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Vies de cadres

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Éric Roussel

Préface

Paul Bouffartigue

Texte intégral

1Avec « Vies de cadres », Éric Roussel apporte sa pierre, originale s’il en est, à l’édifice en construction d’une sociologie des cadres en plein renouvellement.

2Il le fait en illustrant une nouvelle fois combien cette catégorie sociale, bien française, reste énigmatique, et combien elle favorise des questionnements sociologiques qui la débordent largement. Luc Boltanski s’interrogeait dans les années 1970 sur la nature de cette sorte d’alchimie sociale qui permettait à des agents aussi divers de se reconnaître dans un même groupe social. Il a ainsi montré qu’au terme d’un processus historique d’« invention » sociale – politique, institutionnel et symbolique –, cette catégorie avait émergé des années trente aux années cinquante, pour devenir au cours des années soixante la figure emblématique de la promotion sociale et de la modernisation du pays. Éric Roussel quant à lui se demande ce qui demeure de la pertinence de cette notion catégorielle à l’heure du capitalisme néolibéral, et, au-delà, quel est le profil du sujet anthropologique qui serait en phase avec les nouvelles réalités productives et sociales.

3Il le fait en s’appuyant principalement sur six biographies de cadres extrêmement approfondies, au sein desquelles il n’a de cesse de scruter les dimensions sociales des tensions et des conflits qui les traversent. Ces cadres, dira-t-on, forment un échantillon minuscule. Mais bien d’autres cas ont été rencontrés et interviewés par l’auteur, lesquels sont en arrière-plan de la fresque qu’il nous propose. De plus, leurs profils sociaux sont significatifs de la diversité des cadres. Y sont en effet présents les trois grands types de trajectoires sociales intergénérationnelles que l’on retrouve chez les membres de cette catégorie : les « héritiers », issus de milieux sociaux de cadres ou du patronat ; les « transfuges » en provenance des classes populaires ; et ceux qui poursuivent une promotion sociale initiée par la génération précédente vers le salariat intermédiaire. Un seul peut être classé parmi les dirigeants issus de la poignée des grandes écoles élitistes, quatre autres diplômés sont des cadres issus de la « petite porte » des écoles ou de formations universitaires de province, et le dernier est un cadre de promotion. Si on ne trouve qu’une seule femme, les implications de la féminisation en cours de la catégorie – notamment au regard du rapport au temps du travail – alimentent une des parties du livre. Deux générations cohabitent, puisque deux, parmi les cas retenus, sont nés au début des années cinquante – ils sont donc entrés dans le monde du travail avant la crise des années soixante-dix – alors que les quatre autres, nés dans les années soixante, ont été socialisés dans la vie professionnelle en même temps que montaient en puissance les mutations qui nous sont décrites.

4Et il le fait sans craindre de transgresser les frontières de la sociologie, en mobilisant de nombreux travaux et essais philosophiques, anthropologiques, psychologiques. Les questions qu’il pose sont en effet à la mesure du séisme historique dans lequel le capitalisme hyper flexibilisé et financiarisé plonge nos sociétés et les sujets qui y participent : quel est le type d’homme qu’appelle ce monde de plus en plus instable et incertain, où les sources du pouvoir deviennent opaques, où le contrôle s’opère à distance et par intériorisation des objectifs venus d’en haut, où les repères se brouillent, et où semblent se développer des relations instrumentales aux choses et aux êtres ? Est-ce bien le modèle de l’« entrepreneur de soi », cette sorte d’homo œconomicus des temps modernes, toujours prêt à rebondir en tous temps et en tous lieux ? Est-ce bien cet individu sans appartenance que nous vante, au fond, la littérature managériale ?

5Pour penser le rapport au travail de ces cadres, Éric Roussel nous propose à la fois d’expliquer les bouleversements de leurs univers professionnels, et de comprendre la sociogenèse de leurs modes singuliers de réponse à ces bouleversements. Ces deux moments classiques de la démarche sociologique s’imposent d’autant plus quand les transformations techniques et organisationnelles multiplient les moments de mise à l’épreuve des sujets, lesquels sont mis en demeure de construire de la cohérence et du sens existentiels alors que les supports collectifs susceptibles des les y aider défaillent. Il faut donc rechercher dans la construction sociobiographique des dispositions de chacun les ressorts des modes de régulation subjectifs, toujours singuliers, des tensions sociales qui les constituent.

6Tous sont confrontés tôt ou tard – plutôt au cours de la seconde partie de leur carrière – à une rupture entre leurs espérances subjectives et les chances objectives de parvenir aux positions professionnelles et sociales anticipées. Mais tous sont loin d’entrer alors en contestation ouverte avec les règles du jeu, même quand l’épreuve prend la forme violente du licenciement et du chômage. Comme le note justement l’auteur, se retirer du jeu – en se contentant de « faire semblant » comme en se mettant franchement en retrait – n’est pas nécessairement remettre en question ces règles, et, paradoxalement, cette rupture peut même fort bien alimenter un investissement au travail renouvelé.

7Finalement, quel est le profil de l’individu le plus adapté au monde sans pitié qui est devenu celui des cadres ? C’est celui d’un individu « caméléon » que nous décrit Éric Roussel, capable de « faire semblant », de se tenir à distance du rôle professionnel et social prescrit, et dont l’« investissement au travail [qui] découle lui-même d’un travail de désinvestissement de l’idéal du moi. ». Cette forme de solidité psychologique – qui se traduit également par la « certitude de soi », ou par le fait de « se sentir autorisé à » –, l’auteur la repère chez ceux qui ont bénéficié des parcours biographiques réalisés au sein d’espaces de socialisation relativement homologues. Ce qui permet à Éric Roussel de conclure que l’idéal d’homme promu par le capitalisme contemporain voit ses conditions de réalisation sapées par le développement même de ce capitalisme.

8L’ambition du projet intellectuel débouche ainsi sur une réflexion de grande portée qui appelle à débats et nouvelles recherches.

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