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La révolution du travail

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Rolande Pinard

Quatrième partie. Parachèvement et crise de la société organisée : où va le travail?

Chapitre 10. La sociologie et le travail

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 « Rappelons-nous que la machine automatique […] représente l’équivalent économique précis du trava (...)

« Let us remember that the automatic machine […] is the precise economic equivalent of slave labor. Any labor which competes with slave labor must accept the economic conditions of slave labor. It is perfectly clear that this will produce an unemployment situation, in comparison with which the present recession and even the depression of the thirties will seem a pleasant joke. This depression will ruin many industries – possibly even the industries which have taken advantage of the new potentialities1. » (Wiener 1950 : 220.)
« Beaucoup des sous-privilégiés de 1963 aux États-Unis ne sont plus des “pauvres” comme les autres, comme ceux de naguère ; ce sont les victimes d’une société affluente qui, si elle veut un jour dominer son abondance, devra auparavant, en toute lucidité, renier le culte du plein emploi. Le chômage structurel ne sera pas résorbé par les moyens classiques, car il manifeste une éclatante exigence, liée à la troisième révolution industrielle, la révolution scientifique de l’automation et de l’énergie atomique : on ne pourra plus “mettre au travail” une population entière, l’employer tout entière à produire et à consommer ce qu’elle produit. Il y aura désormais, il y a déjà une catégorie de gens chroniquement “déplacés” ou “libérés” du travail, comme on voudra. À quoi les occuper socialement ? Comment imaginer pour eux, hors de toute activité professionnelle, une distribution de revenu qui ne soit pas liée au travail productif et mesurée par lui ? Comment choisir, car il faudra bien que la société d’abondance en vienne là, les investissements en services et biens culturels par lesquels elle encouragera et nourrira de valeurs nouvelles des activités non productives ? Comment intervenir à ce niveau sans planification autoritaire à l’échelle nationale ? Ce sont là des problèmes auxquels la démocratie américaine aura, la première, la redoutable mission de faire face. Mais ce seront aussi, ce sont déjà, en puissance, les nôtres. » (Friedmann 1950 : 203-204.)

  • 2 N. Wiener, l’un des inventeurs de la cybernétique et de l’ordinateur, avait vu dès les premières a (...)

1Au début des années 1950, le déclin des emplois que l’on voit poindre est imputé essentiellement à la technologie qui remplace le travail humain. L’automation, au début de cette période-ci, constitue le contexte central des analyses du travail comme activité concrète. « Automation » n’est pas un mot qui désigne une technologie, mais un concept qui embrasse une transformation fondamentale des forces productives. L’analyse sociologique qui se situe dans ce cadre global sans se restreindre à une technologie particulière mène à une remise en cause du concept de travail. Le concept d’automation est lié à une propriété de l’électronique particulièrement significative pour le monde du travail : l’autonomisation des processus de régulation et de contrôle rendue possible, techniquement, par le tube à vide comme amplificateur d’énergie et, socialement, par le principe de la séparation entre conception et exécution systématisé par Taylor2. Les technologies de production ont été conçues, depuis l’avènement du capitalisme industriel, à la fois comme des leviers pour la productivité et comme des alliées du contrôle du travail par le capital et par ses représentants. Jusqu’à l’automation, les technologies de production ont assuré ces deux fonctions jumelles en remplaçant le travail humain physique d’exécution ; l’automation, qui absorbe une partie de la conception, est aussi potentiellement une technologie de gestion. La réalisation de l’autonomisation de la régulation et du contrôle sociaux (séparation entre conception et exécution) est un phénomène nouveau qui s’ajoute à l’autonomisation de la régulation et du contrôle mécaniques (beaucoup plus vieux que le tube à vide). L’autonomisation du contrôle social a été précédée par l’appropriation par le management du processus d’organisation du travail en s’arrogeant le monopole de la mise en œuvre du savoir productif. L’automation de l’après-guerre a amorcé une transformation radicale de l’activité de travail qui dépasse la simple amélioration mécanique ; elle a d’ailleurs suscité en sociologie des remises en cause fondamentales du travail que les analystes actuels de l’automatisation flexible ne dépassent pas vraiment. Je crois que l’une des raisons de ce piétinement conceptuel de la sociologie du travail réside dans le fait que l’on continue à voir l’automatisation flexible, l’informatisation de la production comme transformant le travail en tant qu’activité productive alors qu’il s’agit d’abord de l’automatisation de fonctions managériales, du travail de l’organisation.

2Dans ce chapitre, je m’attacherai à faire l’examen du travail en tant qu’activité productive disciplinée et réglée, thème privilégié de la sociologie du travail. Il vaut la peine de consacrer un chapitre à cette dimension du travail car c’est celle qui continue d’être invoquée pour légitimer le discours cherchant à revaloriser le travail comme source potentielle de démocratie industrielle, d’émancipation sociale-politique et d’enrichissement personnel des travailleurs et des travailleuses. Je ferai donc ici une analyse critique des transformations du travail comme activité productive concrète à la lumière de l’interprétation qui a été faite, dans les chapitres précédents, des transformations sociétales.

3Naville (1963) a fait une analyse des conséquences de l’automation sur le contenu du travail qui conclut au remplacement de l’ouvrier par le surveillant, de l’intervention directe sur la matière par la communication par signaux avec la machine, où le travail d’entretien de l’équipement prend de plus en plus d’importance et tend à déclasser les activités de fabrication. Une importance croissante est accordée aux tâches de conception et de préparation du travail, d’expérimentation et d’entretien. Elles deviennent aussi importantes, sinon plus, que le travail de fabrication. L’analyse sociologique reconstate aujourd’hui les mêmes phénomènes suite à l’informatisation de la production. Si l’on tient compte du rôle du management, on ne peut manquer de noter que cette technologie vient corrobore le discours de ce dernier qui, depuis le début du siècle, clame que l’organisation (par le management) est plus décisive que le travail (des ouvriers) pour l’efficacité de la production. Or sociologie du management (des organisations) et sociologie du travail ont été séparées jusqu’à tout récemment ; non seulement s’agissait-il de disciplines différentes mais en outre, elles se pratiquaient sur des continents différents : la sociologie du management aux États-Unis et la sociologie du travail en France. Cela a empêché de faire le pont entre le rapport management/technologie et le rapport travail/technologie (et ce, même si la sociologie du travail française a été inspirée par la sociologie américaine à ses débuts). Maintenant qu’une fusion de la sociologie des organisations et de la sociologie du travail a été opérée (ce qui, en passant, a redonné son sens à la sociologie industrielle qui avait été rejetée par Friedmann 1962 comme étant trop restrictive comparée à la sociologie du travail), il n’y a plus besoin de pont mais l’absence de contacts préalables empêche de comprendre leurs nouveaux rapports.

4La sociologie américaine dominante aborde le travail sous l’angle managérial et sous l’angle individuel. Des théories psychosociologiques ont proposé des réorganisations du travail censées favoriser à la fois la satisfaction au travail et l’augmentation de la productivité. Dans les années 1940 et 1950, des auteurs inquiets des effets du travail parcellisé sur l’être humain et sa productivité, ont élaboré des théories sur les besoins des travailleurs, sur la motivation et la satisfaction au travail, dans le cadre d’une société d’abondance où les besoins matériels étaient réputés comblés. Cela a donné lieu à des propositions de changements dans l’organisation du travail de type résiduel tels que l’élargissement et la rotation des tâches, ainsi que leur intégration verticale. La sociologie américaine a été plus éclairante pour comprendre l’entreprise et le management que le travail comme activité concrète. C’est pourquoi, dans ce chapitre-ci (où j’aborde le travail en tant qu’activité humaine dans son sens d’activité concrète organisée par le capitaliste), la sociologie française sera plus présente que l’américaine.

  • 3 Cela ressort nettement des bibliographies des auteurs ayant participé au Traité de sociologie du t (...)

5La sociologie française du travail, tout en étant influencée dès sa naissance par la sociologie industrielle américaine et par la situation du travail aux États-Unis3, se consacrera surtout à des études empiriques de procès de travail, du point de vue des travailleurs, où les développements de la technologie (avec l’automation) jouent un rôle central. En mettant ainsi l’accent sur les technologies de production, la sociologie française demeure dans la logique marxiste du développement des forces productives et oublie que la montée du management a été décisive pour le développement des technologies (cf. Noble 1978). La sociologie française se concentre sur l’ouvrier comme sujet historique dans la société qui se définit par le métier, par l’activité productive concrète, alors que la sociologie américaine considère le travailleur comme un individu en interaction avec d’autres individus, défini par l’organisation. La constatation d’une transformation radicale du contenu du travail par l’automation provoquera donc chez des sociologues français une remise en question du concept de travail et du statut d’ouvrier. Dans son avant-propos à la troisième édition (1963) de Friedmann (1950), cet auteur reconnaît :

« Ce qu’on peut dire néanmoins, en raccourci, c’est que, pour un nombre croissant d’hommes et de femmes, le travail, au sens traditionnel du terme, disparaît de leur horizon : travail essentiellement lié à un métier appris à l’école ou à l’atelier, au cours d’un apprentissage, ou d’une formation “sur le tas” à l’usine, au chantier, au magasin, au bureau ; travail comportant un ensemble de tâches d’exécution impliquant, sous des formes et à des degrés variés, une connaissance de matériaux, de l’habileté manuelle, une “qualification”. L’évolution récente de la qualification a été lucidement analysée par Ombredage et Faverge : qualité, rapidité, difficultés dans le codage et le décodage des messages reçus puis émis par l’« ouvrier » nouveau style, activités cognitives, symboliques, documentaires substituées à l’action sur les matériaux et à leur connaissance. Le grand dégel des tâches d’exécution se précipite sous nos yeux. Parallèlement, de nouvelles distributions des catégories sociales se manifestent à l’intérieur de la population active et, avant tout un déclin relatif, très net, de l’importance du groupe ouvrier. » (Friedmann 1950 : 29-30.)

6Ce passage du métier comme activité synthétique à des tâches analytiquement décodées signifie l’avènement d’un nouveau type d’« ouvrier », pour lequel il faudra probablement trouver un autre nom, estime G. Friedmann, car il n’a plus rien à voir avec l’ouvrier traditionnel qui trouvait son « équilibre personnel », sa « satisfaction », son « bonheur » dans son travail, i.e. en maniant directement une matière à transformer. « L’ouvrier est et sera, de plus en plus, un opérateur qui reçoit et émet des signaux audiovisuels actionnant des instruments et appareils automatisés. » (Friedmann 1950 : 355). Friedmann assimile le travail au métier traditionnel que l’automation est en voie de faire disparaître. Dans Friedmann (1962), il affirmera que dès que la technologie élimine l’intervention humaine dans la production, il faut cesser de parler de « travail » (p. 17). Pour ce sociologue, c’est la nature de l’activité qui fait l’ouvrier et non les rapports sociaux par lesquels il s’affirme comme sujet dans la société : c’est le métier qui fait l’ouvrier, pas la société. Sa disparition, accompagnée d’un déclin de l’emploi, remet en question la société. À cause de cette vision du travail fondée sur l’activité productive concrète comme catégorie décisive dans la société, une forme de déterminisme technologique persiste à sous-tendre les analyses. Cette approche proudhonienne est à l’inverse de celle adoptée ici, fondée sur le postulat sociologique avançant que c’est l’action collective dans la société pour la transformer, qui fait de l’ouvrier un sujet libre, un citoyen, et non pas son travail.

7G. Friedmann faisait état d’une crise des organisations syndicales et des partis ouvriers, de l’incapacité de l’État à remettre les chômeurs au travail et concluait :

  • 4 Friedmann (1950) : 31-32, avant-propos de l’édition de 1963.

« … il est urgent de les diriger vers autre chose que du “travail”. À travers les réflexions actuelles de l’Amérique […] on sent une révision déchirante d’un certain nombre de mythes qui avaient résisté à la crise des années 1930 : Multiplication des jobs par les machines, Valeur en soi de la plus haute production, Cycle Production-Consommation, Plein-emploi, – tous ces mythes étant étroitement liés les uns aux autres4. »

  • 5 Outre Friedmann, d’autres auteurs ayant participé à la rédaction du Traité de sociologie du travai (...)

8L’automation fait disparaître le travail non seulement en transformant l’activité productive concrète mais aussi en faisant disparaître progressivement l’emploi. La sociologie du travail semble donc être née d’une inquiétude face au sort réservé au travail et à l’ouvrier dans la société5. Les effets de l’automation sur l’emploi seront d’abord masqués par l’expansion du secteur des services et les sociologues s’attacheront surtout aux transformations apportées à l’activité productive concrète. Le thème de la division du travail a tenu dès le départ une place centrale dans les analyses du travail. P. Naville fut l’un des premiers sociologues à souligner la fonction intégratrice de l’automation. Naville (1962a) note que l’automation rend possible le passage d’un travail parcellaire isolé à une intégration du travail car la séquence de travail – le processus – devient centrale, ce qui donne naissance à une nouvelle notion d’équipe de travail :

« De l’atelier (ou de l’équipe) additif, on en est venu à l’atelier (ou l’équipe) cumulatif et intégré. La division des tâches n’est plus alors la formule d’une simple séparation entre opérations directes et manuelles. Plutôt que d’une division, il s’agit d’une répartition de fonctions commandée par la structure en ligne des machines automatiques. Cette répartition de fonctions étant intégrée, elle suppose un type nouveau de coopération. Les fonctions intégrées ne s’accommodent plus de la discontinuité des tâches, pas plus dans les machines que chez les hommes. Le travail n’est plus parcellaire dans l’ancien sens du mot. Il vaudrait mieux dire qu’il devient fonctionnellement élémentaire. C’est la solidarité de tous les moments du système mécanique intégré qui entraîne la coopération de nouvelles fonctions élémentaires. Ces fonctions se détachent des opérations humaines de fabrication directe : elles se moulent désormais sur les opérations fonctionnelles des outillages ou plus exactement sur leur contrôle. » (Naville 1962a : 375-376.)

9Cette analyse de P. Naville montre que l’automation vient compléter la définition organisationnelle du groupe (fonctionnel) : la technologie suit la même logique que l’organisation. Le nouvel opérateur est tout aussi interchangeable que l’ancien OS, note Naville ; la mobilité, toutefois, n’est plus envisagée entre postes de travail mais au sein d’une équipe intégrée ; les permutations deviennent la règle, l’ouvrier n’est plus « propriétaire » d’un poste de travail. Une nouvelle expropriation du travailleur – le transfert des qualifications du poste à l’équipe – a donc été effectuée par la technologie de l’électronique (ce qui reflète la circularité du rapport entre technologie et organisation managériale). Ce remplacement de la parcellisation par l’intégration était rendu nécessaire vu les limites de la division du travail : le caractère parcellaire du travail entrait en contradiction avec la production comme processus provoqué par l’automation. Cette remise en question de la division du travail donne son caractère révolutionnaire à l’automation, conclut Naville.

10Dans les années 1970 – sorte de chant du cygne ? – les analyses sociologiques du travail auront comme toile de fond une prise de position liée au sens social-politique du travail. La maîtrise ouvrière du procès de travail est alors présentée par des syndicalistes et des sociologues comme l’enjeu central de la lutte des classes. Des études comme celle dirigée par Gorz (1973), celle de Braverman (1974), Rassegna Sindicale (1977), Freyssenet (1977), Colloque de Dourdan (1978), Coriat (1979), Gaudemar (1980), abordent leur objet en termes de la lutte des classes, de la division capitaliste du travail, du contrôle du travail et des travailleurs qui lui est inhérent. Dans ces analyses, on considère la qualification comme un mécanisme social (et non comme une qualité de l’individu) relié aux rapports de domination du capital sur le travail, mécanisme qui s’exerce à travers la technologie et l’organisation du travail. Les nouvelles formes d’organisation du travail apparues avec les restructurations industrielles sont interprétées comme étant de nouveaux moyens d’intégration économique et idéologique de la classe ouvrière, une nouvelle forme de la domination capitaliste devant l’inefficacité croissante de l’« organisation scientifique du travail ». La contestation de l’organisation du travail implique la contestation du système économique dans son ensemble. Afin d’éviter cet élargissement de la lutte, les entreprises reprendront assez rapidement le flambeau de l’organisation du travail afin d’en ramener le sens à une simple affaire de gestion ; les réorganisations du travail serviront à justifier les restructurations de la production qui chambardent les procès de travail et qui ont précisément pour résultat de décimer les forces syndicales ouvrières, là où elles s’étaient maintenues. La distinction interne entre le noyau central et les personnels plus ou moins périphériques, de même que la diffusion de la production commencent à s’amplifier, contribuant à paralyser les formes de résistance internes au milieu du travail. Divers auteurs dans Gaudemar (1980) font état des difficultés de la classe ouvrière (en France et en Italie) à se mobiliser, reliées précisément à de nouvelles formes d’organisation de la production et à l’apparition de nouvelles couches de travailleurs et de travailleuses. L’éclatement de la production et l’apparition de « nouveaux ouvriers » formés socialement en dehors de l’usine font que celle-ci n’est plus le lieu central de détermination des valeurs ouvrières (cf. Berra et Revelli 1980).

11La contestation de l’organisation du travail et les luttes pour la maîtrise du procès de travail manifestaient un rapport subjectif au travail qui comprenait sa négation. La désespérance exprimée par la plupart des auteurs dans Gaudemar (1980) est reliée à la perte de cette capacité ouvrière à s’opposer au travail sur la base du travail, non pas à partir de qualifications empiriques qui conféreraient une nouvelle autonomie professionnelle, mais contre l’assujettissement propre au travail.

« Certes, autrefois, en fait d’autonomie professionnelle, il était plutôt question pour le travailleur d’asservissement professionnel. Mais cette forme d’asservissement spécifique était en même temps l’origine de son pouvoir de négation spécifique, professionnel – le pouvoir d’arrêter un processus qui le menaçait d’anéantissement, en tant qu’être humain. Maintenant les travailleurs sont en train de perdre l’autonomie professionnelle qui faisait d’eux une classe à part, différente des autres groupes actifs, parce qu’elle était une mise en cause vivante de la société établie. » (Marcuse 1964 : 53.)

12La « classe à part » que constituaient les travailleurs, grâce à cette « autonomie professionnelle » comme négation du travail, tend de plus en plus à être intégrée au noyau gestionnaire de l’entreprise par le discours sur la participation à la gestion et le partenariat syndicat-management. Selon ce discours, l’organisation du travail devrait s’imposer aux syndicats locaux comme un lieu de dialogue et de consensus avec le management. La source même de la démobilisation ouvrière (les restructurations de la production à l’initiative du management) est désormais présentée comme le lieu d’un nouveau pouvoir pour le travailleur et pour le syndicat. Le revirement ne saurait être plus radical.

  • 6 Le rôle de médiation joué par l’organisation du travail était particulièrement évident dans l’une (...)

13Les théories et discours qui présentent la réorganisation du travail comme un lieu ou un moment propice à l’enrichissement du travail et à la revalorisation des travailleurs et des travailleuses l’associent généralement au mode de division du travail dans l’atelier. Les réorganisations du travail sont alors identifiées à des réaménagements des tâches (rotation, élargissement horizontal, intégration verticale) rendus possibles ou nécessaires par la technologie et par les impératifs du marché, deux facteurs qui engendrent une flexibilité nouvelle de la production et requièrent celle des travailleurs et des travailleuses. On tend à considérer l’organisation du travail comme une variable dépendante, malléable, sur laquelle les travailleurs et les travailleuses peuvent intervenir efficacement, dans leurs propres intérêts comme dans ceux de l’organisation (même lorsqu’on la présente comme devant se transformer sous la pression de la technologie et du marché). La vague de réorganisations actuelle créerait une occasion à saisir par les syndicats pour enfin redonner aux salariés leur part de pouvoir et de responsabilité dans la production, appropriée par le management depuis le taylorisme. Or l’organisation du travail comme fonction managériale – qui a dépossédé l’ouvrier d’un apport subjectif important à son travail – présente un caractère nécessaire (que Taylor a reconnu et voulu imposer), tant du point de vue des travailleurs que du management, dans le procès de travail marqué par la division technique du travail : l’organisation du travail comme fonction managériale médiatise les rapports entre travailleurs dans le procès de travail et absorbe les conflits inhérents à la division du travail6. La fusion entre organisation et travail mérite donc quelque réflexion.

  • 7 La recherche initiale, à laquelle je me suis jointe à mi-parcours, était dirigée par Donna Mergler (...)

14La comparaison avec le cas des trois usines que j’ai étudiées (cf. Pinard 1994a), caractérisées par des procès de travail traditionnels à forte intensité de main-d'œuvre, où la presque totalité des salariés manipulent des outils simples, est intéressante à poursuivre car cela permet de rappeler la teneur des rapports travail-gestion avant la technologie de l’électronique. L’objectif du volet sociologique dont j’étais chargée était de tenter de dégager les effets de l’organisation du travail sur la santé mentale des travailleurs7. Or le facteur négatif ressorti comme étant décisif chez les travailleurs des trois usines n’était pas le procès de travail comme tel, ni le degré de division du travail ou l’absence de qualification, ni le salaire au rendement, mais les déficiences de la gestion et de la supervision. Un équipement mal conçu, mal installé, obsolète, des outils défectueux, le manque d’outils et de pièces de rechange nuisent à l’exécution du travail, présentent un danger pour la santé et la sécurité des travailleurs, engendrent des pertes de temps et sont à l’origine de défauts récurrents dans le produit. Ce sont là des responsabilités (non assumées) du management auxquelles s’ajoutait l’absence de coordination (surtout ressentie là où les travailleurs sont payés au rendement). Or une activité marquée par la division du travail ne permet pas aux travailleurs, attachés à leur poste de travail, d’assurer cette coordination : un procès de travail divisé sériellement exige une coordination efficace par le management et des normes claires quant à la qualité et aux procédés de travail. Il s’agit là de la fonction productive du management, qui fait partie du travailleur collectif et s’ajoute à sa fonction de contrôle comme représentant du capital.

15La dimension instrumentale et hétéronome du travail dans le procès de production capitaliste confère à l’organisation du travail et au management (à l’organisation formelle) un rôle d’intermédiaire qui permet une forme de socialisation relativement harmonieuse à l’intérieur d’un procès de travail par ailleurs générateur de vifs conflits et tensions : l’organisation du travail, avec ses règles, normes, procédures imposées, dépersonnalise les sources de conflit entre travailleurs, favorise le développement d’une solidarité et donc de l’acte de produire comme activité concrète socialisée et socialisante – la seule forme possible d’humanisation du travail. L’étude de milieux de travail peu touchés par la technologie fait ressortir cette dimension sociale de l’acte de produire qui a disparu ou est en train de disparaître grâce à la technologie et suite à l’empiétement de la gestion dans la production qui tend à faire de l’acte productif une opération de gestion (décelable par la diminution des contremaîtres et autres superviseurs traditionnellement chargés de faire le pont entre la production et la gestion). Le management est un intermédiaire vital pour les travailleurs dans la production précisément parce qu’il a représenté une « zone-tampon » entre les travailleurs-producteurs et le marché organisé, entre le travail et l’acte de produire ; c’est ce qui a permis aux travailleurs et aux travailleuses de ne pas s’investir totalement dans une activité empirique dénuée de sens et de s’aménager un espace informel de résistance. L’organisation managériale du travail libère donc effectivement les travailleurs et les travailleuses du travail, dans une certaine mesure. Elle leur permet de prendre une distance avec le « travail de l’organisation » et de développer des relations sociales indépendantes des interactions organisationnelles. Or le maintien de cette distance comme condition de survie de l’intersubjectivité au travail est menacé par l’intensification du phénomène d’organisation de la production, du travail et du marché que nous connaissons dans le cadre actuel de la mondialisation de la production et de la globalisation financière : production, travail, marché se confondent avec l’organisation, qui envahit ainsi les espaces-temps autonomes qui restent.

La dissolution de la production, du travail et du marché dans l’organisation

  • 8 Voir Hirschhorn (1984), Zarifian (1987), Veltz et Zarifian (1993). Notons au passage la similitude (...)

16Ceux qui invoquent le caractère systémique qu’a pris la production suite aux nouveaux impératifs du marché et aux caractéristiques des nouvelles technologies8 arguent que ce n’est plus l’opération (et la mesure des temps et mouvements) qui est décisive pour la productivité, mais les « inter-opérations » (Veltz et Zarifian), c’est-à-dire les interactions entre les hommes et entre les hommes et les machines ; que la synchronisation et la coordination ont remplacé la vitesse et le rythme des travailleurs comme facteurs décisifs de la productivité (Hirschhorn). Le procès de travail systémique est censé redonner une marge d’autonomie à l’opérateur. Or synchronisation et coordination sont des dimensions temporelles de l’organisation, des fonctions managériales de gestion du temps, désormais intégrées au système technique informatisé, qui prennent la forme de séquences strictes de production imposées techniquement (alors que vitesse et rythme du travail renvoient au temps des travailleurs dont, même sur une chaîne de montage, ils conservent une certaine maîtrise à cause de la distanciation travailleurs-managers, travail-gestion). Cette fusion de la production et de sa gestion engendrée par la technologie tend à abolir toute distance entre le travail et son organisation, entre le travailleur et le travail et donc aussi la possibilité de la subjectivité.

  • 9 « Quand vous mettez un gars sur une machine à contrôle numérique, il devient capricieux… Et alors, (...)
  • 10 Alsène et Denis (1990) font la distinction entre automatisation de la production (productique) et (...)

17Tant que l’automation se limite à l’automatisation de la production, la résistance des travailleurs à l’approfondissement de leur dépossession demeure possible. Comme le démontre Noble (1978), même si la technologie du contrôle numérique pour les machines-outils représente la méthode taylorienne inscrite dans le programme, le machiniste demeure décisif pour la mise en œuvre optimale de la machine-outil contrôlée automatiquement. Un gestionnaire faisait remarquer lors de l’enquête effectuée par D. Noble : « When you put a guy on an N. C. machine, he gets temperamental… And then, through a process of osmosis, the machine gets temperamental9. » (Noble 1978 : 344-345.) C’est que le machiniste conserve une maîtrise de son opération qui lui permet d’exercer une subjectivité dans son accomplissement car cette forme d’automatisation, même si elle intègre une volonté de contrôle managériale, n’opère pas une intégration-fusion des activités de production et de gestion10 : la MOCN est taylorienne mais elle n’est pas systémique car elle ne fonctionne pas indépendamment de l’opérateur. Dans le procès de travail systémique, par contre, l’opérateur devient surveillant ; il n’exerce plus ses interventions en fonction de sa place dans des rapports sociaux, i.e. subjectivement et intersubjectivement, mais tout simplement en fonction du système technique.

« … les “nouvelles technologies” informatiques et cybernétiques, qui touchent beaucoup plus directement aux procédures d’intégration des pratiques les unes à l’égard des autres qu’à la transformation des modalités d’intervention des hommes sur la nature extérieure, ne conduisent pas tellement – selon le projet classique impliqué par l’idéologie du Progrès – à libérer l’être humain du “travail” – c’est-à-dire de sa dépendance à l’égard de la nature, une fois que cette dépendance est comprise de manière instrumentale – qu’à le libérer de l’“action” au sens Arendtien, c’est-à-dire des choix normatifs qui sont impliqués par la “pratique” comprise par opposition à la “théorie”. C’est donc aussi à une dissolution de cette opposition philosophique classique entre “théorie” et “pratique” que l’on assiste présentement, au moins de manière tendancielle. » (Freitag 1986 : 275.)

  • 11 Illustré, par exemple, par le fait que la salle des contrôles des opérateurs est habituellement si (...)
  • 12 Voir l’excellente analyse de Kern et Schumann (1984) sur les ouvriers de la chimie, chap. V.

18Les technologies informatiques intègrent et objectivent les pratiques managériales de régulation et de contrôle du procès de travail ; ces pratiques prennent une forme objective qu’on ne peut plus contester, à laquelle on ne peut plus s’opposer. L’organisation scientifique du travail de Taylor suppose une main-d'œuvre récalcitrante qu’il faut mater ; la séparation entre conception et exécution, entre gestion et production est une forme de reconnaissance de la capacité subjective et intersubjective de la force de travail. C’est cette reconnaissance que l’intégration systémique par technologie interposée fait disparaître en dissolvant la distinction et l’opposition entre production et gestion, entre travail et organisation. L’analyse sociologique systémique abonde dans ce sens quand elle souligne la non-pertinence de l’opération et de l’opérateur pour la productivité, celle-ci devenant l’affaire d’un système technico-organisationnel dont les travailleurs deviennent un élément de contrôle au même titre que les dispositifs techniques : à la fois contrôlés et contrôlants. Quand on souligne le gain d’autonomie, de « subjectivité » de l’opérateur ainsi réalisé, il s’agit en fait de la capacité à modeler son comportement selon les exigences de fonctionnement de ce système, à s’y conformer. Les pratiques subjectives et intersubjectives allant à l’encontre du système, non fonctionnelles, sont devenues impossibles parce qu’elles seraient suicidaires11. L’intégration systémique de la production et de la gestion opère une dissolution de l’opposition entre le travail et son contrôle qui permet et favorise l’adoption de la notion managériale d’équipe de travail comme mode social de cette dissolution ; la notion d’équipe contribue à lui donner un sens positif, comme si seul le contrôle était ainsi dissout dans l’organisation et que le travail demeurait l’unique objet de l’attention des membres de l’équipe, responsabilisés et requalifiés. Or la dissolution de l’opposition entre le travail et son contrôle ne fait pas disparaître le contrôle mais lui donne une autre forme : le travail devient une activité programmée qui impose son conformisme à l’être humain, auquel il ne peut plus échapper12. La logique organisationnelle, renforcée par la technologie informatique, ne libère pas le travailleur du travail, elle l’y enferme. Le travail comme activité programmée est la nécessité pure. Ce qu’on appelle la « participation des travailleurs à l’organisation du travail » reflète l’estompement de la différenciation entre production et gestion et préside à une fusion « désocialisante » et « désubjectivante » de l’organisation et du travail.

  • 13 C’est l’entreprise japonaise Toyota qui a commencé à expérimenter cette forme d’organisation en 19 (...)
  • 14 Expression utilisée par Parker et Slaughter (1988) pour qualifier le team concept de l’industrie d (...)

19Prenons en exemple le just in time (JIT), l’une des transformations organisationnelles parmi les plus analysées ces dernières années13. Le JIT suppose la réduction du temps de montage des machines, l’élimination des inventaires de pièces, de matières premières et de produits finis, des stocks tampons sur la chaîne, des erreurs et des rejets en cours de production (qualité immédiate). Il impose la polyvalence, le travail flexible et la rotation des tâches aux travailleurs, exige des échelles salariales simplifiées et donc des définitions de tâche plus larges, plus vagues, une implication directe des superviseurs et des ingénieurs dans la production, ainsi que des rapports étroits avec les fournisseurs et les clients puisque la livraison des pièces et du produit doit se faire « juste à temps », au rythme des besoins de la production et de la clientèle. Cela provoque une forme de « management by stress14 » qui consiste à exposer visuellement les endroits dans le procès de travail où il y a lieu d’intervenir pour resserrer la production ou pour régler quelque problème. Selon la méthode japonaise, dès qu’on y parvient, on procède à un nouveau resserrement de la production de façon à ce que les travailleurs aient toujours quelque problème à résoudre, à ce qu’ils ne soient jamais complètement à l’aise dans leur travail (cf. Jürgens 1989). Il s’agit donc d’une forme d’organisation de la production et du travail qui, pour être viable, exige un conformisme intégral de la part des travailleurs aux diktats de la technologie, du management et du client (aussi désigné par le terme « marché »). C’est la réalisation du rêve de Henry Ford d’une utilisation optimale du travail payé, d’une économie optimale de travail, d’espace, de temps et de supervision.

  • 15 La « gestion intégrale de la qualité » est la traduction correcte de total quality management ; le (...)

20Pour inculquer le conformisme souhaité, le management a recours à cette « technologie » issue de la théorie des organisations : l’équipe de travail semi-autonome. Le groupe fonctionnel inhérent à l’organisation managériale est un instrument central de la fusion du travail et de la gestion sous la forme de l’équipe de travail semi-autonome ou de groupes du type cercles de qualité. Les analyses de Whyte (1956), de Bendix (1956), de Galbraith (1967) nous rappellent que c’est l’organisation qui a substitué le groupe à l’individu comme élément de son fonctionnement. L’idée managériale de groupe de travail et d’autonomie responsable a été justifiée et consacrée par la sociotechnique associée au Tavistock Institute of Human Relations mis sur pied à Londres en 1946. Trist et Bamforth (1951) expliquent comment la destruction par la mécanisation des équipes « naturelles » formées par les mineurs a perturbé les relations sociales entre travailleurs, engendrant un individualisme incompatible avec l’interdépendance étroite propre au travail dans les mines, ce qui engendrait des comportements contreproductifs chez les mineurs (comme ce que les auteurs appellent « l’absentéisme compensatoire »). Cet exemple des mines est particulier car la coopération et l’interaction sociales n’y font pas que rendre le travail plus productif mais sont également vitales pour la sécurité physique des mineurs. La sociotechnique généralise ce principe à l’intérieur d’équipes de travail dites semi-autonomes qui imitent les groupes informels que créent les travailleurs, mais en fonction de la « sécurité » du système technique et de l’organisation plutôt que de motifs propres aux travailleurs eux-mêmes. La nécessité d’harmoniser système technique et système social pour optimiser le rendement est une hypothèse directement issue de l’harmonisation propre au courant des relations humaines de l’organisation formelle de l’entreprise (système technique) et des groupes informels des travailleurs (système social). L’équipe de travail dans son sens managérial implique que les travailleurs fassent leur propre contrôle de la qualité, s’organisent entre eux pour atteindre les objectifs de production fixés par le management, assurent le contrôle des absences, les remplacements et la discipline interne à l’équipe, etc. Aujourd’hui les cercles japonais de contrôle de la qualité, qui sont un élément essentiel de la gestion intégrale de la qualité15, constituent une forme organisationnelle qui réussit enfin, semble-t-il, à allier le formel et l’informel : se situant entre la hiérarchie et les groupes informels, elle permet d’utiliser la spontanéité et l’autogestion propres aux groupes informels pour régler des problèmes suivant les règles, directives et procédures de l’organisation formelle (cf. Lillrank 1995).

  • 16 Cette distinction a été une revendication syndicale cruciale du syndicat américain des travailleur (...)
  • 17 Par exemple, dans l’automobile, la rotation des tâches est encouragée au sein du groupe, alors que (...)
  • 18 Nous avons là une application directe de la cybernétique de Ashby (1956) qui définit la machine (m (...)

21La création d’équipes dites semi-autonomes de travail par le management contribue à brouiller la distinction entre les tâches des travailleurs et les fonctions du management16 en confiant des tâches limitées de gestion et de discipline interne au groupe, en créant de nouveaux postes à contenu hybride, relevant à la fois de l’administration et de la fabrication (tels que ceux de « facilitateur » pour soutenir les réunions d’équipe, de chef d’équipe destiné à remplacer la supervision de premier niveau, etc.). La création de ces groupes formels vient souvent se mettre en travers des modes informels de coopération et d’entraide mis au point par les travailleurs17, elle modifie les rapports sociaux au travail en instaurant un mode compétitif-coopératif de fonctionnement tant au sein des équipes qu’entre elles. L’équipe de travail managériale est le mode social privilégié de la dissolution de la distinction entre travail et gestion et de l’élimination de la distance entre travailleurs et management. Parce que le management s’est approprié la capacité de penser l’activité de travail, un discours sociologique voit dans cette dissolution la récupération de cette compétence par le travailleur. Or, l’intégration systémique du travail et de son organisation ne fait pas ressortir les compétences des travailleurs ; elle les fond au contraire dans le moule préparé par le système de production et les transforme en mode de comportement déterminé par lui (cela ressort très nettement par exemple de l’analyse systémique de Hirschhorn 1984)18 18. C’est la transformation du rapport subjectif travailleur/travail en interaction systémique opérateur/système technique ; elle justifie la tendance à l’abolition de la distance entre travailleur et management, promue par l’organisation syndicale comme une forme de démocratisation du milieu de travail. Dans les industries de process, s’il n’est que très peu besoin de management pour superviser le travail des opérateurs, c’est que ceux-ci sont contraints au conformisme par le système technique. Nous avons vu que la majorité des syndicats américains encouragent la participation des travailleurs à l’organisation du travail et le partenariat syndicat-management à tous les niveaux de la hiérarchie. Cette accentuation de la dimension organisationnelle du syndicalisme, qui s’accompagne de l’érosion de sa dimension institutionnelle localisée, dénie aux travailleurs l’espace restreint qu’ils s’étaient aménagés au sein de l’organisation pour exercer leur capacité subjective et intersubjective. L’abolition de la distance entre travailleurs et management qui résulte de la « responsablisation » des travailleurs (au sein d’équipes créées par le management) ne leur donne pas plus de pouvoir : elle les désarme en les exposant directement au marché organisé, à la concurrence qu’il suscite lorsqu’il pénètre dans l’organisation. La responsabilisation des travailleurs dans la production est du même ordre que le transfert aux firmes subordonnées des coûts liés aux incertitudes et à l’imprévisibilité propre à l’environnement ; elle obéit au même principe que la création de statuts marqués par la précarité de l’emploi (temps partiel, occasionnel, contrats à durée déterminée et autres vacataires) : transférer aux employés les effets des aléas de la production. Les stocks-tampons matériels (pièces) et humains (équipes de remplacement), jadis nécessaires pour protéger le noyau de l’organisation, sont maintenant assurés par les employés « responsabilisés », par ceux qui sont à demi-exclus et par les entreprises subordonnées.

  • 19 Cette propriété du taylorisme n’est pas paradoxale mais inhérente à l’organisation managériale du (...)

22L’intégration de fonctions managériales à la technologie et les transformations organisationnelles subséquentes brouillent donc la frontière entre l’organisation et son environnement – le marché, la concurrence, la société – ce qui se répercute sur l’organisation de la production. Le JIT représente l’application à la production du principe économique de la pression par la rareté : la production sur demande, pendant que le client attend (la « méthode d’appel par l’aval » comme l’appelle plus élégamment Coriat 1990), poursuit non seulement un objectif d’économie, d’augmentation du rendement des travailleurs, mais aussi d’inculcation des principes de la gestion économique aux travailleurs : « … en faisant “descendre” les mobiles économiques dans les usines et les ateliers pour chercher à les faire partager, [les nouveaux modes de gestion] concentrent dans chaque situation de travail concrète des intérêts contradictoires à affronter auxquels le cloisonnement taylorien permettait paradoxalement19 d’échapper. » (Clot 1995 : 126.)

23Le principe économique de la gestion de la rareté intégré au procès de travail renforce la fusion du travail et de la gestion en même temps qu’il concrétise la fusion de l’organisation et du marché. Par le JIT, l’organisation s’expose (apparemment) sans protection aux aléas de l’environnement (aux fournisseurs, aux clients, aux travailleurs). Le JIT dissout la distinction entre l’organisation de la production et du travail et le procès de réalisation des marchandises par l’échange : l’entreprise n’accepte que ce qui lui est nécessaire pour la fabrication immédiate (livraison juste à temps des pièces, matières premières,… prise en charge par les fournisseurs) et ne produit que ce qui est déjà vendu (d’où la nécessité de l’organisation circulaire des entreprises ainsi mises en relation). L’augmentation de l’interdépendance des entreprises, leur organisation en réseau impliquent une uniformisation de leur fonctionnement, de leur mode de gestion, de leur procès de travail, qui réduit l’autonomie des entreprises ainsi liées mais aussi celle des travailleurs dans leurs activités d’exécution. Cette organisation intra-capitaliste contraignante est une autre façon pour les entreprises d’échapper aux incertitudes du marché, comme ont fait les grandes corporations dès leur naissance, en le fusionnant à l’organisation de la production : l’organisation contrôle son environnement en l’intégrant à son fonctionnement. On cherche à assurer la réalisation de la valeur des marchandises – qui se faisait en dehors de la production et représentait une incertitude, le « saut périlleux » de l’échange comme écrit Lipietz (1979) – par l’organisation même du procès de production et de travail : la logique organisationnelle propre à la production capitaliste abolit la logique économique marchande dont elle ne peut supporter l’incertitude ni le caractère imprévisible. Le produit n’est plus marchandise avec valeur d’échange, mais simple valeur d’usage. C’est l’application du principe du système ouvert de la théorie des organisations, qui permet de transformer l’indétermination qui lui est propre en éléments déterminés par l’organisation. L’environnement (la société) devient partie intégrante de l’organisation capitaliste, qui peut ainsi en user à sa guise. L’échange pourra de moins en moins être présenté comme le lieu de la socialisation des travaux privés, qui les sanctionne comme faisant partie du travail global de la société, qui effectue sa synthèse ; ce sera de plus en plus l’affaire de l’organisation qui, en effectuant la fusion production-marché, fait de la société un marché organisé et lui confère son caractère privatif-exclusif hérité du droit de propriété. La société comme environnement de l’organisation est constituée d’une multitude d’espaces privés gérés pour servir les exigences de l’organisation.

  • 20 C’est cette place, je crois, qu’un travailleur de Ford, contraint à participer à l’Employee Involv (...)

24Organisation, production, échange, travail s’enchevêtrent dans un magma informe où la sociologue ne reconnaît plus ses concepts et où le travailleur asservi est de moins en moins en mesure de reconnaître sa place20. Le discours sociologique sur les qualifications accentue cette confusion conceptuelle ; c’est un discours qui assigne d’office sa place au travailleur, au beau milieu de l’activité gestionnaire empirique et nulle part ailleurs. Une section sera consacrée à ce discours sur les qualifications car c’est en leur nom qu’un pan important de la sociologie contribue à enfoncer les travailleurs et les travailleuses dans ce magma organisationnel au nom de leur revalorisation individuelle et collective et d’une démocratisation du milieu de travail.

La légitimation sociologique du travail comme activité gestionnaire empirique

  • 21 Hirschhorn (1984), Kern et Schumann (1984), Piore et Sabel (1984) sont parmi ceux qui ont lancé ce (...)

25La réintégration techno-systémique du travail est assimilée à la réduction, voire à la fin de la division du travail. Les technologies de l’information issues de l’électronique, ainsi que les impératifs du marché, exigeraient des opérateurs plus alertes, plus qualifiés, plus flexibles21. On dit que la production, et donc le travail, deviennent plus complexes : on passe d’un travail sur des objets matériels à un travail sur des signes, du travail à la chaîne au travail en réseau, de flux prédéterminés à des flux variables, de l’organisation séquentielle de la production à l’architecture interactive. La flexibilité dynamique résulte de l’adaptation continue à l’environnement ; elle nourrit une complexité qui s’autogénère suite à l’augmentation des interactions entre les composantes du système et avec les éléments de l’environnement (cf. Cohendet et al. 1988). Cette complexité exigerait de nouvelles qualifications (complètement différentes, généralement considérées plus élevées) de la part des travailleurs car le contrôle du rendement étant désormais intégré à la machine, il faut des travailleurs libres et responsables qui assurent une utilisation optimale des technologies.

26Piore et Sabel (1984) affirment que le fait d’être branchée directement sur le marché redonne à la production un caractère artisanal et aux travailleurs, le statut d’artisans de la production. Mais la connexion de la production au marché a pour effet de créer un circuit intégré sur lequel l’opérateur n’a pas un contrôle ne serait-ce que minimalement semblable à celui qu’avait l’artisan sur la fabrication de son produit dans son échoppe. La « reprofessionnalisation » d’une partie des ouvriers doit donc être distinguée du métier de l’artisan qui était tourné vers la matérialité des choses, maîtrisant son procès de travail et inaccessible au contrôle extérieur.

  • 22 « L’ouvrier reprofessionnalisé d’aujourd’hui est intégré à la logique fonctionnelle d’un système m (...)

« [L’ouvrier reprofessionnalisé d’aujourd’hui] is integrated into the “functional logic” of a mechanical system which he has neither devised nor completely comprehended. The worker is in fact no longer really master of the procedure which he is to supervise, optimise and maintain, since the method of functioning of the production system is to a great extent predetermined, by others. It is others too who define the “gaps” in the system which still require human intervention and determine what part the production man should be allotted in them. This fact makes the control by the firm over the performance of the work extremely strict22. » (Schumann 1990 : 52-53.)

  • 23 Depuis les années 1980, ce type d’analyse critique du concept de qualification est devenu très rar (...)
  • 24 « … L’ensemble des travailleurs ne se réunit pas aisément pour soutenir une structure de qualifica (...)

27Malgré ce resserrement du contrôle, M. Schumann persiste à parler de « reprofessionnalisation » de ces ouvriers car leur nouvelle situation de travail les requalifie par rapport à leur situation antérieure. Cette explication particularisante d’un phénomène qu’on tend à généraliser (la « reprofessionnalisation ») reflète la persistance de l’approche proudhonienne qui a marqué la sociologie du travail depuis ses débuts (où c’est le métier, l’activité productive concrète, qui donne son sens au travail et son statut à l’ouvrier, non pas l’action dans la société). Les théories et discours sociologiques qui prennent les qualifications comme thème privilégié conservent cette approche ; ils ont tendance à enfermer le propos à l’intérieur du travail comme activité empirique puisque les sociologues doivent chaque fois faire une analyse du contenu réel du travail pour les repérer. Cette approche empiriste suppose une définition purement opérationnelle de la qualification qui occulte le fait que celle-ci ne peut être déduite objectivement de l’observation car elle est aussi le fait de représentations sociales et le produit de rapports de force (Faugère et Voisin 1978). Comme concept opérationnel, la qualification est réduite à une mesure déterminée par le type d’organisation du travail qui reflète le temps nécessaire pour mettre en œuvre une force de travail maximale en termes de quantité et de qualité ; ce qui fait dire à Bodin et Jean (1978) : « La qualification n’est décidément plus qu’un artifice de la sociologie “libérale” visant à masquer qu’“être qualifié” c’est être, pour le travailleur, conforme à la norme23.» (p. 203) Autrement dit, le thème des qualifications met l’accent sur le nécessaire consentement des travailleurs à produire et vise implicitement à le susciter au nom du développement de la dimension gestionnaire des qualifications, censée enrichir et revaloriser le travail (Zarifian 1984). Or ce consentement est aujourd’hui crucial pour la production, car plus l’entreprise s’expose à son environnement et plus les technologies deviennent sophistiquées et complexes, plus elles sont vulnérables et plus les opérateurs doivent adopter une attitude de collaboration avec le management. C’est cette nécessité qui crée la « qualification », c’est-à-dire la reconnaissance organisationnelle et le niveau de salaire qui l’exprime. La question des qualifications, hiérarchisées par définition, a traditionnellement été une question sociale qui divise et c’est probablement pourquoi les syndicats ne s’en sont pas préoccupés outre mesure jusqu’aux années 1970-198024. Les travailleurs se sont plus volontiers rassemblés sur des questions d’intérêt extrinsèque au travail (salaires, conditions de travail, rythme, entraide informelle, relations sociales, etc.); c’est d’ailleurs à ces aspects que s’attaquent aujourd’hui les employeurs pendant que les sociologues scrutent les niveaux de qualification du travail.

  • 25 Quand une équipe d’opérateurs est formée pour la surveillance d’un processus continu complètement (...)
  • 26 Cf. Milkman et Pullman (1988), Parker et Slaughter (1988) et Pinard (1990).
  • 27 L’ancien poste d’inspecteur couvrait plusieurs éléments de la voiture (tous ceux compris entre deu (...)
  • 28 Cette association des exigences changeantes du marché à une « requalification » des travailleurs e (...)

28La principale « qualification » requise des opérateurs de systèmes techniques complètement automatisés est la conformité qui engendre l’identique et non la différenciation associée à l’idée de qualification. L’existence de qualifications (différenciées) suppose que la division du travail présente encore des possibilités d’intervention subjective de la part du travailleur ou de la travailleuse ; lorsque les opérateurs d’une équipe partagent la même fonction de surveillance, c’est que la qualification du travail a été transférée entièrement au système technique25. Le phénomène de dissolution des qualifications propre au processus continu est aussi à l’œuvre dans d’autres types de procès de travail où l’informatisation de la gestion de la production et l’introduction des équipes managériales de travail visent à créer la même logique fusionnelle qui dissout les différences. Ainsi, par exemple, dans les usines de montage de voitures, les différences les plus significatives pour les travailleurs, reliées aux différents types de poste de travail, résident dans la plus ou moins grande dépendance de la chaîne (travail sur chaîne, hors chaîne, en sous-assemblage, entretien et réparation, maintenance). Or les changements apportés aux conventions collectives, aux technologies de production et à l’organisation du travail ont pour conséquence, dans l’industrie de l’automobile nord-américaine, l’intensification du travail à la chaîne et non son dépassement. Les changements apportés à l’organisation du travail dans les usines de montage visent en effet surtout à éliminer les opérations hors-chaîne où les travailleurs conservent une certaine maîtrise de leur rythme de travail (le sous-assemblage, l’entretien de l’aire de travail, l’inspection, la réparation, etc.) en les intégrant aux tâches des équipes sur chaîne26. En outre, les réorganisations ont pour effet d’éliminer ce que Friedmann (1950) avait identifié comme des facteurs d’humanisation de la chaîne : les utility men et les relief men (dont le rôle était d’assurer des remplacements sur la chaîne afin que les travailleurs puissent s’absenter momentanément), ainsi que les stocks tampons qui servaient à réduire le stress du rythme imposé par la chaîne. Ce réaménagement des tâches est habituellement présenté comme l’occasion de responsabiliser les travailleurs et d’enrichir leur travail ; vu sous l’angle collectif, il a plutôt pour effet de réduire le niveau de qualification des tâches d’inspection et de réparation27 et d’éliminer l’un des postes les plus convoités parce qu’il était le seul à être complètement détaché de la chaîne et de sa dictature spatio-temporelle : celui de balayeur. Parler ici de requalification des travailleurs à la chaîne qui inspectent leur travail, réparent leurs erreurs et balaient leur coin d’usine, sans faire mention de l’intensification du travail sur chaîne ni de la déqualification collective entraînée par la disparition des postes d’inspecteur et de réparateur, et conclure que cette « reprofessionnalisation » mérite que l’on défende la modernisation des entreprises au nom du progrès social qu’elle permettrait, c’est occulter la dimension fondamentale du concept de qualification qui, avec la domination du capitalisme corporatif-managérial, est lié non pas au travailleur mais au poste de travail (à l’organisation). Maintenant que les qualifications passent à l’équipe fonctionnelle, cela ne signifie pas qu’elles sont rendues aux travailleurs ; cela signifie qu’elles se dissolvent dans le système sociotechnique, engendrant des travailleurs identiques, tous pareillement « polyvalents » dans les services qu’ils rendent à l’organisation. Le report de certaines responsabilités de gestion du travail sur les opérateurs regroupés en équipes mises sur pied par le management s’ajoute aux contrôles intégrés aux programmes informatiques pour fondre l’organisation du travail (management) et le travail (comme acte de produire), faisant ainsi de l’opérateur un serviteur du système technique et de l’organisation, et non un agent requalifié libéré de la tutelle managériale. Le travailleur libre d’une telle tutelle – l’artisan – est une chose du passé qui ne peut être ravivée par les nouvelles technologies, et encore moins par les exigences du « marché28 ». Les interventions du surveillant d’un système technique, par exemple, sont déterminées uniquement par le fonctionnement du système ; son jugement et ses compétences ne sont plus requis et sont même considérés comme un handicap lorsqu’il s’agit de s’adapter aux imprévisibilités du système technique (cf. Hirschhorn 1984). Ce travailleur est soumis d’une manière encore plus stricte aux exigences techniques de la production qui rendent superflue la tutelle managériale. Le discours sociologique sur les qualifications reprend de la vigueur alors qu’elles se détachent du poste de travail pour s’étendre à des segments du système technique ou au système technique entier. Mais s’agit-il ici de « qualifications », au sens que ce terme a pris avec la division du travail, ou de sa dissolution suite à l’intégration fonctionnelle de l’opérateur au système technique, du travailleur à l’organisation ? Il faut se rappeler que les qualifications hiérarchisées correspondent à la création du travailleur collectif par le machinisme ; cela a signifié dès le départ que le capital, à travers les machines, allait désormais déterminer les niveaux de qualification du travailleur collectif et ce, autant en regard du développement de nouvelles capacités et connaissances qu’elles exigent de la part des opérateurs que de la quantité de travail abstrait qu’elles permettent d’effectuer. Comme le rappelle Lipietz (1979) : « La qualification du travail doit être distinguée de l’habileté ou de la dextérité individuelle de tel ou tel travailleur, comme de l’intensité du travail. Elle désigne le fait que, dans la division sociale et manufacturière du travail, certains types de travaux concrets représentent plus de travail abstrait, ajoutent plus de valeur au produit. » (p. 146) Or dans le système de production où gestion et production, organisation et travail, organisation et marché tendent à se fusionner, cette hiérarchisation des travaux concrets disparaît parce qu’ils n’ont plus d’existence ni de valeurs indépendantes de la logique circulaire du système et de son organisation. On conclut que l’opérateur redevient le récipiendaire des qualifications alors que sa dépossession ne fait que s’approfondir.

  • 29 Affirmation faite par Kern et Schumann (1984) qui écrivent  :«si l’on a la parole dans le secteur (...)

29Cette insistance des sociologues sur les qualifications est inspirée par la conviction que c’est l’activité productive concrète qui donne un sens au travail et à la vie des individus en leur permettant d’exercer leurs capacités tout en se rendant utiles. Le discours sociologique sur les qualifications tend à privilégier les gains tirés par l’individu des particularités des « nouveaux concepts de production », en interagissant avec le système technique et avec d’autres individus, laissant de côté la dimension du travail comme rapport social. Or le travail – instrumentalisé, parcellisé, hétéronome – ne devient supportable que dans la mesure où les travailleurs et les travailleuses arrivent à y injecter des éléments d’action qui confèrent aux opérations exécutées le sens d’une activité accomplie collectivement. Tous les efforts faits par l’organisation pour réduire ou encadrer cette forme de socialisation intersubjective (informelle), entre autres en brisant les collectifs autonomes de travail pour les remplacer par des équipes imposées, éliminent ce sens et réduisent effectivement le travail à une simple activité parcellisée, instrumentalisée et organisée. C’est la réalisation ultime du caractère instrumental et hétéronome du travail, qui a perdu son sens social-politique ainsi que la liberté formelle rattachée au travail-marchandise. L’éthique du travail selon laquelle est célébrée la requalification des travailleurs industriels comme une source de pouvoir politique dans la société29 utilise le sens social-politique du travail disparu pour légitimer la « modernisation » des entreprises rendue possible par cette disparition même. Les travailleurs « reprofessionnalisés » ne peuvent pas agir pour libérer tous les (non) travailleurs, affirme Gorz (1988) dans sa polémique avec Kern et Schumann, car ils sont devenus des fonctionnaires de la production ayant adopté une éthique de service : l’ouvrier de process qui sert un système technique n’a pas à se poser ni à lui poser de questions. Sa responsabilité technique est incompatible avec une responsabilité politique. Cette prise de position sur le travail comme intégration fonctionnelle, qui ne peut mener à l’intégration sociale parce qu’elle repose sur l’irresponsabilité propre au statut de serviteur, n’empêchait pas A. Gorz de s’élever alors contre la dissolution du lien entre revenu et travail et contre l’établissement d’un revenu de citoyenneté garanti ; il croyait toujours au caractère émancipateur du travail qui répond à la rationalité économique, qui confère au travailleur « la réalité impersonnelle d’individu social abstrait » (Gorz 1988 : 254). Dans son ouvrage de 1997, A. Gorz révise cette position :

« L’individualisation des rémunérations, la transformation des salariés en vacataires ou en prestataires indépendants tendent à supprimer, avec le salariat, le travail abstrait lui-même. Les prestataires de travail ne sont plus traités en membres d’une collectivité ou d’une profession définie par leur statut public mais en fournisseurs particuliers de prestations particulières à des conditions particulières. Ils ne fournissent plus un travail abstrait, travail en général, détachable de leur personne et les qualifiant comme individus sociaux en général, utiles de façon générale. Leur statut n’est plus régi par le droit du travail grâce auquel l’appartenance du travailleur à la société l’emportait sur son appartenance à l’entreprise. Les clients ou les entreprises auxquels ils fournissent leurs services peuvent les traiter de façon inégale, selon que leur attitude ou leur personnalité leur plaît ou non, les sélectionner selon des critères subjectifs. » (Gorz 1997 : 88-89.)

  • 30 Cette critique voilée s’adresse à Castel (1995), non pas à Gorz (1997) qui tient le discours oppos (...)

30Ce qui a changé, c’est donc le statut du travail dans la société qui ne fait plus du travailleur un individu social abstrait ni un citoyen. Mais pourquoi le statut du travail dans la société s’est-il ainsi effrité ? Il faut ici rappeler que leur citoyenneté, les travailleurs ne l’ont pas obtenue par leur travail mais par leur action sociale-politique dans la société à travers le mouvement ouvrier. C’est suite à cette action que le mouvement ouvrier français a pu obtenir un « droit du travail grâce auquel l’appartenance du travailleur à la société l’emportait sur son appartenance à l’entreprise ». L’argumentation de Gorz soulève donc quelques questions. En 1988, Gorz s’opposait à la dissolution du lien entre revenu et travail au nom de la dimension émancipatrice du travail ; en 1997, il change d’avis parce que le travail ne présenterait plus cette dimension. Or le travail (ou l’emploi) est rémunéré non pas parce qu’il est potentiellement émancipateur mais parce qu’il est asservi : c’est là le sens originel, et tout le sens du concept de salariat. L’exercice de la citoyenneté n’est possible que comme la négation de la condition de salarié. Que le mouvement ouvrier ait obtenu des protections sociales pour les travailleurs ne confère pas la dignité au salariat (à la condition asservie); cela en représente plutôt la négation puisque ces protections ont été obtenues essentiellement grâce à l’exercice de la liberté. Le travail, pour les salariés, est dès l’origine un moyen de subsistance, pas un moyen de créer ou même de distribuer la richesse (qui est l’affaire du travail en tant que capital). Les protections sociales augmentent ou améliorent le travail-moyen-de-subsistance en obtenant une certaine sécurité matérielle pour les salariés. Ces protections manifestent la dignité des travailleurs comme citoyens, comme êtres libres, non pas comme salariés. Aujourd’hui, la rupture du lien entre revenu et emploi a été opérée dans le cadre de la crise de l’organisation capitaliste : profiter de la brèche ainsi créée demeure une question de dignité et de liberté, non pas d’utilité, même sociale30.

31Les questionnements de la sociologie sur le travail, qui aboutissent aujourd’hui à un débat sur son éventuelle disparition, sont l’expression d’un questionnement plus global sur la société centrée sur le travail. Pour cette raison, nous ne pouvons limiter notre analyse au travail comme activité productive, qui ne représente qu’une dimension de ce concept polysémique. Ne représentait, devrais-je dire, puisque le travail a effectivement été réduit au sens unique d’un processus de gestion de l’activité dans le cadre du démantèlement de l’emploi comme lien stable et durable avec une entreprise. En cherchant à réhabiliter le travail, les sociologues (ceux que je critique ici) font la promotion de cet instrument de l’asservissement de l’être humain qu’a toujours représenté le travail instrumental. Le travail émancipateur de Gorz n’est pas le travail, mais l’action (au sens d’Arendt). La quête et l’enquête que je poursuis depuis le début de cet ouvrage débouchent ainsi sur ce constat que la perte irréparable à laquelle nous sommes exposés comme êtres humains et comme citoyens n’est pas celle du travail, mais celle de notre capacité d’action, expression de la liberté.

32Le démantèlement de l’État social auquel nous assistons dans la plupart des sociétés organisées est une conséquence directe de notre incapacité citoyenne qui résulte de la fragmentation de la société en éléments de l’environnement de l’organisation capitaliste managériale. Cette incapacité, comme A. Gorz l’affirme avec justesse, est liée à l’éthique de service qui envahit la société privatisée, en même temps qu’est évacuée la responsabilité politique dont dépend l’exercice de la liberté. Pour clore cette enquête sociologique sur le travail, il est donc nécessaire d’examiner le sens pris par le service dans la société organisée.

Notes

1 « Rappelons-nous que la machine automatique […] représente l’équivalent économique précis du travail d’esclave. Tout travail qui fait concurrence au travail d’esclave doit accepter les conditions économiques du travail d’esclave. Il est évident que ceci produira un chômage en comparaison duquel les difficultés actuelles et même la crise économique de 1930-1936 paraîtront une bonne plaisanterie. Cette crise ruinera beaucoup d’industries – peut-être même celles qui auront profité des potentialités nouvelles. » (Norman Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains. Paris : 10-18, 1954, p. 202.)

2 N. Wiener, l’un des inventeurs de la cybernétique et de l’ordinateur, avait vu dès les premières années que ces machines autorégulées techniquement exigeaient l’intégration d’un mécanisme logique, d’un programme pour diriger la communication et le contrôle entre leurs parties, inspiré en cela principalement par F. W. Taylor, l’organisateur du travail. «The notion of programming in the factory had already become familiar through the work of Taylor and the Gilbreths on time study, and was ready to be transferred to the machine. This offered considerable difficulty of detail, but no great difficulty of principle. I was thus convinced so far back as 1940 that the automatic factory was on the horizon… » (Wiener 1950 : 204.)

3 Cela ressort nettement des bibliographies des auteurs ayant participé au Traité de sociologie du travail (1962), sous la direction de G. Friedmann et P. Naville.

4 Friedmann (1950) : 31-32, avant-propos de l’édition de 1963.

5 Outre Friedmann, d’autres auteurs ayant participé à la rédaction du Traité de sociologie du travail (1962) ont fondé leur analyse sur un questionnement du sens du travail : voir, entre autres, les articles de P. Naville, P. Rolle et A. Touraine.

6 Le rôle de médiation joué par l’organisation du travail était particulièrement évident dans l’une des usines qui a fait l’objet de l’étude de Pinard (1994a) : une chaîne humaine avec division sérielle du travail où la totalité du salaire des travailleurs est fixée selon leur rendement et où, plus on avance le long de la chaîne, moins on a de contrôle sur la quantité produite. Cela créait une situation potentiellement explosive vécue pourtant dans une relative harmonie parce que les gestes posés par les travailleurs n’étaient pas imputés à une décision personnelle de leur part mais aux impératifs du procès de travail. Le rôle de « médiation » de l’organisation managériale du travail était mis en évidence par son absence entre deux postes de travail en fin de chaîne – entre ceux qui réparaient les défauts, payés au rendement, et ceux qui inspectaient le produit, payés au temps : l’absence de critères stricts d’inspection faisait dépendre le salaire des réparateurs d’initiatives individuelles de la part des inspecteurs, ce qui engendrait des conflits d’une très grande intensité entre les titulaires de ces deux postes de travail où l’on frôlait souvent l’agression physique.

7 La recherche initiale, à laquelle je me suis jointe à mi-parcours, était dirigée par Donna Mergler, professeur au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), et portait sur les effets du styrène sur le cerveau.

8 Voir Hirschhorn (1984), Zarifian (1987), Veltz et Zarifian (1993). Notons au passage la similitude de l’analyse du systémisme faite par Zarifian (1987) avec celle que faisait P. Naville des effets de l’automation sur le travail au début des années 1960 : «… – à la notion de tâche, [le systémisme] substitue celle de fonction intégrée dans un système (système-entreprise) ; – à une vision segmentée et additive de l’organisation des tâches, il substitue une représentation dynamique du mouvement des interdépendances et interactions entre fonctions ayant pour objectif à la fois de préserver et de faire évoluer le système entreprise en relation avec son environnement. » (Zarifian 1987 : 13.)

9 « Quand vous mettez un gars sur une machine à contrôle numérique, il devient capricieux… Et alors, par un processus d’osmose, la machine devient capricieuse. »

10 Alsène et Denis (1990) font la distinction entre automatisation de la production (productique) et intégration informatique d’activités de production et de gestion (intégratique).

11 Illustré, par exemple, par le fait que la salle des contrôles des opérateurs est habituellement située au centre des installations, sans issue rapide en cas d’accidents ; ou encore avoisinant cette partie des installations où les réactions chimiques les plus explosives et menaçantes sont concentrées, séparée par une simple baie vitrée afin de rappeler continuellement aux opérateurs la menace qui plane en cas de manque de vigilance. Le conformisme est ainsi assuré.

12 Voir l’excellente analyse de Kern et Schumann (1984) sur les ouvriers de la chimie, chap. V.

13 C’est l’entreprise japonaise Toyota qui a commencé à expérimenter cette forme d’organisation en 1948 pour réduire ses coûts et ce, sans technologies sophistiquées. Ceci fut étendu à ses fournisseurs dans les années 1950. Sayer (1986) oppose le JIT au just-in-case des méthodes fordiennes, rigides, exigeant des stocks tampons pour éviter les arrêts de la production, une réserve de main-d'œuvre de remplacement, des délimitations strictes des tâches, un nombre important d’inspecteurs et de réparateurs.

14 Expression utilisée par Parker et Slaughter (1988) pour qualifier le team concept de l’industrie de l’automobile qui intègre cette forme d’organisation de la production et du travail.

15 La « gestion intégrale de la qualité » est la traduction correcte de total quality management ; le sens faussé de l’expression « qualité totale », celle qui est le plus souvent utilisée dans le discours managérial actuel, occulte le fait que c’est la gestion qui est totale, non pas la qualité. Cela n’est pas anodin.

16 Cette distinction a été une revendication syndicale cruciale du syndicat américain des travailleurs de l’automobile dans les années 1950, entre autres pour protéger les trucs des travailleurs pour s’approprier des parcelles de temps sur la chaîne, ainsi que pour empêcher que les contremaîtres ne prennent la place de travailleurs syndiqués pendant les périodes de baisse de la production. Cette délimitation des tâches a représenté un « droit » intouchable des travailleurs jusqu’aux années 1980. Cette revendication souligne le caractère central des rapports travailleurs-management dans l’entreprise organisée, marqués par l’antagonisme, en même temps qu’elle fait ressortir la dimension médiatrice de l’organisation du travail par le management dans le procès de production : la délimitation claire des tâches de production et des tâches de supervision servait à renforcer la distance travailleurs-managers, à aménager un espace propre aux travailleurs dans l’organisation.

17 Par exemple, dans l’automobile, la rotation des tâches est encouragée au sein du groupe, alors que cela se pratiquait auparavant, mais pas nécessairement avec des membres de l’équipe formelle créée par l’employeur et pour d’autres raisons (cf. Pinard 1990).

18 Nous avons là une application directe de la cybernétique de Ashby (1956) qui définit la machine (mécanique ou animée) comme un mode de comportement déterminé.

19 Cette propriété du taylorisme n’est pas paradoxale mais inhérente à l’organisation managériale du travail : cela fait partie, comme je l’ai déjà suggéré, de la dimension objectivement libératrice, pour les exécutants, de la prise en charge de l’organisation du travail par le management.

20 C’est cette place, je crois, qu’un travailleur de Ford, contraint à participer à l’Employee Involvement Program de cette entreprise, tentait de réaffirmer dans le témoignage qui suit : «Profit sharing sucks. They give you a check and say, “OK, Vic, you worked hard, and you contributed to the cause, so we’re going to give you 2 000 $.” Now, wait a minute. I was part of that process ; all the guys were. We built those trucks, and there’s a profit, sure enough. But you can take your profit sharing and stick it up your ass. Give me a 9 percent raise spread over three years instead. A pay raise connects to my sense of selfworth. I’ve made a deal with the devil to come in here and sell my labor to you. You’re going to pay me for my labor because you’re going to kill me in the long run anyway. » (Vic Wilkins, travailleur au Ford Michigan Truck Plant de Détroit, in Feldman et Betzold (eds) 1988 : 247.)

21 Hirschhorn (1984), Kern et Schumann (1984), Piore et Sabel (1984) sont parmi ceux qui ont lancé ce mouvement.

22 « L’ouvrier reprofessionnalisé d’aujourd’hui est intégré à la logique fonctionnelle d’un système mécanique qu’il n’a pas conçu ni complètement compris. L’ouvrier n’est en fait plus réellement maître de la procédure qu’il doit surveiller, optimiser et maintenir puisque, dans une large mesure, la méthode de fonctionnement du système de production est prédéterminée par d’autres. Ce sont d’autres aussi qui définissent les brèches dans le système qui exigent encore l’intervention humaine et qui déterminent quelle part l’homme de la production devrait y avoir. Ce fait rend le contrôle de la firme sur la performance de travail extrêmement précis. »

23 Depuis les années 1980, ce type d’analyse critique du concept de qualification est devenu très rare.

24 « … L’ensemble des travailleurs ne se réunit pas aisément pour soutenir une structure de qualification qui les divise.  » (Rolle 1981 : 79.)

25 Quand une équipe d’opérateurs est formée pour la surveillance d’un processus continu complètement automatisé et contrôlé informatiquement, les travailleurs remplissent la même fonction de surveillance qu’ils partagent de manière aléatoire, sans lien avec ce qui se passe à l’intérieur du système, comme des sentinelles qui se partagent également leur ronde. Cette réflexion est inspirée d’une recherche à laquelle j’ai participé (cf. FTQ 1987 et Gagnon et al. 1988) où nous avons fait une étude comparative de deux formes de processus continu dans la chimie, dans la même entreprise : une ancienne forme d’automatisation où le processus était séparable en segments d’inégales valeurs, se reflétant sur la hiérarchie des postes de travail, et un atelier modernisé où le processus continu était contrôlé de manière informatique et complètement intégré. Dans ce dernier cas, deux opérateurs au statut identique se partageaient également la surveillance des installations, par étage.

26 Cf. Milkman et Pullman (1988), Parker et Slaughter (1988) et Pinard (1990).

27 L’ancien poste d’inspecteur couvrait plusieurs éléments de la voiture (tous ceux compris entre deux postes d’inspection), alors que maintenant l’individu ou le groupe ne vérifie que quelques opérations le concernant ; il en est de même pour la réparation.

28 Cette association des exigences changeantes du marché à une « requalification » des travailleurs et à une démocratisation des milieux de travail reflète une nostalgie de l’institution du marché détruite par l’organisation ; la version de Piore et Sabel (1984) d’un tel retour aux bienfaits du marché a fait plusieurs adeptes en sociologie.

29 Affirmation faite par Kern et Schumann (1984) qui écrivent  :«si l’on a la parole dans le secteur industriel, on détient de ce fait une position clé dans l’ensemble de la société » (p. 376). Cette vision du travail justifie leur thèse de la « modernisation » des entreprises comme projet social, thèse qui a suscité beaucoup d’adeptes en sociologie. Il s’agit en fait de la pragmatisation d’une utopie, ce qui explique que l’on débouche sur le dilemme entre action dans l’entreprise et action dans la société ; l’entreprise comme organisation devient la seule source d’identification, entraînant une kyrielle d’effets secondaires et pervers tant pour l’individu et la communauté que pour la société.

30 Cette critique voilée s’adresse à Castel (1995), non pas à Gorz (1997) qui tient le discours opposé.

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