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Les conflits d’archives

 | 
Stéphane Péquignot
, 
Yann Potin

Conclusion

Le pouvoir rémanent des archives

Yann Potin

Texte intégral

1La diversité des situations de conflits que ce volume identifie et analyse, dans le temps long ou dans l’espace élargi et comparé de la production et de la transmission des archives, dessine une histoire imprévue, et pour tout dire inquiète : plutôt qu’une difficile et encore lointaine histoire des archives – au sens restreint d’institutions dédiées aux archives ou, à l’inverse, au sens trop large de sources écrites plus ou moins disponibles pour la recherche – c’est plutôt une histoire par les archives que le questionnaire du conflit entend envisager.

  • 1 Voir Poncet Olivier, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences (...)

2Une histoire par les archives donc, mais qu’il faut bien entendre à double fond, et sans mauvais jeu de mots : non pas une histoire à partir des archives, en tant que sources passives de toute forme d’historicité, mais bien une histoire par le truchement des archives, en tant qu’actrices, forces motrices ou au contraire éléments de blocages, des représentations sociales, mais aussi du droit, des rapports de forces politiques et sociaux. Bref une histoire non pas globale, mais totale, des traces que l’on finit – ou non – par nommer « archives » et dont l’institution politique et scientifique est aussi labile que la manière dont entend rendre compte d’un phénomène ou d’un moment historique donné. Le programme des confits d’archives, sous les apparences d’une forme de spécialisation technique, débouche en fait sur une histoire parallèle et croisée des sources et de leur condition d’émergence. Cette genèse conflictuelle des sources légitimes de l’histoire dont il s’agit de rendre compte, serait fondée sur le principe méthodologique d’un aller-retour, sinon d’une divagation, permanents entre l’histoire telle qu’elle se comprend par les archives, et des archives telles qu’on peut restituer la logique de leur constitution en fonction de l’histoire qui les justifient en tant que traces. Cette histoire par les archives n’est donc pas seulement une histoire refondée par un examen minutieux de la fabrique historique des archives, comme le laisse parfois entendre une certaine manière de convoquer le désormais fameux « tournant archivistique1 ».

3L’approche qui vient d’être illustrée par les quatre parties de ce volume est résolument différente en effet : les archives y sont les moyens d’accès à des problématiques, certes tour à tour historiographiques et mémorielles, mais presque toutes et toujours, à la fois sociales et politiques. Il s’agit dans notre approche de défendre une autre manière de faire l’histoire des groupes sociaux et des institutions administratives et politiques, à partir de la manière dont la vie conflictuelle de leurs archives à la fois s’origine, s’invente, se justifie et se déploie dans un espace-temps qui n’est pas dissociable de l’interprétation que l’histoire en cours d’écriture leur assigne. La tentative pour saisir un rapport spéculaire entre histoire des archives et archives des histoires qu’elles justifient et démontrent, ou pourraient justifier et démontrer, n’a rien d’évident : elle est sans cesse suspendue à une indétermination décisive, dont les deux premières parties du volume rendent compte.

4Dans les deux cas, il s’agissait en effet de poser un principe de conflictualité fondatrice qui pèse, sans limite chronologique ni spatio-culturelle a priori, sur la délimitation de ce qui peut ou va « faire archives ». Nommer et instituer des ensembles de traces, plus ou moins hasardeuse et incidentes, se fait toujours sur la base d’une violence spécifique et qui suppose une sélection, un tri voire un acte d’arrachement et de déplacement des frontières légitimes de ce qui mérite d’être conservé. Voilà pourquoi, en dehors des questions de dénominations et de description, la constitution originale d’archives « subalternes », ou leur simple inclusion ou association à des fonds d’archives légitimes et légitimants, raconte au présent une histoire future de la mémoire : la mise en archives est d’autant plus « militante », et procède donc d’un combat, qu’elle suppose d’anticiper sur l’émergence d’une normalisation, politique et sociale qui demeure à venir et plus encore à conquérir, au moment où les traces se constituent.

5Figure et geste en revers de la constitution volontaire et militante des fonds, la destruction des archives n’est pas, à l’inverse, nécessairement synonyme de genèse conflictuelle : la destruction des archives, par la sélection vigoureuse et nécessaire des masses de documentation accumulée, est d’abord un geste fondateur de l’archivistique la plus ordinaire, et elle n’est pas nécessairement motivée par une volonté d’oubli ou d’oblitération. Elle peut même au contraire rimer, comme dans le cas grec contemporain, avec une forme d’apaisement sinon de résolution des conflits d’archives antérieurs.

6Peu à peu, au gré de la diversité des situations chronologiques et politiques explorées par les contributions de ce volume, l’existence, autant que l’inexistence, des archives, s’imposent simultanément comme source de conflit. C’est la raison pour laquelle la dernière partie du volume se concentre sur les conflits savants et politiques liés à « l’ouverture » des archives. La focale se déplace donc des conditions d’existence des preuves que les archives représentent, aux conditions d’accès à ces mêmes preuves, en fonction d’un contexte historique par définition différent de celui de leur production.

7L’histoire de la mise en réserve des archives plus ou moins contemporaines est d’autant plus complexe qu’elle précipite et réunit la totalité des questions antérieures : fermer les archives suppose à la fois de ne pas les détruire et de différer leur ouverture. C’est donc un geste ambigu et toujours conflictuel, reportant à un avenir indéterminé la résolution des impasses du présent et des conflits du passé immédiat. C’est surtout aussi une manière de tracer, bien imparfaitement et par défaut, une ligne de partage entre le domaine du droit et celui de l’histoire, entre « le passé qui ne passe pas » et le présent qui fait, ou semble faire, consensus. Dans la pratique, l’histoire des délais d’accès et donc de levée d’interdiction sur les archives, mime les logiques du cimetière des mémoires en réserve, et finit par prendre, surtout dans un contexte chrétien, l’apparence d’un purgatoire de papiers entre monde des vivants et des morts. En contexte de sociétés démocratiques, les institutions d’archives, par ce qu’elles réservent la divulgation du secret, qu’il soit « d’État » ou plus simplement personnel et intime, pourtant eux-mêmes contingents et historicisés, peinent à justifier de conserver sans communiquer, en vue de prétendre protéger tour à tour l’intérêt public (des gouvernements, des États, des institutions, etc.) et le domaine de la vie privée.

8De la dénomination à l’ouverture des archives, il semble bien que l’existence même des traces peut donc être tour à tour à la fois source de déclenchement et d’apaisement des conflits. C’est la raison pour laquelle un autre jeu de miroir demeure délicat à dépasser : les conflits d’archives sont d’autant plus évidents, ou tout du moins attractifs a posteriori, qu’ils concernent les archives des conflits – guerriers en premier chef, diplomatiques, politiques et sociaux, avec comme forme suprême le génocide, dont le stade ultime semblerait inclure la destruction des archives de la destruction.

9Si les questions de mise au secret, de dénomination, de destruction ou au contraire de conservation des traces de la violence des conflits sont en soi des sources de conflits de toute nature – réparation, actes de justice rétroactive et de réhabilitation, il est frappant de constater que la dissémination, plutôt que la disparition, des conflits meurtriers dans le monde sub-contemporain ménage des conflits d’archives à rebondissement.

10À cet égard, et pour finir, le conflit d’archives qui commande l’actualité la plus immédiate à l’achèvement du présent volume est bien plus qu’édifiant : il est quasi matriciel. Alors même qu’en décembre 2015, un arrêté présidentiel semblait avoir définitivement mis les archives de la Seconde Guerre mondiale et de ses résolutions judiciaires (épurations et procès) en dehors des questions de mise en secret de l’histoire en France, un étrange et cruel rebond du temps présent sur le passé des conflits que l’on croyait apaisés, a surgi après 2017, dans l’ombre portée d’une société saisie par la menace et la peur du terrorisme. Le contexte d’état d’urgence prolongé postérieur aux attentats de 2015 en France ayant maintenu un état d’exception sécuritaire, ce dernier a finalement resurgi dans le domaine des archives. De par une instruction générale interministérielle de 2017, portant sur la protection du secret de la Défense nationale, une contradiction juridique dans les termes de la loi sur les archives a provoqué un conflit d’archives en partie résolu à l’heure où ses lignes sont écrites. En effet, sous prétexte d’une nécessaire déclassification préalable des documents marqués « secret Défense » depuis 1940, l’ouverture de fonds concernant l’histoire des conflits militaires de la France depuis 1940, guerres coloniales comprises, et dont certains étaient parfois accessibles par défaut depuis plusieurs décennies, fut brutalement interrompue au prétexte présentiste de la protection toute contemporaine du territoire national.

11Cette irruption du présent immédiat dans le passé des conflits confirme combien le questionnaire ici esquissé du conflit d’archives est riche de développements prometteurs dans l’avenir. Rien de plus contemporain donc, ni d’actuel que le conflit d’archives en société démocratique non conflictuelle. Tout se passe comme si les archives, qu’elles concernent ou non des conflits passés, semblent devoir contenir un pouvoir de rémanence – Michelet aurait dit de résurrection – de la conflictualité du passé dans le présent, voire dans le futur. Un regard rétrospectif sur l’histoire ancienne des conflits d’archives de longue durée – ainsi des problèmes de destruction liée à la période de la Révolution française – indique au fonds que ces derniers ne se résolvent véritablement jamais. Ils s’atténuent, certes, mais ne s’éteignent guère ; au fond, ils s’épuisent mais ne disparaissent pas. Ils restent à l’état latent, dans les archives précisément, prêts à se déplacer sur d’autres objets. Sans doute parce que de leur réveil ou de leur éclosion nouvelle dépend la manière dont un groupe social ou une communauté politique, nationale ou non, parvient à justifier de se passer du passé pour exister au présent.

Notes

1 Voir Poncet Olivier, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 74/3-4, 2019, p. 711-743.

Auteur

Yann Potin est historien et archiviste. Il est chargé d’études documentaires aux Archives nationales (Département Éducation, Culture et Affaires sociales) et maître de conférences associé en Histoire du droit à l’université Paris-Nord/IDPS (EA 3968). Il a coordonné l’Histoire mondiale de la France (Paris, 2017) avec Patrick Boucheron et dirigé avec Jean-François Sirinelli, Générations historiennes xixe-xxie siècles, (Paris, 2019). Il a publié récemment Trésor, écrits, pouvoirs : archives et bibliothèques d’État en France à la fin du Moyen Âge (Paris, 2020). Ses recherches concernent les rapports entre l’histoire et le mythe, la construction des sources et des savoirs historiographiques, l’histoire des archives, de l’archéologie et du patrimoine.

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