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Les fans des Beatles

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Christian Le Bart

Troisième partie. La passion mise en ordre

Chapitre VII. Bricolage identitaire ou déterminisme social ?

Nowhere man

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Géographique :

France

Texte intégral

1Nous avons jusqu’à présent raisonné en termes de stratégie identitaire, c’est-à-dire comme si la recherche d’une identité optimale (valorisante, ni trop singulière, ni trop banale, bien à soi) constituait une préoccupation consubstantielle à la passion. Ce présupposé se heurte à une objection en forme de constat : nos interlocuteurs n’explicitent qu’exceptionnellement la dimension identitaire de leur parcours. Ils n’utilisent d’ailleurs que très rarement le mot « identité ». L’illusion esthétique recouvre très largement les stratégies identitaires, celles-ci n’affleurent que marginalement (c’est par exemple quand même le cas lorsque Catherine, évoquant la passion qu’elle partage avec Joël, parle « d’avoir chacun le sien », son Beatle à soi). Plus souvent, c’est du côté de l’œuvre que le passionné va chercher, non du côté de ses propres stratégies : je préfère Lennon parce que sa musique est ceci ou cela, non pas parce que moi je suis ceci ou cela. Faut-il conclure à des stratégies non conscientes ? On mettra alors en évidence la part d’aveuglement inhérente à la passion : aveuglement des acteurs sur les enjeux identitaires de la passion, aveuglement qui se marque plus précisément dans leur acharnement à croire que la musique des Beatles leur parle, les aide à être « eux-mêmes », alors que c’est l’usage qu’ils en font, les choix qu’ils opèrent de et dans l’œuvre qui les distinguent objectivement et qui finissent par constituer une identité. On bute ici sur l’illusion fondatrice de la passion, selon laquelle les individus ont l’impression de se « découvrir » alors qu’ils se « construisent ».

2Le modèle des stratégies identitaires souscrit cependant peut-être un peu hâtivement au paradigme de l’acteur social rationnel et libre de ses choix. Modèle d’autant plus difficile à admettre ici que si, répétons-le, stratégies il y a, celles-ci sont largement non conscientes.

3Les passionnés ont au mieux le sentiment de découvrir leur identité dans la musique, ils n’ont que rarement celui de la construire conformément à on ne sait quel « intérêt ». Il convient donc de se défaire des connotations intentionnalisantes de l’expression « stratégie identitaire », puisque ces stratégies ne sont pas pensées comme des stratégies.

4Mais plutôt que d’invoquer des stratégies qui n’en sont pas, ne serait-il pas plus simple d’aller chercher du côté du déterminisme social pour expliquer la distribution des goûts musicaux ? Et si le fait d’aimer les Beatles (et, plus finement, la façon de les aimer) ne faisait que refléter la position sociale ? Tous les jeux stratégiques que l’on a décrits jusqu’à présent seraient alors au mieux renvoyés au statut second d’illusion habitant les acteurs. De simple rationalisation ex post par laquelle les passionnés, incapables de s’assumer comme produits d’une passion qui ne serait que superficiellement leur, s’acharneraient à voir le déterminisme social sous les traits enchanteurs de la construction de soi. La passion comme terrain privilégié de l’illusion humaniste, de résistance acharnée des croyances en l’existence d’un moi autonome ? Le modèle du déterminisme social n’invaliderait certes pas la logique compréhensive que nous avons faite nôtre jusqu’à présent : mais l’accent devrait alors être mis sur la relation entre position sociale et goût musical, plus que sur les choix de positionnement à l’intérieur du monde Beatles. Le choix Lennon-McCartney, par exemple, n’obéirait pas seulement aux considérations identitaires que l’on a analysées jusqu’à présent et que synthétise l’expression de stratégie. Identité différentielle sans doute, histoire de ne pas se diluer dans la foule des fans, mais aussi identité-reflet des autres identités possédées. La notion d’identité différentielle ne doit pas induire en erreur : on ne cherche pas un positionnement identitaire comme on cherche une place libre dans un train. Le souci de se distinguer, de se différencier, se conjugue à cet autre souci bien mis en évidence par les psychosociologues, celui de la cohérence globale du moi. Ce souci de cohérence entre le moi professionnel, par exemple, et le moi Beatles, est peut-être le modus operandi du déterminisme social : pareillement situés dans l’espace social, des individus auront tendance à effectuer les mêmes choix dans l’univers Beatles, les choix les plus immédiatement compatibles avec leur situation. Ainsi s’attend-on, par exemple, à voir les passionnés les plus proches de la classe ouvrière plébisciter le Lennon de Working class hero.

5Lennon et McCartney, Love me do et I’m so tired, les Beatles 63 et les Beatles 69 ne constituent pas des alternatives interchangeables. Ce sont des offres identitaires différentes (et partiellement stabilisées, sinon figées) qui séduiront les uns plus que les autres. Il y a là une limite à la plasticité des objets Beatles : les représentations disponibles (mythiques, érudites, iconoclastes…) parlent aux passionnés, ce n’est pas par hasard qu’ils choisiront tel musicien, tel morceau, telle période. L’offre est large, elle n’est pas confuse. Et parce que les stratégies identitaires sont marquées par le souci de cohérence, des liens doivent exister entre position objective dans l’espace social (profession, âge, sexe, diplôme…) et position dans l’espace Beatles. Le déterminisme social, que les sociologues ont trop souvent tendance à ériger en boîte noire explicative, peut ainsi se « comprendre » : chacun choisit dans le monde Beatles ce qui conforte sa position dans le monde social. Si cette hypothèse est juste, la position dans le monde Beatles refléterait la position sociale, au terme d’une homologie structurale surdéterminant les stratégies identitaires. Une telle homologie peut se tester de deux façons : soit en mobilisant des données quantitatives pour établir des corrélations, soit en interrogeant les passionnés sur la façon dont ils articulent l’identité qu’ils se sont donnée dans le monde Beatles et les identités qu’ils se sont données (ou qu’on leur a prescrites) dans l’autre monde, le vrai, celui en tout cas auquel la sociologie classique donne toujours le dernier mot.

La distribution sociale des goûts : l’introuvable déterminisme

6Le modèle du déterminisme social appelle une investigation d’une autre nature que celle que nous avons menée jusqu’à présent. La recherche de corrélations ne saurait en effet se limiter aux cas individuels évoqués grâce aux entretiens. Elle suppose des données plus globales sur la population enquêtée. Deux questions surgissent immédiatement : d’abord, quel est le profil des admirateurs des Beatles ? Sont-ils assez typés pour que l’on puisse conclure à une détermination sociale de ce goût musical singulier ? Ensuite, est-il possible de corréler les façons d’aimer les Beatles (choix Lennon-McCartney par exemple) à la position sociale ? Si la réponse à ces deux questions est positive, le paradigme de stratégie identitaire perdra une part de sa pertinence, comme écrasé par celui du déterminisme social.

7Allons d’emblée à l’essentiel : il ne nous paraît pas possible de construire des corrélations pertinentes entre position sociale et goût musical. Certes, pour le démontrer, nous ne disposons que de données fragiles, mais nous avons choisi de les utiliser malgré tout, même si la prudence s’impose. Les données ont été établies comme suit : nous avons, avec la collaboration des responsables du principal fan-club français des Beatles, le Club du Sgt Pepper, envoyé 1200 questionnaires aux adhérents de ce dernier. Le questionnaire était divisé en deux parties : d’une part des questions sur le goût musical (Beatle préféré, chansons et albums préférés, opinions sur les Beatles, etc.), d’autre part des questions permettant de situer sociologiquement les passionnés, par référence aux variables les plus classiques de l’analyse sociologique (âge, sexe, diplôme, activité…). Seules 85 personnes ont répondu à cette enquête : nous ne disposons d’aucune information quant à la représentativité de ces 7 % de répondants par rapport à l’ensemble de la population enquêtée. Mais il est certain que, en valeur absolue, ce chiffre de 85 oblige à une grande prudence quant à l’analyse des réponses. Les données recueillies ne sont qu’indicatives. Elles convergent malgré tout pour décourager comme à plaisir toute volonté d’établir des liens entre position sociale et goût musical. Précisons.

  • 1 L’ancrage masculin du rock en général est souligné par toutes les enquêtes, aussi bien au niveau d (...)
  • 2 Ici comme pour les données suivantes, le total peut ne pas être de 85 en raison de non-réponses.

8D’abord, le public des répondants ne peut être caractérisé simplement. C’est un public disparate, comme si la passion Beatles ne privilégiait ni n’excluait aucun profil. Des déséquilibres peuvent certes être repérés : ainsi les hommes sont-ils nettement plus nombreux que les femmes (61 contre 24)1. Mais ce déséquilibre n’a rien d’exclusif, et surtout il est compensé par le constat d’une très grande diversité de tous les autres points de vue, par exemple l’âge2 :

Âge :

-moins de 20 ans :

16

-20-29 ans :

12

-30-39 ans :

22

-40-49 ans :

30

-50-59 ans :

4

  • 3 En contradiction relative avec nos résultats (très partiels) le président du Club du Sgt Pepper no (...)

9Les passionnés des Beatles n’appartiennent pas à une génération particulière3. Seule celle des plus de 60 ans n’est pas représentée, pour des raisons évidentes. Ces passionnés n’appartiennent pas non plus à un groupe social particulier, comme le montrent les chiffres concernant le diplôme et l’activité.

Diplôme :

- BEP, CAP, BEPC :

29

- Baccalauréat ou équivalent :

18

- BTS, DUT, DEUG :

14

- 2e, 3e cycle, grande école, ingénieur :

18

Activité :

- lycéens :

7

- étudiants :

14

- femmes au foyer :

1

- chômeurs :

3

- ouvriers :

4

- employés :

22

- professions intermédiaires :

9

- cadres :

21

- artisans, commerçants, chefs d’entreprises :

2

- agriculteurs :

0

10On ne peut guère tirer de ces chiffres le moindre énoncé positif sur notre groupe de passionnés. Négativement, on relèvera l’absence d’agriculteurs et de plus de 60 ans, mais ces conclusions sont pauvres (et fragiles). Rien qui ressemble à quelque déterminisme social que ce soit. Même remarque quant au lieu de résidence :

Résidence :

- grandes agglomérations :

28

- villes petites et moyennes :

35

- zones rurales :

20

11Ni urbain ni rural, ni jeune ni vieux, ni bourgeois ni populaire (moins en tout cas que le terme de « fan » pourrait le laisser entendre), le réseau du Club du Sgt Pepper échappe aux caricatures. On y rencontre un notaire (auteur d’un article érudit sur le jeu de basse de McCartney), un maître de conférences, une journaliste de télévision, une étudiante en psycho, un couple d’ouvriers, un médecin, des professeurs d’anglais, des lycéens, un chercheur au CNRS, un contremaître…

  • 4 De façon significative, le rock est absent de La Distinction (Bourdieu, 1979), comme s’il ne pouva (...)

12Ces données, rudimentaires, sont cohérentes par rapport aux enquêtes menées sur la distribution sociale du goût pour le rock. Cette musique est accessible à tous, au niveau de l’écoute sinon à celui de la pratique (Green, 1986 et 1997) ; elle attire aussi bien les cadres supérieurs que les professions intermédiaires, les employés ou les ouvriers (seuls les agriculteurs et les retraités y sont rétifs). « Les disparités entre catégories socioprofessionnelles apparaissent relativement réduites », observent O. Donnat et D. Cogneau (1990). Nuance importante : à la fin des années quatre-vingt (période au cours de laquelle ces deux auteurs ont enquêté), les « classiques des années 1960-1970 (Beatles, Stones, Who, Pink Floyd, Bowie, Genesis…) » étaient plus souvent choisis par les bacheliers que par les non-bacheliers dans la catégorie des 25-34 ans. Le goût Beatles est sans doute un peu plus bourgeois que le goût pour le rock en général : mais dans les deux cas on est autorisé à parler de préférence interclassiste, tant il paraît impossible de réduire les passionnés à un groupe social particulier4. Musique populaire ? « La culture de masse perd avec les Beatles une partie de ses connotations péjoratives et vulgaires » (Lemonnier, 1995, p. 24). Musique pour diplômés désenchantés de la décennie 70 (Neveu, in Hennion et Mignon, 1991) ? Initialement peut-être, mais, comme le reconnaît E. Neveu, qui a su jouer de son ambiguïté pour durer et même séduire au-delà de cette structuration ponctuelle des sociétés occidentales.

13Étrange communauté hétéroclite donc que celle des fans, que rien sans doute ne rassemblerait en dehors de la musique, pas même (surtout pas) les opinions politiques.

Position politique :

- extrême gauche :

1

- gauche :

24

- droite :

10

- extrême droite :

0

- écologiste :

10

- nulle part :

24

- ça dépend de chaque élection :

11

14Alors même que l’on se situe sur un terrain a priori plus proche de l’univers des Beatles (ces derniers se sont souvent engagés, que ce soit aux côtés du travailliste Wilson, en faveur du mouvement hippie, puis séparément contre la guerre du Viêtnam ou au profit des mouvements écologistes), tout se passe à nouveau comme si le groupe des passionnés n’avait aucune consistance sur ce terrain, sauf à les définir négativement par l’exclusion d’une catégorie marginale (l’extrême-droite). Si la balance penche un peu à gauche, il n’est pas plus vrai d’écrire que les fans des Beatles sont des gens de cette mouvance qu’il était vrai de dire précédemment qu’ils appartenaient aux milieux populaires.

15Ces données confortent les hypothèses précédentes quant à l’ambiguïté (c’est l’autre face de l’universalité) de l’œuvre. Celle-ci est accueillante à tous, elle ne sélectionne que très faiblement son public. Pour le dire autrement, l’appartenance à un groupe (sexuel, générationnel, socioprofessionnel) n’est jamais de nature à expliquer la passion Beatles. Celle-ci ne caractérise aucun groupe particulier. Comme si les hasards biographiques mis en évidence dans les premiers chapitres comptaient infiniment plus que les logiques du déterminisme social (telles au moins que les quelques indicateurs précédents permettent de le cerner).

16Le raisonnement ne peut être transposé à l’identique s’agissant du positionnement dans l’œuvre Beatles. La polarité Lennon-McCartney, parce qu’elle est fondée sur un jeu très significatif d’oppositions cardinales, constitue le terrain à partir duquel se recomposent pour partie les clivages classiques. Il était prévisible que le groupe des passionnés, si divers, retrouve un semblant d’ordre autour de ces deux pôles : côté Lennon, des gens plutôt de gauche, plutôt proches des milieux ouvriers ; côté McCartney, des personnes moins politisées, plus bourgeoises. Ceci dit, les chiffres ne sont guère parlants, en particulier du fait du déséquilibre entre les deux sous-groupes (seules 15 personnes déclarent préférer Lennon). Observons malgré tout les données suivantes :

  • 5 items « nulle part » et « ça dépend de chaque élection » additionnés.
  • 6 items « BEPC CAP BEP » et « Baccalauréat ou équivalent » additionnés.
  • 7 items « lycéens » et « étudiants » additionnés.
  • 8 items « employés » et « ouvriers » additionnés.

N

gauche

droite

indifférents5

peu diplômés6

jeunes7

milieux pop.8

Lennon

15

7

2

5

12

4

5

McCartney

49

16

6

19

30

11

15

17Les fans de Lennon sont un peu plus souvent de gauche (mais pas sensiblement moins souvent à droite et à peine moins souvent indifférents), ils sont un peu moins souvent diplômés, sans pour autant appartenir davantage aux milieux populaires… Les données ne sont pas très nettes, sans que l’on sache si c’est à cause de la taille insuffisante de l’échantillon ou à cause de la faiblesse de la corrélation recherchée. En tout état de cause, on peut préférer Lennon en étant de droite et préférer McCartney en étant ouvrier ou employé. Si la distribution des préférences sur cet axe n’est pas totalement aléatoire, elle n’obéit en aucune manière à un déterminisme strict.

18C’est encore plus vrai quand on observe les réactions face à tel ou tel morceau des Beatles. La séparation entre musique d’avant-garde et mélodies « faciles », globalement corrélée à l’histoire du groupe, ne l’est pas au capital culturel possédé par les enquêtés. Si l’on choisit deux morceaux de ce point de vue emblématiques, She loves you d’un côté, Revolution 9 de l’autre, la distribution des réactions surprend.

déclare adorerShe loves you

déclare ne pas adorerShe loves you

BEPC, BEP, CAP

12

17

Bac ou équivalent

3

15

BTS, DUT, DEUG

7

7

2e, 3e cycle

10

8

TOTAL :

32

47

  • 9 Addition des items « j’adore » et « j’aime bien ».

déclare aimer9Revolution 9

déclare ne pas aimerRevolution 9

BEPC, BEP, CAP

9

20

Bac ou équivalent

5

13

BTS, DUT, DEUG

5

9

2e, 3e cycle

6

12

TOTAL :

25

54

19Les plus diplômés n’aiment pas plus le très expérimental et avant-gardiste Revolution 9 que les moins diplômés. À l’inverse, les seconds ne plébiscitent pas davantage She loves you que les premiers (c’est même plutôt l’inverse). L’opposition entre goût populaire et goût distingué ne semble pas du tout opératoire pour lire le positionnement esthétique des admirateurs des Beatles. À moins, encore une fois, que la faiblesse des effectifs empêche de voir les corrélations ? On n’y croit guère. Une preuve supplémentaire de la médiocre pertinence d’une lecture en terme de déterminisme social de la distribution des préférences est fournie par les réponses à la question ouverte concernant le Beatle préféré. Il était demandé aux personnes interrogées de dire pourquoi elles préféraient tel ou tel. On s’attendait à ce que, ici encore, à goût égal, les façons d’aimer discriminent selon la position sociale. Par exemple, si McCartney parvient à séduire des publics différents, n’était-il pas prévisible que les qualités qui lui sont attribuées diffèrent selon la position sociale, les uns célébrant plutôt le musicien et les autres l’homme, les uns formulant des jugements à prétention universelle quand les autres apprécient la gentillesse du personnage, etc. ? Là encore les résultats ne sont pas probants. Si on sépare le public en « dominants » (cadres, professions intellectuelles supérieures, professions libérales, ingénieurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprises, soit 24 personnes) et « dominés » (employés, ouvriers, chômeurs, soit 29 personnes), on obtient les qualifications suivantes :

20Côté « dominants », sont évoqués :

  • le compositeur : « créatif », « novateur », « le plus grand mélodiste contemporain », « le plus grand mélodiste de tous les temps ». On admire ses « mélodies » (2 fois), ses « arrangements », ses chansons. On le considère comme un « excellent musicien », « le plus talentueux des quatre » (3 fois), « génial », avec un « sens de la mélodie qui accroche », « multi-instrumentaliste », on évoque son œuvre solo, son travail après 1970 (4 fois)
  • le chanteur : sa voix (6 fois), son visage, son look, il est charmeur, beau, charismatique
  • l'homme son « professionnalisme », sa « personnalité » (2 fois), son « humour », son « engagement en faveur de l’écologie et des animaux » (2 fois), sa « carrière exemplaire », il « n’a jamais craché dans la soupe »; l’individu est jugé « simple », « modeste », « naturel », « gentil » (2 fois), « généreux », « optimiste », « vrai », « franc », « courageux » ; on admire « sa façon de vivre, de voir les choses ».

21Côté « dominés » sont mentionnés :

  • le compositeur « génial bassiste gaucher et compositeur hors pair », « un génie qui peut tout faire, tout écrire et composer, de Yesterday à Helter Skelter », « sûrement le plus grand musicien du siècle » (2 fois), au « talent constant » ; « il est l’auteur des plus belles mélodies des Beatles » (3 fois), des « ballades aux mélodies géniales » (5 fois), « c’est lui qui a fait le plus d’albums solo ».
  • le chanteur « excellent sur scène » ; « il chante très bien et le son de sa voix est agréable ».
  • l'homme : sa personnalité (2 fois), « le plus sympa » (2 fois), « bon père de famille, poli et propre sur lui » (sic !), « accessible », « ayant des goûts simples » ; « un homme simple, discret, très famille », « le plus mignon, sympathique, romantique, gentleman » ; « au cours de sa longue carrière il a su prendre des risques et assumer » ; « il ne joue pas à la superstar, il a le sens du comique, c’est un être humain », « il est très enthousiaste sur son métier » ; on apprécie son « charisme », « ses qualités humaines » : « un être unique » mais tout de même « abordable, simple, humain, humble ».

22Le bilan de cette double litanie est bien mince, il ne peut s’énoncer qu’en termes négatifs. Les dominants ne formulent pas plus souvent des jugements « en surplomb », ils ne dédaignent pas du tout les catégories psychologisantes les plus rudimentaires (gentil, courageux, beau, charmeur…). Ils s’attachent même plus souvent à la « belle voix » de McCartney, bref ils ne se caractérisent pas vraiment par une façon singulière de mettre en mots leur passion.

23Même dispersion des réactions face à certains énoncés concernant la vie du groupe. Les « dominés » se distinguent sans doute par un plus fort taux de « sans opinion », ce qui constitue un résultat très classique pour ce type d’enquête, mais c’est la seule conclusion que l’on puisse établir clairement. Par exemple, 16 dominants sur 24 sont d’accord avec l’idée selon laquelle Lennon était un intellectuel, pour 19 dominés sur 29 (2 sans opinion). 18 dominants sur 24 sont d’accord pour dire qu’il y a un message dans l’œuvre des Beatles, pour 22 dominés sur 29. Seuls 2 dominants pensent que les Beatles ont eu raison de soutenir Wilson et le parti travailliste, 13 ne sont pas d’accord, 9 sont sans opinion ; côté dominés, 3 sont d’accord, 12 ne le sont pas, et 14 n’ont pas d’avis. Enfin, il y a le même nombre de dominants et de dominés à penser que « les Beatles ont annoncé mai 68 » (10), et à ne pas le penser (11), mais le nombre de sans opinion diffère : 3 chez les premiers, 8 parmi les seconds. En aucun cas ces chiffres n’accréditent l’idée selon laquelle les dominants souscriraient à une vision plus intellectuelle ou plus politisée de l’objet de leur passion.

24Est-ce à dire que les préférences et opinions se distribuent de façon aléatoire ? Non, mais la logique à laquelle elles obéissent n’est pas celle du déterminisme social. Ce que les résultats donnent à voir, c’est bien davantage la vigueur des croyances fondatrices de la passion Beatles. Deux croyances en particulier semblent avoir le statut de dogmes au sein de cette communauté, comme le montre la rareté des points de vue hétérodoxes. La première de ces croyances tient dans la centralité du couple Lennon-McCartney. Les réponses à la question ouverte du Beatle préféré s’ordonnent comme suit :

Beatle préféré :

McCartney :

49

Lennon :

15

Les quatre :

7

Lennon et McCartney :

5

Harrison :

4

Ringo Starr :

2

25Les 6 enquêtés qui sortent de cette représentation dominante et attendue prennent soin de se justifier et ne doutent pas que leur choix surprendra. Harrison est apprécié pour sa « discrétion » (2 fois), son côté « mystérieux », et sa musique est jugée « plus difficile d’accès » : stratégie de distinction ? Sans doute, mais qui confirme a contrario la vigueur d’un lieu commun au demeurant largement accrédité par les médias. Seconde série de croyances largement partagées : la hiérarchie des albums. Certes, chacun a ses préférences et ses coups de cœur, et il n’est pas interdit de voir dans chaque réponse individuelle à cette question la « carte d’identité » du passionné, ce par quoi il se définit et se singularise. Pourtant, une fois agrégées, les réponses confortent la représentation très prévisible selon laquelle l’œuvre évoluerait crescendo.

Nombre de réponses « j’adore » par album :

With the Beatles :

34

Hard day’s night :

53

Beatles for sale :

30

Help ! :

51

Rubber soul :

64

Revolver :

69

Sgt Pepper… :

77

Magical mystery tour :

39

Album « blanc » :

63

Abbey Road :

74

Let it be :

44

  • 10 Voir : Martin (1996), p. 66 et svtes…. L’auteur parle de l’imposition d’une signification comme pr (...)

26Si la « liberté » des fans trouve quelque part une limite, c’est donc bien plus au travers de l’imposition d’une hiérarchie de valeur entre les diverses composantes de l’œuvre qu’au travers du déterminisme social. Cette imposition, qui peut s’analyser comme socialisation efficace (et consentie), est le fait de la superposition de tous les verdicts autorisés sur les Beatles. La hiérarchie construite par les fans reproduit largement celles que proposent les magazines (spécialisés ou non), les critiques, les ouvrages, etc. Le discrédit relatif dont souffrent par exemple Magical mystery tour et Let it be est de ce point de vue très prévisible. S’il est donc une limite à la dispersion des goûts, elle n’est pas dans une introuvable valeur intrinsèque qui finirait par s’imposer par la seule puissance de l’œuvre, mais bien dans le rapport de force qui autorise, à l’intérieur du champ Beatles, certains acteurs dominants à imposer une parole d’autorité sur les Beatles et leur musique10.

27Parlons donc plutôt de socialisation dans et par la passion que de déterminisme social. Ce qui ordonne le plus fermement la distribution des préférences, ce n’est pas le jeu préalable de la position sociale qui, par exemple, rendrait improbable telle relation (être de droite et préférer Lennon). C’est bien davantage la vigueur d’une orthodoxie construite à l’intérieur du monde Beatles, qui pose comme indiscutables un certain nombre d’énoncés premiers qui sont autant de façons de construire et de juger l’objet Beatles. Cette orthodoxie génère ses hérétiques, dont le souci de distinction s’analysera une nouvelle fois comme stratégie identitaire (différenciation). Mais nous voilà donc revenus à notre point de départ ! Les stratégies identitaires ont le dernier mot.

28Si la position sociale ne détermine ni le goût pour les Beatles, ni la façon de les aimer, il reste à se demander comment les individus gèrent la relation, de ce fait très relâchée, entre leur position sociale et leur passion, comment ils articulent ces deux identités. Lorsque le déterminisme social « marche » (exemple classique emprunté à la sociologie électorale : les Catholiques pratiquants votent majoritairement à droite), la question de la cohérence identitaire ne retient pas l’attention : il va de soi que c’est précisément le souci de cohérence qui pousse les individus occupant une même position sociale à adopter la même préférence. Cohérence de l’habitus, cohérence de l’intérêt et de l’identité, le vote « reflète » la position sociale, il l’exprime et renforce l’identité ajustée à cette position. Mais lorsque, comme ici, les deux éléments sont indépendants ? Lorsque la passion n’exprime pas la position sociale, lorsque l’une et l’autre existent indépendamment ? Il serait tentant de conclure que la passion relève d’une sphère autonome, déterminante plus que déterminée (on a vu que c’est parfois elle qui motive le choix des études et d’une profession, professeur d’anglais par exemple). Les sociétés occidentales auraient-elles évolué au point de conférer un poids moindre aux identités sociales et professionnelles (perçues comme prescrites) au profit des identités culturelles. Et cette logique, repérable s’agissant du groupe (atypique) sur lequel nous travaillons, vaut-elle en dehors de lui ?

29Il n’est pas possible de répondre à ces questions. Contentons-nous à ce stade du raisonnement de poser la question suivante : comment les passionnés accordent-ils leur identité socioprofessionnelle et leur identité Beatles ? Puisque la seconde ne reflète pas mécaniquement la première, n’y a-t-il pas des risques de contradiction ? Ce sont ici, à nouveau, les entretiens qu’il faut mobiliser.

Bricolages identitaires

30Conjuguer la passion Beatles et, par exemple, l’activité professionnelle n’est pas chose facile, ne serait-ce qu’en terme d’emploi du temps. Sur le terrain de la compatibilité identitaire, il convient d’observer la façon dont les images de soi liées aux multiples formes de positionnement social (religion, profession, diplôme, opinions politiques…) sont travaillées par les intéressés jusqu’à ce qu’elles correspondent (ou au moins jusqu’à ce qu’elles soient minimalement compatibles) avec l’identité Beatles. Cette dernière aussi est travaillée, la plasticité de l’objet Beatles autorisant, comme on l’a montré au chapitre précédent, de multiples translations. De la sorte s’effectue un bricolage qui permet de rassembler les diverses images de soi sous une même matrice identitaire.

31Pourtant, les entretiens ne donnent que rarement l’occasion d’apercevoir ce bricolage : la grande majorité de nos interlocuteurs ne voient aucune contradiction entre leur passion et leurs autres identités.

32C’est particulièrement le cas lorsqu’à l’ambiguïté de l’objet Beatles fait écho l’inconsistance de leur position sociale. Bon nombre d’indices nous inciteraient même à formuler l’hypothèse que la passion Beatles touche très souvent des individus à l’identité sociale flottante. Les récits de l’adolescence mettent fréquemment en scène des pères absents, une socialisation assez molle, des parents dépassés par les événements et indifférents. « Mon père n’était jamais là, mes parents s’en foutaient » résume cruellement Christophe (39 ans). « Chez moi il y a très peu de communication » (Éric, 21 ans) ; « Mes parents n’ont pas spécialement de valeurs ou de vision du monde. Ils sont de gauche tendance mollassonne. Mon père, il est dans le ventre mou de la pensée dominante » (Thierry, 21 ans) ; « Avec mon père, on n’a jamais vraiment parlé » (Nicolas, 21 ans). La passion comme réponse à une certaine solitude ? Sans doute : concluons au moins au déséquilibre souvent rencontré entre une identité musicale très forte et d’autres identités beaucoup plus flottantes. Dans ces conditions, les risques de contradiction identitaire sont faibles. L’identité s’investit tout entière dans la passion. La métaphore des « ravages » accomplis par la passion est malheureuse : la passion peuple ce qui s’apparenterait plutôt à un désert. Faute d’adversaire, elle règne sans combattre.

33Beaucoup par exemple n’ont pas de convictions politiques très fermes, ils se déclarent « plutôt de gauche » ou indifférents. C’est particulièrement le cas chez les plus jeunes, lycéens ou étudiants. La politique ? « Je m’en fous complètement » (Christelle, 21 ans). « Je pars du principe qu’il y a du bien un peu dans tout » (Sébastien, 22 ans); « C’est vraiment pas un sujet qui me passionne » (Nicolas, 21 ans). « Je fais partie de cette frange de la population qui peut changer d’une élection à l’autre, socialiste ou droite libérale » (Yvon, 34 ans). « Je suis nul là-dessus » (Jacques, 39 ans). Les risques de dissonance sont alors faibles, les moins politisés des passionnés se refusant à lire l’œuvre comme engagée : « Le soutien des Beatles au parti travailliste, c’est pas quelque chose qui m’a particulièrement intéressé. Je n’en sais trop rien, je ne suis pas très tourné vers ce qui est politique. Je n’ai pas de perception gauche-droite des Beatles » (Fabrice, 35 ans). « Les Beatles, sur la politique, ils ne se sont pas beaucoup prononcés. Ils y sont allés très à tâtons. La seule chose de claire, c’est qu’ils n’étaient pas de droite. Mais il n’y a rien de concret politiquement » (Sébastien, 22 ans).

  • 11 En outre, quand bien même on croirait ici au déterminisme, comment savoir si l’intéressé aime les (...)

34La génération précédente n’est pas aussi monolithique. Certains sont certes presque indifférents à la politique, à l’image de Fabienne (39 ans) qui déclare : « Moi, je suis pas très politique, ça me dérange pas de pas voter ». Ceux qui ont des convictions un peu plus fermes ne font pas forcément le lien avec les Beatles : « J’ai de la sympathie pour l’écologie, mais c’est pas pour cette raison-là que j’aime McCartney » (Pierre, 47 ans). De même Alice (30 ans), qui se dit de gauche, syndiquée SNES, mais qui précise : « Je ne fais pas de relation entre ça et les Beatles ». Ou Alain (25 ans) : « Je suis de gauche, c’est sûr ; Lennon, c’est un mec de gauche, c’est sûr… mais j’y ai jamais vraiment réfléchi. McCartney, j’aurais plus de mal à le situer, peut-être je le situerais à droite, je sais pas pourquoi… C’est peut-être pour ça que je l’aime moins ». Bel exemple de déterminisme opérant par-dessus la conscience des acteurs, ceux-ci constatant à l’occasion de l’entretien que leur position esthétique est ajustée à leur position politique, sans qu’ils y aient jamais réfléchi auparavant ? Peut-être, mais la corrélation demeure très relâchée (on pourrait parler de déterminisme par défaut), et c’est d’abord pour cette raison qu’elle n’obsède pas nos interlocuteurs11. Patrice (39 ans), lecteur du Canard Enchaîné, de Charlie Hebdo, et du Monde Diplomatique, le dit à sa manière : « Si l’engagement des Beatles avait été de droite, comme républicain aux États-Unis, c’est sûr que je n’aurais pas aimé »; cela ne signifie en aucune manière qu’il aime les Beatles parce qu’ils sont, selon lui, de gauche. Il n’est finalement guère que les positions d’extrême-droite (dénoncées par tous, y compris les moins politisés de nos interlocuteurs) qui soient clairement incompatibles avec la passion Beatles. Pour le reste, l’œuvre est assez ambiguë pour se prêter à toutes les interprétations et à toutes les appropriations.

  • 12 Rappelons tout de même que 10 des 85 répondants au questionnaire se déclaraient « de droite » (et (...)

35Aucun de nos interlocuteurs, c’est vrai, ne se dit de droite12. Ce peut-être le produit d’un biais méthodologique : car précisément se dire de droite quand on est fan des Beatles ne va pas de soi, oblige à ce bricolage identitaire que l’enquêté peut souhaiter s’épargner. Le désir de se percevoir sous la forme d’un moi cohérent peut prendre la forme de stratégies de présentation de soi sélectives. D’où peut-être la volonté de ne laisser voir de soi (et de ne voir en soi) que les identités les plus immédiatement compatibles avec les définitions dominantes des valeurs Beatles. Le bricolage identitaire est possible, mais il est psychologiquement coûteux, il est donc possible que certains de nos interlocuteurs, qui plus est face à un « chercheur en sciences sociales », aient souhaité en faire l’économie.

36Il arrive pourtant, mais sur d’autres terrains, que l’entretien soit l’occasion d’apercevoir ce travail de bricolage identitaire. Éric (21 ans) est à la fois catholique pratiquant, membre d’un mouvement scout, et fan des Beatles. Interrogé sur une possible contradiction entre ces deux statuts, il répond : « Ça coince pas. Je dis que les Beatles sont mes idoles, mais comme catholique je n’ai pas d’idoles… C’est parce que je n’ai pas d’autre mot pour le dire. Mais c’est pas sur le même plan. Et puis, les Beatles ont réussi à me rendre heureux ». Autre exemple : celui de Christophe (39 ans), enseignant dans un lycée privé « archidroite-catho », mais qui refuse d’en endosser l’identité : « Je me barre dès que j’ai fini mes cours ». Christophe se dit « sans opinions politiques », « vaguement de gauche », il n’a voté qu’une fois « parce que Le Pen montrait un peu trop le bout de son nez », mais en même temps il dénonce « l’intelligentsia de gauche », les parents « permissifs », les enfants « qui ne savent pas dire merci », et n’hésite pas à attribuer les problèmes qu’il rencontre dans son travail au laxisme de mai 68. Selon lui toutefois, ces opinions n’ont rien d’incompatible avec la passion Beatles. Entre Lennon qu’il situe à l’extrême-gauche et McCartney qu’il situe à droite (« Il aimait bien Thatcher »), tous les positionnements politiques sont selon lui envisageables dans l’univers Beatles : « Ayant été privilégié et conscient de l’être, j’étais moins sensible que d’autres aux théories de Lennon prônant la révolution. Ceci dit, Lennon m’a fait réfléchir sur certaines choses, même si avec le recul c’était quand même très caricatural ce qu’il pouvait montrer ».

37Bricolage identitaire encore que le travail effectué par Jacques (39 ans) pour conjuguer sa formation de musicien classique (mère professeur de piano, école professionnelle de violoncelle) et sa passion Beatles : « Moi je ne demandais pas mieux que tout puisse s’harmoniser. Et ce sont finalement les adultes qui te disent : toi, tu dois faire du classique. Alors que les Beatles eux-mêmes sont là pour démontrer que ce sont pas des choses incompatibles. Ils ont utilisé le violoncelle. Bon, j’ai eu la chance d’avoir un prof qui appréciait les Beatles. Qui les respectait. C’est plutôt le fait que je me mette à composer qui a fait problème. Pour moi, c’était conciliable, par exemple de retrouver les chansons des Beatles à l’oreille au piano, ça m’a beaucoup apporté musicalement ». Jacques voit une complémentarité presque parfaite entre ses deux identités (violoncelliste et fan des Beatles), mais peine à convaincre de cette compatibilité ceux auprès de qui il a conquis sa première identité.

38Dernier exemple de bricolage identitaire, le plus intéressant peut-être, celui accompli par Éric Krasker (38 ans), un des responsables du club du Sgt Pepper. Il dispose de plusieurs ressources identitaires qu’il conjugue en général facilement avec sa passion. Ainsi insiste-t-il d’emblée, par référence à sa trajectoire universitaire, sur son identité d’historien : c’est en effet en historien qu’il entend mener une recherche érudite sur les Beatles à Hambourg. Mais Éric a aussi une identité professionnelle : il est lieutenant de police. L’ajustement par rapport à la passion Beatles va évidemment moins de soi que s’il était par exemple historien de profession, ou musicien (comme son père) ou encore professeur d’anglais comme plusieurs de nos interlocuteurs. La police n’est-elle pas dans les esprits associée à la répression, la lutte contre la drogue, l’ordre social ? « Mon métier est ce qu’il est », estime l’intéressé. Mais il ne s’arrête pas à cette tautologie désenchantée. Deux séries d’arguments servent sa démonstration. D’abord, il insiste sur les avantages concrets que lui procure cette profession, du point de vue de sa compatibilité avec un travail de recherche sur les Beatles : possibilité de rester sur Paris, d’obtenir un congé parental qu’il met à profit pour avancer sa recherche, etc. Mais surtout, il s’emploie à désamorcer tout antagonisme entre ces deux univers. « Certains de mes collègues sourient de ma passion. Au départ, on ne s’imagine pas qu’un policier puisse s’intéresser au rock’n roll. Ils s’imaginent que c’est antinomique. Alors qu’en fait pas du tout. Ils disent que le rock véhicule toute une culture de drogue etc. C’est pas ça du tout ! Moi je ne soutiens pas du tout les groupes qui se droguent. Le rock’n roll n’est pas du tout synonyme de drogue. C’est un corollaire. Modigliani était un grand peintre, c’était un alcoolique fini. Que va-t-on retenir de Modigliani ? Que c’est un grand peintre ! Moi ce qui m’intéresse dans les groupes de rock, c’est leur art, leur musique. Le fait qu’ils se soient drogués, moi, je ne soutiens pas ». Objecte-t-on que les Beatles ont chanté la drogue ? « Jamais explicitement ! Et c’est pas la partie de leur carrière qui m’intéresse. Lennon a publiquement déclaré que la drogue ne lui avait rien apporté. La drogue, c’est un problème annexe. Les gens font des rapprochements rock – drogue, pas du tout ! Mais la musique en elle-même n’est pas entachée par ce problème. Et on peut être dans la police et s’intéresser au rock ». N’y a-t-il pas alors dissonance entre l’esprit de rébellion chanté par les Beatles et le souci policier de maintien de l’ordre ? « Il faut un esprit de rébellion. La rébellion, c’est pas forcément négatif. Moi, dans la police, j’estime qu’il faut un côté rebelle. Par exemple, le côté rebelle que m’a apporté le rock m’a entre autres choses conduit à devenir syndicaliste. Il faut secouer le cocotier, il faut donner un coup de pied dans la fourmilière. Les syndicalistes en général, c’est pas des mous, c’est pas des gens qui acceptent les structures telles qu’elles sont ». L’engagement d’Éric, ce sera par exemple la promotion de l’idée de prévention : « La police répressive n’est plus efficace. Le côté rebelle du rock, ça permet de voir les choses autrement ». Conclusion : « Je ne suis pas schizophrène, policier qui défend l’ordre établi et rocker qui veut éclater les structures de la société. Pas du tout. La société on peut l’améliorer avec une dose de rébellion. Les rockers eux-mêmes, ils finissent par s’assagir ». Éric Krasker ne se facilite pas la tâche en orientant, comme pour déjouer à plaisir les schémas déterministes, ses préférences vers Lennon plutôt que McCartney, et précisément pour le côté « rebelle, fracassant, authentique » du personnage.

  • 13 Bricolage explicite, conscient, travaillé, par opposition aux ajustements qui se font spontanément (...)

39En jouant à la fois sur la plasticité de son identité professionnelle (prévention plus que répression) et sur celle de l’objet de sa passion (le rock existe sans la drogue), notre interlocuteur se met en situation d’ajuster l’un à l’autre ces éléments a priori incompatibles. Il les fait tenir ensemble grâce à un principe qui leur serait commun, l’esprit de rébellion. La sincérité de ce montage n’est pas en cause : mais son impressionnante solidité nous incite à y voir le résultat d’un vrai travail identitaire, accompli et achevé depuis longtemps (et non improvisé lors de l’entretien). Réponse forgée au fil des échanges avec les collègues policiers ? avec les copains du club13 ? Bel exemple en tout cas de bricolage identitaire réussi, qu’on ne saurait d’ailleurs réduire à un discours sur soi. Le bricolage identitaire, c’est aussi ici le choix de militer dans un syndicat.

40Plus ponctuelles, mais relevant de la même logique, les multiples formes de réappropriation de l’objet Beatles, qu’il s’agit de rendre compatible avec le système de valeur auquel on adhère. À chaque fois qu’existe une contradiction flagrante entre les comportements des quatre musiciens et ce à quoi, par ailleurs, il croit, le passionné déploie des talents parfois proches du sophisme pour lever la contradiction et adoucir la dissonance cognitive. Exemple banal : comment concilier la dénonciation de la drogue et la passion Beatles ? Certains, soit qu’ils soient eux-mêmes consommateurs, soit qu’ils se réclament d’un libéralisme culturel avancé, se refusent tout simplement à dénoncer l’usage de la drogue. Le plus grand nombre, convaincu de la nocivité de cette pratique, s’efforce d’innocenter les Beatles eux-mêmes en incriminant l’époque : « Dire que la drogue c’est bien, non. J’inciterai jamais quelqu’un à en prendre, mais ça faisait partie de l’époque aussi. Entre 65 et 70, si vous prenez Hendrix, Clapton, les Who, ils y sont tous passés » (Jean-Pierre, 38 ans). « C’est relativement logique qu’ils soient passés par là. Mais c’est pas la drogue qui les a rendus créatifs » (Jacques, 39 ans); « Dans le milieu musical de cette époque, tout le monde y touchait à la drogue. Donc c’est pas un truc que je considère comme exceptionnel. Ils étaient quand même bien avertis des limites à ne pas franchir, ils auraient pu mourir d’overdose ! Le seul vraiment touché, c’était Lennon, mais il s’est sorti aussi relativement vite de la cocaïne grâce à la thérapie de Jdanov » (Fabrice, 35 ans). Et Sylvie (19 ans) : « Que McCartney ait été arrêté au Japon avec du cannabis, je trouve que c’est pas si grave. Moi je ne pense pas que ça incite les fans à les imiter, sauf vraiment un fan qui a des problèmes et qui se croit vraiment comme les Beatles ».

  • 14 Autre exemple de gêne racontée par Éric : « Ce qui m’énerve un peu, maintenant aussi, c’est que ce (...)

41Ce travail de bricolage n’est pas toujours facile. Chez les plus hostiles à la drogue, la contradiction demeure, et avec elle une certaine souffrance. Ainsi dans le récit d’Éric (21 ans) : « Un journaliste avait dit que c’était McCartney qui, à l’époque de Sgt Pepper, prenait les drogues les plus dures. McCartney était mon préféré à ce moment-là. J’avais pas aimé, j’avais été assez choqué. J’avais toujours avec eux un rapport plus ou moins affectif : je vous en veux pas, les gars. Aujourd’hui, ça m’embêterait que McCartney se shoote encore au pétard. Il défend encore ça, d’ailleurs, il est idiot. Il dit qu’il faut légaliser les drogues douces. Moi, je me dis : quand même, il a abusé ! Il est père de famille. Père de famille, il prônait encore la drogue, ça va pas quoi ! Quelle éducation ! ça m’embêtait ; ça a un peu cassé le mythe… J’ai vu une photo de Lennon dans un bouquin, on le voit allongé en train de chanter, la légende dit : Lennon tellement défoncé qu’il est obligé d’enregistrer allongé. Mais je crois que ce bouquin était un ramassis de conneries. J’ai revu cette photo avec une autre légende… Enfin bref, là, j’aimais pas. Je ne signerai jamais de pétition pour la légalisation de ce genre de choses. Et donc, forcément, ils baissaient un peu dans mon estime14 ». Plus souvent, la passion est plus forte que le tabou sur la drogue : « La drogue ? Je leur pardonnais tout. Peut-être que le monde des artistes était forcément lié dans mon esprit à ce genre de vie. Je devais penser aussi que les journaux en disaient plus long que la vérité » (Alice, 30 ans).

42D’autres contradictions sont mises à jour, entre ce à quoi l’on croit, et ce que l’on voit des Beatles. Là encore, on dédramatise, on leur trouve des excuses, on incrimine l’époque, le star system, l’entourage, les médias… ou même la culture britannique : « Les décorations, moi, j’aurais refusé dès le départ. Mais bon, ils sont Anglais avant tout. Je pense que les Anglais sont marqués par le système » (Jean-Pierre, 38 ans) ; « Ce qui me gêne dans les Beatles, c’est pas par rapport aux Beatles, c’est ce qu’il y avait autour en fait. La coupe de cheveux, dont on parle tant dans les bouquins, c’est pas un truc qui m’a emballé du tout. Mais j’ai découvert aussi que c’était l’époque, ces choses-là » (Bernard, 35 ans).

43Les disputes financières choquent particulièrement. Mais sont-elles imputables aux personnages eux-mêmes ? « Les querelles d’argent, j’essaie de m’imaginer toute la pression qu’il pouvait y avoir sur eux à cette époque » (Patrice, 39 ans) ; « Le pognon, ça fout toujours la merde entre tout le monde, c’est pas nouveau. Mais finalement, ils auraient pu gagner beaucoup plus d’argent parce qu’ils se sont fait arnaquer dès le début en signant des contrats où ils ne touchaient rien. Epstein leur faisait signer des contrats auxquels ils ne comprenaient rien. Les maisons de disques sont mercantiles, et ceux qui vendaient leur image, mais on en a quand même toujours eu avec eux pour son argent. Les gens qui achetaient leurs disques ne se faisaient jamais flouer » (Fabrice) ; « McCartney a gardé un mode de vie comme tout le monde malgré tout. C’est sûr qu’il a des côtés parvenu, grande star. Mais il écrit simplement. Regarde le dernier album, Caliko skies, ça pourrait être fait par un pauvre. Il a les moyens de faire de grosses productions, mais il continue à avoir envie de faire des choses simples. C’est un bon indice qu’il n’a pas été récupéré complètement. McCartney, tu le mets sous un arbre avec une guitare, il est content » (Jacques, 39 ans).

  • 15 Le matériau manque sur ce point : peut-on par exemple être fan des Beatles et d’extrême-droite ?

44On devine la conclusion qui se profile à l’horizon de tous ces développements. La passion Beatles n’est certes pas, comme aimeraient le croire certains fans, la variable déterminante qui permettrait de comprendre les trajectoires de ceux qui la vivent. Ces trajectoires sont sans doute parfois infléchies à cause d’elle, ou même dans certains cas lourdement influencées, mais il est évident que d’autres variables jouent, que même les passionnés les plus aveugles les peuvent méconnaître complètement (origine sociale, parcours scolaire…). Mais à l’inverse, la passion n’est pas non plus (et même encore moins) mécaniquement déterminée par la position sociale ou par d’autres variables classiques. Plus déterminante que déterminée, elle est constitutive d’une facette au moins de l’identité : aux intéressés ensuite d’articuler au mieux cette part d’eux-mêmes avec les autres identités que la société distribue. Ou bien en effectuant des choix biographiques inspirés par la passion, afin de construire une identité cohérente. Pour le coup, la passion devient alors vraiment déterminante, elle explique les trajectoires. Ou bien en effectuant des bricolages identitaires visant à recoller les morceaux dispersés du moi. Mais les règles qui président à ces bricolages sont finalement très peu contraignantes : n’importe quelle position sociale peut à peu près se conjuguer à n’importe quel positionnement dans l’œuvre Beatles. La capacité des acteurs à effectuer ces bricolages contrarie le déterminisme social. Un habitus professionnel, confessionnel, ou de classe, ne prédispose jamais mécaniquement ni à aimer les Beatles, ni à aimer telle ou telle chose dans leur œuvre. La liberté des acteurs, au final, n’est-elle pas à la mesure de leur capacité à effectuer ces bricolages ? Les montages évoqués précédemment, qui évoquent la figure du grand écart (fan et policier, fan et catholique pratiquant…) incitent à penser qu’en la matière les interdits (on pourrait parler d’impossibles identitaires) sont finalement rares15. Le bricolage identitaire apparaît alors pour ce qu’il est : le prix à payer pour se libérer du déterminisme social. Oui, on peut aimer les Beatles sans être de gauche, ou en étant catholique ou gendarme, oui on peut préférer Lennon tout en étant étudiant dans une grande école, on peut aimer les Beatles sans être audacieux du point de vue du libéralisme culturel (condamnation des drogues douces). Il suffit pour ce faire de déployer quelque talent pour faire tenir ensemble les éléments plus ou moins éparpillés du moi.

45Cette modélisation néglige toutefois une donnée centrale qu’il nous faut à présent analyser : il y a plusieurs façons d’aimer les Beatles, et la distribution sociale des postures de la passion n’est pas aussi aléatoire que les réflexions précédentes le laisseraient supposer. Si n’importe qui peut aimer les Beatles, et même n’importe quoi dans l’œuvre des Beatles, n’importe qui n’aime pas n’importe comment les Beatles.

Notes

1 L’ancrage masculin du rock en général est souligné par toutes les enquêtes, aussi bien au niveau de la pratique musicale (Green, 1986 ; Cohen, 1991 ; Boudinet, 1996) qu’au niveau du public : faut-il, avec P. Mignon, estimer que « les imaginaires proposés par le rock sont trop éminemment masculins » ? (Mignon, in Darré, 1996). Les filles écoutent moins de rock, préfèrent la chanson (Boyer et alii, 1986 ; Mignon et alii, 1986 ; Donnat et Cogneau, 1990). Mais ce qui est vrai du rock l’est peut-être moins de la « pop music » à laquelle se rattachent les Beatles. A-M Green note par exemple le goût des filles pour le « disco ».

2 Ici comme pour les données suivantes, le total peut ne pas être de 85 en raison de non-réponses.

3 En contradiction relative avec nos résultats (très partiels) le président du Club du Sgt Pepper nous déclare : « On a beaucoup de 15-25 ans au club ». Il se fonde sur le courier qu’il reçoit et non sur la connaissance statistique de ses adhérents. Il est probable que : 1 – ce sont les plus jeunes qui prennent le temps d’écrire au club ; 2 – ce ne sont à l’inverse pas eux qu’a intéressés le plus notre enquête qui risque donc de les sous-évaluer ; 3 – la démarche d’adhésion à un fan-club est plus le fait des jeunes passionnés.

4 De façon significative, le rock est absent de La Distinction (Bourdieu, 1979), comme s’il ne pouvait illustrer la problématique de l’opposition entre goût distingué et goût populaire.

5 items « nulle part » et « ça dépend de chaque élection » additionnés.

6 items « BEPC CAP BEP » et « Baccalauréat ou équivalent » additionnés.

7 items « lycéens » et « étudiants » additionnés.

8 items « employés » et « ouvriers » additionnés.

9 Addition des items « j’adore » et « j’aime bien ».

10 Voir : Martin (1996), p. 66 et svtes…. L’auteur parle de l’imposition d’une signification comme processus politique (p. 67).

11 En outre, quand bien même on croirait ici au déterminisme, comment savoir si l’intéressé aime les Beatles parce qu’il est de gauche, ou s’il est de gauche parce qu’il aime les Beatles ?

12 Rappelons tout de même que 10 des 85 répondants au questionnaire se déclaraient « de droite » (et aucun d’extrême-droite)

13 Bricolage explicite, conscient, travaillé, par opposition aux ajustements qui se font spontanément entre par exemple culture de gauche et passion Beatles. Voir plus haut les remarques d’Alain.

14 Autre exemple de gêne racontée par Éric : « Ce qui m’énerve un peu, maintenant aussi, c’est que ce soit Lord McCartney qui force son groupe à être végétarien en tournée. J’avais dit ça à mon père, en rigolant, il m’avait répondu : c’est du fascisme. Dans un sens, c’est un peu vrai ».

15 Le matériau manque sur ce point : peut-on par exemple être fan des Beatles et d’extrême-droite ?

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