Version classiqueVersion mobile

Vies de cadres

 | 
Éric Roussel

Première partie. Des cadres au travail

Chapitre III. Les métamorphoses des figures du pouvoir

Texte intégral

1Les visages de l’autorité se transforment au gré des évolutions sociétales. Pourtant, à travers eux, quelque chose de l’ordre du semblable se dilue, qui touche à la diffusion et à l’accomplissement du pouvoir. Là où le système taylorien était parvenu à transférer le savoir ouvrier au cœur du système technique, dépossédant les uns, renforçant le contrôle des autres, là où l’importance de leur valeur se mesurait par les distances qui séparaient les cadres de ceux qui étaient placés sous leur responsabilité, là où la structuration de l’espace de la production semblait fonder en nature les socles de l’exercice de l’autorité, les restructurations des modes de production ont appelé à la disparition de ces distances physiques et mentales au profit d’une conciliation entre collaborateurs supposés engagés dans un objectif commun. Annonçant le présent qui nous occupe, la fin des années soixante marque l’apothéose d’un mouvement social qui, soucieux de recouvrer une autonomie au travail, et tout aussi désireux de rejeter en bloc les principes hiérarchiques qui participent à la structuration des modes d’organisation dans les entreprises (et ailleurs), a stigmatisé l’affaiblissement d’un degré d’acceptation de l’autorité et de son exercice (refus de commander mais aussi de l’être, et ce particulièrement chez les jeunes qualifiés et diplômés). Nombre des revendications qui se condensent de façon archétypale dans les événements de Mai 68 seront entendues… mais aussi, digérées. Cherchant à mettre en mots l’ajustement des hommes aux évolutions des procès de production, la littérature managériale les reprendra à son compte. Celle-là même qui définit les contenus, les contours et les modalités de mise en œuvre des nouvelles figures de l’autorité, effacera de son vocabulaire les termes pouvant évoquer directement (ou pas) la notion de pouvoir ; la recomposition des visages de l’autorité à laquelle on assiste pose la question de savoir comment l’on peut commander son semblable ! Cette disparition – toute nominale – est contemporaine d’un déplacement de la cible du contrôle. Celui-ci ne semble plus opérer directement sur les individus, mais il les appelle, tous, à devenir les sujets-objets d’un contrôle sur eux-mêmes ; on glisse d’une emprise sur les corps à une emprise sur le psychisme et l’imaginaire.

2Dans ces circonstances, ce qui constituait le plus grand dénominateur commun à l’identité catégorielle des cadres, à savoir sa fonction d’encadrement, fut progressivement appelé à se transformer. Très schématiquement, on pourrait dire que cette métamorphose emprunta un passage de l’autoritaire autorisé à la recherche d’adhésion par influence. La force, mais aussi l’arbitraire, semblèrent laisser le pas à la souplesse et au consentement. On ne demandera plus « au cadre » de se rapporter à l’Autre dans une relation verticale à sens unique, mais bien plutôt, d’accompagner, dans l’horizontalité, des individus autonomes, d’animer des équipes et de faire adhérer des collaborateurs à des projets. C’est dans ces conditions que les catalyseurs, coachs, leaders et animateurs etc. feront leur entrée sur la scène du monde du travail. Ainsi, en appelant à une transformation des visages de l’autorité, ces nouvelles orientations n’ont pas seulement sollicité « le cadre » à se recomposer de l’intérieur (en se muant en coach, par exemple), elles lui ont aussi imposé de modifier ses relations aux autres. Inséparablement intérieure et extérieure, la convocation au changement affecte doublement l’identité – relationnelle – catégorielle des cadres.

  • 1 Les producteurs de littérature managériale se comportent parfois comme les tisserands du fameux co (...)
  • 2 « Elle désigne le fait que les catégories juridiques les plus abstraites sont capables de faire na (...)

3Mais avant de nous pencher sur les effets que peuvent avoir sur les cadres ces métamorphoses des figures de l’autorité, on voudrait prendre soin d’éviter de tomber dans les pièges du nominalisme. Y succomber reviendrait à considérer que les mots détiennent un pouvoir en eux-mêmes, pouvoir susceptible de transformer mécaniquement ceux qu’ils habillent1. Par les seules vertus de la nomination, les individus pourraient être métamorphosés dans leur intériorité. Ce tour de force théorique n’est possible qu’à condition de faire fi des caractéristiques des deux protagonistes d’une relation sociale (l’émetteur et le récepteur) et, avec eux, des contextes qui les englobent. Seule cette abstraction permet de penser que les mots renferment des propriétés intrinsèques. Mais les mots ne sont pas non plus sans exercer un certain pouvoir sur ceux qu’ils désignent ; à ce propos Alain Supiot parle d’incidence affective2 des mots et des catégories sur les individus.

4De ces brefs rappels, on voudrait dégager ici la ligne de conduite qui sera la nôtre au cours de ce chapitre. Pondérer le pouvoir des mots ne revient pas à le négliger. Ainsi, et afin de comprendre l’impact qu’ont pu avoir sur les cadres les métamorphoses lexicales qui ont accompagné l’apparition des nouvelles figures de l’autorité, on procédera en trois temps. Dans une première étape, on se penchera sur les traits saillants de la littérature managériale et, à travers elle, on s’attachera à décrire les nouvelles figures de l’autorité qu’elle dessine (conditions d’émission). Ensuite, on analysera le terreau qui accueille ces propos, le climat sur lequel se déverse ces mots (conditions de la réception). La confrontation de ces conditions d’émission et de réception, leur rencontre, permettra de faire apparaître des réactions possibles de cadres invités à mettre en scène ces nouvelles figures (on illustrera cette dernière thématique à travers une opposition entre Bernard et Philippe, La technique de l’art de la technique). Par là, et de façon souterraine, on se demandera en quoi ces métamorphoses des figures du pouvoir ont joué sur l’identité catégorielle des cadres dans ses relations aux autres salariés.

LES CONDITIONS D’ÉMISSION3

  • 3 La rédaction de ce qui va suivre doit beaucoup au livre de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello, Le no (...)
  • 4 Ce qu’on entend par management renvoie en fait à une recherche en finalité d’ajustement des hommes (...)
  • 5 En instrumentalisant la subjectivité, l’horizon idéal de la littérature managériale ne vise-t-il p (...)

5La littérature managériale4 présente comme un concentré des figures de l’autorité souhaitées par une volonté qui vise à ajuster les hommes aux transformations des mondes de la production. Ainsi, les mouvements de fond qui mêlent rationalisation et instrumentalisation du travail d’un côté, sollicitation du facteur humain d’un autre, trouvent-ils, dans la littérature managériale des années quatre-vingt-dix, une nouvelle forme d’expression. La notion d’autonomie, centrale dans ce type de littérature, atteste de ces efforts périlleux en quête d’ajustement… périlleux, parce que revendiquée pour autrui, l’autonomie pointe l’obsolescence du contrôle, obligeant ce dernier à une reconversion plus qu’à un renoncement. C’est là tout le paradoxe que la littérature managériale s’efforcera de dépasser. La reconversion du pouvoir se traduit, dans cette littérature, par la mise à disposition, pour tout un chacun, d’un ensemble de technologies de savoirs qui visent simultanément l’instrumentalisation du rapport à l’autre et la convocation à comparaître de la subjectivité de chacun. Aussi, plutôt que de parler de victoire d’une sollicitation de la subjectivité sur les tentatives de rationalisation du travail, conviendrait-il plutôt d’évoquer un empiétement du second de ces mouvements sur le premier5. Le décor étant posé, penchons nous à présent sur les formes prises par ces nouvelles figures de l’autorité.

Effritement et dilution d’attributs catégoriels

  • 6 « La banalisation de l’encadrement et sa rétrogradation sont renforcées par l’effritement de la ca (...)
  • 7 « L’enquête de l’INSEE sur les conditions de travail est l’une des rares permettant de préciser si (...)
  • 8 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 125.

6Sous le coup des restructurations organisationnelles – qui ont pu donner lieu, par exemple, à une diminution des niveaux hiérarchiques – la vocation du cadre à l’encadrement s’est trouvée atténuée, structurellement, compte tenu de leur augmentation et de la diminution des individus à encadrer6, mais aussi symboliquement, par une perte objective de leur pouvoir sur les autres salariés. « Les estimations vont de 20 % à 50 % de cadres n’exerçant pas de fonction hiérarchique, c’est-à-dire n’ayant pas d’autres salariés sous leurs ordres ou leur autorité7. » Pourtant, si la fonction périclite, quelque chose de l’ordre du pouvoir perdure, qui tentera de surmonter ce difficile paradoxe : comment concilier appel à l’autonomie et épanouissement personnel d’un côté, de l’autre, refus d’abandonner le contrôle sur le fonctionnement et la cohérence du système dans son ensemble ? « Il n’existe pas une infinité de solutions pour “contrôler l’incontrôlable” : la seule est, en fait, que les personnes s’autocontrôlent, ce qui consiste à déplacer la contrainte de l’extériorité des dispositifs organisationnels vers l’intériorité des personnes8. » La discipline « se défait » d’un lien de verticalité pour siéger au cœur des individus ; le pouvoir de contrôle du cadre s’effrite au profit d’un repli sur soi d’un contrôle individualisé étendu à chaque salarié.

  • 9 « Les pratiques managériales tendent à faire descendre les enjeux de la compétitivité jusque dans (...)

7Le discours managérial s’est ainsi modifié tant dans son contenu que par l’étendue des destinataires concernés. Il s’adresse maintenant à l’ensemble des salariés, interpellant jusqu’aux étages les plus bas de la production9. Il est alors demandé à chacun d’être réactif, responsable de soi-même et de la production, mais aussi de participer et d’adhérer aux projets de l’organisation. Ainsi, certaines spécificités « du cadre » se trouvent-elles diluées à l’ensemble des salariés. Les cadres sont alors invités à travailler, par un effort de persuasion, à la conversion de l’ensemble des salariés à la stratégie d’entreprise et aux objectifs de ses représentants. Cette recherche de solidarité décrétée s’accompagne même, dans de nombreuses situations, d’un appel au tutoiement généralisé entre salariés devenus entre temps des collaborateurs. Dans ses grands traits, le discours du management met l’accent sur des notions telles que la responsabilisation (principalement dans la réalisation des objectifs), l’autonomie, la polyvalence, la mobilité (mentale et géographique) etc., il contribue ainsi à la diffusion-dilution d’attributs qui, par le passé, étaient l’apanage des cadres.

Disparition et renouveau des mots du pouvoir

  • 10 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 123.

8Dans cette littérature, toute référence au conflit, à la lutte – des classes –, tout énoncé pouvant évoquer ou même suggérer la persistance de rapports de pouvoir sont évacués. Tout se passe comme si, par un tour de passe-passe sémantique, les rapports de pouvoir ayant disparu, les valeurs étaient alors devenues communes, les fins poursuivies identiques, l’opposition capital/travail obsolète, les antagonismes inexistants, les ambivalences évanouies parce qu’innommables. L’appellation cadre et, avec elle, son cortège de connotations évoquant le pouvoir et l’autorité sont boutés hors du champ lexical de la littérature managériale. Son remplaçant paradigmatique s’incarne dans un manager, animateur d’équipes, de cellules de projets, expert dans le maniement des hommes, sachant naviguer dans le malström de la complexité d’environnements incertains. La force de la relation hiérarchique se transmue, dans la proximité, en souplesse et persuasion. Le manager qui séduit par son charisme se fait opérateur de mobilisation des subjectivités et de l’enthousiasme de chacun, dénicheurs de compétences. « Les managers sont “intuitifs”, “humanistes”, “inspirés”, “visionnaires”, “généralistes” […], “créatifs”10. » La multiplication de ces appellations entraîne dans son flot une refondation taxinomique. Ainsi, l’arrivée de ces nouvelles figures a-t-elle inextricablement touché à la lisibilité et à la visibilité du positionnement des cadres aux yeux des autres salariés, de même qu’elle a affecté la re-connaissance (la re-présentation) qu’ils pouvaient avoir d’eux-mêmes dans l’entreprise. Par là, cette inflation nominale alimentera – en même temps qu’elle la stigmatisera – une triple ambiguïté de position chez « le cadre » :

  • celle d’une représentation de lui-même prise entre des schèmes hérités de l’encadrement sur le modèle militaire et une demande actuelle à l’intérieur de laquelle les rapports hiérarchiques d’autorité semblent écartés dans un discours où il lui est demandé de fédérer les énergies individuelles en recherchant l’adhésion plutôt que d’imposer son autorité sur un mode directif ;
  • celle de la représentation qu’il se fait des autres salariés, jadis considérés comme des subalternes à encadrer, et devenus aujourd’hui des proches, des « collaborateurs » ;
  • celle, pour finir, d’une relation à la direction avec qui il pouvait être confondu dans un rapport spécifié par une obligation de loyauté qui, lui demandant de maintenir cet engagement, ne le dote plus des moyens légitimes pour que s’accomplisse son autorité, et qui, de surcroît, en s’appuyant sur le discours managérial actuel, le défait d’attributs distinctifs en les redistribuant à l’ensemble des salariés.

9Ainsi, sous ce triple aspect, se trouve entamée la légitimité d’une domination due à son rang qui lui permettait, par sa visibilité, d’asseoir son autorité et de pouvoir prétendre en attendre les effets escomptés.

Les formations au management

  • 11 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Quadrige/PUF, 1987, p. 5.
  • 12 Les propos que l’on tient sur les formations au management s’appuient sur l’analyse d’un important (...)

10Mais, la diffusion de ces recompositions des visages de l’autorité passe aussi par d’autres canaux que ceux de la littérature managériale. À ce titre, les espaces-temps de socialisation que sont les formations au management peuvent apparaître comme un des relais par lesquels se mettent en place ces nouveaux visages. Ces formations mettent à disposition des individus qui les suivent un ensemble de techniques et de technologies de pouvoir qui lient de façon indissociable l’instrumentalisation de soi à celle de l’Autre, l’interlocuteur. Ces outils permettent de donner vie aux visages modernes de l’autorité. Ce qui, pour certains, parmi les cadres, pouvait paraître flou, passe soudain à la lumière. Au cours de ces processus de socialisation accélérés que sont ces espaces-temps de formation, la figure du manager acquiert profil et contenu. On donne ainsi, à ceux qui les suivent, les moyens de retenir et de diffuser, par un ensemble de techniques, de mots et autres façons de se comporter, des « manières d’agir, de penser et de sentir11 ». Ces formations transmettent donc beaucoup plus qu’un simple contenu12. Pour s’en convaincre, attardons-nous un instant sur cet extrait d’entretien.

« J’avais l’impression que ce n’était pas moi qui parlais, c’était quelqu’un d’autre »
« Cadre commercial (33 ans) : Dans la banque A… Il y avait plus cette notion de manager, dans le sens où on avait souvent des séminaires, des formations avec des managers qui vous apprenaient comment travailler, comment communiquer… le côté psychologique, le côté approche.
Enquêteur : D’accord, est-ce que vous pouvez raconter un peu ce que vous faisiez dans ces formations ?
Cadre commercial : On était enfermé pendant 15 jours dans une sorte de centre sportif, on dormait ensemble, on mangeait ensemble, on faisait du sport ensemble, on avait les formations ensemble. Pendant 15 jours on ne devait pas sortir. C’était un peu une formation pour jeunes embauchés. Là, on vous gavait de tests commerciaux, de tests d’approches… Donc, c’était plutôt du psychologique, du relationnel, comment communiquer, positiver le prisme… ça faisait un peu secte d’ailleurs, mais quand vous sortiez… je dirais, qu’au bout de 15 jours vous étiez complètement déconnecté de la réalité, vous avez des réflexes d’expressions, de phrases que vous devez dire au client, donc, ce n’est plus vous qui parlez, c’est ce qu’on vous a dit de dire en fait, donc, c’était un peu particulier.
Enquêteur : Par exemple, quand vous me disiez qu’on vous avait appris à communiquer, est-ce que ça voulait dire par exemple que vous aviez des listes de mots à employer ?
Cadre commercial : Oui, voilà, des phrases type, des mots à employer, des mots à ne pas employer, toujours des pensées positives, jamais de phrases négatives qui pouvaient influencer le client de façon négative, c’était des questions ouvertes mais plutôt très orientées… »

  • 13 H. S. Becker, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié, 1985, p. 171-1 (...)
  • 14 E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Mi (...)
  • 15 Il y a déjà une vingtaine d’années, Luc Boltanski, dans une proposition, sans doute moins sèche, é (...)
  • 16 « Le dogmatisme consiste à faire comme si le pouvoir existait, comme s’il était un corps muni d’un (...)

11Pour le dire vite, ces formations ressemblent à s’y méprendre à des croisades – réussies – dans lesquelles des « entrepreneurs de morale13 » à la solde d’« institutions totales14 » diffuseraient et entretiendraient chez l’autre la croyance dans la légitimité de la nécessité d’un système. Cette définition sommaire fait des formations au management l’outil par excellence de stratégies de sociodicée visant à perpétuer l’esprit du capitalisme15. On pourrait, à ce stade, concevoir ces espaces-temps que sont les formations au management – mais aussi et plus généralement l’ensemble des espaces sociaux qui, pour fonctionner, ont besoin de systèmes de justification –comme des lieux où se fabrique la croyance pour fonder en légitimité la domination, espaces où, pour parler comme, Pierre Legendre, la formation remplirait une fonction dogmatique16.

  • 17 L’intériorité des individus est débusquée, façonnée de l’extérieur, convoquée à s’autoproduire, à (...)
  • 18 « Le concept est réduit à des images fixées ; des formules hypnotiques qui se justifient par elles (...)
  • 19 « Si toutes les sociétés (et, chose significative, toutes les “institutions totalitaires”, comme d (...)

12Dans ce type de formation, la pensée rationnelle en finalité se place au chevet de – l’instrumentalisation de – la domination légitime. Rien n’échappe à ce vaste mouvement de transformation des profondeurs. Les individus y sont convoqués à comparaître dans leur extériorité et leur intériorité17. L’une et l’autre sont arraisonnées dans le cadre de pratiques normalisatrices à la fois instituantes et constituantes. Le langage, mais aussi, et inséparablement, la pensée, sont soumis à une véritable tentative de détournement, l’emploi des mots assujetti à une, et une seule signification donnée, le sens arraisonné unilatéralement. Herbert Marcuse, dans un chapitre de L’homme unidimensionnel intitulé « Le langage d’une administration totale », pointait déjà avec une précision éclatante les risques que renferme cette instrumentalisation par la communication18. L’attention que ces pratiques portent aux détails n’aurait peut-être pas tant d’importance si l’on ignorait qu’à travers l’apprentissage à la présentation de soi, par exemple, s’intériorisait et se déployait une vision politique du monde, de soi et des autres19.

13Face à la question de savoir quels sont les effets réels de ces formations (mais aussi, et plus largement, de l’ensemble de la littérature managériale) sur les cadres – ce qui est une autre façon de se demander s’ils croient dans le bien-fondé de ces nouveaux visages de l’autorité et des techniques qui les accompagnent –, il y a quelque chose d’indécidable. En fait, pour avoir une chance de comprendre ces effets, il faut se tourner vers les conditions à partir desquelles ces contenus seront recueillis.

LES CONDITIONS DE RÉCEPTION

14L’adhésion, autant que la possibilité de prise de distance des cadres à l’égard des mots – du management –, renvoient à la complexité d’un panel de conditions sociales qui touchent directement à leur travail, mais aussi à ce qui le dépasse. Ce terreau de réception s’abreuve à des sources diverses qui, se cumulant, entrent parfois aussi en contradiction les unes avec les autres.

Un danger transmué

  • 20 « L’institution pratique d’un monde darwinien qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et (...)

15Parmi les conditions sociales de réception du discours managérial, il en est une qui, telle une ombre, plane au dessus de chacun, gonflant ainsi le quotidien d’incertitude, le risque du chômage. Bien qu’il puisse paraître inutile de mentionner ce qui semble une évidence, voire une banalité, n’hésitons pas à rappeler un des traits majeurs de la condition humaine salariée : dans une société où le travail demeure l’unique voie de subsistance (moyen unique de la reproduction de soi), la possibilité de ne pas en (re)trouver ne peut manquer d’agir de façon déterminante sur les individus. La peur toute légitime de ne pouvoir assurer la reproduction d’une lignée ou, dans des cas limites, la sienne exclusivement, prédispose favorablement à toutes formes d’acceptations. Pierre Bourdieu parle, à ce propos, de la «violence structurale du chômage » en tant que « fondement ultime » d’un « ordre économique placé sous l’invocation de la liberté des individus20 ».

  • 21 Contentons nous pour l’instant de quelques chiffres, puisqu’on reviendra par la suite dans le déta (...)

16Bien sûr, tous les individus ne sont pas touchés dans des proportions identiques par ce risque pourtant omniprésent, les cadres font d’ailleurs partie des populations les moins exposées21. Pourtant, l’état du rapport de force actuel entre employeur et employé (émanant du rapport entre la demande et l’offre d’emploi) assied cette violence structurale dans son pouvoir à encourager, débusquer et soutirer l’adhésion des salariés par des menaces, ou même de simples insinuations. Reste-t-il alors à cette condition salariée d’autres voies possibles que celle de l’occultation permanente de ce danger potentiel, sorte d’effort de transfiguration au et du quotidien dans lequel on peut voir une source importante de motivation et d’investissement au travail… une nécessité ? Transfigurée et reconvertie en courage, cette peur initiale a donc peu de chances d’apparaître explicitement formulée à travers les propos tenus par les individus. On peut pourtant en saisir des traces dans des formules qui attestent d’une forme d’acceptation, de résignation : « c’est comme ça », « ce sont les règles ».

17Pourtant, et souvent à la suite d’une rupture de trajectoire professionnelle, ce travail de transfiguration de la réalité objective de la condition salariale se fissure, dévoilant dans sa vérité crue, cette fois de façon explicite, la violence inscrite au fondement du système… pour un temps occultée.

  • 22 On a déjà rencontré cette personne dans le sous-chapitre Le clair-obscur du pouvoir. Des efforts d (...)

« Vous mettez comme préambule que le stress peut conduire les gens à se surpasser, et que vous en êtes quelque part convaincu, et que vous vous dites que c’est marche ou crève et que c’est de toute façon comme ça que ça doit être, eh bien, vous organisez votre société dans cette optique-là, et vous en faites une machine à productivité, une machine… et puis, si les gens ne suivent pas, eh bien, il y en a d’autres qui le feront, avec la conjoncture actuelle, c’est faisable22. »

18Tout laisse donc à penser que cette transfiguration, cette adaptation-reconstruction à et de la réalité, finisse par devenir une réalité en soi – recouvrant ce qu’elle refoule, occultant ce qu’elle fuit – pour ceux qui, encore épargnés par la mise à l’écart, ou désireux de réintégrer le monde du travail, (s’auto) entretiennent (dans) la méconnaissance de cette violence structurale, et parviennent à convertir, dans la dénégation, le douloureux pressentiment de leur interchangeabilité en celui de leur indispensabilité. Ce climat d’insécurité facilite, à n’en point douter, l’acceptation des discours dominants.

Atomisation et pressions collectives

19Revenons plus directement à présent à l’intérieur de l’entreprise. On a montré comment l’augmentation des mesures qui vont dans le sens d’une individualisation de la relation salariale pouvait déboucher sur une multiplication de situations à chaque fois singulières. Ces mesures favorisent l’atomisation dans le monde du travail. Cette atomisation compte parmi les conditions de réception du discours managérial. Pourquoi, comment ?

  • 23 « L’open space, c’est pas facile tous les jours : tout le monde surveille tout le monde, il y a be (...)

20Là où les collectifs peuvent faire office de contrepoids (en faisant masse), là où la norme du groupe filtre et censure, l’atomisation fait de l’individu le premier et dernier juge des mots qui sur lui se déversent. Mais il convient de nuancer tout de suite le pouvoir de cette liberté individuelle d’appréciation en tenant compte du fait que l’atomisation ne fait pas disparaître l’exercice diffus du contrôle, elle en change la nature tout autant que la force. En effet, si chacun devient le contrôleur de lui-même, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse aussi devenir le contrôleur de chacun des autres pris isolément. Certaines formes prises actuellement par les structures architecturales de l’organisation de la production permettent même une importante fluidité du contrôle par la transparence. L’espace ouvert (plus connu sous le nom d’open space) compte à ce titre parmi ces structures en vogue dans les entreprises. Ce type d’architecture n’est pas nouveau dans ce qu’il vise, la transparence. La nouveauté réside pourtant dans le fait qu’il permet à chacun d’être à la fois surveillant et surveillé, le producteur et le détenteur d’un savoir et d’un pouvoir sur l’autre23. On peut alors être en droit de penser que le contrôle interindividuel – qui s’exerce par des regards croisés – puisse avoir un important pouvoir cœrcitif et, ainsi, considérer qu’il constitue un principe d’intériorisation agissant d’autant plus implacablement que les individus sont isolés. Dans de tels espaces de transparence, les écarts à la norme sont visibles et sanctionnables dans l’instant, les mises à l’écart, immédiates, l’adhésion facilitée. Cette atomisation accompagnée d’une structure organisationnelle permettant la libre circulation du contrôle de chacun sur tous est donc propice à l’adhésion et à l’adoption par les individus des mots qui redessinent les figures de l’autorité.

La force, du nombre et du sexe

  • 24 « L’entreprise comme le cadre – agent d’exécution du pouvoir économique – sont donc intimement lié (...)

21Mais, les cadres et les nouveaux mots du management n’ont pas tout en commun. À l’intérieur d’un espace stratifié et hiérarchisé de la production, le prestige des cadres se mesurait, pour partie, au nombre de personnes qu’ils encadraient, et donc à l’autorité qu’ils pouvaient, par délégation, exercer sur chacune d’elles. On voit, dans cette simple remarque, tout ce que la fonction d’encadrement doit au modèle militaire duquel elle est issue24 : graduation de la valeur individuelle proportionnelle au volume des personnes dirigées, respect de l’ordre et des hiérarchies, devoir de réserve, promesses de carrière et sacrifice de soi. Empruntant au modèle militaire sa référence à l’encadrement des hommes, les cadres héritent en même temps des relations d’équivalences qui ont cours au sein de ce groupe social. Ainsi, les entretiens réalisés ont montré, notamment parmi les cadres les plus anciens, que des relations de proportionnalité existent entre : degré de responsabilité, pouvoir, respect accordé aux individus encadrants et, nombre de personnes encadrées.

«Enquêteur : Quelles évolutions a entraîné la diminution des rapports hiérarchiques dans tous ces rapports de pouvoirs ?
Directeur d’un cabinet de conseil en recrutement (pour cadres exclusivement) : Moins d’encadrement en nombre, il est de plus en plus rare de voir des équipes nombreuses, moins de pouvoir. À cette époque, et encore maintenant, d’ailleurs, on valorisait sa position en disant : “Moi je gère une équipe de 50 personnes, toi t’en as une de 5, c’est nul !” »

22Ici, le nombre de personnes encadrées fonctionne comme un marqueur de reconnaissance et un indicateur de valeur. Or, la proportion de cadres ayant une fonction d’encadrement va fondre, le nombre d’individus par équipe se réduire, et le rapport d’autorité glisser vers l’animation. Un premier constat s’impose. En déstabilisant les termes d’une relation qui liait nombre de personnes encadrées et sentiment de leur valeur, ces réorganisations n’ont pu manquer de jouer sur l’image de soi chez des cadres qui tiraient pour partie leur prestige du nombre.

23Mais ce n’est pas tout ! D’un côté convoqués à s’engager dans une guerre économique, on demande, d’un autre, aux cadres, souplesse et pouvoir de persuasion. Ce doucereux glissement sémantique contraste avec un discours belliqueux. Il met donc les cadres en position délicate de devoir composer avec un paradoxe : susciter et accompagner, dans la douceur, l’engagement de soi – et surtout celui des autres – au nom d’une lutte sans merci. Cette aptitude à la composition subtile d’inconciliables compte parmi les compétences dont doivent être dotés les cadres afin de faire face à certaines des réalités actuelles du monde du travail ; certains y parviennent déjà.

« Il y a un glissement des mots et moi qui suis pourtant un réac là-dessus, j’en arrive à faire comme tout le monde. On emploie manager à la place d’encadrer, tout ça c’est un peu la même chose, mais la vision idyllique de la chose c’est de convaincre, obtenir l’adhésion des gens et c’est là qu’on a les meilleurs résultats, mais c’est vrai que plutôt d’imposer, tout est dans la manière, même si la finalité est la même, c’est faire avancer les gens vers un même but. Pour moi un cadre, c’est quelqu’un qui encadre, pour moi, c’est un manager, quelqu’un qui manage, qui anime une équipe, qui la dirige, qui donne les impulsions. C’est un peu comme à l’armée, par exemple, un caporal ou un sergent, on lui met un galon. Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? Parce qu’il a, lui, un rôle à jouer. Si, en cas de guerre, il est tué, on en prend un autre avec le même galon et il peut prendre sa place. Je crois que dans l’entreprise, c’est la même chose, c’est-à-dire qu’un cadre n’est pas là, d’une part, pour se faire aimer, il est là pour remplir sa mission, ça suppose d’écouter les gens, d’analyser et à un moment, il faut savoir décider, que ça plaise ou pas. »
(Directeur d’une PME, 59 ans.)

  • 25 P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 100.

24Mais, cet héritage militaire draine avec lui un autre élément de taille qui rentre aussi en conflit avec les tournures lexicales actuelles du management, la virilité. En fait, l’euphémisation des termes du pouvoir heurte même de plein fouet l’idéal d’une virilité exacerbée. Là où l’autorité, la sévérité, la dureté étaient requises, on demande souplesse, attention, intuition, finesse, écoute, autant d’attributs socialement assignés à la féminité. En peignant les visages de l’autorité sous ces traits, la littérature managériale heurte donc une identité symbolique masculine constituée à travers la réalisation de certaines tâches, tâches de l’extérieur, valorisées et valorisantes, qui ont parfois pour objet la gestion de la violence, faire couler le sang, aller à la guerre… économique. Cette féminisation de leur masculinité prive donc, d’une certaine façon, les hommes – cadres – de certains de leurs attributs qui font qu’ils sont hommes… et cadres. En fait, si les femmes « ont en commun d’être séparées des hommes par un coefficient symbolique négatif25 », la mise à disposition des cadres d’un discours qui met en avant certains des attributs de la féminité risque de leur faire passer des frontières symboliques. À moins d’un arrangement avec soi-même qui peut être coûteux, cet appel à une refondation taxinomique a peu de chances d’être entendu par des hommes qui importent avec eux une vision sexuellement ordonnée du monde social et, à travers elle, une harmonie complexe de correspondances entre les mots, le sexe et le pouvoir. Mais, finalement, cette difficulté est peut-être encore plus grande pour les femmes cadres qui doivent à la fois « chasser leur naturel », par trop féminin, tout en le convoquant à la barre du management moderne ; les rôles qu’on attend d’elles sont pris dans ces jeux de contradictions difficilement tenables.

  • 26 Propos recueillis par Frédéric Pigeyre auprès d’une femme cadre dirigeant. F. Pigeyre, « La fémini (...)

« Ce que j’entends dans l’entreprise, ou parmi les chasseurs de têtes, sur des éléments de management, c’est par exemple, la “force mentale”, la “solidité”, ou bien la “motivation” et si une femme a une famille et des enfants, sous-entendu, elle ne sera pas motivée ; ou encore la “capacité à tenir des équipes”. La question que je me pose c’est de savoir s’il faut être dur, dans le sens masculin, ou si on peut gérer d’une façon différente26 ? »

25Nous allons à présent croiser ces conditions d’émission à celles de leur réception en montrant comment se les approprient ceux qui doivent donner vie à ces nouvelles figures du pouvoir.

DE LA RENCONTRE

  • 27 Le PDG de Saint-Gobain, Michel Beffa, ancien X-Mines, dont l’entreprise est partenaire d’HEC, décl (...)

26Cette rencontre va se faire au point de croisement d’un curieux paradoxe. Ne pouvant plus se prévaloir d’une position hiérarchique, ni employer des termes pouvant évoquer le pouvoir, étant convoqués à faire travailler ensemble des collaborateurs dans des projets communs, mais aussi mis en demeure d’évaluer ces mêmes collaborateurs, les managers seraient amenés à déployer des qualités personnelles afin de mettre en œuvre leur autorité27.

Fondements de la sociodicée

27Ces qualités sont plurielles, charisme, intuition, sensibilité, imagination, audace, leadership, etc., elles font partie d’un panel de compétences convoitées par les recruteurs qui voient en elles les prérequis permettant d’accorder au mieux les individus aux nouveaux visages de l’autorité dans les modes actuels de l’organisation du travail, aussi importe-t-il de pouvoir les détecter rapidement. Ces qualités personnelles sont rangées du côté de l’inné. De nombreuses recherches – on pense notamment à celles qui sont menées dans le champ de la neurobiologie – s’évertuent à les comprendre, alors que d’autres, comme celles que produit l’Institut National de Recherche et de Sécurité, visent, elles, à les déceler et à les mesurer.

  • 28 H. Mintzberg, « Planifier à gauche et gérer à droite. Les responsables fonctionnels et opérationne (...)
  • 29 C. Sicard, Le manager stratège, Paris, Dunod, 1994, 311 p.

28Par les résultats de ces recherches, on confirme donc, en les identifiant, des prédispositions naturelles chez les individus, des qualités, qui, pour certaines, peuvent être convoitées (ou pas) pour des postes spécifiques. D’un côté, donc, la littérature managériale diffuse et entretient la croyance dans la possession différentielle de qualités naturelles plus ou moins adaptées aux profils de postes désirés par l’entreprise. À ce titre, il est probable que l’article d’Henri Mintzberg28 parut en 1976 compte parmi les productions décisives qui attestent d’une récupération – à la fois vulgarisée et déformante – des apports de la neurobiologie dans le champ du management. « Les meilleures performances, en matière de stratégie, semblent se trouver chez les personnes qui sont par nature des droitiers cérébraux, et qui utilisent un processus de prise de décision dit “intégré”, c’est-à-dire mettant en jeu de façon équilibrée les deux hémisphères de leur cerveau29. » Or, d’un autre côté, cette même littérature, ainsi que les formations au management, cherchent à arraisonner, dans une visée normalisatrice, la subjectivité – mais aussi l’extériorité – de ceux auxquels elles s’adressent. Ainsi se prêtent-elles à un véritable travail d’instrumentalisation et de mise en forme de la dite nature.

Nœud et vertus du paradoxe

29Les deux fils du paradoxe commencent à se nouer. On peut l’énoncer schématiquement de la façon suivante : si les outils ont permis de mettre en évidence (ou pas) des qualités naturelles, à quoi peut bien servir d’essayer de les enseigner ? À titre d’exemple, si le charisme et l’intuition relèvent de qualités naturelles, donc de qualités possédées intrinsèquement par l’individu, à quoi bon chercher à les instrumentaliser ? Le paradoxe réside donc dans le fait que, tout en croyant à l’existence de qualités naturelles – décelables par des instruments de mesure – on s’évertue, en même temps, à essayer de les transmettre, de les développer, voire même de les produire. Or, s’il ne sert à rien d’essayer de les produire quand on les possède déjà, il est tout aussi vain d’essayer de les enseigner et de les instrumentaliser quand on ne les possède pas.

  • 30 G. Lazuech, « La formation des cadres et ingénieurs : entre savoirs et savoir-être », op. cit., p. (...)
  • 31 Voir en particulier J.-C. Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 3 (...)

30Nous pensons que ces formations au management donnent lieu à la mise en scène d’un paradoxe qui croise et mêle ensemble des tentatives d’instrumentalisation de la nature à une propension à une naturalisation de l’instrument. On entend, par naturalisation de l’instrument, la croyance – véhiculée par ceux qui s’en servent – dans la capacité de ce dernier à dire le vrai, à dire ce qu’il en est de ce sur quoi il s’applique. Prétendre que ce que dit un outil est vrai procède de cette naturalisation de l’instrument ; ici, l’outil répond à la question : « Qu’est-ce qu’une chose ? », ou, plutôt, qu’en est-il de la vérité sur cette chose traitée. Par instrumentalisation de la nature, on entend les tentatives qui déploient un appareillage de technologies visant à réorienter le contenu d’une essence déjà constituée, sorte de mise en forme, pour une mise en pratique, du déjà donné, du déjà-là. Comme l’a remarqué Gilles Lazuech, le même Mintzberg formulait déjà, cette fois à propos de ces espaces de formation que sont les business school, un type de questionnement identique à l’adresse de ce paradoxe. « Pour Henri Mintzberg et d’autres auteurs, il ressort de la définition générale des qualités du manager une question importante : une business school a-t-elle la possibilité de former ce type de compétence ? […] Avec la nouvelle pensée managériale, le management n’est pas qu’une science – ou une technique – c’est aussi un art30. » Ce paradoxe, tardif avatar d’un couple – structurant – entre l’inné et l’acquis, continue donc de se déployer sous nos yeux. « Continue » ! En effet, ce phénomène n’est pas nouveau, on peut même voir dans cette coexistence paradoxale un des moteurs des stratégies de sociodicée qui visent à une naturalisation des fondements de la domination ; peut-être assistons-nous au triomphe, probablement passager, d’une vision naturaliste du monde31

Le manager charismatique, incarnation du paradoxe

31En fait, si ce qui anime ce tandem batailleur se situe dans le domaine de l’incohérence logique, ce qu’il permet, relève, par contre, d’une cohérence pratique. Cette cohérence pratique est source de création de rareté, création qui favorise l’établissement de lignes de démarcations entre individus, de frontières sans règles explicites qui ont pour socle ce paradoxe enfoui. Le manager charismatique peut ainsi apparaître comme le résultat d’un croisement – socialement acceptable – entre une naturalisation de l’instrument et une instrumentalisation de la nature.

32Du coup, on peut aussi être fondé à penser que les formations au management permettent de susciter ou d’entretenir chez ceux qui les suivent la croyance en la possession (pour eux, et/ou les autres) de qualités naturelles, en tous cas, de rendre légitime l’impression d’en être doté. Il y a ainsi fort à parier que ces formations, loin d’avoir un pouvoir totalement structurant sur les individus, n’actualisent en fait que des prédispositions déjà acquises, explicitant, clarifiant, nommant, confirmant, et par là, légitimant, ce qui sommeillait à l’état latent, ce qui affleurait en « un en-deça » de la conscience. Ces formations ont donc probablement pour effet de rendre acceptable socialement certaines prédispositions jusque-là étouffées par les contraintes qui traversent le monde du travail ; par elles, les désirs contenus trouvent une voie d’expression légitime.

Le paradoxe, appui de la sociodicée

  • 32 H. Mintzberg, « Planifier à gauche et gérer à droite… », op. cit., p. 1-9.

« L’hémisphère droit serait aussi le siège des émotions. […] Le dirigeant conçoit la stratégie en termes intuitifs, et le reste de la hiérarchie la met en œuvre de manière rationnelle. Les fonctions relevant de l’hémisphère droit sont peut-être plus importantes en haut d’une organisation, mais les fonctions relevant de l’hémisphère gauche, peuvent être prédominantes un peu plus bas32. »

33Figure paradoxale, mais néanmoins réelle, le manager – charismatique – porte atteinte de plein fouet à un des principes sur lesquels reposait la légitimité de la domination du cadre dans un état antérieur de la production. La domination rationnelle succombe aux pressions de la domination charismatique. Avec ce retour en force du charisme, de nouvelles frontières sans règles explicites s’établissent entre les individus, des distances mystiques voient le jour sur la base de principes de distinction-séparation aussi naturels qu’infranchissables, ou bien plutôt, infranchissables parce que naturels. En s’appuyant sur une idéologie du don qui occulte littéralement l’analyse des conditions sociales qui rendent possible la formation de ces supposées qualités, cette manœuvre d’identification-reconnaissance de compétences requises assure la sauvegarde et l’entretien du système par une évaluation tautologique de compétences naturalisées.

  • 33 Cette personne fait référence aux tests d’Herman. « La méthode Herman a, comme son nom l’indique, (...)
  • 34 Ce sourire s’explique par le fait que nous pensions faire une plaisanterie.

« Plus on monte chez les cadres, plus c’est le cerveau gauche qui fonctionne ? »
« Enquêteur : Est-ce que vous pensez que les jeunes cadres qui ont 30 ans maintenant sont aussi prêts à se faire encadrer et à encadrer qu’avant ?
Responsable administratif et financier (46 ans) : L’encadrement, ou le management, ça relève plus du tempérament que de compétences techniques, je dirais que c’est plutôt inné. Ceux qui encadrent… c’est le tempérament des gens, c’est des gensqui veulent avancer. Tout le monde n’avance pas à la même vitesse. Dans toutes les générations il y a des battants, comme on dit, et puis des gens qui se laissent traîner. Il y a deux types de cadres dans notre société française, il y a les cadres qui sont devenus cadres en fonction de leur diplôme, ceux-là, à la limite, n’ont pas un rôle d’encadrement, ce sont, à la limite, des exécutants de très haut niveau, ils ne sont pas cadres en tant qu’encadrement, et après on a des cadres qui sont responsables d’équipes, ou d’unités, ou de sites, et là, il y a des notions de management qui rentrent en jeu. Donc quelqu’un qui fait de l’encadrement a besoin de connaissances (donc, des diplômes), et il a aussi besoin de caractère, et pour ça, il n’y a pas de diplômes, quoi que… quoi que, par différents tests, on arrive à déceler les capacités d’une personne à être apte au commandement, ou pas, par exemple. Ça va vite à faire, il suffit, dans un entretien de traiter un petit peu ses préférences cérébrales, et on va vite comprendre s’il est fait ou pas pour diriger les hommes33.
Enquêteur : Les préférences cérébrales, ça consiste en quoi exactement ?
Responsable administratif et financier : Il faut savoir que tout individu réagit face à une situation donnée en fonction de ses préférences, vous êtes cerveau droite ou cerveau gauche, par exemple.
Enquêteur : Ça veut dire que plus on monte dans l’échelle des cadres, plus on a affaire à de la réflexion que de l’action ?
Responsable administratif et financier : Non, c’est le contraire, plus on monte, plus c’est de l’action… c’est sûr qu’il faut quand même toujours réfléchir, il ne faut pas faire n’importe quoi.
Enquêteur : Et là, c’est quel cerveau qui marche, le gauche, ou le droit [sourire34] ?
Responsable administratif et financier : Le gauche [sans plaisanter]
Enquêteur : Plus on monte chez les cadres, plus c’est le cerveau gauche qui fonctionne ?
Responsable administratif et financier : Oui ! »

De l’angoisse au plaisir

34En résumant abstraitement ce à quoi nous sommes parvenu, on pourrait dire que le système capitaliste a produit un type de figure d’autorité adapté à la fois aux exigences organisationnelles (celles, pratiques, qui ont vu les distances aux autres se modifier dans l’entreprise, celles, rhétoriques, qui évacuent les termes du pouvoir) et à l’affaiblissement de l’acceptation d’une domination légale-rationnelle rappelant par trop le sens de la hiérarchie (de sa signification, mais aussi d’une direction perçue dans la verticalité). Cette figure permet de justifier que l’on s’adresse à son semblable pour s’en faire obéir.

  • 35 Ceci est à nuancer. En effet, les grandes entreprises sont de plus en plus nombreuses – c’est le c (...)

35Mais, puisque ces qualités naturelles ne se décrètent ni ne sont validées par l’allocation d’une certification qualifiante35, il devient aussi délicat d’asseoir un pouvoir sur un socle de qualités dont on n’est pas par avance sûr d’être doté. Ce mode de fonctionnement place donc l’heureux élu dans une situation précaire. Confirmé par autrui dans la possession de qualités dont l’identification et la mise en forme reposent sur le paradoxe qu’on a mis en évidence, l’élu est tout à la fois contraint de faire ses preuves, afin d’attester de c (s) es qualités, mais aussi acculé à la nécessité de travailler à l’entretien chez l’autre (celui qui le nomme mais aussi celui à qui il s’adresse) de la croyance dans la pérennité de sa « grâce charismatique ». L’élu est donc constamment mis en demeure d’attester des signes de son élection. Quand on sait combien ces mécanismes d’attribution d’essence masquent les processus sociaux qui produisent les qualités qu’ils sont censés évaluer, on comprend que ceux qui ne sont pas « le produit légitime » de ces processus aient toutes les peines du monde à entretenir chez les autres et chez eux-mêmes l’image d’eux qu’on leur propose. Or, les formations au management ne peuvent inculquer la maîtrise des codes inconscients qui structurent les comportements attendus de ceux qui doivent détenir ces qualités recherchées. On peut même penser que, technicisées en extériorité lors de ces formations, ces façons d’être (manières d’agir, de penser et de sentir) feront l’objet d’une instrumentalisation de soi d’autant plus visible que l’habitus qu’elles requerraient s’éloigne de celui qui est amené à les mettre en scène. La mise en œuvre des nouvelles figures de l’autorité est donc lourde d’entretien pour qui n’est pas en mesure de les faire vivre « naturellement ». Le fondement paradoxal de ce type de domination légitime risque à tout moment d’éclater à la lumière et ainsi montrer le décalage entre une essence octroyée et un habitus ancré, ruinant ainsi des efforts – sur soi et les autres – pour faire accepter la mise en œuvre de l’autorité. L’étude de cas (dans laquelle on opposera Bernard à Philippe) qui suit illustrera cette proposition. Par là, elle nous permettra aussi de comprendre sur quelles bases s’établissent des distances aux rôles. Mais avant de nous y plonger, prenons soin de nous pencher sur la description qu’on va faire de Bernard.

Présentation de Bernard

Portrait de Bernard
Bernard est né en 1950, à Orléans. Sa branche paternelle se développera par une sorte d’hérédité professionnelle. Le grand-père paternel de Bernard était gendarme, son père le deviendra, et terminera son activité professionnelle au grade d’adjudant-chef (il commandera deux casernes). Le côté maternel est, lui, marqué par un déclin, celui du monde rural. L’activité des grands-parents maternels (exploitants agricoles d’une grande propriété) périclitera à partir de 1950, date à laquelle décède le grand-père de Bernard. La chute se fait peu après le mariage des parents. La mère de Bernard suivra son mari dans ses déplacements, elle restera mère au foyer. Au sein de ce couple, la branche paternelle apportera une sorte de bouée de sauvetage de condition salariale à un groupe voué à l’étiolement. Peut-être ce déséquilibre s’accompagnera-t-il de quelques renoncements. Chez Bernard, en effet, le déséquilibre de l’alliance parentale semble être au principe d’une sorte de refoulement de l’histoire de certains aïeuls. L’histoire de la branche maternelle est oubliée, refoulée. Si le récit familial peut servir de socle identitaire susceptible d’élargir les bases d’une présence au monde, l’organisation de l’oubli du passé risque de faire de l’absence de discours une trappe, sorte d’objet sans fond pour une quête de soi tournée vers le passé, ou, à l’inverse, entièrement dirigée vers l’avenir. Renoncements, mais aussi dédommagements ! Ici, l’ouverture d’esprit et la tolérance féminines tranchent avec l’autoritarisme et le sectarisme des hommes… mais la mère reste silencieuse, presque effacée, subordonnée et soumise. Le père est, lui, tout aussi craint qu’admiré ; incontournable ! Pour Bernard, une division binaire et tranchée des rôles parentaux s’opère. Serviteur de l’État, le père, rigide et sévère, s’oppose à une mère dévouée et pleine d’abnégation. Cette pensée duelle restera figée dans l’esprit de Bernard.
Les traces de cette vision sexuée se mêleront à celles, tout aussi quotidiennes, qui marquent de leurs empreintes les espaces du travail et du dedans. L’absence du père a pour négatif la présence maternelle au sein du logis. Le père et la mère se complètent, mais la plus-value symbolique de l’un s’obtient par la dévotion de l’autre, sa mise à disposition. Par la visibilité de ces espaces sexués s’établissent des liens entre la responsabilité, la valeur de la personne et le nombre de personnes encadrées, la passion pour le travail (absence de temps libre), l’investissement, le devoir et le respect des hiérarchies… ceux-là concernent le père. Cette opposition entre l’extérieur et l’intérieur trouvera où se redoubler dans l’espace urbain. Bernard a vécu son enfance dans un espace regroupant des individus appartenant à un même corps de métier, un immeuble de gendarmerie. Ici, le lieu du domicile est comme scellé à celui du travail, les deux finissent par se confondre. À l’intérieur de la caserne, l’espace du travail est habité par des fonctionnaires de tous niveaux hiérarchiques qui ont en commun de servir, dans la loyauté, un employeur connu de tous. L’éthique professionnelle lie ceux de l’intérieur. Pourtant, cette concentration ne va pas sans un rejet de l’extérieur. La figure du gendarme exerce un effet repoussoir. Cette stigmatisation renforcera la cohésion du groupe ; toujours ensemble, souvent à part. Le monde, extérieur, mystérieux le regarde. Bernard observe à distance, il se met en retrait. Exclu à l’intérieur, il acquiert, pas à pas, dans la séparation, par le filtre d’une relation à la fois omniprésente et conflictuelle à son père, des dispositions à la loyauté, au service rendu et au respect des hiérarchies.
Sur le plan de son parcours scolaire, Bernard reste flou, discret, timide. On comprendra qu’il arrêtera ses études avec un BEPC en poche (sa sœur, de six ans son aînée, obtiendra, elle, son Baccalauréat). Nous sommes en 1967, et cette sortie prématurée de Bernard du système scolaire n’a alors rien d’extraordinaire. Elle ne contribuera d’ailleurs pas à alimenter une source supplémentaire de discorde avec son père. Cette source puisera à d’autres événements. En se croisant, les histoires sociétales et familiales donneront à Bernard l’occasion de découvrir d’autres possibles ; ce point d’intersection n’est autre que Mai 68. Bernard y respirera, semble-t-il, un air mêlé d’espoirs, d’ouverture et de critiques. Pourtant, ce qu’il apprécie et (re)découvre n’est autre qu’un monde communautaire et fermé.
De retour au domicile familial après une furtive escapade, Bernard s’engagera dans l’armée sous la menace pressante de son père. Cet avant-propos à l’entrée dans la vie active est indissociable d’un fort moment de rupture avec ce dernier. Chez Bernard, le rapport au travail est impensable en dehors de ce mélange complexe où se côtoient fascination inavouable pour un père redouté et volonté de s’en écarter. C’est sur cette toile de fond de bouleversements des profondeurs qu’il quittera le domicile parental. Dans une section légère de l’armée de terre, il apprendra et exercera, pendant cinq années, le métier de photographe. En 1973, désireux de quitter l’armée, il trouvera aisément du travail, et poursuivra sa carrière professionnelle dans un laboratoire photos… mais il devra patienter avant de devenir cadre.

La technique de l’art de la technique (étude de cas n° 4)

La technique de l’art de la technique
« J’étais balancé dans un autre monde »
« Enquêteur : Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais, à ce moment-là, cadre, ça signifiait quelque chose pour vous ?

Bernard : Devenir cadre, ça signifiait pour moi quelque chose de complètement inaccessible, j’ai tout à fait eu conscience que du jour au lendemain j’étais balancé dans un autre monde, c’est-à-dire que, quand on est employé ou même responsable de magasin, c’est plutôt du côté des employés, c’est vrai que quand on voit les directeurs, les gens de l’encadrement, c’est un monde quand même qui est assez éloigné et que l’on craint et, du jour au lendemain, j’ai basculé de l’autre côté, ça ne s’est pas fait simplement, mais ça s’est fait quand même assez rapidement.
Enquêteur : Quand vous dites : “ça ne s’est pas fait simplement”, ça veut dire que…
Bernard : C’est-à-dire que je n’étais pas prêt du tout à ça, j’ai eu la chance de tomber dans la société qui avait besoin de beaucoup de monde, on a quand même monté en quelques années près de 50 magasins, donc il a fallu faire des formations sur le recrutement, sur le management, sur des choses comme ça et ça s’est fait très vite.
Enquêteur : Et là, vous vous êtes senti du coup, plus près de la direction qu’avant ?
Bernard : Oui, fatalement, évidemment.
Enquêteur : Comment vous définiriez ce que c’est qu’un manager, un bon manager, et quelles sont les différences entre manager et cadre, pour moi c’est assez flou encore ?
Bernard : Il n’y a pas de différence entre manager et cadre à mon avis… Si, il y en a une. L’un c’est le statut, l’autre c’est la fonction. Le manager c’est du management obligatoirement, c’est de la gestion d’hommes… la “gestion”, je n’aime pas ce terme, ça fait… dans le terme management il y a des dynamiques, donc, effectivement, quelqu’un qui dynamise les gens.
Enquêteur : Mais, les managers sont plutôt des cadres la plupart du temps, non ?
Bernard : Oui, mais je crois qu’à mon avis, c’est une question de vocabulaire, parce qu’il n’y a aucune raison… Moi, le terme de poste qui était défini, c’était manager de secteur. Sur ma feuille de paye, il y avait marqué manager de secteur. Je n’ai jamais aimé ça, j’ai toujours dit responsable de secteur, ou chef de secteur, mais manager de secteur…
Enquêteur : Pourquoi ça ne vous plaisait pas ?
Bernard : Je n’aime pas. Je ne sais pas, il y a une espèce de connotation… c’est dynamique, et tout ça… moi, j’étais un bon pépère.
Enquêteur : Quand vous dites, manager, vous l’avez été dès le début en même temps que cadre ?
Bernard : Non. J’ai été cadre en premier, j’étais inspecteur régional, après, c’était juste un changement de titre, et donc, M. X avait dit à la direction lors d’une réunion à laquelle j’étais présent, “inspecteur régional, ça a une connotation assez flic, assez négative, il faudrait trouver un autre terme”. Alors là, ils ont cherché, chef de secteur, puis manager de secteur, moi ça me… mais en même temps je trouvais ça très pompant, manager de secteur, c’est oh ! lala !… enfin, ça va rien changer dans la fonction, c’était juste, c’était juste le titre. »
« Si cadre, ça ne veut rien dire, eh bien manager, ça ne veut rien dire de plus en fait »
« Enquêteur : Et quand tu travailles sur ces postes, tu travailles avec des gens ou en solitaire ?
Philippe : Avec des gens, toujours, des gens de la boîte et de l’extérieur, c’est très collaborant comme mode de travail, tu n’as pas de poids hiérarchique, donc, c’est que du coaching et du management par influence, des trucs comme ça.
Enquêteur : Est-ce que tu fais une différence entre un cadre et un manager ?
Philippe : Oui.
Enquêteur : Lesquelles ?
Philippe : Normalement, un manager il a un rapport hiérarchique avec des subalternes, alors que pour un cadre, ce n’est pas obligatoire.
Enquêteur : Tout à l’heure tu m’as parlé de “coaching”, de “management par influence”, toi, puisque tu en as fait, tu as été formé à ça ?
Philippe : Non. Tu as toujours des espèces de formations à la con, j’en ai fait plein de formations, de l’analyse transactionnelle, des trucs comme ça, mais pff… la seule formation dont je me souvienne le mieux, c’est des trucs basiques, du type, de rentrer dans le bureau de quelqu’un et de lui dire bonjour, et de pouvoir maîtriser l’environnement, de savoir ce qu’il fallait dire, de pouvoir appréhender la personne que tu avais en face de toi, c’est la seule formation que j’ai trouvée vraiment valable, donc, des trucs basiques, basiques.
Enquêteur : J’aimerais revenir sur le distinguo que tu fais entre le cadre et le manager, tu m’as dit que le manager avait des rapports hiérarchiques et pas nécessairement le cadre, tu verrais d’autres choses pour définir un manager ?
Philippe : Non, c’est une espèce de récompense… Tu sais, manager, c’est déjà quelque chose de tellement galvaudé, entre un grand patron d’industrie, pour lequel je peux peut-être avoir beaucoup d’admiration parce qu’il a une vision, parce qu’il dirige des trucs compliqués, etc., et puis du middle management, qui est du garde chiourme, il y a un monde, donc, si cadre, ça ne veut rien dire, eh bien manager, ça ne veut rien dire de plus en fait. […]
Enquêteur : Mais quand tu es avec des amis, par exemple, comment tu te présentes ?
Philippe : J’aime bien organiser les choses. En fait, comment dire… Le truc sur lequel je suis meilleur, c’est de prendre un petit truc qui existe et puis de l’élargir, de l’élargir et de faire adhérer les gens à cette vision-là.
Enquêteur : Et ça, ce ne sont pas des qualités de managers ?
Philippe : De coach en tous cas !
Enquêteur : Bon, alors, même question, les différences entre le manager et le coach ?
Philippe : Le lien hiérarchique.
Enquêteur : C’est-à-dire que le coach n’a pas de lien hiérarchique ?
Philippe : Pas obligatoirement, c’est du management par influence, ce qui est beaucoup plus efficace. Tu as deux façons de manager, il y a : “Tu fais ça, parce que c’est moi qui te l’ai dit et que je suis ton chef”, ou soit c’est : “ON [en insistant fortement] fait ça parce qu’on a intérêt à le faire et qu’on est dans le même bateau”.
Enquêteur : Ça c’est le coach ?
Philippe : Oui. La justification par la position, c’est minable, c’est pas efficace. Si tu es avec des beuleuleux, des mecs qui ont peu de valeur ajoutée, c’est très bien, mais si c’est des gens qui ont de la valeur ajoutée et qui doivent apporter à ce que tu fais et à l’entreprise, que tout le monde fait ensemble, c’est pas la bonne façon de faire. La bonne façon de faire, c’est de motiver les gens. Tu ne motives pas en donnant des coups de bâton, tu motives en montrant une vision, en montrant un objectif commun pour lequel on doit travailler ensemble, pour l’atteindre. Coach, c’est un métier de leader, c’est un métier de leader, leader d’opinion si tu préfères. »
Le caractère décisif du moment de l’entrée, distance et rareté
Ces fragments d’entretiens montrent que le détachement et l’attachement aux figures de l’autorité (cadre, manager, coach) ainsi qu’à l’appareil de techniques qui accompagne leur mise en œuvre, varient d’un individu à l’autre. En fait, tout se passe comme si, en rentrant dans le monde du travail à des époques différentes, ces individus avaient à chaque fois endossé les figures de proue que dessine la production managériale à un instant T. Ce moment semble donc décisif pour comprendre comment s’établit la distance qui peut séparer (ou pas) les individus des noms des figures de l’autorité en vogue. En fait, en schématisant, on pourrait dire que cette distance décroît proportionnellement à la rareté de la figure au moment de l’entrée dans le monde du travail des individus ; banale, la distance au mot et donc, inséparablement, au rôle et méthodes qu’il recouvre, devient possible, rare, l’individu s’y confond. Le désir mimétique croît à la mesure de la rareté du titre.
Sortir de soi, jouer avec les autres
L’évolution de la trajectoire professionnelle de Bernard montre que, à un attachement à la rareté (« cadre »), certain au moment de son entrée dans la vie active, succède une difficulté à accueillir la nouveauté à travers certains de ces visages (« manager »). On pourrait avoir l’impression que Bernard ne se sent pas autorisé à endosser l’appellation « manager de secteur » – « je trouvais ça très pompant » –, comme s’il ne se sentait pas à la hauteur du mot par lequel ses supérieurs avaient jugé bon de le re-nommer. Si on a pu constater tout l’attachement de Bernard à l’appellation cadre, on voit aussi que le passage de cadre à manager le projette d’une certaine façon vers un inconnu qui lui impose une forme d’abandon de soi. Ce qui lui a été donné pourrait lui être retiré dans ce nouveau baptême. Bernard risque beaucoup de sa personne dans cette convocation à endosser cette nouvelle appellation.
Entré dans le monde du travail quinze ans plus tard que Bernard (en 1988), Philippe semble confondre, pour mieux les écarter, la figure du cadre et celle du manager. À ces figures banales parce que banalisées, il préfère l’appellation coach. Signe d’une métamorphose des mots qui habillent ces figures, Philippe parle d’adhésion, d’influence, et rapproche la mise en œuvre de la violence nue de l’autorité de celle que pouvait exercer le cadre ou le manager. La proximité – on pourrait même parler de confusion ou de fusion, en tous cas, d’absence de distance – entre Philippe et le discours actuellement dominant de la littérature managériale s’illustre d’elle-même par l’ensemble de ses propos. Toute l’assurance de soi se lit chez Philippe qui, non seulement est capable d’user des techniques d’instrumentalisation du rapport à l’autre, mais est tout aussi capable de s’en défaire, de les mettre à distance. Pourtant, et dans le même temps, son attachement au nom de coach ne semble faire aucun doute.
L’utilisation de ces techniques – qui, par influence, tentent de faire converger les points de vue de l’ensemble des « collaborateurs » vers un « projet commun » – requiert un certain nombre de dispositions afin de maximaliser les effets de leur application. La maîtrise importante d’un vocabulaire spécifique, un pouvoir de jouer avec le flou nominal, une aptitude à l’entretien du malentendu et de la dissimulation, un sentiment de pouvoir exercer une emprise sur autrui, etc., toutes ces caractéristiques forment un ensemble de compétences qui supposent à la fois certitude de soi et distance à soi. La certitude de soi, plusieurs fois signalée à propos de Philippe, s’illustre donc à nouveau par les dispositions qu’il actualise ; il est même permis de voir dans le fait que Philippe se sente autorisé à se proclamer visionnaire et leader, l’expression, haute en prestige (parce que valorisée socialement), d’une image de soi. Mais poursuivons le récit de ces deux individus qui témoigne d’aptitudes différentielles à l’entretien des figures du pouvoir.
Difficultés à asseoir une autorité déléguée
« Bernard : Les cadres, ce sont des gens qui sont dans une hiérarchie, et ainsi ils pensent qu’ils ont une autorité sur les gens. Enfin, on ne peut pas appeler ça une autorité. Moi, j’ai toujours essayé de me comporter avec le personnel… Bon, j’avais un certain pouvoir par rapport à eux, parce que j’avais une certaine autorité qui m’était donnée par la direction. J’avais le pouvoir de la direction sur certaines actions, mais j’ai quand même… Je ne me suis jamais senti supérieur, j’ai toujours évité… et puis, d’ailleurs, je n’aime pas ça. Ce n’est pas dans mon tempérament. Bon, j’étais investi d’une mission, ça me passionnait, mais je n’ai jamais eu un caractère autoritaire, que ce soit dans les magasins… jamais avoir l’esprit ou le vocabulaire cassant, au contraire. […] On avait eu une formation qui avait été passionnante dont je garde un super souvenir, le cabinet conseil qui avait fait ça, c’était la biologie du comportement, ça m’avait appris énormément, c’est le premier stage que j’ai fait en 84 je crois.
Enquêteur : Qu’est-ce qu’on y apprend ?
Bernard : À se comporter avec les autres, je crois qu’en fait, en gros, c’était ça. Je vais vous raconter l’historique car moi, quand je suis passé cadre, en 83, on m’a mis avec un attaché-case, avec une voiture, sur la route, et on m’a dit : “Voilà, vous allez circuler sur ces magasins-là.” Or, dans l’attaché-case, il y avait quoi ? Il y avait un agenda, et un stylo. Je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas comment me comporter. En fait, je me comportais… j’arrivais pas en tant que petit chef, mais… et là, j’étais le chef qui était piloté par la direction, un petit peu cassant aussi, et très mal dans ma peau, parce que ce n’était pas mon comportement. Et puis, j’ai fait quelques tournées comme ça, et je sentais que ça passait mal avec le personnel, fatalement, je n’étais pas aimable, donc, ils ne l’étaient pas avec moi… Et puis, on a commencé une série de stages, un séminaire qui a duré plusieurs années justement, qui s’appelle donc la biologie du comportement. Et ils nous avaient appris des choses formidables… apprendre à se comporter justement. Quand j’ai terminé la première session de cette formation, je suis retourné sur les magasins différemment. Ils m’avaient appris des choses toutes simples, par exemple : “Quand vous avez des problèmes, il faut simplement les dire, mais vous les dites normalement, n’oubliez pas que vous parlez à des adultes comme vous, donc ils doivent recevoir le même langage, le même vocabulaire, le même ton”, etc. et puis, je me suis senti beaucoup mieux. J’avais appris à me comporter. Il y a une notion de comportement dans ce poste, d’attitude, qui est très importante vis-à-vis des autres. »
Aisance et distances aux rôles
« Enquêteur : Et dans ces trois métiers-là, quel statut tu as ? Par exemple, quand tu te présentes, tu parles du métier que tu fais ou… ?
Philippe : Le statut c’est pas très important, parce qu’en fait, ce n’est pas aussi structuré que ça peut l’être dans une industrie industrielle je dirais… Ce qui est important, c’est de pouvoir se présenter en fonction de la personne qu’on a en face. Moi, par exemple, il y a un truc que j’ai beaucoup utilisé pendant longtemps, c’était de ne pas avoir de fonction sur ma carte de visite, parce que comme ça je me présentais avec la fonction qu’il faut par rapport au mec que j’ai en face de moi. Quand il y a un mec qui n’est pas d’un très haut niveau, il ne faut pas que je mette “directeur” machin chose, en revanche, quand j’ai affaire à un directeur, il faut que je sois directeur [rire]. Donc, ça, c’est quelque chose que j’ai appris, et que j’ai utilisé et j’en ai presque abusé. Il faut pouvoir… Quand je m’occupais du transport par exemple, je travaillais beaucoup avec la RATP, il faut être capable de discuter avec le directeur financier de la RATP, ou avec un petit mec dans un coin, où tu te demandes s’il a son certificat d’étude quoi, et donc, si tu vas voir le mec qui a son certificat d’étude, tu ne viens pas habillé comme un prince, si tu vas voir le directeur financier, tu ne viens pas habillé avec un jean etc. ça, c’est pour l’habillement, mais c’est pour tout pareil. Donc, il faut savoir… En fait, moi j’aime bien le métier de commercial, parce que c’est… enfin, de commercial, il y a de tout dans commercial… mais, il faut vraiment s’adapter aux gens qu’on a en face, aux situations, appréhender les situations, voir quels sont les intérêts de chacun, les stratégies à mettre en œuvre, sur quel levier actionner, etc. ce que tu as comme ressources… C’est drôle, c’est vraiment drôle, c’est plaisant. »

36L’aptitude à jouer des rôles, à les mettre en scène, à les maîtriser sans en être le jouet, est inégalement distribuée en fonction des prédispositions culturelles des uns et des autres ; d’un bout à l’autre de cette distribution, les ressentis individuels peuvent osciller entre une extrême angoisse et la jouissance que peut procurer une maîtrise de soi sur les autres.

Notes

1 Les producteurs de littérature managériale se comportent parfois comme les tisserands du fameux conte d’Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l’empereur. « Ils se firent passer pour des tisserands et répandirent partout le bruit qu’ils savaient confectionner la plus belle étoffe qu’on pût imaginer : une merveille de dessin et de couleur et qui, de plus, avait la particularité de rester invisible pour toute personne incapable de travailler correctement, ou dépourvue d’intelligence. » H. C. Andersen, Contes choisis. Les habits neufs de l’empereur, Union Européenne, Maxi-Livres, 2001, p. 79.

2 « Elle désigne le fait que les catégories juridiques les plus abstraites sont capables de faire naître des sentiments chez ceux qu’elles ont seulement pour objet de classer et de qualifier. La raison en est que ces classifications et ces qualifications juridiques ne restent pas extérieures à ceux qui en sont l’objet ; elles les imprègnent, font corps avec eux, et participent du rapport sensible qu’ils entretiennent avec eux-mêmes et avec autrui. » A. Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 82.

3 La rédaction de ce qui va suivre doit beaucoup au livre de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, notamment le premier chapitre de la première partie, « Le discours de management des années 90 ». Après avoir étudié deux corpus de textes de la littérature managériale des années soixante et quatre-vingt-dix composés respectivement de 60 puis de 66 textes, les auteurs dresseront le portrait idéal (« êtres fictifs ») du manager de la seconde période.

4 Ce qu’on entend par management renvoie en fait à une recherche en finalité d’ajustement des hommes aux évolutions du monde de la production. Cet accompagnement, source de nombreuses inventions nominales, vise non seulement à modéliser les rapports des hommes entre eux, il permet aussi de diffuser la représentation idéale et idéalisée d’un système civilisationnel dominant, le capitalisme.

5 En instrumentalisant la subjectivité, l’horizon idéal de la littérature managériale ne vise-t-il pas la disparition du sujet du travail ? « Le fait est que, très tôt, l’évolution de la technologie capitaliste et son application dans la production se sont orientées dans une direction bien définie : supprimer le rôle humain de l’homme dans la production, éliminer le plus possible les producteurs du processus de production. […] la direction de la firme capitaliste […] veut dépendre des machines, non des hommes. » C. Castoriadis, « Technique », Paris, Encyclopédie Universalis, Corpus 22, 2002, p. 208.

6 « La banalisation de l’encadrement et sa rétrogradation sont renforcées par l’effritement de la catégorie que l’encadrement encadrait : la classe ouvrière et les salariés non qualifiés. Par répercussion mécanique, toute la pyramide hiérarchique est alors rétrogradée. » H. Bouchet, « Que font les cadres ? », in J. Kergoat, J. Boutet, H. Jacot et D. Linhart (sous la dir.), Le monde du travail, op. cit., p. 130.

7 « L’enquête de l’INSEE sur les conditions de travail est l’une des rares permettant de préciser si la fonction d’encadrement est une tâche principale ou s’il s’agit d’une tâche secondaire, comme l’exercice d’une autorité hiérarchique ou l’“influence directe sur les rémunérations ou les promotions” des subordonnés. Seule une minorité des cadres relève du premier cas de figure, alors que la majorité exerce les deux autres types de fonctions : 75 % à 80 % pour l’autorité hiérarchique, 55 % à 65 % des cadres d’entreprise pour l’influence sur les rémunérations et les promotions […]. » Sources : P. Bouffartigue et C. Gadéa, SDC, op. cit., p. 76 et S. Volkoff, « L’encadrement : de la catégorie statistique à la fonction exercée », Économie et statistique, n° 204, 1987, p. 30.

8 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 125.

9 « Les pratiques managériales tendent à faire descendre les enjeux de la compétitivité jusque dans le quotidien des ateliers, et il devient impossible au syndicat de contourner complètement l’argumentaire économique patronal. » P. Bouffartigue, « Éclatement du salariat et enjeux de la conflictualité », in P. Bouffartigue et H. Eckert (sous la dir.), Le travail à l’épreuve du salariat…, op. cit., p. 196. Des ouvrages aux noms évocateurs (J.-M. Peretti, Tous DRH, Paris, Les Éditions de l’Organisation, 1999, 480 p.) attestent de la diffusion généralisée d’un discours qui convie l’ensemble des salariés à s’engager pleinement.

10 L. Boltanski et È. Chiapello, NEC, op. cit., p. 123.

11 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Quadrige/PUF, 1987, p. 5.

12 Les propos que l’on tient sur les formations au management s’appuient sur l’analyse d’un important corpus de documents de nature différente : supports de formations, reportages télévisés montrant des séances de formations, articles de revues managériales, entretiens réalisés auprès de cadres (ayant suivi des formations de ce type), mais aussi de formateurs. On a essayé, à partir de l’analyse de contenu de ces différents documents, de décrire ce qui se dit et se fait lors de ces formations, mais on a aussi tâché, par un effet de miroir inversé, de décrire ce qui ne s’y disait pas ni ne s’y faisait.

13 H. S. Becker, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié, 1985, p. 171-188.

14 E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, 447 p.

15 Il y a déjà une vingtaine d’années, Luc Boltanski, dans une proposition, sans doute moins sèche, énonçait une idée semblable. « L’une des idées fondamentales qui imprègne, au moins implicitement, l’esprit du “management” et les méthodes modernes de “gestion des ressources humaines” n’est pas en soi nouvelle. Elle consiste à faire sans cesse sentir aux agents la présence de l’institution, conformément à la règle, en vigueur dans toutes les institutions totales – armées, pensions ou couvents – selon laquelle un homme laissé à lui-même, à ses désirs, à ses fantasmes, à son ressentiment, est un homme perdu pour l’institution et potentiellement dangereux. » L. Boltanski, Les cadres, op. cit., p. 443.

16 « Le dogmatisme consiste à faire comme si le pouvoir existait, comme s’il était un corps muni d’une bouche, et comme si, partant d’une telle fiction, cet être-là parlait pour produire le seul effet attendu : dire la vérité. » P. Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 1983, p. 17.

17 L’intériorité des individus est débusquée, façonnée de l’extérieur, convoquée à s’autoproduire, à se mettre à nu. Sur les traces de Jürgen Habermas et d’André Gorz, on veut par là signifier que la rationalité cognitive-instrumentale « colonise le monde vécu ». Voir J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard, 1987, 448 p. et A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, p. 135-136.

18 « Le concept est réduit à des images fixées ; des formules hypnotiques qui se justifient par elles-mêmes interrompent son développement ; le discours est immunisé contre la contradiction ; la chose (ou la personne) s’identifie à sa fonction, telles sont les tendances qui caractérisent l’esprit unidimensionnel à travers le langage qui est le sien. » H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 121.

19 « Si toutes les sociétés (et, chose significative, toutes les “institutions totalitaires”, comme dit Goffmann, qui entendent réaliser un travail de “déculturation” et de “reculturation”) attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que, traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel. » P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 297-298.

20 « L’institution pratique d’un monde darwinien qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress, ne pourrait sans doute pas réussir aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des habitus précarisés que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. » P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 112.

21 Contentons nous pour l’instant de quelques chiffres, puisqu’on reviendra par la suite dans le détail sur les effets sur les cadres des risques du chômage dans Les à-côtés du travail. « Les cadres moins touchés par le chômage que les autres catégories. Alors que fin 2005, le taux de chômage s’élevait à 9,8 % de l’ensemble de la population active celui des cadres n’était que de 4,9 %. Moins touchés par le chômage en période de crise économique, ils bénéficient aussi plus rapidement de la reprise de l’activité. Ainsi, entre 2003 et 2005, le nombre de cadres demandeurs d’emploi a diminué de 16 % tandis que le nombre global de demandeurs d’emploi ne baissait que de 5 %. » Source : ANPE, L’essentiel – le profil des cadres demandeurs d’emploi, septembre 2006 ; http://www.recruteurs.apec.fr.

22 On a déjà rencontré cette personne dans le sous-chapitre Le clair-obscur du pouvoir. Des efforts du flou. Âgé d’une quarantaine d’années, ce cadre est à la recherche d’emploi.

23 « L’open space, c’est pas facile tous les jours : tout le monde surveille tout le monde, il y a beaucoup de bruit, on ne peut pas se concentrer, on est fréquemment interrompu. » Salarié travaillant en espace ouvert. Propos provenant d’un article de S. Ganansia, « Survivre en open space », Courrier cadres, n° 1504, 2 septembre 2003, p. 40.

24 « L’entreprise comme le cadre – agent d’exécution du pouvoir économique – sont donc intimement liés à l’organisation militaire et aux valeurs viriles. Mais il s’agit d’une organisation militaire particulière qui se construit pendant la période classique et se diffuse largement à l’ère moderne. » C. Falcoz, « Réflexions sur le rapport entre virilité et management. Le point de vue des cadres homosexuel-le-s », GDR CADRES et Mage/IRESCO, 20 juin 2003, p. 3.

25 P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 100.

26 Propos recueillis par Frédéric Pigeyre auprès d’une femme cadre dirigeant. F. Pigeyre, « La féminisation des cadres : la construction des itinéraires professionnels vers le pouvoir », GDR CADRES, op. cit., p. 358.

27 Le PDG de Saint-Gobain, Michel Beffa, ancien X-Mines, dont l’entreprise est partenaire d’HEC, déclarait lors d’un entretien avec des enseignants de l’École : […] « d’où vient l’autorité ? Elle ne vient plus du savoir, elle vient de la personnalité du charisme, de la capacité à faire adhérer les hommes à des idées, et surtout à la capacité de les faire travailler ensemble, c’est fondamental » in l’École des managers de demain, Paris, ouvrage collectif des professeurs du Groupe HEC, Economica, 1994 (in coll. with A. Solé), p. 35-36 cité par G. Lazuech, La formation des cadres et ingénieurs : entre savoirs et savoir-être. Contribution à une sociologie du processus d’internationalisation, Thèse de doctorat, Université de Nantes, 1998, p. 78.

28 H. Mintzberg, « Planifier à gauche et gérer à droite. Les responsables fonctionnels et opérationnels n’utilisent pas le même hémisphère cérébral », Extrait de la revue Harvard – L’Expansion, 1976, p. 1-10.

29 C. Sicard, Le manager stratège, Paris, Dunod, 1994, 311 p.

30 G. Lazuech, « La formation des cadres et ingénieurs : entre savoirs et savoir-être », op. cit., p. 56. La littérature managériale pointe parfois elle-même ce paradoxe, mais se contente, elle aussi, de le désigner.

31 Voir en particulier J.-C. Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 331-337.

32 H. Mintzberg, « Planifier à gauche et gérer à droite… », op. cit., p. 1-9.

33 Cette personne fait référence aux tests d’Herman. « La méthode Herman a, comme son nom l’indique, été mise au point par un certain Ned Herman qui, dans les années soixante-dix, était directeur de la formation des cadres de General Electric. Ce dernier a fait une enquête par questionnaire auprès des cadres de la firme. Après traitement statistique des questionnaires, on a pu établir une grille de “préférences cérébrales”. Rachetée en France par un certain nombre d’organismes, cette méthode donne lieu à de nombreux stages. » J.-P. Le Goff, Le mythe de l’entreprise. Critique de l’idéologie managériale, Paris, La Découverte, 1995, p. 22.

34 Ce sourire s’explique par le fait que nous pensions faire une plaisanterie.

35 Ceci est à nuancer. En effet, les grandes entreprises sont de plus en plus nombreuses – c’est le cas de celle de Thierry – à délivrer des attestations de réussite qui valident le passage par certaines formations au management découvreuses de « qualités naturelles ».

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search