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De l'école publique à l'école libérale

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Yves Careil

Postface

Bernard Charlot

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Géographique :

France

Texte intégral

1Ce n’est pas seulement parce qu’Yves Careil appartient à l’équipe ESCOL que j’ai accepté d’écrire cette postface. Ce n’est pas non plus uniquement parce qu’il s’intéresse, comme moi, à la fois à la question de l’École en banlieue et à celle de l’École en mutation – à ces petites choses au quotidien et à ces grandes logiques de système qui, à deux niveaux, disent le sens de l’École. C’est surtout parce qu’Yves Careil fait partie de ces auteurs (trop rares…) qui ont le courage de dire, et le courage encore plus grand de penser, quelques indicibles, impensés et impensables. Bref, parce qu’Yves Careil est vraiment un chercheur.

2Il y a dans ce livre des coups de poing. Ils sont portés dans les règles de l’art, c’est-à-dire ici dans celles de la recherche. Ils sont décochés avec une grande force mais sans violence – si l’on admet l’idée que dans la violence il y a la volonté et parfois le plaisir de faire mal. Par là même l’effet de ces coups est quelque peu atténué par la forme et le contexte de l’énonciation. Il n’en reste pas moins que ce livre avance des thèses qui font choc, solidement étayées par des données et fortement argumentées. J’en ai pris mieux conscience en le parcourant à nouveau quelques mois après la première lecture et du même coup j’ai résolu une question qui me tracassait : qu’est-ce que c’est une postface, qu’est-ce qu’on peut bien raconter à un lecteur qui vient de terminer un livre ? Je voudrais rappeler ici, sous une forme à la fois aussi sèche que possible et proche des mots employés par l’auteur lui-même, quelques-unes de ces thèses pour le moins dérangeantes. Afin que ce livre s’achève sur le choc qu’il mérite de provoquer, en sachant qu’un choc produit des ondes et que ces ondes peuvent aussi être de l’ordre de la pensée.

3Nous assistons actuellement à la mise en place progressive d’une nouvelle École primaire publique – alors même, ajouterai-je, que l’opinion a les yeux fixés sur l’Enseignement secondaire. Ce qui ainsi s’instaure peu à peu, c’est une École à plusieurs vitesses. Pour être parfaitement clair : nous assistons à la transformation progressive et conflictuelle de l’École publique en École libérale. L’État s’est désengagé, l’École est entrée peu à peu dans la logique de la « société civile » et du marché, elle est de plus en plus connectée à la famille et donc de plus en plus poreuse à l’inégalité sociale. À terme, ce sont les enfants des quartiers dévastés par la crise économique et leurs parents qui seront les grands perdants de cette mutation. Qu’on comprenne bien ce qui est ici soutenu : l’École primaire publique elle-même est en train de devenir une École d’inspiration libérale, qui contribue plus fortement encore qu’autrefois au tri et à la disqualification des « pauvres ».

4Cette évolution s’opère au nom de la différenciation pédagogique, de l’ouverture, etc., et prend appui sur un mouvement général de décentralisation censé libéré les forces créatives de la proximité. Le problème est que la dérégulation du jeu scolaire aboutit en fait à de nouvelles règles, largement implicites, qui contribuent fortement au tri social. Le problème est aussi que l’ouverture s’organise comme une coopération désormais plus aisée entre les enseignants et les parents appartenant aux milieux sociaux aisés ou relativement aisés – ouverture qui s’accompagne d’une distance croissante, dont on ne parle guère, entre les enseignants d’aujourd’hui et les « familles » des quartiers défavorisés.

5Car il faut aussi parler des enseignants… C’est là un des grands mérites et une des grandes forces du livre de Yves Careil. Contrairement à un certain nombre de textes actuels (plus médiatiques que scientifiques) Y. Careil ne tire pas sur tout ce qui bouge, au nom d’une défense du savoir et de l’universel qui camoufle (mal) le bunker de ceux qui ont la trouille des enfants d’aujourd’hui et, plus globalement, de la vie. D’une part, l’auteur travaille sur l’articulation du changement et des acteurs individuels et collectifs (tout comme d’autres sociologues se sont intéressés à l’articulation des structures et des acteurs) : il ne s’agit pas de se limiter à une analyse du libéralisme comme système, il faut aussi comprendre à travers quels actes, individuels et collectifs, il existe et prospère. D’autre part, le livre ne procède pas à une dénonciation du changement au nom de l’excellence de l’École de la III e République et de ses hussards noirs : il y a des novateurs dans le système scolaire, intéressés par le changement mais pas forcément par celui qu’on leur propose – tout comme on peut prolonger la question « à qui profite le changement ? » par la question « à qui profite l’absence du changement ? ». Enfin, Y. Careil ne traite pas des acteurs en général mais de ces acteurs fort précis, hétérogènes mais identifiables, que constituent les enseignants et les parents qui collaborent avec eux.

6Pour faire de la recherche aujourd’hui sur le monde des enseignants, il faut du courage (et il est conseillé d’en avoir fait partie et d’y être encore très enraciné…). Les enseignants attendent avant tout d’un chercheur qu’il explique et expose les dures conditions d’exercice du métier, qu’il leur dise… – « leur » renvoyant à ces puissances mal identifiées que les enseignants tendent à considérer comme la source de leurs difficultés et de leurs souffrances. Et il est très difficile pour le chercheur de dire d’emblée et clairement qu’il n’est pas là pour cela, car les difficultés du métier et les souffrances des enseignants sont réelles et sont effectivement dues, mais pour une part seulement, aux décisions et comportements de ces « ils ». Y. Careil montre remarquablement bien que les enseignants participent largement au consumérisme scolaire, et tendent de fait à le légitimer, par leur usage privé de l’École publique en faveur de leurs propres enfants. Autrement dit, on est père ou mère avant d’être enseignant et, en tant que père ou mère, on fait ce que l’on dénonce en tant qu’enseignant, on contribue à construire une École libérale que l’on vitupère par ailleurs. Mais que l’on ne crie pas haro sur les seuls enseignants. D’une part, certains résistent à la tentation. D’autre part, les nouveaux enseignants, issus de couches sociales plus favorisées que leurs prédécesseurs, font tourner (sans le vouloir et souvent sans le savoir) une École de plus en plus libérale en passant alliance avec des parents qui eux-mêmes ont souvent le cœur à gauche, combattent pour « l’égalité des chances » mais optimisent leur contribution individuelle et collective à la réussite scolaire de leurs propres enfants.

7Immoraux ou traîtres, ces enseignants ou ces parents ? La question n’est pas là, et le propos de Yves Careil n’est pas d’ouvrir un procès mais d’analyser au plus fin un ensemble de contradictions sociales et les processus qu’elles induisent. Ces contradictions produisent de la souffrance, chez les élèves, chez leurs parents (y compris dans les familles aisées), chez les enseignants. Cette souffrance croît et devient en certains lieux intolérable – pour les uns, pour les autres ou pour tous. Je me demande personnellement si cette souffrance continuera à s’exprimer, comme aujourd’hui, sous forme de violences prenant de multiples formes, ouvertes ou larvées, ou si un jour viendra où le degré de souffrance, y compris chez ceux qui profitent objectivement du système, deviendra plus grand que le degré de complicité qui permet au système de perdurer.

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