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La mer, la guerre et les affaires

 | 
Philippe Jarnoux
, 
Anne de Mathan
, 
Pierrick Pourchasse

Sixième partie. À échelle d’homme

Conclusion

Philippe Jarnoux

Texte intégral

1Dans la guerre que les révolutionnaires français choisissent progressivement de mener à partir de 1792, afin de défendre le régime qu’ils construisent, l’arme maritime devient vite essentielle, comme elle l’a été lors de la guerre de Sept Ans ou la guerre d’Indépendance américaine, pour l’emporter sur les champs de bataille européens ou coloniaux. Elle participe directement aux affrontements, mais elle sécurise aussi les routes maritimes et contribue également à protéger ou à empêcher l’approvisionnement des belligérants. La Grande Bretagne a compris depuis longtemps l’intérêt des forces navales. La Royal Navy, en s’assurant le soutien des contribuables britanniques qui acceptent de payer des taxes élevées en contrepartie d’une sécurité territoriale et d’une domination maritime à l’échelle du monde, est de ce point de vue, un outil d’une efficacité redoutable comme le montre Patrick O’Brien. L’Espagne a davantage de difficultés financières et techniques. Depuis l’arrivée des Bourbons sur le trône, la monarchie espagnole a eu l’ambition de prendre en main l’industrie d’armement au détriment des entrepreneurs privés, mais Agustin Gonzalez Enciso démontre clairement que son système fiscal ne permet pas de répondre aux besoins. Les techniques de la construction navale ibérique s’inspirent successivement de l’Angleterre puis de la France et l’organisation des arsenaux est profondément transformée en conséquence à la veille des guerres révolutionnaires, mais Ivan Valdez Bubnov souligne que ces nouveautés n’ont pas encore fait leurs preuves.

2En France, les questions maritimes prennent de l’importance pour les autorités révolutionnaires. Rompant avec le traditionnel désintérêt de l’historiographie militaire pour les débats parlementaires, Thibault Poirot examine les débats du comité de marine de l’Assemblée législative en 1791 et 1792 et montre l’élaboration difficile et hésitante d’une politique maritime, lors de la délicate transition entre armée d’ancien régime et armée nationale, à la croisée des chemins entre objectifs politiques de régénération et impératifs d’efficacité navale. Sur le terrain, loin des débats parisiens, Sébastien Nofficial analyse les activités de l’arsenal de Lorient et y mesure la mobilisation tant humaine, que matérielle et stratégique dans un port important mais peinant à rivaliser avec celui de Brest et restant au final à son service ou sous sa dépendance. Karine Audran réévalue les activités de la course, en détaillant les prises terries à Brest, et leur intérêt militaire pour l’avitaillement naval et l’approvisionnement local. Olivier Sauzereau montre que l’inégal succès du bureau des longitudes créé à l’initiative de l’abbé Grégoire en 1795, qui devait s’appuyer sur des observatoires déjà existants, comme celui de Marseille, ou projetés, dans les ports de Brest et Toulon, s’explique par le hiatus entre une politique scientifique volontariste et de maigres moyens. L’ensemble des observations, nationales ou locales, révèle ainsi un hiatus persistant entre des choix politiques volontaristes mais régulièrement remis en cause et des pratiques locales qui – malgré certaines réussites – ne suffisent pas toujours devant la multiplicité des besoins.

3En Méditerranée, Denis Jouffroy s’attache à décrire la genèse, la chronologie et les raisons de l’échec de la singulière expérience qu’a été le royaume anglo-corse de 1794 à 1796. Virginie Martin apporte des éléments nouveaux et cruciaux dans la compréhension de la trahison de Toulon, orchestrée par des commissionnaires rebelles instrumentalisant cyniquement les fournitures frumentaires au service non seulement de leurs intérêts particuliers, mais aussi d’objectifs politiques contre-révolutionnaires.

4De l’Atlantique à la mer du Nord, la proximité de l’ennemi britannique rend les affaires difficiles. Christian Pfister présente ainsi l’activité du petit port de Gravelines, à proximité de Dunkerque et des falaises de Douvres. L’essentiel du trafic, très anémié au cours de la période 1792-1802, y est constitué de relâches et de prises effectuées par les corsaires locaux. En Bretagne, Jean-Pierre Thomin analyse les adaptations rendues nécessaires par la Révolution et les guerres impériales, à un port secondaire, Landerneau, dont les négociants recourent aux routes terrestres, se replient sur l’assurance, tentent la production, sans dédaigner la contrebande et deviennent de plus en plus dépendants des commandes publiques au travers de la fourniture aux armées. Dans le même ordre d’idées, Dominique Derrien présente l’industrie et le négoce des cuirs, activité florissante en Bretagne à la fin de l’Ancien Régime. Si la fourniture aux armées ne compense pas totalement la perte des débouchés traditionnels, notamment vers le Portugal, elle apporte de substantiels bénéfices et la constitution de fortunes considérables. À Anvers, François Antoine montre que si la réouverture du débouché maritime de l’Escaut décidée par la Convention pour consolider le ralliement de la population belge à la République française, profite effectivement aux affaires des Belges, analysées à partir de l’exemple du négociant Michel Simons, l’offensive napoléonienne contre l’Angleterre et le blocus qui s’ensuit, marginalise de nouveau Anvers, privé de son débouché maritime, et impose une réorientation de son commerce par la voie maritime en direction de la Hollande et de la Rhénanie, en une évidente illustration de la volonté de subordination des intérêts des populations locales aux objectifs militaires de l’Empire.

5Les conflits ne se limitent pas aux littoraux européens. Par-delà l’Atlantique, Silvia Marzagalli examine l’activité des capitaines et armateurs américains qui, profitant de la neutralité des États-Unis, assurent une partie considérable du commerce extérieur français en déjouant le blocus et les interdictions imposés par la Grande-Bretagne. Frédéric Régent jauge les réactions du milieu colonial à la Guadeloupe, face aux bouleversements engendrées par la Révolution française et la guerre internationale, et prouve que les émigrés ne perdent leur suprématie que provisoirement. L’enquête approfondie menée par Guy Saupin sur les activités de l’habitation sucrière Maré à Saint-Domingue, de la crise économique de la fin de l’Ancien Régime à la révolte des esclaves, de l’occupation britannique à l’hégémonie de Toussaint Louverture et à l’indépendance d’Haïti, révèle la gestion capitaliste d’une exploitation rentable, le parti tiré de la protection anglaise pour l’exploitation des réseaux américain et nord-européen, et l’effet délétère du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, avant l’indépendance de la première république noire. À échelle d’homme enfin, Martine Acerra scrute l’ascension, et le regard réflexif sur celle-ci, d’un acteur de la guerre, mousse devenu officier, tandis qu’Éric Saunier analyse les représentations par un marchand havrais, témoin désapprobateur des guerres révolutionnaires, dont le patriotisme s’éveille quand il s’agit d’affronter les Anglais. Dans bien des cas, les contradictions morales, économiques ou stratégiques éclatent au grand jour dans ces temps aux choix difficiles.

6Les guerres révolutionnaires ne sont pas un simple prolongement des guerres du xviiie siècle. Certes, elles opposent prioritairement la France et la Grande-Bretagne et participent bel et bien de cette seconde guerre de Cent Ans qui débute avec Louis XIV et se termine avec Napoléon. Mais elles portent aussi une nouveauté d’importance : le poids des considérations politiques et idéologiques. Si ces aspects politiques n’étaient pas absents de la guerre d’Indépendance Américaine, ils deviennent désormais prépondérants.

7L’historien doit donc inscrire dans un même regard les choix politiques et idéologiques, les réalités économiques, les situations stratégiques, les opportunités militaires et les enjeux de construction des nations et l’irruption du politique rend les interprétations d’autant plus délicates. Il doit aussi étendre ces lectures croisées à un espace maritime atlantique qui inclut les jeunes États-Unis d’Amérique comme les colonies antillaises des Européens et l’ensemble de l’empire espagnol des « Indes occidentales ».

8Les textes réunis dans ce volume révèlent la diversité des lectures et des parcours contemporains. À hauteur d’hommes, les choix peuvent être ceux de la survie immédiate, de la priorité aux affaires et aux intérêts ou de l’engagement politique ou militaire délibéré. Selon les lieux, les dates ou les groupes sociaux, le rapport à l’Angleterre est très divers dans la population française : pays concurrent, pays ennemi, pays modèle ou pays honni et les regards peuvent évoluer brutalement au regard de victoires ou de défaites militaires. Comment comprendre par ailleurs le regard que portent les planteurs de Saint-Domingue sur la jeune république américaine ? Conservateurs et monarchistes, pris en étau entre la crainte des soulèvements d’esclaves et celle des Révolutionnaires qui remettraient en cause leur domination sociale, ils se tournent parfois vers les marchés des États-Unis tout juste libérés de la tutelle anglaise que certains colons ne dédaigneraient pas pour eux-mêmes. Leurs motivations fondamentales sont à rechercher clairement dans le maintien de leurs sources de revenu et de leur position sociale dominante plus que dans des considérations politiques.

9À l’échelle des États, les lectures sont celles des priorités militaires – contingentes et sans cesse remises en cause – mais aussi celles des recompositions possibles des territoires. Si les guerres du xviiie siècle n’aménageaient qu’à la marge les frontières, l’inclusion de la problématique politique (et de celle de la construction des nations) dans les motivations des guerres rend possible (ou souhaitable pour certains) toutes les reconfigurations des cartes. Ainsi des ambitions méditerranéennes de l’Angleterre, ainsi des modifications des espaces germaniques (qui n’entraient pas dans notre objet ici), ainsi encore du cas irlandais (que nous n’avons pas abordé mais qui, à lui seul, recouvre toutes les complexités du temps).

10L’idéal révolutionnaire, parce qu’il ambitionne une reconstruction complète des formes politiques, peut aboutir à une réorganisation totale de la carte de l’Europe des Nations. Mais pour réussir, il faut aussi un minimum de contrôle des économies, en particulier des circuits maritimes, désorganisés, désorientés ou réorientés et sur lesquels, précisément, la principale puissance qui s’oppose aux forces révolutionnaires françaises, la Grande-Bretagne retrouve une domination qu’elle n’a que très momentanément perdue lors de la guerre d’Indépendance Américaine.

11L’objet de cet ouvrage collectif visait à mettre en évidence ces enjeux croisés, complexes et multiples, au travers d’exemples variés, sans ambition de les éclairer tous et sans prétention à des réponses simplistes ou définitives. La fin de la seconde guerre de Cent Ans en 1815 ouvre aussi des temps où la réorganisation des forces politiques, militaires et économiques en Europe annonce et permet à la fois la décomposition des empires ibériques d’Amérique latine et la construction des nouvelles dominations impériales et coloniales du xixe siècle, deux bouleversements larges qui traduisent une nouvelle hiérarchie des puissances européennes appuyée sur le contrôle des océans et qui prend en partie ses racines dans les confrontations maritimes des temps révolutionnaires.

Auteur

Professeur d’histoire moderne à l’université de Bretagne occidentale (Brest), directeur du CRBC, spécialiste d’histoire de la Bretagne. Il a publié en 2016 Les communautés rurales dans l’Ouest du Moyen Âge à l’époque moderne (avec C. Jeanneau) et La Bretagne de Louis XIV. Mémoires de Colbert de Croissy (1665) et de Béchameil de Nointel (1698) (avec P. Pourchasse et G. Aubert).

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