjointement par le Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA) et le Réseau des Chercheurs en Histoire Environnementale (RUCHE) avec le soutien de l’Institut Mer et Littoral. Les articles qui constituent cet ouvrage en sont issus et s’interrogent sur les relations des sociétés à cet espace spécifique pour des périodes et des lieux variés.

  • 5 Locher F., Quenet G., « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouvea (...)
  • 6 Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  • 7 Latour B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découvert (...)

4Sous une forme ou une autre, ces articles participent à l’éclosion de l’histoire environnementale qui postule que les complexes relations entretenues entre l’homme et l’environnement sont essentielles pour comprendre l’évolution des sociétés5. Les travaux récents, tant le domaine de l’anthropologie6 que de la philosophie7, ont en effet démontré les insuffisances d’une vision des relations de l’homme à la nature envisagée sous l’angle de la domination de l’un sur l’autre ou résumée à une stricte séparation des deux notions.

  • 8 Ibid.
  • 9 Massard-guilbaud G., « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement », Le Mouvement soci (...)
  • 10 Massard-guilbaud G., Mosley S., « Breaking Down Borders : Integrating the Social and Environmental (...)

5Aux États-Unis, c’est à partir des années 1960 que des chercheurs, tels Roderick Nash ou Donald Worster, entendent faire entrer dans l’histoire des éléments qui, à leurs yeux, auraient été jusqu’à présent systématiquement oubliés : la terre et les écosystèmes8. En France, c’est par le prisme de la notion de « milieu » dans une perspective très influencée par la géographie que les historiens commencent leurs premiers travaux9. À partir des années 1990, ces deux traditions se sont mêlées dans une démarche qui affirme que le social et l’environnemental sont pour l’historien des territoires communs qu’il se doit de parcourir également10.

  • 11 Mathis C. -F., In Nature we Trust. Le paysage anglais à l’ère industrielle, Paris, PUPS, 2010.
  • 12 Massard-guilbaud G., Rodger R. (ed.), Environmental and Social Justice in the City. Historical Per (...)

6En tant que telle, l’histoire environnementale ne s’intéresse donc pas uniquement à la protection de la nature ou l’épuisement des ressources ; son champ d’investigation est beaucoup plus vaste et peut recouvrir trois grands domaines. D’une part, la pollution, l’aménagement du territoire, l’histoire des réseaux techniques et plus globalement la dimension économique et matérielle de l’action de l’homme sur son environnement sont des objets d’étude privilégiés. D’autre part, les historiens s’intéressent aux enjeux culturels de cette relation, interrogeant par exemple le rôle des paysages dans la construction des identités11. Enfin, l’histoire environnementale se penche sur les implications politiques de ces enjeux, qu’il s’agisse de la protection de la nature, des modes de régulation des nuisances ou encore de la question des inégalités et de la justice environnementales12.

7L’histoire environnementale est un champ de recherche relativement récent en France et de nombreuses pistes de recherche s’annoncent d’ores et déjà fructueuses. Elle se place également dans la continuité de réflexions plus anciennes proposées par l’histoire rurale, de l’histoire des techniques ou encore, et c’est l’objet de cet ouvrage, de l’histoire des littoraux. La mer et les territoires littoraux constituent en effet un espace privilégié pour une telle approche tant ils suscitent des représentations et des pratiques variées au sein des sociétés. Tout à la fois immense espace que l’homme ne peut embrasser d’un seul regard mais qu’il a appris à parcourir, un environnement parfois hostile et terrifiant qu’il a appris à apprécier, la mer et les littoraux constituent également une somme de paysages en constante évolution. Un environnement donné apparaît bien comme le résultat d’adaptations réciproques, dans une logique d’interdépendance, des écosystèmes et des sociétés qui vivent à leur contact.

8Ainsi envisagés, la mer et les littoraux ne sont donc pas seulement la scène sur laquelle les hommes et les sociétés vivent et agissent mais bien un facteur fondamental qui contribue à la construction même de ces sociétés. L’article de Gérard Le Bouëdec, « Les interfaces littorales et maritimes : évolution de la recherche », est d’ailleurs l’occasion de revenir sur cette historiographie et d’en mesurer la richesse. Sans volonté d’annexion ou de négation, les chercheurs qui se revendiquent de l’histoire environnementale se placent dans la continuité de ces héritages et de ces traditions historiographiques spécifiques, qu’ils entendent prolonger et renouveler. Les différentes contributions de cet ouvrage suggèrent quelques pistes.

L’IMPACT ANTHROPIQUE

  • 13 Corvisier J. -N., Les Grecs et la mer, Paris, Les Belles Lettres, 2008 ; Mollat M., La Vie quotidi (...)
  • 14 Corbin A., Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Aubier, 198 (...)
  • 15 Locher F., Quenet G., « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouvea (...)

9D’une manière générale, l’analyse sur la longue durée des relations entretenues par les sociétés littorales avec le milieu marin reste encore un domaine de recherche qu’il convient d’approfondir. En histoire, les sociétés côtières ont fait l’objet de plusieurs études portant aussi bien sur la période moderne que sur les périodes antique et médiévale, mais qui s’intéressaient pour l’essentiel à la sociologie des rivages ou bien à leur dimension politique13. En histoire contemporaine, Alain Corbin a tenté, en s’intéressant au « territoire du vide » que représente la plage entre 1750 et 1850, de dresser un panorama des sensibilités aux littoraux et de l’émergence du tourisme balnéaire14. Mais à bien des égards, il reste à mesurer l’impact des activités anthropiques sur les écosystèmes marins côtiers sans pour autant se cantonner à une vision uniquement négative de cette action. À ses débuts aux États-Unis, l’histoire environnementale s’apparente largement à un récit du déclin environnemental se concentrant sur la dénonciation des pratiques prédatrices des sociétés : où qu’il pose son regard, où qu’il s’installe, l’homme perturberait les équilibres, pillerait les ressources sans souci des générations à venir15. Cette approche, qui n’est pas toujours dénuée de fondements, est maintenant délaissée au profit d’une perspective plus large et moins unilatérale.

  • 16 Faget D., Marseille et la mer, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 15.

10Aborder la question des relations des sociétés littorales à la mer par la notion d’impact permet d’apprendre beaucoup sur les techniques de pêche, sur les modifications apportées à l’espace infralittoral par les pollutions urbaines et industrielles (par exemple dans les ports pétroliers normands étudiés par Morgan Le Dez) ou sur les usages alimentaires que font les populations des ressources halieutiques16. C’est donc toute une histoire matérielle, symbolique et politique que l’on peut aborder, notamment autour de la notion de conflit d’usage. Gérard Le Bouëdec et Thierry Sauzeau le mettent bien en évidence dans leurs articles en détaillant l’articulation entre arrière-pays et avantpays, la gestion de la ressource locale (huître, homard ou autres) et l’usage qui en est fait.

DURABILITÉ DES USAGES ET TRAGÉDIES DES COMMUNS

  • 17 Locher F., « Les pâturages de la guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Re (...)

11La question des impacts des activités humaines, outre qu’elle fournit une clé heuristique intéressante pour comprendre les sociétés littorales, ouvre la voie à une série de réflexions autour de la durabilité des pratiques d’exploitation des ressources littorales. Sur ce point, la querelle autour de la « tragédie des communs » fournit de précieux points de repère17.

  • 18 Hardin G., « The Tragedy of the Commons », Science, décembre 1968, n° 162, p. 1243-1248.

12En 1968, Garrett Hardin publie dans Science un article fameux intitulé « The Tragedy of the Commons »18 ; il y postule que lorsqu’une communauté a un accès libre et gratuit à une ressource partagée, il s’ensuit des pratiques prédatrices car chaque exploitant est soucieux de son propre intérêt et cherche à maximiser son propre rendement, que ce soit en faisant paître ses bêtes au risque d’épuiser le sol ou en pêchant des poissons jusqu’à provoquer l’extinction de la ressource, sans se soucier outre mesure de la manière dont agissent ses voisins. Hardin fait d’ailleurs référence aux baleines et aux espèces de poissons parvenues presque à extinction au nom de la liberté des mers. Ces pratiques conduisent alors à l’épuisement rapide de la ressource, sans souci de durabilité. Dès lors, pour Hardin, seule la propriété privée associée à une limitation drastique de la démographie peut constituer un rempart contre les usages non durables d’un espace et l’épuisement final des ressources.

  • 19 Ostrom E., Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, (...)

13À l’inverse, Elinor Ostrom considère que les communautés peuvent mettre en place des modes de régulation très divers, adaptés aux conditions locales, reposant sur des capacités autorégulatrices spécifiques19. Selon elle, dans la mesure où une communauté est en mesure de décider de qui exploite les ressources, selon quelles modalités et à quel rythme, elle sera capable d’en faire un usage durable. Elinor Ostrom prend ainsi l’exemple de la pêche au homard dans le Maine qui fait face dans les premières décennies du XXe siècle à un épuisement des ressources. L’État fédéral encourage alors la mise en place de réglementations spécifiques reposant sur les décisions de conseils locaux. Ces derniers n’ont pas cherché à réguler la quantité des prises – ce qui serait illusoire – mais la période de pêche et les méthodes utilisées en interdisant certaines pratiques jugées trop efficaces et susceptibles, dans certains cas précis et identifiés, de mettre en danger la ressource. De fait, dès la fin des années 1930, les ressources remontent.

  • 20 Locher F., « Les pâturages de la guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Re (...)

14Tant les positions d’Hardin que celles d’Ostrom ont été critiquées et remises en cause par des études empiriques20. Elles n’en fournissent pas moins des points de repères utiles pour des investigations plus poussées sur les modes de régulation d’accès à la ressource et d’utilisation de l’environnement.

15Dans la mesure où les sociétés littorales vivent dans une relation quotidienne avec l’élément marin dont elles tirent bien souvent leur subsistance (pêche, tourisme…), cette position spécifique induit-elle une réflexivité spécifique à l’égard de cet environnement, de ses transformations voire de sa dégradation ? Au contraire, les sociétés littorales, parce qu’elles ont accès à une ressource pour laquelle le droit de propriété pose souvent problème, sont-elles amenées à adopter des pratiques prédatrices qui obligent à la mise en place d’autres modes de régulation (par l’État ou par la privatisation de la ressource) ? Les articles de Jean-Luc Sarrazin et d’Elsa Devienne s’intègrent dans ces questionnements en étudiant aussi bien la notion de juridiction (pour le Moyen Âge) ou l’impact d’associations de protection (pour la Californie contemporaine) en ce qui concerne les littoraux.

Notes

1 Acerra M., Mercier D., « Introduction », in Acerra M., Mercier D., Xynthia, une tragédie prévisible, Nantes, Place Publique, numéro spécial, 2011, p. 5.

2 Outre le numéro spécial de la revue Place Publique, citons Garnier E., Surville F. (dir.), La tempête Xynthia face à l’histoire : submersion et tsunamis sur les littoraux français du Moyen Âge à nos jours. Exemple du littoral aunisien et de ses prolongements d’entre Loire et Gironde, Saintes, Croît vif, 2010, ou encore Mercier D. (dir.), Xynthia. Regards de la géographie, du droit et de l’histoire, Norois : environnement, aménagement, société, 2012/1, n° 222.

3 Acerra M., Sauzeau T., « Zones construites, zones désertes sur le littoral atlantique. Les leçons du passé », Norois, 2012/1, n° 222, p. 104.

4 Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 84.

5 Locher F., Quenet G., « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2009/4, n° 59, p. 8.

6 Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

7 Latour B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997. Larrère C. et R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubier, 1997.

8 Ibid.

9 Massard-guilbaud G., « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement », Le Mouvement social, 2002/3, n° 200, p. 65.

10 Massard-guilbaud G., Mosley S., « Breaking Down Borders : Integrating the Social and Environmental in History », in Massard-guilbaud G., Mosley S. (ed.), Common Ground : Integrating the Social and Environmental in History, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 1.

11 Mathis C. -F., In Nature we Trust. Le paysage anglais à l’ère industrielle, Paris, PUPS, 2010.

12 Massard-guilbaud G., Rodger R. (ed.), Environmental and Social Justice in the City. Historical Perspectives, Isle of Harris, White Horse Press, 2011.

13 Corvisier J. -N., Les Grecs et la mer, Paris, Les Belles Lettres, 2008 ; Mollat M., La Vie quotidienne des gens de mer en Atlantique (IXe-XVIe siècle), Paris, Hachette, 1983 ; Cassard J. -C., Les Bretons et la mer au Moyen Âge, des origines au milieu du XIVe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998 ; Cabantous A., Dix mille marins face à l’Océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux XVIIe et XVIIIe siècles (vers 1660-1794) : étude sociale, Paris, Publisud, 1991 ; Id., Les Côtes barbares. Pilleurs d’épaves et sociétés littorales en France (1680-1830), Paris, Fayard, 1993 ; Id., Les Citoyens du large. Les identités maritimes en France (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Aubier, 1995.

14 Corbin A., Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Aubier, 1988.

15 Locher F., Quenet G., « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », op. cit., p. 9.

16 Faget D., Marseille et la mer, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 15.

17 Locher F., « Les pâturages de la guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2013/1, n° 60, p. 7 sqq.

18 Hardin G., « The Tragedy of the Commons », Science, décembre 1968, n° 162, p. 1243-1248.

19 Ostrom E., Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

20 Locher F., « Les pâturages de la guerre froide : Garrett Hardin et la “tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2013/1, n° 60, p. 7 sqq.

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