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Ségrégation sociale et habitat

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François Madoré

Première partie. La division sociale des villes françaises

Chapitre II. Distance, proximité et configurations socio-spatiales

Texte intégral

LA DISTANCE ET LA CONCENTRATION RÉSIDENTIELLE DES CATÉGORIES SOCIOPROFESSIONNELLES

La pertinence du concept de hiérarchie socio-spatiale

L’espace urbain dessine avec une étonnante précision la hiérarchie sociale

1Toutes les études portant sur la division sociale des villes françaises révèlent combien l’espace urbain dessine avec une étonnante précision la hiérarchie sociale, si l’on veut bien admettre que la classification socioprofessionnelle est un reflet relativement fidèle de cette hiérarchie. Qu’il s’agisse d’analyses comparatives ou d’approches monographiques, l’ensemble des recherches recensées mettent en évidence, sans exception, la projection dans l’espace urbain des principales oppositions qui discriminent la structure sociale. Deux exemples peuvent en témoigner.

  • Pour Xavier Debonneuil et Michel Gollac (1978/126), « la structure d’une ville telle qu’elle apparaît à travers la composition sociale de ses quartiers est avant tout marquée par l’opposition entre quartiers bourgeois et quartiers populaires ».
  • Nicole Tabard (1993/151), en observant la hiérarchie socio-spatiale de l’ensemble du territoire français en 1990, souligne que « la hiérarchie sociale est la dimension structurante du territoire, celle qui induit la hiérarchie spatiale la plus marquée des catégories sociales et des activités économiques ».

2Au total, les recherches conduites depuis trois décennies en France sur la division sociale des villes de l’hexagone légitiment pleinement l’un des principaux paradigmes de la géographie sociale, à savoir que l’espace géographique est bien la retranscription des rapports sociaux.

3Toutefois, tous les observateurs s’accordent à reconnaître l’absence, dans les villes françaises, d’oppositions socio-spatiales exclusives à l’échelle des quartiers Insee, c’est-à-dire de situations où une catégorie ne serait pas seulement dominante, mais exclurait, ou presque, toutes les autres. Autrement dit, les situations de mélanges sociaux sont largement prédominantes (Brun, 1994/33), comme l’illustre deux exemples.

  • Ainsi, lorsque Edmond Préteceille (1995/141) utilise la typologie socio-spatiale de l’Île-de-France mise au point par l’Insee à partir du recensement de 1982, pour mettre à l’épreuve le modèle de la ville globale de Saskia Sassen (1991/298), il retient « l’importance des mélanges de catégories dans la plupart des espaces » comme l’un des éléments d’infirmation du modèle pour Paris.
  • Dans les trois villes ligériennes étudiées, les situations composites en termes de structure socioprofessionnelle sont également les plus fréquentes. À titre d’exemple, dans le quartier Insee possédant le profil le plus populaire des deux villes de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990, à savoir le quartier Zone Industrielle Sud (n° 7) situé dans la seconde unité urbaine, les ouvriers représentent certes 50 % des ménages, mais les commerçants et les cadres comptent néanmoins pour 14 %. Par comparaison, les proportions respectives, à l’échelle de cette ville, sont de 22 % et 30 % en 1990.

L’espace socio-résidentiel structuré par l’antinomie entre les cadres et les ouvriers

4Dans les trois villes ayant servi de cadre d’observation à la division sociale, à savoir Nantes, Cholet et La Roche-sur-Yon, l’antinomie catégories aisées/catégories modestes est bien la valeur structurante de l’espace socio-résidentiel en 1990.

Tableau 3 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990

Tableau 3 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990

5(N.B. : en gras figurent les indices supérieurs à 25)
Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage de l’agglomération de Nantes en 70 entités géographiques (11 communes et 59 quartiers Insee)

6• Dans l’agglomération nantaise, la localisation des cadres est la plus éloignée de celle des ouvriers, l’indice de dissimilarité étant de loin le plus élevé (37,8), alors que tous les autres indices varient entre 13,6 et 26,3 (Madoré, 1999/102) (tableau 3). Par ailleurs, l’association n’est pas fortement marquée entre les commerçants et les cadres, ou entre les employés et les ouvriers, puisque les indices de dissimilarité respectifs sont en position moyenne (18,7 et 19,4), ce qui laisse percevoir une relative autonomisation de la localisation résidentielle des commerçants par rapport à celle des cadres d’une part, des employés par rapport à celle des ouvriers d’autre part.

Tableau 4 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990

Tableau 4 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990

7N.B. : en gras figurent les indices supérieurs à 25 Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage des unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 10 et 9 quartiers Insee

  • Dans les deux petites villes moyennes de l’ouest ligérien (Cholet et La Roche-sur-Yon), l’antinomie entre les deux extrêmes de la hiérarchie sociale est également la valeur structurante de l’espace socio-résidentiel, même si elle s’exprime dans des termes sensiblement différents de ceux qui viennent d’être évoqués pour Nantes (Madoré, 1998/101) (tableau 4). En effet, deux pôles semblent s’opposer : d’un côté celui constitué des commerçants et des cadres, puis de l’autre celui rassemblant les employés et les ouvriers, les professions intermédiaires se situant en position médiane. Des indices de dissimilarité faibles unissent entre elles les deux catégories composant ces deux pôles : 13,8 à Cholet et 12,7 à La Roche-sur-Yon entre les commerçants et les cadres, puis 14,1 et 12,3 entre les employés et les ouvriers. En revanche, ces deux pôles s’opposent entre eux : les quatre indices de dissimilarité les plus élevés enregistrés dans chacune des deux villes, variant entre 21,8 et 33,5, sont obtenus entre les commerçants et cadres d’un côté et les employés et ouvriers de l’autre.
  • Cependant, au-delà de la similitude des faits observés entre les villes étudiées, n’oublions pas que si le processus de différenciation de l’espace urbain semble identique quelle que soit la taille de l’agglomération, il ne recouvre pas tout à fait la même réalité sociale, étant donné que les contenus des catégories socioprofessionnelles sont sensiblement différents selon la place de la ville dans la hiérarchie urbaine, comme le montre la tendance à la sous-représentation des catégories affectées à des tâches de commandement économique, c’est-à-dire des cadres et professions intellectuelles supérieures, dans la ville moyenne par rapport à la grande ville1.

8Cette antinomie entre les deux extrêmes de la hiérarchie sociale, à savoir les cadres et professions intellectuelles supérieures d’un côté et les ouvriers de l’autre, est bien l’axe majeur qui structure l’espace socio-résidentiel des villes françaises et son incidence semble forte également hors de l’hexagone (Préteceille, 1997/43).

  • Ainsi, en Île-de-France, où les formes prises par la division sociale sont relativement bien connues étant donné l’abondance des travaux réalisés, la géographie socio-résidentielle est organisée autour de l’antinomie couches aisées/couches moyennes ou populaires (Chauviréet Noin, 1980/124 ; Brun et Chauviré, 1983/92 ; Berger et Rhein, 1988/120 ; Rhein, 2000/114). La répartition de ces deux ensembles de catégories s’oppose nettement, quelle que soit l’échelle d’analyse retenue, l’agglomération ou la commune de Paris.
  • Dans les villes de province, pour ne citer que deux exemples, Jean-Jacques Muller (1982/137) note que « le premier facteur [de l’analyse factorielle des correspondances] ouvre l’éventail des statuts sociaux » au sein de l’agglomération de Caen en 1975, puisque « les catégories socioprofessionnelles se succèdent de droite à gauche selon l’importance de leurs revenus ». Au Mans, selon Jean-René Bertrand (2000/310), « l’incompatibilité majeure de résidence » des cadres et professions intellectuelles supérieures, « appréciée par les indices de dissimilarité, se manifest[e] d’abord avec les ouvriers, ensuite avec les employés ».

L’inégal accès aux équipements renforce la hiérarchie socio-spatiale

9La mise en évidence d’une géographie résidentielle nettement discriminée socialement dans les villes françaises n’est qu’une des facettes de la division sociale à l’œuvre. Celle-ci peut effectivement être accentuée par l’inégal accès aux équipements et consommations collectives offertes par la ville. Une avancée décisive a été réalisée en France dans la connaissance de cette question grâce au travail de Monique Pinçon-Charlot, Edmond Préteceille et Paul Rendu (1986/87). Celui-ci porte sur l’agglomération parisienne et met en relation le niveau d’équipement des quartiers parisiens ou des communes de banlieue avec leur structure sociale. 400 indicateurs, caractérisant douze secteurs d’équipements publics et privés, ont été recensés en 1973 à l’échelle de 548 unités géographiques. Nonobstant les limites inhérentes à ce travail du fait de la sous-estimation des activités culturelles en banlieue, limites reconnues d’ailleurs a posteriori par Edmond Préteceille (2000/110) lui-même, cette étude a eu le mérite de révéler combien la répartition des équipements renforce considérablement les grands traits de la division socio-spatiale.

10En effet, la confrontation entre distance physique et distance sociale aux équipements révèle deux cas de figure extrêmes. Le premier est caractérisé par le cumul de la proximité spatiale et sociale. Cette configuration bénéficie aux catégories aisées vivant dans le centre de Paris, qui profitent, dans leur environnement résidentiel, de la plus forte densité en équipements, mais aussi de la présence des établissements scolaires ou de santé les plus prestigieux, tout en ayant une grande maîtrise de l’espace régional par la diversité des réseaux de transport dont elles bénéficient. Cette double proximité permet ainsi aux classes dominantes de mieux assurer leur reproduction sociale. Le second cas de figure est diamétralement opposé, puisque la distance physique s’ajoute à la distance sociale. Cette configuration place ainsi les catégories les plus défavorisées, sur-représentées en grande banlieue, en situation de handicap prononcé, du fait de la faiblesse des équipements présents sur place et d’une capacité limitée à fréquenter l’espace régional pour accéder aux zones bien équipées, pour des questions de coût et de distance.

11Selon les trois auteurs de ce travail, « cette situation tend même à s’accentuer dans les espaces centraux où seules les catégories supérieures voient leurs effectifs augmenter, alors que la population résidente diminue. Les classes populaires sont ainsi de plus en plus écartées de l’accès à la centralité urbaine. Ainsi, les distributions spatiales respectives des équipements et des classes sociales entraînent-elles un cumul d’inégalités, le redoublement, dans la consommation collective, de l’exploitation et de la domination dans le travail, et des inégalités de patrimoine économique et culturel » (Pinçon-Charlot et al., 1986/87). Toutefois, ce constat, qui remonte une époque (1973) où le sous-équipement des banlieues était criant (Merlin, 1998/349), s’exprime-t-il toujours avec la même vigueur, alors que la structure urbaine monocentrique s’est affaiblie au profit d’une polynucléarisation de l’espace urbain, dont l’une des caractéristiques majeures est l’émergence de polarités périphériques ? Edmond Préteceille (2000/110) lui-même a apporté des éléments de réponse à cette question, en analysant la distribution socio-spatiale des équipements et services culturels dans les 586 communes urbaines des agglomérations de la région Île-de-France et dans les 80 quartiers parisiens en 1990. Certes, les résultats ne sont pas directement comparables entre les deux études, dans la mesure où la seconde recherche porte sur un champ plus restreint que la première, ne prenant en compte que les équipements culturels. Il en ressort néanmoins une infirmation partielle des résultats de l’étude conduite à partir des données de 1973, du fait d’une tendance à l’homogénéisation des situations qui traduit sans doute l’effort accompli par un grand nombre de communes de banlieue pour se doter en équipements culturels. Toutefois, ne devrait-on pas nuancer quelque peu ce constat, en considérant que la déconcentration des lieux de consommation collective est toute relative, les équipements les plus prestigieux, à l’échelle d’une agglomération comme celle de Paris (mais le constat vaut pour la plupart), ayant tendance à demeurer dans le cœur des villes, comme le souligne d’ailleurs Edmond Préteceille (2000/110), conférant à cet espace une situation tout à fait privilégiée ?

L’augmentation de la concentration spatiale aux deux extrémités de la hiérarchie sociale

La forte concentration résidentielle des cadres devant celle des ouvriers

12Si l’antinomie entre les cadres et professions intellectuelles supérieures d’un côté et les ouvriers de l’autre structure bien l’espace socio-résidentiel des villes françaises, ces catégories socioprofessionnelles classées aux deux extrémités de l’échelle sociale sont également les plus concentrées dans l’espace urbain, sachant que cette concentration atteint son maximum pour les cadres.

13Le calcul des indices de ségrégation pour les trois villes de Nantes, Cholet et La Roche-sur-Yon, permet d’observer ce phénomène.

14• À Nantes, la variation des coefficients de variation ou des indices de ségrégation ne dessine pas exactement la courbe en forme de U ou de V si souvent décrite, mais plus précisément une lettre se rapprochant du W auquel il manquerait le premier segment, la concentration spatiale augmentant sensiblement entre les commerçants et les cadres (Madoré, 1999/102). Ainsi, les catégories socioprofessionnelles les moins dispersées dans l’espace urbain nantais sont situées aux extrémités de l’échelle sociale, en particulier au niveau des cadres et des ouvriers. Cette concentration résidentielle atteint donc son maximum en 1990 pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, cette catégorie présentant les plus forts indice de ségrégation (21,1) et coefficient de variation (51,8), devant les ouvriers (17,6 et 43,9), puis les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (13,8 et 36,6) (tableau 5). Danielle Rapetti (1989/144) confirme cette faible dispersion des catégories aisées, lorsqu’elle étudie le profil fiscal des rues nantaises, puisqu’elle relève que 40 % des plus gros foyers fiscaux résident sur environ 7 % du territoire communal comptant moins de 10 % des contribuables.

Tableau 5 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990

Tableau 5 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990

15Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage de l’agglomération de Nantes en 70 entités géographiques (11 communes et 59 quartiers Insee)

16• L’analyse de la structure socio-spatiale des deux petites villes moyennes de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990 confirme cette forte concentration résidentielle des cadres devant celle des ouvriers : la série des indices de ségrégation des catégories socioprofessionnelles dessine une courbe très classique en forme de U ou plus exactement de V, où les catégories les moins dispersées dans l’espace urbain sont situées aux extrémités de l’échelle sociale (Madoré, 1998/101). Cependant, la première branche du V monte bien plus haut que la seconde, puisque les indices de ségrégation les plus élevés, révélateurs d’une plus grande concentration spatiale, sont ceux des commerçants et des cadres : les premiers sont les plus concentrés spatialement à Cholet (indice de 24,5), assez loin devant les cadres (indice de 14,2), alors que ces derniers sont au même niveau de concentration que les commerçants à La Roche-sur-Yon, avec cependant des intensités moindres (indice de 17,6 pour les cadres et de 16,4 pour les commerçants). Si les catégories modestes (employés et ouvriers) arrivent ensuite en seconde position, leur niveau de concentration spatiale, avec des indices de ségrégation variant entre 8,7 et 11,5, est inférieur pratiquement de moitié à celui des classes aisées. Enfin, la catégorie socioprofessionnelle la moins concentrée spatialement est celle des professions intermédiaires, puisqu’elle possède les plus faibles indices de ségrégation (5,6 et 5,2) (tableau 6).

Tableau 6 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990

Tableau 6 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990

17Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage des unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 10 et 9 quartiers Insee

18Cette augmentation de la concentration spatiale des catégories socioprofessionnelles lorsque l’on se déplace vers le bas mais surtout vers le haut de la hiérarchie n’est pas singulière aux trois villes ligériennes étudiées. Partout, l’autonomie de la localisation résidentielle des cadres et professions intellectuelles supérieures semble très affirmée et discrimine fortement l’espace social urbain. Quelques exemples, choisis parmi les villes françaises étudiées, en témoignent, sachant là aussi que ce modèle semble assez fréquent dans un grand nombre de villes dans le monde (Préteceille, 1997/43).

  • Ainsi, le travail réalisé par Gilles Lajoie (1998/98), dégageant la hiérarchie des indices de ségrégation à l’échelle des quartiers Insee pour l’ensemble des vingt plus grandes unités urbaines françaises en 1990, hormis Paris, est très éclairant. Dans quinze agglomérations sur vingt, l’indice de ségrégation le plus élevé pour les actifs, donc à l’exclusion des retraités et des inactifs, est celui des cadres. Dans les cinq unités urbaines qui échappent à cette règle, les ouvriers sont les plus ségrégés, mais généralement juste devant les cadres. Au total, dans dix-sept agglomérations sur vingt, les deux indices de ségrégation les plus forts pour les actifs sont ceux des cadres et des ouvriers. Ces deux catégories confirment donc leur nette propension à la concentration spatiale dans les grandes villes françaises. En fait, les trois agglomérations qui échappent à cette règle, en ne plaçant pas en tête ce duo, sont les villes de l’ancien bassin minier du nord de la France, à savoir Béthune, Lens et Valenciennes. Si les cadres y sont bien les plus ségrégés, en revanche les artisans arrivent en seconde position dans les deux premières unités urbaines, cette place étant occupée par les professions intermédiaires dans la troisième.
  • À l’échelle de Paris intramuros, les indices de ségrégation calculés par Jacques Brun et Yvan Chauviré en 1975 (1983/92), avec l’ancienne nomenclature socio-professionnelle avant sa refonte en 1982, dessinent une courbe en V, comme celle obtenue à Cholet ou à La Roche-sur-Yon. Les indices les plus forts sont ceux des industriels et gros commerçants (21,6) et des professions libérales et cadres supérieurs (20,9). Suivent ensuite ceux des deux catégories ouvrières, avec les ouvriers spécialisés et manœuvres (17,9) et les contremaîtres et ouvriers qualifiés (14,3). Les autres indices sont nettement plus faibles et inférieurs à 10, hormis pour les personnels de service (11,1).
  • Quant à Yves Grafmeyer (1992/85), il obtient, pour la ville de Lyon en 1982, la même courbe que celle dessinée à Nantes par les indices de ségrégation, c’est-à-dire une forme de W amputée du premier segment. Les cadres et professions intellectuelles supérieures apparaissent ainsi comme les moins dispersés géographiquement, avec un indice de 19,8, suivis des ouvriers (15,3), des artisans, commerçants et chefs d’entreprise (12), puis des professions intermédiaires et des employés (9,7 et 6,8). Enfin, Jean-René Bertrand (2000/310) obtient un indice de ségrégation de 32,2 en 1990 pour les cadres supérieurs et professions libérales au Mans, contre 25 pour les ouvriers et moins de 13 pour les professions intermédiaires et les employés.

La géographie résidentielle très discriminante de l’élite sociale

19Certaines recherches portant sur la division sociale des villes françaises ont pour finalité non pas d’éclairer la configuration socio-spatiale des agglomérations, mais d’observer, au sein d’un ensemble urbain, la géographie résidentielle d’une catégorie de population dont la localisation est jugée très discriminante et révélatrice du marquage social de l’espace. Autrement dit, ces recherches, à fondement sociologique, ont vocation à étudier la division sociale de l’espace urbain, mais en privilégiant une entrée par un groupe social déterminé, généralement constitutif de l’élite sociale. L’objet de ces travaux est de montrer en particulier les territoires résidentiels de ce groupe et son mode d’appropriation de l’espace.

20Deux agglomérations françaises ont été particulièrement étudiées, celles de Paris et de Lyon. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (1988/69 ; 1989/86 ; 1990/107 ; 1996/106 ; 1998/108), ainsi que Cyril Grange (1993/130) se sont intéressés à la géographie résidentielle de l’élite sociale parisienne, alors que Yves Grafmeyer (1992/85) et Jean-Luc Pinol (1996/109) se sont penchés, quant à eux, sur l’élite lyonnaise. Toute la force de leur démonstration tient dans la mobilisation de sources originales, comme l’annuaire des corps de hauts fonctionnaires ou des cercles rassemblant l’élite sociale pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, le bottin mondain pour Cyril Grange, ou encore l’annuaire du Tout-Lyon et l’appartenance à un grand cercle pour Yves Grafmeyer et Jean-Luc Pinol. Cette mobilisation est indispensable, tellement les données sur les franges les plus aisées de la population constituent une « terra incognita des statistiques » (Bihr et Pfefferkorn, 1999/409).

21L’intérêt de ces travaux, pour l’observation de la distance et de la concentration résidentielle des catégories socioprofessionnelles au sein des villes françaises, est de montrer que plus on s’élève dans la hiérarchie sociale et plus l’aire de diffusion résidentielle se retreint spatialement. En effet, la nomenclature socio-professionnelle ne laisse entrevoir que très partiellement l’intensité des phénomènes de concentration, celle-ci progressant très nettement avec l’adoption d’une échelle permettant de discrétiser beaucoup plus finement le social. Le changement d’échelle révèle alors une géographie résidentielle très discriminante de l’élite sociale.

  • Ainsi, selon les recherches menées par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1990/107) ou par Cyril Grange (1993/130), la localisation résidentielle de l’élite sociale parisienne, c’est-à-dire des familles appartenant à l’aristocratie fortunée ou, depuis plusieurs générations, à la haute bourgeoisie d’affaires, est extrêmement discriminante. Elle se limite à quelques arrondissements et communes de l’ouest parisien, essentiellement le XVIe arrondissement et Neuilly, soit une aire résidentielle nettement plus restrictive que celle définie par la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures de l’Insee.
  • Cette concentration spatiale extrême de l’élite sociale est confirmée par l’étude de Jean-Luc Pinol (1996/109) et Yves Grafmeyer (1992/85) sur Lyon. Selon le premier, la géographie résidentielle des membres qui appartiennent à la fois à l’annuaire du Tout-Lyon et à un grand cercle est très limitée aussi bien en 1906 qu’en 1936. Les localisations résidentielles privilégient, à hauteur des deux tiers environ, les 2e et 6e arrondissements, c’est-à-dire la presqu’île de Perrache et les Brotteaux. Quant à Yves Grafmeyer, en utilisant la même source, c’est-à-dire l’annuaire du Tout-Lyon mais à une date beaucoup plus contemporaine (1985), il souligne deux faits. D’une part, à l’échelle des 78 quartiers de Lyon, l’indice de ségrégation de cette élite sociale atteint une valeur très élevée, avec 53,7. Deux arrondissements, les 2e et 6e, regroupent environ les deux tiers des adresses, révélant la remarquable permanence des lieux d’habitat de cette élite au cours du xxe siècle, puisque ces deux arrondissements étaient déjà les plus prisés en 1906 et 1936. D’autre part, confirmant le resserrement de la géographie résidentielle de l’élite sociale, les indices de ségrégation des deux catégories situées en haut de la hiérarchie socioprofessionnelle définie par l’Insee sont nettement inférieurs à celui des membres de l’annuaire du Tout-Lyon, avec respectivement 32,5 pour les chefs d’entreprise et 31,7 pour les professions libérales.

Un effet de taille des agglomérations peu discriminant sur l’intensité de la division sociale

22Quel peut être l’effet résultant de la variation de la taille des agglomérations françaises sur l’intensité de leur division sociale ? Une partie de la réponse à cette question est comprise dans les travaux comparatifs conduits en particulier par Nicole Tabard, Michèle Mansuy et Maryse Marpsat ou encore Gilles Lajoie. Toutefois, les réponses à cette question sont équivoques, car au-delà d’un certain nombre de traits communs qui se dégagent de cet ensemble d’analyses, des divergences apparaissent, qui tiennent pour une large part à des différences de méthodologie.

23D’une part, Nicole Tabard (1993/151) révèle que le profil socio-économique d’une ville est en rapport direct avec le nombre d’habitants qu’elle contient, insistant en particulier sur l’importance de l’écart entre l’agglomération parisienne et la province : « près de trois ménages sur quatre résidant dans les quartiers du décile supérieur de la hiérarchie socio-spatiale habitent l’Île-de-France, ce qui représente environ un ménage sur trois de cette région ». Ce résultat traduit la concentration spatiale remarquable de la richesse en France, phénomène mis en évidence notamment par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (1998/108) : en 1996, la moitié des ménages redevables de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) résident en Île-de-France. Par ailleurs, en 1997, avec un seuil de 300 millions de francs, 40 % des fortunes professionnelles représentant 55 % du montant total se trouvent également concentrées dans la région capitale.

24D’autre part, Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136) soulignent, contrairement à une idée parfois avancée, que « les plus grandes villes n’ont pas des quartiers beaucoup plus variés que les villes moyennes ». À l’échelle des villes françaises de province de plus de 150 000 habitants, les deux extrêmes opposent Marseille, véritable mosaïque urbaine avec vingt-quatre quartiers sur un total de vingt-cinq identifiés par la classification ascendante hiérarchique, et Lens, ville beaucoup plus homogène avec seulement cinq types de quartier. Ce résultat est confirmé par Nicole Tabard (1993/151), dont l’analyse socio-spatiale du territoire français montre, à l’échelle des communes et des quartiers, que les quartiers les plus pauvres, correspondant au dernier décile, se retrouvent dans trois grandes villes (Marseille, Nantes et Strasbourg), mais aussi dans des villes moins grandes des régions industrielles en crise et surtout dans des petites villes industrielles.

25Enfin, Gilles Lajoie (1998/98), à travers son étude de la division sociale des vingt plus grandes unités urbaines françaises à l’exception de Paris en 1990, confirme à son tour l’existence d’intensités variables de la division sociale non corrélées de façon systématique avec la taille de l’agglomération, mais tenant à « la structure et l’histoire urbaines locales ». Il a calculé pour cela un indicateur de dissemblance des évolutions sociales entre la commune centre et la périphérie, qui est obtenu par la somme des écarts absolus entre les valeurs du « centre » et celles de la « périphérie » pour chaque catégorie socioprofessionnelle. Or, à l’aune de cette mesure, c’est à Bordeaux, suivi de Rouen et Toulouse que les types d’espace sont le plus fortement différenciés, alors que c’est à Nice, puis Strasbourg et Marseille que l’espace social est le plus homogène entre la commune centre et la banlieue.

26Au-delà de la divergence de résultats liés à l’emploi de méthodes et d’unités spatiales différentes pour mesurer la division sociale à l’échelle d’une agglomération (l’exemple de Marseille est caractéristique, avec un désaccord net entre les résultats obtenus par Michèle Mansuy et Maryse Marpsat d’un côté et Gilles Lajoie de l’autre, les premières mesurant la division sociale à l’échelle des quartiers Insee alors que le second utilise le cadre communal), il est possible de conclure, à la lumière de ces analyses comparatives, à l’absence d’effet discriminant clair de la taille des agglomérations sur l’intensité de la division sociale.

LES CONFIGURATIONS SOCIO-SPATIALES ET LEUR ÉVOLUTION DANS LE TEMPS

La complexité des configurations socio-spatiales

La validité du schéma concentrique lié au cycle de vie et du parc de logements

27Même si notre objet d’étude est articulé autour de la connaissance de la division sociale des villes françaises appréhendée à partir du statut socio-économique des individus, nous ne pouvons faire entièrement l’économie d’une exploration de la validité des schémas de structuration de la ville liés au cycle de vie et à la structure ethnique de la population.

28Cependant, étant donné la faiblesse du matériau disponible, nous ne nous prononcerons pas sur la validité du schéma polynucléaire associé à la dimension ethnique de la population, car les études sont trop peu nombreuses. Seule l’analyse conduite par Gilles Lajoie (1998/98) permet de distinguer un schéma polynucléaire symbolisant la répartition des minorités, en particulier la population étrangère, alors qu’André Donzel (1998/315) observe, sur Marseille, une tendance à la concentration accrue des étrangers au profit du centre et des quartiers nord entre 1962 et 1990, cette répartition esquissant plutôt un schéma axial.

29Quant aux vingt-cinq quartiers distingués par Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136 ; 1994/103), un seul se caractérise par une forte proportion d’étrangers, ce quartier étant par ailleurs unique, puisqu’il s’agit de Belsunce à Marseille. Toutefois, cette analyse ne prend pas en compte l’agglomération parisienne, où se concentrent 36 % de la population immigrée de l’hexagone (Simon, 2000/115). Or, ce phénomène de « polarisation parisienne » de la population immigrée, selon l’expression de Michèle Guillon (1993/132), génère de hauts niveaux de concentration spatiale à l’échelle de la région capitale. Patrick Simon (2000/115) cite ainsi des proportions d’immigrés pouvant dépasser la moitié, voire les deux tiers de la population dans certains quartiers de communes de la banlieue nord-est, comme Aubervilliers, La Courneuve ou Saint-Denis. Cette concentration touche tout particulièrement certaines populations, les Africains étant nettement plus concentrés, à qualification équivalente, que les Français dans les quartiers ouvriers pauvres (Desplanques et Tabard, 1991/128). Enfin, « la fragmentation ethnique » atteint son paroxysme dans le cœur de Paris, où l’on enregistre les plus forts indices de dissimilarité entre les immigrés et le reste de la population (Simon, 2000/115).

30En revanche, si la dimension du cycle de vie a fait l’objet d’assez peu d’études spécifiques en France, on la retrouve néanmoins intégrée, dans une étude sur trois, à une analyse de la division sociale, ce qui permet de se prononcer sur la validité du schéma concentrique mis en évidence par l’écologie urbaine factorielle.

  • Ainsi, Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136), en observant la division sociale en 1982 des 36 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants, à l’exclusion de celle de Paris, dégagent un premier plan factoriel isolant un facteur « lié à la dimension de la famille ou à la position du ménage dans le cycle de vie, et [qui] correspond à une structure plutôt concentrique ». Gilles Lajoie (1998/98) arrive à la même conclusion à travers son étude de la division sociale des vingt plus grandes unités urbaines françaises en 1982 et 1990.
  • Henri Reymond, Michel Vigouroux et Catherine Rhein (1995/111 et 113), en étudiant huit agglomérations françaises en 1982, confirment l’existence de ce schéma concentrique pour l’agglomération parisienne et six des sept villes de province analysées (Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Strasbourg et Toulouse), seule l’agglomération marseillaise présentant une image nettement plus brouillée. Ainsi, partout, les petits ménages locataires de leur logement, jeunes ou âgés, dominent dans les quartiers centraux, tandis que la périphérie est habitée plutôt par des couples avec enfants et propriétaires de leur résidence principale. Cette analyse valide parfaitement, ou presque, la configuration auréolaire mise en évidence par l’écologie urbaine factorielle.
  • Enfin, dernier exemple, Rodolphe Dodier (1994/82), en analysant le statut familial des villes de la région des Pays de la Loire en 1990, statut appréhendé grâce aux deux variables les plus souvent utilisées, à savoir l’âge et le type de ménages, observe également une structure spatiale concentrique. Il précise par ailleurs que ce schéma auréolaire est plus visible pour la structure par âge que pour la structure des ménages.

31Ce schéma concentrique lié au cycle de vie associe très étroitement les caractéristiques du ménage au sens large, en particulier l’âge ou la composition, et celles du parc de logements. Ce lien est mis en évidence par Martine Berger et Catherine Rhein (1988/120) sur l’agglomération parisienne, à partir d’une exploitation des données du recensement de 1982. La disposition du parc de logements et de la composition des ménages y est plutôt auréolaire, révélant la relation entre l’âge de l’habitat et l’âge des habitants ou le type de ménage : le stock de logements récents de la périphérie est majoritairement occupé par de jeunes couples avec enfants, alors que le parc ancien et collectif du centre de l’agglomération est le lieu de concentration des ménages constitués d’isolés.

Un schéma socio-spatial tantôt sectoriel, tantôt en partie sectoriel ou concentrique

32Le modèle sectoriel correspondant au statut socio-économique, grand classique de l’écologie urbaine factorielle, a été mis en évidence dans un certain nombre d’agglomérations françaises, ce qui ne signifie absolument pas qu’il puisse être généralisé à l’ensemble des villes.

  • Ainsi, Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136), étudiant les contrastes sociaux en 1982 au sein des 36 agglomérations françaises de province ayant plusde150 000 habitants, dégagent, dans l’analyse de leur premier plan factoriel, outre un facteur « lié à la dimension de la famille ou à la position du ménage dans le cycle de vie », un autre facteur « très lié au statut socio-économique [et qui] correspond grossièrement à une localisation sectorielle ». Gilles Lajoie (1998/98) confirme l’existence de ce dispositif à l’échelle des vingt plus grandes villes de France.
  • Les auteurs de l’Atlas de France (Reymond, Vigouroux et Rhein, 1995/111 et 113) observent également ce schéma sectoriel pour la moitié des agglomérations étudiées, c’est-à-dire Marseille, Montpellier, Paris et Toulouse. Par ailleurs, toutes les études menées sur la structure socio-spatiale de l’agglomération parisienne confirment cette validité du schéma radial et sa pérennité (Chauviré et Noin, 1980/124 ; Globet, 1980/129 ; Rhein, 2000/114).

33Si certaines agglomérations françaises ont un schéma socio-spatial sectoriel, d’autres ont une configuration différente, soit parce que le dispositif est à la fois radial et concentrique, soit parce qu’il est assez nettement auréolaire, invalidant ainsi totalement le modèle de l’écologie urbaine factorielle.

34Dans les trois contextes urbains étudiés de l’ouest de la France (Nantes, Cholet et La Roche-sur-Yon), la structure socio-spatiale n’est jamais strictement sectorielle, mais plutôt de type radio-concentrique.

  • La configuration socio-spatiale de l’agglomération de Nantes, observée à partir d’une classification ascendante hiérarchique sur les cinq catégories socio-professionnelles d’actifs pour les personnes de référence des ménages en 1990, est marquée par un dispositif à la fois sectoriel, qui prédomine à l’ouest, et concentrique, qui s’épanouit surtout à l’est (Madoré, 1997/135) (carte 1). Cette combinaison du dispositif radial et auréolaire pour Nantes est confirmée par Henri Reymond et Michel Vigouroux (1995/111), dans l’Atlas de France. Le schéma sectoriel est commandé par la disposition des vallées et est marqué par la présence de deux axes, géographiquement et socialement opposés : ainsi, un axe populaire étiré de part et d’autre de la Loire, à l’ouest de Nantes, enserre le corridor industrialo-portuaire constitué à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Ce corridor correspond à la banlieue ouvrière ancienne de Nantes, celle dont l’essor originel est contemporain de la révolution industrielle du siècle dernier. Un autre cours d’eau, la Chézine, petit affluent de la Loire qui s’écoule sur le plateau nantais depuis le nord-ouest, structure quant à lui un axe aisé. À cette configuration sectorielle se surimpose en partie une double auréole : une première ceinture de quartiers populaires s’étend sur le pourtour de la commune de Nantes et déborde quelque peu sur le territoire des deux plus importantes communes de banlieue, c’est-à-dire Saint-Herblain à l’ouest et Rezé au sud. Puis, au-delà de cette ceinture non continue de quartiers d’habitat social, s’étend, mais essentiellement à l’est, une seconde auréole constituée de communes de banlieue dont le profil est proche de la moyenne de l’agglomération.
  • Quant à la combinaison socio-spatiale des petites villes moyennes de Cholet et de La Roche-sur-Yon, observée à partir de la cartographie des quotients de concentration des cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs pour les personnes de référence des ménages en 1990, elle renvoie également une image radio-concentrique (Madoré, 1998/101). En effet, à un centre valorisé socialement, marqué par une sur-représentation nette de commerçants et de cadres, se surimpose un axe radiant de localisation privilégiée des classes aisées, accompagnées dans certains cas des professions intermédiaires, qui vient interrompre la ceinture concentrique des quartiers populaires (carte 2).

35Ces trois villes ligériennes étudiées ne semblent guère singulières, car d’autres exemples de configurations socio-spatiales invalidant un dispositif strictement sectoriel peuvent être inventoriés en France.

  • Si Henri Reymond, Michel Vigouroux et Catherine Rhein (1995/111 et 113) ont repéré un dispositif sectoriel dans quatre agglomérations sur huit, les quatre autres, dont Nantes, présentent des cas de figure nettement différents, avec un dispositif auréolaire pour Nancy et Strasbourg et une situation dissymétrique pour Mulhouse.
  • Pour Xavier Debonneuil et Michel Gollac (1978/126), les configurations socio-spatiales des sept villes champenoises et picardes étudiées en 1975 ne renvoient pas à un modèle unique. À Amiens, c’est plutôt le modèle sectoriel qui s’impose, alors qu’à Reims, le schéma est d’apparence concentrique, avec des demi-couronnes.
  • Enfin, pour Rodolphe Dodier (1994/82), dans les agglomérations des Pays de la Loire « les structures spatiales associées aux disparités sociales selon le statut socio-économique ne sont pas strictement de type sectoriel, contrairement aux théories couramment acceptées en sociologie urbaine. Elles s’organisent plutôt selon un schéma concentrique, en particulier dans les périphéries des grandes villes. Une structure sectorielle s’y surimpose cependant dans la partie centrale et est d’autant plus visible lorsque l’on monte dans la hiérarchie urbaine. Par conséquent, une combinaison des modèles de Burgess et de Hoyt permet de rendre compte des différenciations socio-spatiales dans les grandes villes, alors que le modèle des cercles concentriques semble s’imposer dans les autres échelons urbains ».

L’évolution temporelle des configurations socio-spatiales

La relative stabilité des configurations socio-spatiales

36Il n’est guère facile de conclure sur l’évolution temporelle des configurations socio-spatiales des villes françaises. En effet, les recherches intégrant cette dimension sont plutôt rares et lorsque celle-ci est présente, la période étudiée dépasse rarement une ou deux périodes intercensitaires. L’absence de toute dimension diachronique dans la plupart des études peut s’expliquer par une double contrainte méthodologique. D’une part, l’adoption d’une nouvelle nomenclature socioprofessionnelle en 1982 complique singulièrement la tâche. En effet, l’existence de deux séries homogènes, l’une courrant de 1954 à 1975 et l’autre couvrant la période qui s’ouvre en 1982, interdit toute comparabilité directe entre ces deux séries. Mais même en admettant que l’on puisse reconstituer des séries homogènes, la sur-représentation d’une catégorie socioprofessionnelle déterminée dans un secteur géographique n’a pas la même signification en termes de distance sociale, par exemple en 1962 et en 1990, étant donné l’évolution importante de la structure sociale, qui a déterminé précisément le changement de nomenclature. D’autre part, l’évolution du découpage des quartiers Insee est une autre contrainte majeure qui interdit toute analyse diachronique de la division sociale, obligeant alors le chercheur à travailler à la seule échelle de diffusion des résultats du recensement qui soit pérenne, à savoir la commune. C’est le choix effectué par Gilles Lajoie (1998/98) dans sa tentative de comparer entre deux recensements consécutifs (1982 et 1990) la division sociale des villes françaises. Or, on mesure ici combien cette contrainte est source d’appauvrissement pour l’analyse, car elle masque l’importance des divisions sociales infra-communales, qui peuvent être très fortes à l’échelle des grandes villes centres en particulier.

37Même si la dimension diachronique est rarement présente dans les études portant sur la division sociale des villes françaises, à la lumière des quelques résultats connus, il semblerait que « la sectorisation des espaces socio-résidentiels constitue une réalité tangible inscrite dans la durée, parfois même dans la longue durée » et que « les contours de cette sectorisation connaissent généralement des retouches modestes » (Chevalier, 1998/232). Cet axiome laisse deviner l’existence de processus cumulatifs dans la construction de l’image sociale d’un lieu, celle-ci se fixant très tôt, puisque la production d’habitat est plus ou moins déterminée socialement dès l’origine, générant d’emblée un marquage social source de pérennisation des formes de division sociale (Rhein, 1991/146).

38En France, cette relative inertie des structures socio-spatiales est observée dans l’agglomération parisienne, que ce soit à l’échelle de Paris intra-muros entre 1962 et 1975 (Brun et Chauviré, 1983/92) ou dans la partie centrale de cette agglomération correspondant à l’ancien département de la Seine entre 1954 et 1975 (Rhein, 1994/112). Par ailleurs, dans les villes françaises de province, la stabilité temporelle des configurations socio-spatiales est également soulignée par les quelques auteurs qui ont intégré cette dimension diachronique dans leur recherche. Michel Vigouroux et Jean-Paul Volle (1982/152) observent ainsi la relative permanence des structures socio-spatiales des quartiers anciens de Montpellier, Nîmes et Perpignan entre 1962 et 1975. Christiane Weber (1991/117), en comparant la configuration socio-spatiale de l’agglomération strasbourgeoise en 1968 et 1982 conclut de façon identique. Enfin, les travaux de Jean-Luc Pinol (1996/109) et d’Yves Grafmeyer (1992/85) sur l’élite sociale lyonnaise (membres inscrit à l’annuaire du Tout-Lyon) révèlent la grande stabilité de l’inscription résidentielle de cette population au cours de la seconde moitié du xxe siècle.

L’évolution des configurations socio-spatiales par proximité socio-spatiale

39La relative stabilité dans le temps des schémas de division sociale n’exclut pas des transformations. Celles-ci opèrent généralement par effet de proximité socio-spatiale, modifiant ainsi de proche en proche ces configurations.

  • Les travaux de Danielle Rapetti (1989/144), fondés sur l’observation du profil fiscal des rues de Nantes, montrent ce processus de transformation de la division sociale de la ville par proximité socio-spatiale, avec l’extension de la zone d’élection de l’habitat bourgeois du quai de la Fosse jusqu’à la rivière l’Erdre. Ce mouvement d’ampleur séculaire s’est amplifié ces dernières décennies (Rapetti, 1997/145) pour plusieurs raisons. Le développement de l’urbanisation le long des rives de l’Erdre a été longtemps bloqué par l’image d’une rivière polluée par les tanneries et la rétention foncière due à la présence de grandes propriétés et de maraîchers (Croix, 1972/321). Or, avec la disparition de ces activités et la levée progressive de ces blocages fonciers, l’Erdre fixe le développement du site universitaire et technopolitain nantais, dont l’essor participe à la valorisation d’un environnement d’autant plus attractif pour l’habitat aisé que les rives sont bordées de demeures bourgeoises du xviiie siècle. De fait, les aménités du site favorisent une intense dynamique de rénovation urbaine favorable à la construction d’immeubles de standing par la promotion immobilière privée.
  • Les travaux de Maurice Hérin (1982/133) sur la zone périurbaine du Mans, ou encore ceux de Martine Berger et Thierry Saint-Gérand (1986/119 ; 1992/121) sur le même type d’espace en Île-de-France attestent de ce processus de diffusion par proximité géographique des lignes de force de la division socio-spatiale. Ils montrent en particulier le prolongement, dans cette zone périurbaine, des segmentations socio-spatiales relevées dans l’agglomération centrale, même si, à l’image de ce qui observé dans les communes périurbaines de l’Essonne et des Yvelines, la division sociale y est moins intense que celle mesurée dans les communes urbaines de ces deux départements.

Une évolution des configurations socio-spatiales dominée par un phénomène d’embourgeoisement

40Le processus conduisant, par un effet de proximité socio-spatiale, à la lente modification des configurations socio-spatiales semble être alimenté en partie par un phénomène d’embourgeoisement. En effet, ce phénomène est a priori beaucoup plus fréquent que le mouvement inverse de prolétarisation, ce qui peut être interprété comme une des manifestations socio-spatiales des transformations de la structure sociale, à savoir la progression absolue et relative des catégories socioprofessionnelles les mieux dotées en capital économique ou culturel et le recul, au contraire, des ouvriers. Les travaux d’Alain Chenu et Nicole Tabard (1993/125) donnent crédit à cette hypothèse, car les mutations socioprofessionnelles du territoire français, entre 1982 et 1990, se résument pour l’essentiel à deux faits majeurs : un embourgeoisement des communes déjà les plus bourgeoises et une tendance à l’homogénéisation du reste du territoire, ce que traduit la tertiarisation des zones à dominante technique et, à l’inverse, la technicisation des zones à dominante tertiaire. Une analyse plus fine de l’embourgeoisement révèle que ce phénomène est le fait des grandes villes essentiellement, et surtout des centres « déjà bien dotés en catégories aisées » et de quelques communes de banlieue. Par ailleurs, un double processus le favorise : l’embourgeoisement par exclusion, qui est observé dans les communes les plus bourgeoises à l’origine, donc essentiellement Paris et quelques-unes de ses communes de la banlieue ouest ; l’embourgeoisement à tendance technologique, caractérisé par une forte croissance des catégories supérieures, phénomène observé surtout dans les grandes villes de province. Enfin, Pascale Bessy et Nicole Tabard (1996/91), en établissant une typologie des ménages ayant changé de commune entre 1988 et 1992 (enquête logement), typologie fondée sur les conditions de logement et la morphologie socioprofessionnelle du lieu de résidence, montrent le rôle fondamental joué par les primo-décohabitants dans ces transformations territoriales, car si la proportion de diplômés s’installant dans les communes aisées augmente, c’est exclusivement le fait de cette catégorie.

41L’ensemble des travaux conduits sur l’agglomération parisienne peut être mis à contribution pour éclairer, à partir d’un cas précis, ce phénomène d’embourgeoisement par proximité socio-spatiale. Le cas de cette agglomération est d’autant plus intéressant que ce phénomène y atteint son paroxysme (Chenu et Tabard, 1993/125).

  • Ainsi, pour Yvan Chauviré (1986/178), l’évolution du groupe des ouvriers dans l’agglomération parisienne entre 1962 et 1975 résulte de la conjonction d’un double phénomène, avec d’un côté la diminution de cette catégorie dans Paris et de l’autre l’atténuation de la coloration ouvrière dans les banlieues industrielles et populaires. L’étude conduite par Guy Burgel (1983/286) sur les Hauts-de-Seine entre 1962 et 1975 confirme l’existence de ce mouvement de déformation des configurations socio-spatiales par extension géographique des zones valorisées socialement et érosion des quartiers à dominante ouvrière.
  • Cette tendance à la diffusion spatiale des catégories aisées à partir des beaux quartiers de l’ouest parisien est attestée par Catherine Rhein (1994/112) pour la période 1954-1975, le coefficient de variation et de ségrégation des professions libérales et cadres supérieurs étant en diminution, et par Céline Rozemblat (1989/149) pour la période intercensitaire 1975-1982. Cette dernière met ainsi en évidence un phénomène d’embourgeoisement de Paris intra-muros surtout perceptible au sein des vieux quartiers du centre, notamment sur la rive droite, où les catégories aisées ont tendance à essaimer depuis leur zone de prédilection située à l’ouest, alors qu’à l’inverse les quartiers de l’est, traditionnellement beaucoup plus populaires, ont été beaucoup moins touchés par l’embourgeoisement.
  • Cyril Grange (1993/130) propose, quant à lui, l’une des visions les plus riches des permanences et des évolutions de la structure socio-spatiale à Paris, en comparant à un siècle de distance, c’est-à-dire entre 1903 et 1987, la géographie résidentielle des classes aisées, définies comme les membres inscrits dans le Bottin mondain. Si les permanences semblent l’emporter, puisque les 7e, 8e, 15e et 16e arrondissements demeurent invariablement les plus recherchés, montrant ainsi la direction privilégiée d’extension des beaux quartiers parisiens vers le centre-ouest, un glissement de ces beaux quartiers vers le sud-ouest est à l’œuvre. Ce mouvement profite au 16e arrondissement mais aussi au 15e, avec l’exclusion progressive des établissements industriels du front de Seine et leur remplacement, en partie, par un habitat aisé.

Le rôle essentiel du marché du logement d’occasion dans l’évolution des configurations socio-spatiales

La division sociale et le marché immobilier de l’occasion : une voie de recherche féconde

42Même si nos recherches conduites sur la division sociale à Nantes, Cholet et La Roche-sur-Yon n’intègrent pas de dimension diachronique, nous avons néanmoins incorporé cette évolution temporelle à notre réflexion pour au moins les deux dernières villes, en montrant comment les dynamiques du marché immobilier de l’occasion avaient tendance à reproduire, voire à accentuer les oppositions socio-spatiales et le processus d’embourgeoisement de certains quartiers. Cette voie de recherche articulant fonctionnement de ce segment des marchés immobiliers locaux et structures socio-spatiales semble particulièrement féconde à explorer. Son intérêt pour la connaissance de la division sociale en milieu urbain repose sur un fait et une hypothèse.

43L’élément factuel est la place centrale occupée désormais, au sein de ces marchés locaux, par les mutations de propriété du parc existant. L’enquête logement réalisée par l’Insee en 1988 a mis en évidence une rupture fondamentale intervenue au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt en France, dans le fonctionnement des marchés immobiliers et la mobilité résidentielle des ménages. Entre 1985 et 1988, les acquéreurs de leur résidence principale se sont reportés, à hauteur des six dixièmes, sur le marché de l’ancien, en achetant donc un logement achevé depuis plus de quatre ans, alors qu’auparavant le neuf était prédominant (Taffin, 1991/224 ; Lacroix, 1995/218). Le phénomène n’a fait que s’amplifier par la suite, la proportion de l’ancien atteignant 71 % entre 1993 et 1996. Entre 1981-1984 et 1993-1996, période au cours de laquelle la part de l’ancien est passée de 47 % à 71 %, l’évolution du nombre d’acquéreurs de leur résidence principale met en évidence la baisse prononcée du marché du neuf et la progression de l’ancien. De 868 000 résidences principales neuves achetées, on est passé à 481 000, soit un recul de près de moitié. Dans le même temps, le nombre de logements anciens acquis par des propriétaires occupants a cru de 778 000 à 1 177 000, soit une progression de moitié. Il y donc désormais deux fois et demie plus de ménages qui se portent acquéreurs de leur résidence principale sur le marché de l’ancien que sur celui du neuf, ce qui montre la place prépondérante occupée par le premier marché dans la satisfaction de la demande en logement des ménages en général, et en accession en particulier. Au total, tous les analystes des marchés immobiliers convergent pour souligner combien les marchés du logement ont été profondément transformés en France avec le passage « d’une “économie de construction” »à une « économie de mutations » (Lefebvre et al. 1991/230). Par ailleurs, un effet de basculement s’opère dans le fonctionnement de ce marché du logement d’occasion à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt, avec le recul des opérations d’acquisition-amélioration au profit des acquisitions sans travaux (Heugas-Darraspen, 1994/228).

44Quant à l’hypothèse, elle découle tout naturellement de cette observation factuelle, puisqu’elle est fondée sur l’influence sans doute accrue des dynamiques du marché immobilier de l’occasion sur l’évolution des configurations socio-spatiales des villes. Dans la mesure où l’adéquation entre l’offre et la demande en logement s’opère majoritairement désormais sur le marché du logement d’occasion, la mobilité résidentielle qui en résulte est susceptible d’éclairer le double processus de dévalorisation et revalorisation des espaces urbains, qui commande les changements de segmentation socio-spatiale des villes.

Des sources largement déficientes et difficiles à mobiliser

45La connaissance de la mobilité résidentielle et de ses liens avec l’habitat a bénéficié de progrès substantiels au cours des années quatre-vingt-dix (Driant, 1988/211). Ces avancées ont été obtenues sous la double impulsion du ministère de l’Équipement, qui a sollicité l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (OLAP) pour la réalisation d’une enquête nationale portant sur 20 000 emménagés récents en 1995 (Filippi, 1995/262 ; Joussellin, 1998/268), et des travaux novateurs portant sur l’étude des marchés locaux de l’habitat conduits par certains chercheurs (Rhein, 1990/283 ; Lévy, 1992/271 ; 1992/280 ; 1997/272 ; Driant, 1995/248 ; 1997/261 ; Filippi, 1997/263).

46Toutefois, si on ne peut contester l’importance et l’intérêt de ces travaux pour une meilleure connaissance théorique et méthodologique des marchés locaux de l’habitat, étape indispensable à l’analyse du lien entre division sociale et habitat, il n’en reste pas moins que la recherche sur cette articulation rencontre deux obstacles.

  • D’une part, les travaux ayant permis ces avancées n’appréhendent que de façon indirecte la segmentation socio-spatiale. Ainsi, on ne trouve quasiment aucune trace, dans les recherches portant sur une mise en perspective des processus ségrégatifs à l’œuvre dans les configurations socio-spatiales des villes françaises, des dynamiques immobilières, tant en termes de géographie contrastée des prix que de mutations résidentielles. Deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette carence : soit les sources font défaut pour prendre en considération cette dimension, soit celle-ci est intégrée implicitement dans l’analyse, les différenciations socio-spatiales étant considérées comme homothétiques aux différentiels de prix de l’immobilier. Cette carence justifie d’autant plus l’intérêt à explorer cette voie de la recherche.
  • D’autre part la méthodologie mise en œuvre se heurte au problème de la disponibilité et de la faiblesse des sources à l’échelle locale (Driant, 1998/211).

47L’appareil statistique local reste en effet largement inadapté pour observer le marché du logement d’occasion, qui occupe pourtant une place centrale désormais dans l’accession à la propriété des ménages, donc dans les mécanismes de mutations socio-spatiales des villes. Le constat dressé par Jean-Paul Lévy (1989/220) à la fin des années quatre-vingt, selon lequel « les séries statistiques sur le logement ont l’inconvénient de porter la marque des orientations et des interrogations des périodes de la reconstruction et de la croissance », ce qui les limite pour l’essentiel « à l’observation de la production neuve », est toujours d’actualité. Il est clair qu’il n’existe actuellement aucune source statistique directement exploitable pour saisir cette composante devenue essentielle du fonctionnement des marchés immobiliers locaux. L’appareil statistique en matière de logements en France souffre donc d’un certain retard sur l’évolution de la question du logement.

48Certes, trois sources permettent de mesurer, à l’échelle locale, la dynamique générée par les mutations de propriété dans l’immobilier et la mobilité résidentielle qui l’accompagne : les déclarations d’intention d’aliéner (DIA), les copies d’actes notariés archivées à la Conservation des hypothèques et le fichier des notaires. Cependant, cette abondance relative ne doit pas faire illusion, car aucune de ces sources n’est exempte d’inconvénients majeurs, ce qui rend leur utilisation difficile, voire impossible dans certains cas.

  • Le fichier des notaires est a priori la source la plus adaptée pour appréhender le marché immobilier du logement d’occasion. Il est en particulier d’un maniement très aisé, étant donné le traitement statistique et informatisé des actes notariés. Néanmoins, inconvénient majeur et souvent rédhibitoire, il n’est guère accessible. En effet, son usage est réservé théoriquement aux seuls notaires, puisqu’il s’agit d’un fichier professionnel, autrement dit d’un outil dont disposent les notaires pour mieux connaître les marchés immobiliers sur lesquels ils interviennent. Certes, les Chambres de notaires départementales publient régulièrement des données issues de ce fichier, mais celles-ci ne permettent pas d’effectuer d’analyse à grande échelle, puisque les statistiques sont regroupées par secteurs géographiques. De plus, les informations publiées sont assez sommaires. Elles ne permettent pas véritablement d’appréhender l’effet de la dynamique résidentielle induite par le fonctionnement du marché du logement d’occasion sur les recompositions socio-spatiales des territoires urbains.
  • Les déclarations d’intention d’aliéner (DIA) sont consultables en mairie, car lorsqu’un propriétaire désire vendre un bien localisé à l’intérieur d’une zone où s’exerce le droit de préemption urbain (DPU), il doit faire parvenir à la mairie de la commune où se trouve situé le bien une DIA, autrement dit un préavis de vente, de façon à permettre le cas échéant à la collectivité locale d’user de ce droit en se substituant à l’acheteur. En réalité, pour nombre de municipalités, l’instauration de ce DPU est d’abord un excellent moyen de connaissance du marché foncier et immobilier de la commune, car la DIA doit préciser l’identité du vendeur, la nature du bien qui fait l’objet de la mutation, sa localisation précise et le prix de vente envisagé. Certes, toutes les DIA ne sont pas suivies d’une transaction, mais comme elles sont, le plus souvent, déposées une fois le compromis de vente signé, la plupart donne effectivement lieu à transaction. Toutefois, si les DIA sont souvent la seule source disponible localement pour le chercheur qui souhaite appréhender le fonctionnement du marché immobilier de l’occasion et la mobilité résidentielle qui l’accompagne, elles sont relativement pauvres en informations, car on ne sait rien des caractéristiques socio-démographiques du vendeur et de l’acheteur ou du bien qui fait l’objet d’une mutation.
  • Enfin, les copies d’actes notariés archivées à la Conservation des hypothèques, qui dépend de la Direction générale des impôts, contiennent beaucoup plus d’informations que les DIA et permettent de surcroît de saisir l’exhaustivité des transactions de logement. En effet, dès qu’un acte soumis à publication est rédigé par un notaire, une copie de celui-ci est envoyée à la Conservation des hypothèques dans un délai de deux mois. Cependant, l’archivage de ces copies s’opère selon un ordre chronologique et non selon la nature de l’acte ou du bien, ou selon la commune où a eu lieu la transaction, ce qui alourdit considérablement le travail du chercheur. En effet, pour relever toutes les ventes de logements sur une entité géographique donnée, la seule solution consiste à consulter tous les actes notariés. Par ailleurs, l’informatisation de l’archivage des copies d’actes notariés, à l’œuvre depuis la décennie quatre-vingt-dix dans certaines Conservations, ne facilite guère la tâche du chercheur. Il s’agit simplement d’une « scanérisation » des copies d’actes et non d’une gestion de celles-ci sous la forme d’une base de données, ce qui rend toute extraction impossible et limite les possibilités d’accès à cette source pour le chercheur, étant donné le nombre souvent réduit d’ordinateurs. Nonobstant cette tâche fastidieuse et les limites d’utilisation de cette source, les données contenues dans chaque acte sont variées et riches d’enseignements pour le chercheur. Elles concernent aussi bien le logement qui fait l’objet d’une transaction (adresse, référence cadastrale, type, composition des pièces, origine de propriété et montant de la transaction), que des données relatives au vendeur ou à l’acheteur (situation matrimoniale, âge, profession).

49Au total, les difficultés d’accès aux différentes sources permettant d’appréhender le marché immobilier de l’occasion amènent le chercheur à privilégier les approches monographiques. De cette contrainte, a découlé notre choix de ne travailler que sur les deux contextes urbains constitués de petites villes moyennes, à savoir Cholet et La Roche-sur-Yon, afin d’y observer l’articulation entre le fonctionnement de ce marché et les configurations socio-spatiales. Une base de données a été constituée, par un recensement des ménages ayant procédé à l’acquisition de leur résidence principale sur le marché immobilier de l’occasion dans ces deux villes en 1988 et 1989 (1992/200). L’examen des copies d’actes notariés et du fichier de la taxe d’habitation a permis de ne retenir que les ménages ayant acquis leur résidence principale, soit respectivement 490 ménages dans la première ville et 340 dans la seconde. Cette méthode peut se révéler très fructueuse pour une analyse du lien entre division sociale et fonctionnement des marchés immobiliers (Allain, 1991/328 ; Madoré, 1998/101).

  • D’une part, dans un organisme urbain dont les dynamiques socio-spatiales sont désormais beaucoup plus portées par les mutations de propriété au sein du parc existant que par le renouvellement de la structure immobilière grâce à la construction neuve, dans un rapport du simple au double à La Roche-sur-Yon et même au triple à Cholet à la fin des années quatre-vingt, l’exploitation de cette source permet de mieux comprendre les choix d’implantation résidentielle des ménages, choix d’autant plus mûrement pesés qu’ils impliquent en moyenne une stabilité résidentielle bien plus longue que pour le statut de locataire.
  • D’autre part, cette source présente l’intérêt de pouvoir être modelée en fonction d’un usage spécifique et adapté à une problématique de recherche centrée sur la division sociale de l’espace au sein des petites villes moyennes, grâce à la possibilité de constituer des agrégats géographiques prenant mieux en compte que le découpage Insee les subdivisions morphologiques et donc pour partie sociologiques du territoire urbain. Ainsi, les villes de Cholet et de La Roche-sur-Yon ont été découpées en dix-huit et dix-sept secteurs immobiliers, présentant chacun une relative homogénéité quant à la période de construction et au type dominant du bâti.

Le marché du logement d’occasion : vecteur d’inertie des configurations socio-spatiales

50L’étude des dynamiques sociales générées par le fonctionnement du marché immobilier de l’occasion à Cholet et à La Roche-sur-Yon en 1988-1989 montre, en première analyse, comment les espaces investis par les différentes catégories socio-professionnelles s’opposent nettement. En effet, le coefficient de corrélation, entre d’un côté les acquéreurs commerçants ou cadres, et de l’autre les employés ou ouvriers, s’élève à -0,77, à l’échelle des secteurs immobiliers des deux villes (dix-huit à Cholet et dix-sept à La Roche-sur-Yon). Les dynamiques résidentielles obéissant à une relative stricte hiérarchisation socio-spatiale, le mouvement d’acquisition d’un logement ancien destiné à l’occupation personnelle peut s’avérer très sélectif, en particulier dans le centre des deux villes. La probabilité pour un ménage résidant déjà dans le centre d’y rester en se portant acquéreur d’un logement d’occasion varie considérablement selon sa position sociale. Cette probabilité est 2,5 fois plus forte pour les commerçants et les cadres que pour les employés et les ouvriers, avec respectivement 55 % et 22 %. Ainsi, les dynamiques sociales générées par le marché du logement d’occasion pérennise l’image et la réalité d’un centre valorisé socialement, où dominent, proportionnellement à leur place dans l’ensemble de la ville, les commerçants et les cadres (les quotients de concentration s’échelonnent entre 1,55 et 1,65, pour ces deux catégories socioprofessionnelles saisies au niveau des personnes de référence du ménage en 1990). En revanche, les employés et les ouvriers privilégient une acquisition dans les quartiers péricentraux ou périphériques. Ils sont particulièrement sur-représentés dans les territoires supports de l’accession sociale à la propriété des années soixante et soixante-dix ou dans les espaces comprenant des copropriétés verticales. Ce fonctionnement très sélectif spatialement du marché immobilier de l’occasion est donc un puissant vecteur d’inertie de la géographie socio-résidentielle des villes, puisqu’il a tendance à accentuer les oppositions socio-spatiales existantes.

51Par ailleurs, cette sélectivité sociale dans l’acquisition d’un logement est fondée à la fois sur des critères financiers, psychologiques et culturels, comme le montre l’exemple de l’acquisition d’un logement dans les quartiers centraux à Cholet et à La Roche-sur-Yon en 1988-1989 (Madoré, 1994/100).

  • En effet, les ménages aisés, dans leur démarche d’accession à la propriété, ont eu tendance, au cours des années quatre-vingt, à investir tous les segments du parc immobilier des quartiers centraux, y compris celui bas de gamme rassemblant les maisons vétustes. Certes, l’étude ne permet pas de cerner dans sa globalité le prix d’acquisition et de réhabilitation d’une maison, mais l’analyse des valeurs immobilières montre que lorsque la maison ne justifie pas un bon prix, c’est tout simplement que sa vétusté ne le permet pas. Et dans ce cas, étant donné la dimension relativement importante des maisons (109 m2 de surface habitable en moyenne), le coût de la réhabilitation interdit aux ménages modestes de se porter acquéreur.
  • Cependant, la sélectivité sociale dans le centre ne repose pas exclusivement sur le prix des logements, mais également sur les valeurs symboliques du centre. Dans les villes de Cholet et de La Roche-sur-Yon, selon un schéma analysé dans d’autres agglomérations, l’aboutissement logique d’un itinéraire résidentiel pour un ménage qui a réussi socialement est l’accession à la propriété d’une maison dans le centre. C’est la seule adresse de standing, avec deux ou trois secteurs pavillonnaires comprenant quelques dizaines de maisons seulement, qui permette de s’affirmer et de montrer que l’on accède désormais au rang de notable de la ville. Cette situation n’est pas nouvelle, mais ce phénomène a pris encore plus d’ampleur au cours des années quatre-vingt, conduisant les ménages aisés à privilégier, de façon plus systématique qu’auparavant, une localisation centrale, ce qui révèle la sublimation des quartiers anciens et centraux dans les stratégies résidentielles des ménages aspirant à la notabilité.
  • Enfin, les facteurs culturels expliquent également pour partie la sélectivité sociale dans l’accession à la propriété d’un logement ancien dans le centre. En effet, les ménages modestes, issus pour la majorité des campagnes environnantes de Cholet et de La Roche-sur-Yon, ont gardé de leur racine rurale une culture et un mode de vie incompatible avec un habitat trop urbain, comme celui du centre. Comment ces ménages employés ou ouvriers pourraient-ils s’adonner à leur loisir préféré constitué du bricolage et du jardinage, voire à cet atavisme rural consistant à produire pour l’auto-consommation tout ce qu’un jardin potager peut donner, s’ils deviennent propriétaires d’un appartement ou d’une maison située sur une petite parcelle dans le centre ?

52En seconde analyse, l’observation à Cholet et à La Roche-sur-Yon des copies d’actes notariés en 1988 et 1989 révèle combien les dynamiques du marché immobilier de l’occasion, en opérant selon un principe de différenciations sociales inscrites dans l’espace urbain, contribuent au processus d’embourgeoisement qui remodèlent les configurations socio-spatiales. À cet effet, les stratégies spatiales mises en œuvre par les différentes catégories socioprofessionnelles au moment de l’acquisition ont été observées, en comparant, dans ces deux villes, la valeur prise par l’indice de ségrégation et de dissimilarité pour l’ensemble des ménages actifs en 1990 et celle mesurée pour les seuls acquéreurs d’une résidence principale sur le marché de l’occasion en 1988 et 1989. Cette comparaison, réalisée à l’échelle des quartiers Insee et des secteurs immobiliers, est très éclairante (Madoré, 1998/101). Elle montre effectivement une restriction de l’aire de diffusion résidentielle des ménages modestes et à l’inverse une tendance parmi les catégories aisées à investir de larges segments du marché du logement ancien. La diminution de l’indice de ségrégation pour les commerçants à Cholet et pour les cadres à La Roche-sur-Yon traduit, au sein de ces deux catégories qui étaient les plus ségrégées dans chaque ville en prenant l’intégralité des ménages actifs en 1990, une tendance à dépasser les traditionnels territoires d’ancrage, lors de l’acquisition de la résidence principale. Ce résultat est riche d’enseignements, car il laisse penser que les dynamiques résidentielles des catégories les plus aisées induisent certaines tendances propres à modifier à plus ou moins long terme les schémas d’association et d’opposition entre les différentes catégories socioprofessionnelles. Ainsi, les commerçants à Cholet, dont la logique d’implantation est la plus discriminante dans l’espace social de cette ville, réduisent quelque peu leur isolement relatif au moment de l’acquisition, puisque non seulement ils s’associent avec les cadres, mais également avec les professions intermédiaires, ce qui est une nouveauté. Quant aux cadres, leur tendance ubiquiste à investir de larges segments du marché immobilier de l’occasion est confirmée à La Roche-sur-Yon, puisque les plus faibles indices de dissimilarité de cette catégorie socio-professionnelle sont obtenus avec les professions intermédiaires et les employés (29,9), donc avant celui des commerçants.

Notes

1 Nous avons déjà évoqué cette question dans une contribution, rédigée en collaboration avec Thierry Couturier (1996). Le lecteur pourra également se référer aux travaux de Nicole Commerçon : 1990, « Villes moyennes et classes moyennes ou les limites de la mobilité sociale », Revue de Géographie de Lyon, Volume 65, n° 3, p. 213-220.

Table des illustrations

Titre Tableau 3 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990
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Titre Tableau 4 : Les indices de dissimilarité entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990
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Titre Tableau 5 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans l’agglomération de Nantes en 1990
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Titre Tableau 6 : Les coefficients de variation et les indices de ségrégation entre les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs dans les unités urbaines de Cholet et de La Roche-sur-Yon en 1990
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