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Les ministres de la Guerre, 1792-1870

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Édouard Ebel

Première partie. Les ministres de la Guerre de la Première République 1792-1799

Jean-Baptiste Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, roi de Suède

Ministre de la Guerre, 2 juillet 1799-14 septembre 1799

Vincent Haegele

Texte intégral

Origines, formation et carrière avant 1799

1Né à Pau, le 26 janvier 1763, Jean-Baptiste était le fils d’Henri Bernadotte, procureur du roi, et de Jeanne de Saint-Jean. Promis à un avenir dans la magistrature, il s’engagea néanmoins dans la carrière des armes, après le décès prématuré de son père. C’était alors un pari risqué tant il semblait difficile à un roturier, fût-il de bonne extraction, de devenir officier de l’armée royale. Sergent en 1785, puis sergent-major en 1788, et enfin sous-adjudant du régiment Royal-la-Marine, il demeura alors dans ce grade. Remarqué par ses supérieurs, bien noté, celui que l’on appela un temps « le sergent Belle-Jambe » figurait parmi les nombreux sous-officiers que la Révolution devait propulser sur le devant de la scène.

2Le régiment de Bernadotte se trouvait en garnison à Grenoble lors de la journée des Tuiles. Transféré à Marseille, ville bien plus agitée encore que Grenoble, il fallut affronter de nouveaux troubles. Le colonel d’Ambert, menacé de mort lors d’une émeute, ne dut son salut qu’à l’intervention du sergent « Belle-Jambe » qui, bien que révolutionnaire fervent, n’en demeurait pas moins fidèle à la discipline militaire.

  • 1 Jean Sarrazin, Mémoires, Paris, Tamisey, 1839, 303 p.

3Nommé lieutenant en 1792, après la déclaration de guerre faite à l’Empire, Bernadotte intégra la nouvelle armée du Rhin et fit ses débuts au feu dans la région de Mayence, en s’illustrant dans une série de combats mineurs. C’est à ce moment qu’il fit la connaissance de militaires qu’il allait côtoyer durant sa carrière : le futur général Sarrazin, dont les Mémoires constituent toujours une source importante pour connaître la personnalité complexe de Bernadotte1, les futurs maréchaux Jourdan et Ney, ainsi que le général Kléber, à l’origine de sa promotion au rang de général en 1794.

4Atypique et parfois imprévisible, Bernadotte n’en était pas moins très clairvoyant. Sous la Terreur, il refusa une première fois le grade de général proposé par Saint-Just lors d’une tournée d’inspection effectuée à l’armée du Rhin. Cette sagesse lui permit certainement de traverser sans encombre la crise subie par l’armée française jusqu’à la chute de Robespierre.

  • 2 Sir Dunbar Plunket Barton, Bernadotte, Paris, Payot, 1983, 381 p.
  • 3 Compte rendu par le général Bernadotte, ex-ministre de la Guerre, Paris, Imprimerie nationale, an V (...)

5Thermidor coïncida avec une série de succès impressionnants, annus mirabilis selon l’un de ses biographes2. Bernadotte s’illustra à la bataille de Fleurus, où il fit l’admiration de tous, s’imposa comme meneur d’hommes et montra d’excellentes qualités de stratège3. Néanmoins, Bonaparte ne se priva pas de lui rappeler fréquemment qu’il ne disposait pas de la formation culturelle et théorique des écoles militaires de l’Ancien Régime.

  • 4 Sir Dunbar Plunket Barton, Bernadotte, op. cit., p. 49.
  • 5 Selon Théodore Jung, Bonaparte et son temps, Paris, Charpentier, 1880, t. III, p. 157.

6Après Fleurus, Bernadotte devint l’un des commandants de l’armée de Sambre-et-Meuse au temps des difficiles campagnes d’Allemagne du Directoire. La crise financière, le manque chronique d’argent frais, les détournements opérés parfois ouvertement par les fournisseurs handicapaient lourdement les mouvements de l’armée républicaine. Dans ces conditions, il était difficile de refréner les ardeurs de la troupe. Bernadotte fut ainsi accusé, lors d’une campagne calomnieuse durant l’hiver 1796, d’avoir dirigé le pillage de Nuremberg4. Or, le général maintint une ferme discipline dans les rangs de sa division, refusa les pots-de-vin des municipalités allemandes et parvint à habiller et à approvisionner correctement ses hommes. La bonne tenue des soldats de Bernadotte frappa les témoins de l’époque, lorsque, envoyés en renfort à l’armée d’Italie, ils suscitèrent jalousie et quolibets de la part des soldats dépenaillés de Bonaparte. Ce dernier n’hésita pas à attiser les rancœurs en opposant « l’armée des citoyens » à celle des « messieurs5 ».

7Bernadotte arriva en Italie au début de l’année 1797 où, d’emblée, ses relations avec l’état-major de Bonaparte devinrent houleuses. Si ce dernier rendit hommage à ses capacités militaires, il critiqua ses manières de « méridional têtu ». Bernadotte et ses troupes s’illustrèrent à plusieurs reprises, notamment lors de la prise du bastion de Gradisca. Les ordres de l’état-major ayant été délibérément obscurs, ce combat provoqua un incident entre Bonaparte et Bernadotte, accusé d’avoir mal engagé ses troupes.

8Néanmoins, les compétences de Bernadotte furent reconnues. Fin août 1797, il fut envoyé à Paris par Bonaparte, en compagnie d’Augereau, afin d’appuyer le coup d’État de fructidor qui vit la mise à l’écart de nombreuses personnalités royalistes ou tenues pour telles. S’attardant à Paris, il rencontra Barras, immédiatement séduit par ses qualités et, pour la première fois, il fut pressenti pour le poste de ministre de la Guerre. Bonaparte, s’en étant avisé, s’empressa de demander son rappel à l’armée d’Italie et ce fut en qualité de gouverneur du Frioul qu’il retourna dans la péninsule. Bernadotte avait fortement critiqué l’isolement politique du général Bonaparte, dont il se posait désormais en rival potentiel. La paix de Campo Formio amenant la dissolution de son corps d’armée, il entra ensuite en concurrence avec Berthier pour le commandement de l’armée d’Italie, et obtint finalement l’ambassade de Vienne.

9Cette mission marqua les esprits des contemporains. Après plusieurs années de conflit et une paix bancale arrachée à la pointe de la baïonnette, les relations entre les deux puissances restaient tendues. La nomination d’un soldat, ardent républicain, comme représentant d’une nation hostile passa pour une provocation. Qui plus est, l’attitude de Bernadotte, qui afficha les symboles de la République au fronton de l’ambassade et reçut dans ses salons les éléments les plus radicaux de la gauche viennoise (parmi lesquels Ludwig van Beethoven), n’amena aucun élément en faveur d’une réconciliation pleine et entière. Sa politique, très critiquée, ne dépareillait cependant que peu de celle des autres ambassadeurs français en Europe. Joseph Bonaparte à Rome (expulsé de la ville sainte après une émeute) ou Garat à Naples s’étaient rendus particulièrement odieux auprès des gouvernements locaux. Dans ces conditions, le départ précipité de l’ambassadeur, suite à un nouvel incident grave, n’étonna personne. La paix entre l’Autriche et la France n’étant décidément pas à l’ordre du jour, Bernadotte rentra à Paris au cours de l’année 1798, jouissant d’une popularité sans précédent.

  • 6 Thierry Lentz, Le 18 brumaire, les coups d’État de Napoléon Bonaparte, Paris, Picollec, 1997, p. 21 (...)

10Le Directoire vivait alors des moments difficiles et ne comptait plus ses opposants. Défenseur loyal du régime, Bernadotte fréquenta cependant le salon de Germaine de Staël et l’entourage de Joseph Bonaparte. Quand le général épousa, le 17 août 1798, Désirée Clary, fille d’un commerçant marseillais et belle-sœur de Joseph, ce dernier accepta d’être le témoin du marié. On a souvent considéré que Joseph avait tenté de rallier son nouveau beau-frère à l’idée du coup d’État contre le régime. Il semble avoir été dans un premier temps séduit par la perspective de soutenir les chances de Bernadotte, et non celles de son propre frère6. La discrétion de Joseph sur ce sujet ne permet pas d’affirmer le sérieux de ce projet, qui reste cependant plausible. À cette époque, la campagne d’Égypte marquait le pas et les opposants au régime cherchaient toujours l’homme providentiel.

  • 7 Gohier, alors directeur, écrit dans ses Mémoires : « Dans la position déplorable où se trouvait la (...)

11Après le coup d’État de prairial (juin 1799), Bernadotte, qui avait effectué un éphémère retour à l’armée d’Allemagne, fut démobilisé. Mais le nouveau gouvernement, dominé par Sieyès, était aux abois depuis la constitution de la deuxième coalition. La France était menacée par l’Italie, la Suisse, la Hollande et sur le Rhin. Seul un nouveau sursaut national devait permettre d’échapper à la catastrophe qui se profilait. C’est alors que Barras demanda à ses collègues directeurs d’appeler Bernadotte, considéré comme un sauveur disposant de l’énergie nécessaire pour faire face à l’invasion, au ministère de la Guerre7.

Action au ministère de la Guerre (1799)

12L’intermède Bernadotte à la tête du ministère fut éphémère mais décisif. Son arrivée, survenue le 15 messidor an VII (2 juillet 1799), coïncida avec une crise militaire majeure. L’armée française était enlisée en Égypte, battue en Italie, menacée sur le Rhin et maltraitée en Hollande. Bernadotte, dans un compte rendu d’activité, décrivait ainsi la misère qui régnait dans les corps :

  • 8 Compte rendu par le général Bernadotte…, op. cit., 114 p.

« L’arriéré de la solde due à plusieurs corps depuis plus de six mois ; le dénuement de toute espèce d’habillement, d’équipement et d’armement ; les hôpitaux devenus les asiles de soldats nus et affamés, et ces asiles devenus de vastes tombeaux ; le manque absolu de subsistances, l’abandon de tous les services, la désertion des fournisseurs, l’épuisement du trésor public, grevé de dettes tous les jours croissantes : abyme effrayant toujours plus difficile à combler par la conséquence fatale de sa première impossibilité de s’acquitter8. »

13Bernadotte n’envisagea pas sa mission sans une campagne de communication dynamique : il fallait, avant de courir aux frontières, « s’adresser au cœur des citoyens […], réveiller les courages assoupis ». Cette politique connut un certain succès. Bernadotte remarqua dans son compte rendu que le service s’était maintenu « par magie » au cours de tout le mois de fructidor. Le général avait su électriser les administrations centrales, les responsables civils et militaires, ainsi qu’une partie de la population. C’était un succès majeur, mais de très courte durée : l’esprit révolutionnaire et national était bien entamé en cette année 1799, et la bonne volonté du nouveau ministre se révélait impuissante face à la crise financière qui paralysait toutes les institutions.

14Quoi qu’il en fût, le bilan de ces quelques mois au ministère était impressionnant. La force de travail du ministre s’adapta fort bien à l’urgence de la situation. Bernadotte mena sa politique sur trois fronts principaux : la position des armées sur les terrains, la pacification intérieure et l’administration quotidienne.

15Dans un premier temps, c’était la situation des armées françaises qui préoccupait le plus l’opinion. Les effectifs se montaient en théorie à 449 000 hommes. Dans les faits, 257 000 seulement étaient sous les armes et, déduction faite de l’armée d’Orient bloquée en Égypte, le ministère ne pouvait aligner que moins de 20 0000 hommes, dont une partie était affectée dans l’ouest de la France pour constituer l’armée d’Angleterre. Les menaces de débarquement royaliste retenaient sur ce front très large de nombreuses divisions. Le ministre choisit d’y verser les garnisons faites prisonnières en Italie et libérées sur parole. À plusieurs reprises, il fallut recourir à la ruse pour détourner l’ennemi de ses objectifs. L’exemple le plus spectaculaire fut la campagne de Suisse puisqu’en faisant courir le bruit d’une menace sur l’Autriche par une armée française en Allemagne, Bernadotte parvint à détacher les 25 000 soldats de l’archiduc Charles du corps d’armée qui menaçait Zurich. Cette habile manœuvre d’intoxication permit à Masséna de se défaire des Russes de Korsakov et de Souvarov le 25 septembre. Au même moment, le débarquement anglo-russe à la pointe du Texel en Hollande échoua. En confiant un commandement spécial au général Brune, le ministre parvint à mettre en échec cette tentative alliée. En trois mois de ministère, Bernadotte leva 91 000 conscrits et remonta la cavalerie, en tirant des dépôts 15 000 chevaux.

  • 9 Connu aussi sous le nom de Karel Frans Jacqmain.

16Le front était également intérieur. Des troubles, consécutifs à la crise économique et à la propagande royaliste, éclatèrent sur l’ensemble du territoire. À Lille, Amiens, Lyon, dans l’Ardèche et bien sûr en Vendée, des groupes de « malveillans » se constituaient et s’en prenaient aux symboles du pouvoir. Manquant de moyens pour lutter contre le développement de ces bandes, Bernadotte fit courir le bruit de la constitution d’une armée de l’intérieur. Au cours de l’été 1799, la révolte la plus sérieuse fut écrasée à Muret, en Haute-Garonne. En Belgique, le brigandage endémique connut un coup d’arrêt avec la mort de Charles Lepoigne9, tué lors d’un engagement près de Bruxelles.

17Une succession d’arrêtés directoriaux et ministériels établirent une nouvelle réglementation. La circulation des poudres fit l’objet d’un arrêté le 25 messidor an VII (12 juillet 1799). Le 25 thermidor (12 août) un autre réglementait le secours des veuves. La loi du 28 fructidor (14 septembre), relative aux soldes et retraites, prenait en compte les vétérans et les invalides. Enfin, la loi du 26 fructidor (12 septembre) instaura les masses d’hôpital et préluda à une nouvelle réforme du système hospitalier militaire. Bernadotte imposa un état nominatif de tous les sous-ordres des médecins militaires. S’inquiétant de la formation des officiers de santé, il supprima le corps des contrôleurs des hôpitaux – trop coûteux – pour les remplacer par des commissaires extraordinaires, aux ordres de mission ponctuels.

18Il y eut des échecs également. La loi du 16 messidor (4 juillet), qui ordonnait de traduire en justice les commandants coupables d’avoir capitulé sans avoir soutenu d’assaut, n’empêcha pas le commandant français de Mantoue, le général de Foissac-Latour, de rendre les armes sans conditions, le 10 thermidor (28 juillet).

19Dans l’immédiat, les questions des subsistances militaires et de ravitaillement préoccupaient les services administratifs. L’augmentation des effectifs des armées et la refonte totale de l’administration militaire avaient nécessité des réformes d’importance, parfois improvisées. L’attribution des marchés à des compagnies privées donna lieu à bien des malversations et des enrichissements suspects. Bernadotte n’échappa pas à ces affaires lors de sa prise de fonction.

  • 10 La reconduction forcée du contrat de la compagnie Bodin portait sur un marché de 40 0000 francs. Se (...)
  • 11 La légende veut que Bernadotte l’ait menacé de son sabre pour obtenir des fonds. De la part d’un ho (...)
  • 12 Pendant son ministère, Bernadotte ordonna le paiement de 58 millions, dont 39 millions en numéraire (...)

20Deux compagnies se partageaient la plus grande partie du marché des fournitures en 1799 : Bodin et Rochefort, qui agissaient aussi par l’intermédiaire de sous-traitants, tels que la compagnie Bardet. Ces deux établissements, en butte à des difficultés financières dues au défaut de paiement de l’État10, souhaitèrent se retirer, ce qui risquait de priver l’armée des fournitures dont elle avait besoin. Bernadotte conduisit une politique étatiste et volontariste. Il ordonna la prolongation forcée des contrats des compagnies Bodin et Rochefort, délivra les sous-traitants de leurs liens avec les compagnies principales et décida de « suppléer aux moyens physiques par des moyens moraux », c’est-à-dire de faire passer les intérêts de la nation avant ceux des particuliers. L’idée de la patrie en danger fit cependant long feu. Les appels supplémentaires de fourrages du ministère provoquèrent à nouveau spéculation et agiotage. Les cours montèrent et l’argent se fit un peu plus rare. Le ministre des Finances, le très capable Lindet11, dut lui-même avouer son impuissance. Les bons de versement délivrés aux fournisseurs furent refusés par les receveurs du trésor, qui ne disposaient plus d’aucune liquidité dans les caisses12. La mise au chômage technique de la manufacture des armes de Saint-Étienne fut l’une des conséquences les plus graves de cette pénurie d’argent.

  • 13 Ibid., p. 88.

21Bernadotte tenta plusieurs manœuvres de contournement en proposant de recourir aux adjudications publiques de marché, mais en vain. En désespoir de cause, il autorisa les ordonnateurs locaux à se concerter directement avec les administrations centrales pour régler les soldes. L’état central avait finalement rendu les armes, faute de moyens. Le ministre releva dans son compte rendu que son administration ne disposait d’aucune donnée concernant l’état des magasins13. La situation était bien entendu encore plus compliquée sur les champs d’action extérieurs.

22Le général en chef de l’armée du Danube reçut ainsi l’autorisation de procéder lui-même aux appels d’offres. En campagne en Suisse, il lui fallut recourir à l’emprunt et mettre à contribution les chambres administratives d’Helvétie. Le service des compagnies était, en ces temps de crise, destiné principalement à l’approvisionnement des places fortes. Malgré les difficultés, les officiers supérieurs ne manquèrent pas de rendre hommage « aux soins paternels du ministre », ce que Bernadotte, par modestie avouée ou feinte, affecta de minimiser.

23Toujours pour des raisons d’économie, les dépôts de cavalerie de Colmar et de Metz, jugés inutiles, furent supprimés. Le dépôt principal de Versailles vit ses effectifs diminuer considérablement. Parallèlement, des efforts furent entrepris pour rompre la dépendance française en acier allemand. Le ministre mit un point d’honneur à remettre en activité les forges et décida de contrôler plus fermement le personnel des établissements industriels. Un arrêté fixa les attributions et le nombre des conscrits chargés de veiller à la fabrication des poudres. Cette politique ambitieuse permit de doter la nouvelle armée du Rhin d’un parc d’artillerie de soixante pièces de canon.

24À plusieurs reprises, Bernadotte fit preuve de beaucoup d’humanité en prenant en compte les souffrances des blessés, mais aussi celles des prisonniers. L’une de ses premières décisions à la tête du ministère fut de reprendre les pourparlers avec les coalisés afin de presser l’échange des prisonniers de guerre. Un représentant allemand, le citoyen Blacher, fut nommé à cet effet. Le ministre fut également préoccupé par la présence des prisonniers ennemis en France, que le recensement estimait à 25 000 individus. Dans un même temps, il tenta de faire respecter les droits des prisonniers italiens et polonais qui combattaient aux côtés des troupes françaises, et réorganisa la légion polonaise. Parallèlement, la loi du 22 fructidor créa la légion italique et la légion des Francs du Nord, qui furent intégrés dans l’armée française.

25L’action de Bernadotte au ministère fut assombrie par la crise politique qui se profilait de plus en plus nettement au cours de l’année 1799. La défaite du général Joubert, tué à la bataille de Novi, suivie des échecs du général Championnet, de retour de Naples, eurent autant de conséquences politiques que militaires. Pressenti pour jouer un rôle important dans le coup d’État envisagé par Sieyès, Joubert laissait un vide important. Ces échecs apportaient également des arguments de taille au général Bonaparte, qui, enlisé en Égypte, s’agitait et dénonçait tant la perte de ses conquêtes italiennes que l’impéritie du gouvernement directorial.

26Bernadotte menaça ouvertement de représailles le très remuant général si celui-ci s’avisait de quitter son commandement et calma les ardeurs des autres militaires en flattant leur courage. Son discours aux conscrits, reproduit dans Le Moniteur du 4 septembre, produisit un grand effet dans l’opinion. « Il y a parmi vous de grands capitaines », proclamait-il, affirmant la persistance de l’esprit révolutionnaire. Implicitement, il apparaissait lui-même comme l’homme providentiel capable de clore la crise gouvernementale, mais son intransigeance et ses scrupules mirent fin aux rêves de ses partisans potentiels. Sieyès, surtout, ne cachait pas son antipathie vis-à-vis de Bernadotte et figurait parmi ses opposants irréductibles : sans doute craignait-il de voir ses projets compromis par le loyalisme de ce dernier. Aussi, n’eut-il de cesse d’obtenir son renvoi dès son arrivée aux affaires.

27Après une lutte interne au sein du Directoire, la « démission » de Bernadotte fut arrachée par l’ancien abbé, qui le remplaça par un « vieux routier » de la politique, Dubois-Crancé. Bernadotte quitta le ministère le 14 septembre 1799 et fut immédiatement réformé.

Carrière postérieure, fortune et vie privée

28Bernadotte abandonna le ministère de la Guerre au moment où Bonaparte effectuait un retour triomphal en France et mettait en place le coup d’État de brumaire. Même éloigné des affaires et des commandements, le général restait un danger pour les conjurés et ses liens familiaux et affectifs avec la famille Bonaparte ne furent en aucun cas vus comme des atouts. Tout au plus, ceux-ci permirent à Joseph Bonaparte de l’inviter à passer quelques jours dans son château de Mortefontaine afin de ménager une entrevue entre l’ancien ministre et le général de retour d’Égypte. Bernadotte n’avait pas dissimulé ses sentiments vis-à-vis de celui qu’il avait qualifié de déserteur et avait laissé entendre qu’il l’eût fait arrêter s’il était resté au ministère. Faute de pouvoir s’opposer directement aux projets des conjurés, le général pesa de tout son poids pour les en dissuader.

29Son attitude resta cependant ambiguë. Si Bonaparte ne parvint pas à le rallier à son projet lors de leur entrevue de Mortefontaine, le 29 octobre 1799, il obtint l’assurance tacite du général que celui-ci ne tenterait rien contre lui lors du coup d’État. Ce fut effectivement ce qui se produisit lors des journées de brumaire. Tenu un moment sous la surveillance de Joseph Bonaparte, il ne fit pas un geste pour s’opposer à la fin du régime, malgré les demandes de certains de ses amis. Caché ensuite chez son ami Sarrazin, il finit par sortir de sa retraite à la requête de son beau-frère pour siéger au Conseil d’État. Bernadotte prit place dans l’opposition silencieuse.

30Le nom de Bernadotte apparut dès ce moment dans les nombreux complots découverts par la police. Il avait commis l’erreur d’avoir commandé son buste à Ceracchi, qui avait participé au complot d’Aréna. Napoléon, qui ne souhaitait pas faire de Bernadotte un exemple ou un héros, tenta à plusieurs reprises de l’éloigner de France, en lui proposant sans succès un commandement dans les Antilles, celui de la Louisiane, et enfin le poste d’ambassadeur à Washington. Mais les circonstances en décidèrent autrement. Lors de la proclamation de l’Empire, Bernadotte fit partie de la nouvelle promotion des maréchaux de France et obtint le poste de gouverneur du Hanovre.

31Ce commandement en Allemagne du Nord lui ouvrit de nouvelles perspectives et une porte sur la Scandinavie. Après avoir participé aux campagnes de 1805 et 1806 – au cours desquelles il suscita à plusieurs reprises la colère de l’empereur pour avoir tenu à l’écart ses troupes des engagements, notamment lors de la bataille d’Iéna –, Napoléon lui confia à nouveau le commandement de l’Allemagne du Nord et du Danemark.

  • 14 Antoine-Clair Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, Paris, Renouard, 1835, t. III, p. 255.

32Bernadotte fut porté, le 6 juillet 1806, à la dignité de prince souverain de Ponte-Corvo, ancienne dépendance des états du pape enclavée dans le royaume de Naples. Ce projet, mûri par Napoléon, concrétisait selon Thibaudeau le désir de voir ralliés définitivement au régime les derniers républicains14. Bernadotte, du reste, sembla plutôt sensible à l’honneur qui lui était fait et réaffirma à cette occasion toute sa loyauté envers l’empereur. Mais une méfiance réciproque restait de mise entre les deux hommes.

  • 15 Le 6 août 1809, le général Clarke et Cambacérès discouraient encore de la nécessité d’envoyer un ma (...)

33En 1808, l’avènement de Joseph au trône d’Espagne précipita la désertion de 9 000 soldats espagnols placés en garnison au Danemark sous le commandement de Bernadotte. Napoléon ne releva pas de suite l’incident et il fut même question d’un possible remaniement à la tête des états vassaux en sa faveur. Il fut ainsi pressenti pour prendre la tête du Danemark, voire même celle de l’Espagne. Dans l’intervalle, la guerre avec l’Autriche s’étant rallumée, Bernadotte, qui commandait un corps de Saxons, connut des difficultés à manœuvrer pendant la bataille de Wagram. Le compte rendu qu’il donna des opérations déplut fortement à l’empereur qui le renvoya dans ses foyers à Paris. Sitôt rentré, il fut appelé par les ministres de la Police et de la Guerre pour prendre la tête de l’armée chargée de repousser le débarquement anglais de Walcheren, en Hollande. Cette opération, suffisamment importante pour menacer la route menant à la capitale, sema le trouble à Paris. Par ailleurs, la prise de commandement par Bernadotte, qui remplaçait le roi Louis de Hollande, ne s’effectua pas sans mal15. Ayant réussi à contenir l’invasion et à bloquer les Anglais, le maréchal fut à nouveau rappelé en France, où il refusa le poste de gouverneur général de Rome. C’est au moment où il risquait la disgrâce qu’il fut approché par le chargé d’affaires suédois à Paris pour prendre la succession du nouveau roi de Suède, Charles XIII, sans postérité.

34Le maréchal avait laissé un excellent souvenir en Allemagne du Nord, où il avait traité avec beaucoup de déférence les prisonniers suédois. Beau-frère du roi d’Espagne et lié à la famille impériale, Bernadotte était aussi le père d’un fils capable de lui succéder. Il était l’un des rares à avoir fait preuve d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’empereur. Murat, Davout ou Berthier, pressentis un moment par Napoléon, ne pouvaient guère rassurer des Suédois souhaitant voir leur pays développer une politique particulière. L’empereur dut, à contrecœur, se résoudre à accepter la candidature de Bernadotte, élu prince royal au cours de l’été 1810. Certains témoins relevèrent que cette décision provoqua paradoxalement un réchauffement des relations entre la France et ses vassaux, dont Naples et l’Espagne. L’apparition de Bernadotte dans le paysage politique européen fut observée avec intérêt par la majorité des puissances. Le nouveau prince était-il capable de redonner à son pays de l’éclat ? Il bénéficia d’une importante popularité auprès du peuple, qui soutint l’accession au trône d’un homme parti de peu et héros de la Révolution française. Bernadotte imprima très vite sa marque sur les affaires. Sa politique étrangère de rapprochement avec la Russie l’amena à abandonner la Finlande en échange de la Norvège, arrachée au Danemark. Cette mesure se concrétisa en 1814.

  • 16 Mission du docteur Franzemberg auprès de Bernadotte. Ce dernier n’oublia pas son beau-frère et lui (...)

35Bernadotte rompit de ce fait tout lien avec l’Empire et, en 1813, il prit la tête de l’armée suédoise pour rejoindre la coalition contre la France. Il s’illustra en Allemagne, où il battit Oudinot et Ney lors des engagements de Gross-Beeren et de Dennewitz. En 1814, il participa à la campagne de France de façon plus lointaine, refusant la demande de conciliation faite par Napoléon par l’entremise de Joseph16.

36Devenu roi de Suède et de Norvège en 1818, Bernadotte mena une politique plutôt conservatrice et autoritaire jusqu’à sa mort, survenue en 1844, montrant à chaque occasion sa grande fidélité à l’égard de son pays d’adoption. Seul maréchal français à avoir conservé son trône au cours de l’aventure impériale, il laissa un souvenir mitigé en France, ayant souvent été accusé de trahison envers sa patrie d’origine.

37De Désirée Clary, il eut un fils unique, le prince Oscar, roi de Suède de 1844 à 1859. Désirée décéda en 1860. La fortune de la famille fut en grande partie garantie dans un premier temps par la dot confortable de Désirée, puis par les dotations consenties par Napoléon, qui se montèrent à 40 0000 francs annuels. Bernadotte reçut encore en 1810 un million de francs de l’empereur. Ses revenus furent ensuite assurés par la liste civile suédoise.

Bibliographie

Sources et bibliographie

Sources manuscrites

Service historique de la Défense

Révolution (série B)

SHD/GR, B12 37-39 : registres de correspondance du gouvernement ; B13 102 à 108 : correspondance générale.

Archives administratives (série X)

SHD/GR, XS 5-6, 107, 111, 116, 122, 128, 248 : organisation générale de l’armée et de l’administration centrale.

Archives collectives et individuelles (série Y)

SHD/GR, 6 Yd 17 : dossier de Jean-Baptiste Bernadotte.

Archives nationales

Archives du pouvoir exécutif (série AF)

AF IV 1595-1596 : affaires de l’Escaut, 1809.

Archives personnelles et familiales (série AP)

381 AP 11, 13, 27, 33 : archives du roi Joseph, correspondance et documents concernant les relations entre Joseph et Bernadotte.

Sources imprimées

Bernadotte Jean-Baptiste, Compte rendu par le général Bernadotte, ex-ministre de la Guerre, de l’administration de ce département, du 15 messidor an VII jusqu’au 29 fructidor suivant, Paris, Imprimerie nationale, an VIII (1800), 114 p.

Catalogue of the Collection of Autograph Letters and Historical Documents Formed Between 1865 and 1882 by Alfred Morrison, Londres, Strangeways and Sons, 1883-1897, 2 vol.

Sarrazin Jean, Mémoires, Paris, Tamisey, 1839, 303 p.

Bibliographie

Favier Franck, Bernadotte : un maréchal d’Empire sur le trône de Suède, Paris, Ellipses, 2010, 396 p.

Höjer Torvald T., Bernadotte, maréchal de France, roi de Suède, Paris, Plon, 1945, 394 p.

Olivier Jean-Marc, « Bernadotte revisité ou la complexité d’un long règne (1810-1844) », Revue d’histoire nordique, n° 2, octobre 2006, p. 127-138.

Olivier Jean-Marc, « Les archives de Bernadotte devenu Charles XIV Jean de Suède-Norvège (1792-1844) », Revue d’histoire nordique, n° 2, octobre 2006, p. 203-214.

Plunket-Barton Dunbar (Sir), Bernadotte, Paris, Payot, 1931, rééd. 1983, 377 p.

Notes

1 Jean Sarrazin, Mémoires, Paris, Tamisey, 1839, 303 p.

2 Sir Dunbar Plunket Barton, Bernadotte, Paris, Payot, 1983, 381 p.

3 Compte rendu par le général Bernadotte, ex-ministre de la Guerre, Paris, Imprimerie nationale, an VIII, 114 p. Il écrivait en introduction : « Mais né, pour ainsi dire, dans la guerre, élevé dans celle de la liberté, je m’étais senti grandir avec ses périls et ses victoires. »

4 Sir Dunbar Plunket Barton, Bernadotte, op. cit., p. 49.

5 Selon Théodore Jung, Bonaparte et son temps, Paris, Charpentier, 1880, t. III, p. 157.

6 Thierry Lentz, Le 18 brumaire, les coups d’État de Napoléon Bonaparte, Paris, Picollec, 1997, p. 212.

7 Gohier, alors directeur, écrit dans ses Mémoires : « Dans la position déplorable où se trouvait la France, l’armée avait besoin d’un ministre qui pût lui rendre sa force morale et ranimer l’enthousiasme… Le général Bernadotte me parut singulièrement propre à remplir cette grande et noble tâche. » Mémoires, Paris, Bossange Frères, 1824, vol. 1, p. 40.

8 Compte rendu par le général Bernadotte…, op. cit., 114 p.

9 Connu aussi sous le nom de Karel Frans Jacqmain.

10 La reconduction forcée du contrat de la compagnie Bodin portait sur un marché de 40 0000 francs. Seule la moitié put être versée selon le Compte rendu par le général Bernadotte…, op. cit., p. 21.

11 La légende veut que Bernadotte l’ait menacé de son sabre pour obtenir des fonds. De la part d’un homme qui respectait tant l’ordre établi et qui avait un grand sens de la discipline, cela ne peut que surprendre. Lindet lui obtint la permission d’emprunter deux millions de livres à diverses banques.

12 Pendant son ministère, Bernadotte ordonna le paiement de 58 millions, dont 39 millions en numéraire, pour l’exercice de l’an VII. Il avait également bénéficié du report de certains crédits provenant de l’exercice précédent. Voir Compte rendu par le général Bernadotte…, op. cit., p. 82.

13 Ibid., p. 88.

14 Antoine-Clair Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, Paris, Renouard, 1835, t. III, p. 255.

15 Le 6 août 1809, le général Clarke et Cambacérès discouraient encore de la nécessité d’envoyer un maréchal combattre en Hollande, sans disposer des ordres de l’empereur. Ministère des Affaires étrangères, acquisitions extraordinaires, vol. 112.

16 Mission du docteur Franzemberg auprès de Bernadotte. Ce dernier n’oublia pas son beau-frère et lui proposa de le rejoindre en Suède après 1815. Joseph déclina cette offre en arguant des conditions climatiques. Voir Vincent Haegele, Napoléon et Joseph Bonaparte, Paris, Tallandier, 2010, 638 p., chap. « La chute de la maison Bonaparte ».

Auteur

Archiviste paléographe, conservateur des bibliothèques et directeur des bibliothèques de Versailles. Responsable d’une nouvelle édition de la correspondance de Napoléon et Joseph Bonaparte, il est également l’auteur de Napoléon et Joseph Bonaparte, le pouvoir et l’ambition (Tallandier, 2010), et de Murat, la solitude du cavalier (Perrin, 2015).

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