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La France en guerre

 | 
Jean-Claude Caron
, 
Nathalie Ponsard

Première partie. Expériences du basculement

Introduction à la première partie

Texte intégral

  • 1 Becker Jean-Jacques, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à une étu (...)

1Mobiliser les récits des expériences de basculement dans la guerre à « hauteur d’hommes » pour comprendre comment furent vécues les années terribles constitue une étape précieuse. Révélatrice d’un changement d’optique visible, initialement, dans le champ de l’histoire de la Première Guerre mondiale, elle illustre un déplacement du questionnement, déjà ancien : un intérêt pour les modalités d’entrée en guerre des populations largement suscité par le travail pionnier de Jean-Jacques Becker1. Cependant, dans cet ensemble de contributions, plus précisément encore, l’objectif se focalise sur les perceptions du basculement par des individus très divers – combattants ou acteurs politiques placés en première ligne, populations civiles confrontées aux années terribles tels les réfugiés ou les individus soumis à l’occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale, artistes envoyés au front ou médecin-écrivain, témoins du caractère terrible de l’exode. Que ce soit en 1792-1793, alors que débute la guerre civile vendéenne, elle-même située dans le contexte d’une guerre européenne et de la mise en place du gouvernement révolutionnaire ; en 1914-1915, le moment le plus meurtrier et le plus déstabilisateur par la fin de l’espérance d’une guerre courte ; ou en 1939-1940, moment de la débâcle, de l’exode et du brouillage des repères, l’étude des perceptions du basculement nous renvoie le plus souvent à une rupture dans la perception du temps et de l’espace. En effet, au-delà de certains intitulés, l’entrée en guerre n’est pas appréhendée ici de manière générale, mais dans le cadre d’une micro-histoire, de récits de basculement dans une autre temporalité liée à de fortes ruptures et séparations de l’univers matériel, géographique et socio-culturel habituel. Ce sont moins des récits reconstruits rétrospectivement qui forment la base des travaux rassemblés autour de cette problématique que des « écrits sur le vif », qu’il s’agisse de correspondances ou de journaux intimes. Cela n’exclut nullement les effets à plus long terme de l’expérience du basculement, ni, dans un cas particulier d’analyse intertextuelle, des comparaisons induites par l’expérience de la Première Guerre mondiale sur les années 1939-1940. Cela n’empêche pas non plus de saisir des moments et des pratiques de solidarité dans le basculement vers le « terrible ».

2En fonction de ses attentes, le lecteur peut donc en toute liberté choisir ses contributions ou suivre l’ordre chronologique. Il peut aussi se laisser guider par une possibilité de lecture s’orientant vers trois axes.

3L’expérience du basculement, pour des acteurs politiques ou militaires de premier plan, c’est l’heure des choix radicaux qui confirme la violence du choc généré par l’entrée en guerre. Par exemple, entre septembre 1792 et octobre 1793, l’année terrible dans l’ouest de la France peut se révéler à travers la reconstitution d’une scène où, à travers l’étude des options de trois notables locaux, Anne Rolland-Boulestreau saisit « les ressorts de la chute en guerre civile », et appréhende comment l’événement – à savoir l’impact de la constitution civile du clergé perçue comme une attaque contre la religion catholique – secrète « un moment historique exceptionnel ». Et, dans ce moment de rupture, il est intéressant de décrypter le processus conduisant des individus à basculer dans un camp en fonction de réseaux construits en amont, mais aussi de leur d’horizon d’attente et de leur projet de société pour l’avenir. Un siècle et demi plus tard, l’année 1940 est vécue comme « un drame » par Paul Reynaud, selon Thibaut Tellier. Alors que ce brillant homme politique de la Troisième République, grand orateur, fin connaisseur du contexte européen et très conscient du « danger allemand » devient président du Conseil le 21 mars, il est confronté à la « déliquescence de son autorité » après le 10 mai 1940. Isolé, manquant de contacts avec les Parlementaires, il se montre incapable de percevoir des perspectives d’avenir après la défaite militaire et de contrer le pouvoir militaire ainsi que la diffusion de l’idée d’armistice dans son propre gouvernement. L’incapacité à mener une politique de guerre entraîne un basculement dans une situation qu’il ne maîtrise plus et qui le conduit à donner sa démission au président Lebrun le 16 juin.

  • 2 Beaupré Nicolas, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre. Hypo (...)
  • 3 Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre. Populations occupée (...)
  • 4 Beaupré Nicolas, « Le front occupé », dans Beaupré Nicolas, Les Grandes Guerres, 1914-1945, Paris, (...)
  • 5 Voir la contribution d’Aurélien Lignereux dans ce volume.
  • 6 Nivet Philippe, « Les réfugiés de guerre dans la société française (1914-1946) », Histoire, économi (...)

4Pour d’autres individus, ce n’est pas l’heure des choix qui est « terrible » mais l’affrontement à des situations auxquelles ils n’étaient pas préparés et qui leur sont imposées. Or, ces situations subies provoquent aussi des entrées dans des temporalités différentes. L’analyse des récits de combattants de 1914 faite par Nicolas Beaupré2 montre comment ceux-ci ont eu le sentiment d’avoir vécu « une brèche », un changement d’époque : le basculement dans un temps différent, celui de la guerre « fait d’attente, de peur, de deuil ». Les expériences d’occupations, thématique dont Annette Becker fut la pionnière en publiant des journaux d’occupés3, se situent aussi dans le champ de cette perception d’une temporalité différente. Les écrits de « gens ordinaires » – lettres, journaux – témoignent de la fracture née de la conscience d’un « terrible » moment marqué par l’échec des offensives, la désolation des paysages, les ruines qui s’amoncellent et la brutalité de l’occupation allemande. Cependant, Chantal Dhennin-Lalart montre que, passé le choc de l’occupation, une résistance morale et passive se perçoit à l’instar d’un accommodement à la guerre qui en atténue le caractère terrible. Ceci d’ailleurs peut interroger l’historien : est-ce un effet des sources choisies ? On est à distance des textes critiques face à l’envahissement de la France, du quotidien anxiogène et de l’intense exploitation économique résultant de la défaite4. Comme le montrent d’autres contributions de cet ouvrage5, il paraît utile de procéder à la reconstitution d’une micro-chronologie pour cerner le moment de basculement, différent selon les individus et les régions. La question des réfugiés pendant la Première Guerre mondiale, un objet historique négligé pendant longtemps, est ici traitée par Ronan Richard dans un espace particulier, la Bretagne. Fondée sur la presse, des témoignages écrits, des enquêtes municipales sur les possibilités d’accueil diligentées par les préfectures, son étude démontre que l’exode des réfugiés est « l’un de ces moments tragiques qui fonde la référence à l’année terrible ». Dix pour cent des populations résidant dans la zone d’invasion furent confrontées à des violences psychologiques, matérielles et corporelles. Les réfugiés, à leur arrivée, vivent un difficile basculement dans un autre univers. Après les premiers contacts bienveillants avec les comités de solidarité, ils sont confrontés à des populations linguistiquement et culturellement différentes qui finissent par les stigmatiser6. Car, pour les populations « accueillantes », ces réfugiés incarnent la réalité du surgissement d’un temps de guerre : leur présence ne renvoie-t-elle pas aux progrès de l’invasion allemande et souvent aussi à l’organisation déficiente de leur accueil par les autorités municipales ?

  • 7 Claire Maingon donne de nombreux exemples tels ceux du jeune peintre Jean-Louis Boussingault et du (...)
  • 8 Ginisty Paul, Les artistes morts pour la patrie (août 1914-décembre 1915), Paris, Félix Arcan, 1916 (...)

5Une autre catégorie d’individus – les artistes de l’École des beaux-arts – supposés être patriotiques et prêts à défendre la France contre l’agression allemande, firent eux aussi la rude expérience de la mobilisation puis des combats. Se fondant sur les souvenirs restés manuscrits du sculpteur Raymond Delamarre, Claire Maingon montre que celui-ci vécut la mobilisation comme une rupture et fut plongé « dans un abîme de désolation ». Le temps de la guerre entraîne un arrêt brutal de ses projets. À l’échelle collective, la guerre marque effectivement une rupture ou un frein dans la carrière et la vie des artistes de l’École des beaux-arts7 – même si, a contrario, il provoque l’afflux de jeunes femmes dans les ateliers – et bien sûr une perte de talents8.

  • 9 Vie des martyrs (1917) et Lieu d’asile (1949).

6Au-delà de l’immersion dans une autre temporalité, l’expérience du basculement produit des réactions tout à fait intéressantes pour la compréhension de la dimension terrible des conflits. On a déjà noté comment ce moment a poussé des individus ordinaires à la pratique de l’écriture, mais ses effets se font également sentir sur la production des écrivains de métier. La contribution d’Odile Roynette montre comment le basculement dans le conflit de Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, et plus particulièrement son dégoût de la guerre et l’effroi teinté d’incompréhension devant une telle hécatombe, vont le conduire à expliquer, par des références philosophiques ancrées dans la tradition antimoderne, les raisons d’une telle violence, et à chercher un cadre pour penser la mort après l’effondrement de ses valeurs. Il procède donc à une « réinterprétation » des années 1914-1915 à moyen terme : du dégoût de la guerre, il passe à l’idée d’une guerre absurde qui, par l’expérience d’autodestruction humaine assimilée à la Terreur qu’elle entraîne, conforte sa vision de l’histoire marquée par la notion de décadence. Pour un autre écrivain, Georges Duhamel, 1940 fut à la fois la réitération de la Première Guerre mondiale et la conscience d’une accentuation du caractère « total » de la guerre, touchant tout particulièrement les civils. Comme l’explique Pauline Breton à partir d’une analyse intertextuelle9, l’auteur modifie sa conception des effets des souffrances induites par la guerre : dans Vie des martyrs, elles permettent aux individus de vivre une forme de transcendance de l’individu tandis que dans Lieu d’asile elles les « affligent » et les « diminuent » d’autant plus qu’elles atteignent des « victimes innocentes ». Ainsi, dans Lieu d’asile, se positionnant comme un témoin distancié, Georges Duhamel tente-t-il de faire comprendre les effets du basculement vécu par les civils réfugiés dans son hospice. Il reconstitue l’état d’esprit de cette communauté d’individus hétéroclites, tous marqués par le délitement des structures familiales, la misère physiologique et le dénuement matériel. Cependant, Duhamel évoque aussi les signes de solidarité permettant aux individus de surmonter ce basculement et un ensemble de pratiques culturelles (lecture, musique) susceptibles de les aider à dépasser ce contexte. À titre personnel, il puise du réconfort dans la « beauté rédemptrice du monde ».

7Loin de nier le caractère « terrible » du basculement dans une autre dimension tant spatiale que temporelle, cet ensemble de contributions nous invite donc à décortiquer à l’échelle des individus les modalités de leur perception de l’entrée en guerre, en particulier par l’analyse d’égo-documents et la reconstitution de micro-chronologies permettant de saisir l’histoire au ras du sol.

Notes

1 Becker Jean-Jacques, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à une étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, PFNSP, 1977.

2 Beaupré Nicolas, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre. Hypothèses pour une histoire du rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 117, n° 1, 2013, p. 166-181.

3 Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noêsis, 1998, p. 143-145.

4 Beaupré Nicolas, « Le front occupé », dans Beaupré Nicolas, Les Grandes Guerres, 1914-1945, Paris, Belin, 2012.

5 Voir la contribution d’Aurélien Lignereux dans ce volume.

6 Nivet Philippe, « Les réfugiés de guerre dans la société française (1914-1946) », Histoire, économie & société, 23e année, n° 2, 2004, p. 247-259 ; Nivet Philippe, Les réfugiés français de la Grande Guerre. Les « Boches du Nord », Paris, Economica, 2004 ; Horne John, « Les civils et la violence de guerre », dans Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Annette, Ingrao Christian et Rousso Henry (dir.), La Violence de guerre, 1914-1945. Approches comparées des deux conflits mondiaux, Paris, Éditions Complexe, 2002.

7 Claire Maingon donne de nombreux exemples tels ceux du jeune peintre Jean-Louis Boussingault et du sculpteur Carlo Sarrabezolles.

8 Ginisty Paul, Les artistes morts pour la patrie (août 1914-décembre 1915), Paris, Félix Arcan, 1916, p. 12.

9 Vie des martyrs (1917) et Lieu d’asile (1949).

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