Version classiqueVersion mobile

Noblesses et villes de cour en Europe (xviie-xviiie)

 | 
Anne Motta
, 
Éric Hassler

Quatrième partie. Des villes de cour sans prince

D’une noblesse de cour à une noblesse urbaine

Implantation et évolution résidentielles de l’aristocratie à Bruxelles (xviie-xviiie siècles)

Shipé Guri

Texte intégral

  • 1 Boussingault Adam, La Guide universelle de tous les Pays-Bas ou des dix-sept provinces, Paris, F. C (...)
  • 2 Ten Hoorn Jan Claesz, Reisboek door de voornaamste Koningryken en heerschappy van Europa, Amsterdam (...)
  • 3 Au sujet du palais du Coudenberg, voir la récente monographie qui lui est consacrée. Heymans Vincen (...)
  • 4 Cf. Raeymakers Dries, One foot in the palace: the Habsburg Court of Brussels and the politics of ac (...)
  • 5 Le retour (quasi) systématique à des gouverneurs généraux de lignée royale s’opère sous le règne de (...)

1En 1673, un guide clame : « Bruxelles est une ville de courtisans, Malines une ville d’advocats, Louvain une ville d’écoliers, Anvers une ville de marchands1. » En 1729, la quatrième édition d’un autre guide de voyage rappelle que la ville accueille le siège des gouverneurs et abrite aussi le séjour de la principale noblesse des Pays-Bas2. L’évidence de ces propos témoigne d’une réalité qui semble parfaitement admise du visiteur étranger : Bruxelles est la ville de la cour des Pays-Bas méridionaux et la noblesse de cour y réside. Cette cour constitue certes, aux xviie et xviiie siècles, un succédané du siège du pouvoir royal accueilli successivement par Madrid et Vienne. La cour de Bruxelles demeure dans le palais du Coudenberg, situé sur une éminence topographique de la ville. Ce palais, bâti pour y attirer et maintenir Philippe le Bon, duc de Bourgogne, accueille les gouverneurs généraux des Pays-Bas jusqu’à son incendie d’origine accidentelle en 17313. Après les troubles religieux qui ont secoué les Pays-Bas durant la seconde moitié du xvie siècle, Philippe II d’Espagne se réinscrit dans la lignée des choix de son père pour le gouvernement des Pays-Bas : il nomme des personnes d’ascendance royale, à savoir, sa propre fille, Isabelle, et le mari de celle-ci, l’archiduc Albert. Ce dernier arrive dès 1596 à Bruxelles, suivi par son épouse. Ils s’entoureront d’une cour extrêmement nombreuse qui ne trouvera probablement pas d’équivalent avant le xviiie siècle4. Après la mort de l’archiduchesse Isabelle (1633), dans un contexte géopolitique menaçant pour les Habsbourg, la politique de nomination change singulièrement : les nombreux gouverneurs généraux qui se succéderont durant les xviie et xviiie siècles, occupent souvent leur charge moins de dix ou quinze ans et accordent la priorité à la défense militaire des territoires. Surtout, ils ne relèvent pas systématiquement de familles princières5.

  • 6 Dans un souci de lisibilité, les termes « haute noblesse », « noblesse curiale » et « aristocratie  (...)

2Au vu de cette configuration curiale très instable, il y a lieu de s’interroger sur les évidences prononcées par les guides mentionnés précédemment. Comment les courtisans trouvent-ils leur place dans une ville qui accueille une cour si changeante ? Quelle est la nature des liens qu’ils établissent avec Bruxelles ? En somme, comment Bruxelles est-elle devenue « une ville de courtisans » ? Le prisme à travers lequel seront abordées ces questions portant sur l’installation de la noblesse de cour6 à Bruxelles se définira ici par son ancrage résidentiel. C’est, en effet, par ce biais que la présence nobiliaire se perçoit le mieux, sans naturellement en constituer l’exclusive. Nous tenterons de déterminer comment s’est opéré le processus de son installation en ville à partir du xvie siècle, jusqu’à son parachèvement au xviiie siècle. Seul le croisement de l’étude de la cour de Bruxelles, de ses rapports avec sa composante nobiliaire, et des logiques résidentielles aristocratiques peut contribuer à répondre à ces questions.

Bruxelles, la cour et la haute noblesse : aperçu d’une histoire triangulaire

Devenir capitale

  • 7 Paravicini Werner, « Cours et résidences du Moyen Âge tardif. Un quart de siècle de recherches alle (...)
  • 8 Cf. pour l’Empire, ibid., p. 330 ; pour les royaumes de Castille et Leon, Boucheron Patrick, Menjot(...)

3Werner Paravicini observe la sédentarisation du pouvoir en Europe au travers, prioritairement, des institutions chargées de la justice, des finances et de l’administration du domaine7, phénomène que l’on situe généralement aux alentours du xive siècle8. Pourtant, le siège de la cour ne se confond que dans peu de cas avec le siège administratif durant le Moyen Âge. La réunion des deux dans la même ville ne se fera que progressivement dans le cours de la période moderne selon des configurations et des modalités qui varient fortement d’un État à l’autre. D’ailleurs, cette évolution ne se réalisera pas partout en Europe. Plus encore, le seul exemple de Paris et Versailles suffit à démontrer que le processus peut être enclenché dans le sens inverse et désunir à nouveau siège de l’État et lieu de résidence curiale. En 1735, Robert Cantillon définit les caractéristiques d’une ville dans les termes suivants :

  • 9 Cantillon Robert, Essai sur la nature du commerce en général, Londres, Chez Fletcher Gyles, 1755, p (...)

« Si un prince ou seigneur, qui a reçu de grandes concessions de terres lors de la conquête ou découverte d’un pays, fixe sa demeure dans quelque lieu agréable, et si plusieurs autres seigneurs y viennent faire leur résidence pour être à portée de se voir souvent, et jouir d’une société agréable, ce lieu deviendra une ville : on y bâtira de grandes maisons pour la demeure des seigneurs en question ; on y en bâtira une infinité d’autres pour les marchands, les artisans, et gens de toutes sortes de professions, que la résidence de ces seigneurs attirera dans ce lieu9. »

4Mais il prévoit une entrée supplémentaire pour les villes capitales car les éléments avancés ci-dessus ne suffisent pas à les définir :

  • 10 Ibid., p. 21-22.

« Une capitale se forme de la même manière qu’une ville de province ; avec cette différence, que les plus gros propriétaires des terres de tout l’État résident dans la capitale ; que le roi ou le gouvernement suprême y fait sa demeure, et y dépense les revenus de l’État ; que les cours de justice en dernier ressort y résident ; que c’est ici le centre des modes que toutes les provinces prennent pour modèle […]. Si un souverain quitte une ville pour faire sa résidence dans une autre, la noblesse ne manquera pas de le suivre, et de faire sa résidence avec lui dans la nouvelle ville, qui deviendra grande et considérable aux dépens de la première. Nous en avons un exemple tout récent dans la ville de Pétersbourg, au désavantage de Moscou ; et l’on voit beaucoup de villes anciennes, qui étaient considérables, tomber en ruine, et d’autres renaître de leurs débris10. »

  • 11 Stabel Peter et Boone Marc, « Du réseau urbain à la ville capitale ? La cour et la ville aux Pays-B (...)
  • 12 Paravicini Werner, « Die Residenzn der Herzöge von Burgund, 1363-1477 », in Hans Pätze et Werner Pa (...)
  • 13 Voir Smolar-Meynaert Arlette, « Bruxelles : l’élaboration de son image de capitale politique et en (...)
  • 14 Les dates mentionnées pour Marguerite d’Autriche et Marie de Hongrie correspondent à la période de (...)
  • 15 Bonenfant Pierre, « Bruxelles et la maison de Bourgogne », in Bruxelles au xve siècle, Bruxelles, L (...)
  • 16 Pour les relations entre les cours de l’empire des Habsbourg, voir Vermeir René, Raeymakers Dries e (...)
  • 17 Sartre Pierre, Voyage de Hollande fait en 1719, éd. Victor Advielle, Paris, Le Chevalier, 1896, p.  (...)
  • 18 Calendrier général de la Flandre, du Brabant, des conquêtes du roi […], Lille, A.-J. Panckoucke, 17 (...)

5Ces caractéristiques fortement frappées au coin de l’exemple français ne peuvent pas moins prétendre à une extrapolation territoriale, comme l’avance Cantillon. À l’aube de la période moderne, Bruxelles a parachevé le processus qui réunit les deux entités constituantes d’une capitale : ancrage des institutions de l’État puis sédentarisation du prince. La ville n’a pas ménagé ses efforts pour Philippe le Bon, qui oscillait principalement entre Mons, Valenciennes, La Haye et Bruxelles, dans le cadre d’une stratégie de construction de liens personnels avec ses territoires11. Ils seront récompensés puisque Philippe le Bon y séjourne pendant des durées de plus en plus longues12. Ayant déjà concentré intra muros les institutions de la province du Brabant, c’est donc en arrimant la cour au Coudenberg que Bruxelles parvient à se hisser au rang de ville capitale13, bien que ce statut ne pourra être considéré comme définitivement acquis avant la fin du xvie siècle. Charles le Téméraire aurait voulu fixer sa capitale à Nancy, Marguerite d’Autriche (1507-1530)14, quant à elle, élit Malines comme siège de son pouvoir15. Marie de Hongrie (1531-1555) investit le palais du Coudenberg, mais les troubles politico-religieux de la deuxième moitié du xvie siècle brouilleront derechef les lignes avant un entérinement du statut de Bruxelles avec l’arrivée des archiducs Albert et Isabelle. Cependant, hormis durant le règne de ces derniers (1598-1633), la ville doit se contenter d’une capitalité imparfaite, celle d’une petite portion de l’empire habsbourgeois, alors que les cours de Madrid et Vienne revêtent, successivement, une fonction politique autrement plus importante au sein de l’Empire16. Comment dès lors expliquer qu’en dépit de cela, elle ait conservé une aura de capitale ? En réalité, Bruxelles a capitalisé sur son ancien statut et l’a conservé partiellement par le biais du gouverneur général. La conjonction de la présence d’un palais, siège d’anciens princes régnants, et d’un gouverneur, représentant direct du roi, a servi à conserver cette position. Désormais décrite par un voyageur français comme « ayant un air de grandeur et de richesse qui la distingue des autres […] », Bruxelles présente les caractéristiques d’une capitale au sens plein du terme, qu’il s’agisse de sa composition sociale – « on trouve à Bruxelles des marchands et commerçants, comme on y trouve des nobles, magistrats, des officiers de guerre, des soldats, en un mot c’est une ville capitale qui, par conséquent, est le centre de tout17 » –, ou de son paysage urbain puisqu’elle est « ornée de plusieurs grandes places, de plusieurs fontaines publiques de belles églises et de beaux hôtels18 ».

Une nouvelle élite en ville : la noblesse curiale

  • 19 Uyttebroeck André, « Les résidences des ducs de Brabant », in Hans Pätze et Werner Paravicini (dir. (...)
  • 20 Voir le cas de Madrid, entre autres, dans Jose Miguel Lopez Garcia et Santos Madrazo Madrazo, « A c (...)
  • 21 Stabel Peter, « For mutual benefit? Court and city in the Burgundian Low Countries », in Steven Gun (...)
  • 22 Cools Hans, Mensen met macht – Edellieden en de moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (...)
  • 23 Cools Hans, op. cit., p. 63-83.
  • 24 Ibid., p. 61.
  • 25 Duerloo Luc, Dynasty and Piety: Archduke Albert (1598-1621) and Habsburg Political Culture in an Ag (...)
  • 26 Nous n’évoquerons, par conséquent, pas la situation des anoblis au cours des xviie et xviiie siècle (...)

6L’implantation de la grande noblesse en ville ne va pas forcément de soi. Si cette noblesse a déjà expérimenté la ville en tant que partie de la cour, elle se contente dans un premier temps de suivre cette dernière. A. Uyttebroeck rappelle que lors des séjours bruxellois des ducs de Brabant, le palais du Coudenberg était en capacité de loger la grande majorité de son entourage noble depuis le début du xve siècle au moins ; seuls quelques-uns de ses plus éminents représentants, comme les Croÿ et les Clèves-Ravenstein, se sont immiscés dans le marché résidentiel bruxellois, à proximité immédiate du palais19. L’installation de la noblesse dans les grandes villes et l’implantation de la cour et des organes du gouvernement coïncident naturellement, comme dans d’autres capitales européennes20. C’est pourquoi la période bourguignonne aura été le prélude à un réel processus d’ancrage résidentiel. La fréquentation accrue, suivie d’une sédentarisation parachevée de la cour à Bruxelles, va conférer à la ville une position capitale à même d’attiser les appétits immobiliers de la composante noble de la cour21. Il s’agit d’une noblesse qui n’est pas forcément familière de la ville brabançonne : seul un septième de ces lignées possède un titre originel dans la province22. En effet, les ducs de Bourgogne brassent un large territoire23 : ils ont dans leur entourage des familles comme les Croÿ, les Rubempré et les Lannoy, originaires d’Artois-Picardie, les La Baume de Franche-Comté, les Lalaing et les Berlaymont, du Hainaut, les Hornes du Brabant, les Egmont, issus de Hollande-Septentrionale, les Culembourg, de Gueldre, dont le nom fut transmis aux Pallant, les Clèves de Rhénanie. H. Cools dénombre près de 30 % de familles nobles aux racines étrangères aux Pays-Bas entre 1477 et 153024. La plupart de ces familles continuent à servir les Habsbourg durant l’ère moderne. Cette diversité d’origine se marque encore dans la composition de la cour des archiducs Albert et Isabelle (1598-1633), soucieux d’ancrer leurs courtisans dans les Pays-Bas par les liens maritaux et féodaux25. Aux xviie et xviiie siècles, l’aristocratie qui peut paraître à la cour de Bruxelles relève donc d’une noblesse titrée, issue pour l’essentiel (mais pas uniquement) de l’épée, et dont les titres ont été distribués ou reconnus par le régime bourguignon ou les Habsbourg au xvie siècle. Dès la deuxième moitié du xvie siècle, ils peuvent être considérés comme de grands lignages26.

  • 27 Ce phénomène, loin de caractériser la période moderne, se constate de façon similaire au bas Moyen (...)
  • 28 Il s’agit de l’hôtel désigné dans cette étude sous le patronyme « Croÿ-Aerschot ». Voir Duvosquel J (...)
  • 29 Brion René et Buyle Anne, L’hôtel Ravenstein – Siège de la Société royale belge des Ingénieurs et I (...)
  • 30 Voir notamment Duerloo Luc, op. cit., p. 90-102 et Raeymakers Dries, One foot…, op. cit., ainsi que (...)
  • 31 Habituellement, les archiducs séjournaient à Bruxelles de décembre à mai : Stabel Peter et Duerloo (...)
  • 32 Voir Raeymakers Dries, One foot…, op. cit., p. 41.

7Le mouvement d’inurbamento27 que connaissent ces nouvelles lignées se traduit sur le plan spatial par un transfert de l’emprise résidentielle sur l’espace bruxellois des anciennes élites vers les nouvelles, principalement au xvie siècle. La noblesse de la cour des ducs de Bourgogne remplace certaines familles de l’élite brabançonne mais aussi locale, qu’elle soit ecclésiastique ou laïque, et recompose des parcelles qui permettront de bâtir une demeure digne de leurs fonctions curiales. Ainsi, Antoine de Croÿ, chambellan de Philippe le Bon, rachète plusieurs parcelles à des bourgeois de la ville et se fait construire un hôtel face au palais du Coudenberg28. Adolphe de Clèves achète également une maison à un chanoine de la collégiale Sainte-Gudule, en 1450, maison qu’il fait rebâtir dix ans plus tard grâce à un généreux appui de 1 200 écus de la part de Philippe le Bon29. Au début du xviie siècle, nombre de grandes lignées connaissent déjà bien la ville. Les archiducs Albert et Isabelle s’installent dans le palais du Coudenberg et adoptent un mode résidentiel qui reflète une évolution vers la sédentarité. Ce palais s’est définitivement mué en poste central du pouvoir en accueillant aussi bien une large cour30, pendant une longue partie de l’année31, que les institutions gouvernementales32. Le statut de la ville et du Coudenberg ne sera plus remis en cause bien que la pléthore de gouverneurs généraux qu’ont connue les Pays-Bas méridionaux au xviie siècle n’a pas toujours permis un schéma de fréquentation similaire à celui des archiducs. Parmi ces derniers, Léopold-Guillaume (1647-1656) et Emmanuel-Maximilien de Bavière (1692-1701) (avant la guerre de Succession d‘Espagne) sont reconnus pour avoir redonné éclat à une cour qui s’est quelque peu contractée après le règne d’Albert et Isabelle. Le Cardinal-infant Ferdinand (1634-1641) et Don Juan d’Autriche (1656-1658) ont, quant à eux, manifesté un intérêt tempéré pour la cour de Bruxelles, lui préférant les champs de bataille.

  • 33 Le domaine royal de Mariemont (Hainaut) est transformé en véritable château sous les archiducs Albe (...)
  • 34 Château en périphérie de Bruxelles datant du xiie siècle et utilisé comme relais de chasse jusqu’à (...)
  • 35 Rappelons que les archiducs menaient une politique en lien étroit avec la couronne d’Espagne bien q (...)
  • 36 « Thus taking leave of Brussels and a sad Court, yet full of gallant persons (for in this small cit (...)
  • 37 Voir Guri Shipé, « Les divertissements et réjouissances de la noblesse à Bruxelles (1634-1680) », A (...)
  • 38 Par exemple, le marquis de Caracena, gouverneur général, et son épouse assistent au dîner et au bal (...)
  • 39 Le mariage du comte de Nassau donne l’occasion d’organiser des festivités en l’hôtel familial. KBR, (...)
  • 40 Les Relations véritables font savoir qu’une « comédie françoise » est donnée le 5 janvier 1680 par (...)
  • 41 Vermeir René, « L’ambition du pouvoir – La noblesse des Pays-Bas méridionaux et Philippe IV, 1621-1 (...)

8La cour draine un entourage nombreux : elle joue un rôle sur les flux et reflux de population. Sans surprise, le niveau d’occupation du Coudenberg impacte la présence nobiliaire en ville : une cour qui se déplace pour l’été à Mariemont33, pour la chasse à Tervueren34, ou qui a mobilisé ses forces militaires vives sur les lignes de front, contribue à dépeupler temporairement la capitale. Il importe cependant d’insister sur la variabilité de ce dépeuplement dans le temps. En effet, la présence nobiliaire en ville dépend de nombreux intérêts qui s’échelonnent de l’individuel au collectif. Parmi eux, le rôle de la présence gouvernorale à Bruxelles constitue un pôle d’importance dans les fluctuations de la population nobiliaire. Certes, au xviie siècle, Bruxelles n’a expérimenté la vie d’une cour de prince régnant35 que durant la seule période des archiducs Albert et Isabelle, et aucune autre réelle velléité de construction d’un pôle de captation de la grande noblesse dans une optique politique n’a vu le jour pendant les gouvernements successifs. Ce lien de causalité entre présence d’une cour et présence aristocratique, exprimé aussi simplement, mérite donc un questionnement : la grande noblesse déserte-t-elle réellement Bruxelles lorsque la maison du gouverneur n’y réside pas ? Pour le xviie siècle, la réponse est à nuancer. J. Evelyn indique, par exemple, dans son journal, que lors de sa visite au palais et dans les jardins, il n’y avait pas de cour car le cardinal-infant venait de décéder (novembre 1641). Il note que tout le monde était (encore) en deuil, ce qui excluait l’organisation de festivités, tout en relevant que seigneurs et dames se rencontraient fréquemment36. La gazette de propagande à destination européenne que constituait le Courrier véritable, né en 1649 et rebaptisé Les Relations véritables dès 1651, présente une figure intéressante de la vie de cour bruxelloise au xviie siècle37. Une donnée relative aux grandes festivités citées est restée toutefois inexploitée : celle des lieux où elles sont tenues. Si la majorité des fêtes évoquées prennent place au palais, il arrive qu’elles se logent dans les hôtels de grands seigneurs qui peuvent parfois se prévaloir de la présence du gouverneur en place38. L’hôtel de Nassau39 ou l’hôtel de Tour et Tassis40 se parent alors de leurs plus beaux atours et, le temps d’une soirée, concentrent la fine fleur de la noblesse, permettant à l’hôte d’y reconstituer un simulacre de cour. Cet élément se révèle d’autant moins anodin au vu de l’évolution politique de l’aristocratie des Pays-Bas espagnols. Après l’échec de la Conspiration des Nobles de 163241, elle a été évincée des instances conciliaires, la cour reste donc sa seule ambition ; la concurrencer l’espace d’une fête prend donc un goût particulièrement savoureux pour cette noblesse en mal de pouvoir. Ces occasions peuvent d’autant mieux se profiler que la succession de gouverneurs au xviie siècle laisse des interstices d’inoccupation du palais. Les plus éminents membres de l’aristocratie peuvent les mettre à profit pour attirer dans leurs hôtels cette noblesse privée d’un centre autour duquel graviter.

  • 42 Voir Bove Boris, Gaude-Ferragu Muriel et Michon Cédric, « Introduction », in eod. (dir.), op. cit., (...)

9Si la noblesse curiale ne déserte pas la ville en l’absence de cour, il faut y voir la confirmation d’une évolution vers une urbanisation définitive de cette noblesse. La cour, elle-même sédentarisée, a suffisamment marqué l’espace symbolique pour que sa présence effective ne soit plus une condition sine qua non de la présence nobiliaire. Le cas de Paris le confirme dans une certaine mesure : son image de centralité, forgée depuis des siècles, persiste malgré les choix résidentiels personnels des rois de France, y compris après l’installation de la cour à Versailles42.

Implantation des hôtels aristocratiques : tropisme curial ou dispersion spatiale ?

  • 43 De Peuter Roger, op. cit., p. 38.
  • 44 Bruneel Claude, « La localisation du commerce et de l’artisanat à Bruxelles au milieu du xviiie siè (...)
  • 45 Bruneel Claude, « Beaux quartiers et mixité sociale à Bruxelles au siècle des Lumières », in Shipé (...)

10Si Bruxelles est devenue le lieu de résidence incontournable pour la grande noblesse, il importe maintenant d’étudier comment se fixent ses choix résidentiels au sein de l’espace urbain. L’hôtel y trouve une place préférentielle. Dès la période bourguignonne, la noblesse curiale va tisser dans la ville un maillage d’hôtels qui lui serviront de points d’ancrage urbain. En 1755, on estime à 76 têtes le nombre de chefs de familles titrées actifs à la cour ; ce chiffre atteint 201 personnes si l’on prend en compte épouses et enfants, et 664 si on y ajoute les domestiques43. Autrement dit, en théorie, ces hôtels devaient loger environ 1,15 % de la population bruxelloise, comptant alors 58 000 habitants44. Ce pourcentage ne correspond pas à une situation résidentielle nettement plus protéiforme dans les faits. Les hôtels ne sont pas uniquement voués à l’hébergement de quelques familles de haut parage, dans leur acception nucléique. La position géo-stratégique de Bruxelles et des Pays-Bas méridionaux y fait converger nombre de visiteurs officiels (ambassadeurs, émissaires, officiers des armées, etc., accompagnés de leurs familles). Il faut compter également des nobles autochtones qui s’y logent de façon plus ou moins sporadique. En réalité, durant toute la période moderne, l’occupation en location concerne une majorité de nobles en ville, car la possession d’un hôtel n’est pas à la portée de tous et le marché immobilier de grand standing est extrêmement restreint. Claude Bruneel confirme d’ailleurs que les hôtels bruxellois accueillent une diversité typologique d’habitants peu en phase avec l’image aristocratique qui s’y attache : en 1767, seuls quatre hôtels sur dix sont occupés par des familles nobles45.

  • 46 Voir Charruadas Paulo, Guri Shipé et Meganck Marc, « Évolution et développement du quartier de la c (...)
  • 47 Cnockaert Laetitia et Modrie Sylviane, « L’hôtel d’Hoogstraten au xvie siècle », in ibid., p. 258.
  • 48 Charruadas Paulo, Loir Christophe et Vannieuwenhuyze Bram, « L’évolution du réseau viaire du Couden (...)
  • 49 Philippe de Lannoy, devenu prince de Sulmone, s’installera sur le Coudenberg entre les deux portes, (...)
  • 50 Charles II de Lalaing (v. 1506-1558) y possédera quelques années un hôtel racheté en 1547 par sa co (...)
  • 51 Leur hôtel sera détruit en 1567 par le duc d’Albe pour avoir accueilli les nobles séditieux pendant (...)
  • 52 Bruneel Claude, « Beaux quartiers », art. cité, p. 438-441.

11Ce préalable étant posé, il convient, à présent, de mettre en relief les stratégies spatiales qui guident l’aristocratie dans ses résidences. Les hôtels émergent dans le paysage urbain selon une logique de pôles qui se créent progressivement, à partir, notamment, d’un habitat élitaire ancien46. Bien qu’il fût encore possible d’occuper des espaces peu ou prou vacants sur le territoire bruxellois, la grande noblesse va, dans un premier temps, aux xve et xvie siècles, être guidée tout naturellement dans ses choix résidentiels par le tropisme de la cour. Autour du palais du Coudenberg, se développent les hôtels de Croÿ-Aerschot (19), d’Hautreppe (18), de Jauche (28), de Coupigny (20), d’Hoogstraten (17) ce dernier présentant même la particularité exceptionnelle d’être relié au palais du Coudenberg par un pont couvert, vestige de l’influence d’Antoine de Lalaing auprès de la gouvernante Marguerite d’Autriche47. À partir de cet épicentre, les hôtels vont s’étirer vers le nord et nord-ouest, d’une part, et d’autre part, vers le sud-ouest. En contact direct avec le palais, bien qu’en contrebas, la Montagne de la Cour représente un terrain propice aux résidences seigneuriales. C’est là que se déploient l’immense site de l’hôtel de Nassau (13), de même que l’hôtel de Toulouse et, en face, l’hôtel Ravenstein (14). Un troisième pôle se déploie en descendant du quartier royal, le Cantersteen. À l’intersection de la cour, des quartiers de commerce de luxe et de la Chancellerie, s’étendent les hôtels de Salazar (11), de Granvelle (9), de Ligne (10), d’Emden et de Bruay (12). Dans la continuité du Cantersteen, vers le nord, les hôtels s’arriment à l’autre pôle important de la collégiale Sainte-Gudule, quartier transformé progressivement par la présence des élites ecclésiastique et administrative. Dans cette zone stratégique – car en contrebas de la zone curiale – se nichent des institutions régionales, comme le Conseil de Brabant et la Chancellerie, renforçant ainsi le tracé d’une méridienne du pouvoir. Tout naturellement, les commis du gouvernement vont chercher à s’y loger. C’est là que vont s’ériger les hôtels Richardot et d’Assonleville (7), mais aussi de Spinola (5). Un changement dans le viaire apporte un élément d’explication à l’évolution du profil social des habitants de ce quartier : en 1615, l’archiduchesse Isabelle ordonne le percement de la rue qui porte son prénom pour créer une liaison directe entre le palais et la collégiale. À partir de là, bien que plus éloigné géographiquement du palais, le quartier accroît son attractivité auprès de la grande noblesse qui remplace les anciennes familles et augmente ainsi sa visibilité. L’hôtel de Berlaymont (3), devenu couvent en 1625, l’hôtel d’Epinoy (4) et celui des d’Ursel (6) entourent la zone du parvis ; l’hôtel de Berghes (1) et l’hôtel d’Arenberg (2) se situent un peu plus bas, sur la Longue rue des Chevaliers, dénomination qui révèle la concentration de l’habitat élitaire. Enfin un cinquième pôle se constitue progressivement par l’extension du quartier de la cour vers le sud-ouest : le quartier du Sablon et de la rue aux Laines. L’intérêt pour ce quartier ne débutera qu’avec les liens qu’y noue Charles Quint avec Notre-Dame du Sablon dans le cadre de la procession du Saint-Sacrement. Pourtant la jonction entre les Bailles et le Sablon ne connaissait pas encore un tracé rectiligne : ce n’est qu’à partir du xvie siècle qu’un escalier est taillé pour lier les deux sites48 bien que le dénivelé et l’étroitesse du passage dissuadât tout trajet effectué autrement qu’à pied. Cela donne une première explication aux débuts plus hésitants du Sablon comme pôle élitaire. Ce sont d’abord les parcelles à l’abri des remparts qui vont trouver acquéreurs nobles pour lesquels leur position éminente présentait certainement plus d’attrait que le bas du Sablon, plus commerçant, mais surtout parce que les terrains encore peu construits, car dédiés notamment au séchage des laines, attirent les grands appétits immobiliers. C’est ainsi que, dès le xvie siècle, les Lannoy49, les Lalaing50, les Egmont (30), les princes de Barbançon, les Bournonville (31), les Culembourg51 et même les Tour et Tassis (27) vont s’installer aux alentours du cimetière et de la Tour aux laines. Mais déjà au début du xviie siècle, la ligne de démarcation entre haut et bas du Sablon s’estompe quelque peu : les commis d’État et les hommes d’affaires laissent la place à d’authentiques familles seigneuriales : les comtes de Warfusée (25), de Bucquoy (22), d’Isenghien (21) et de Sainte-Aldegonde (23) ainsi que les Croÿ-Solre (26), suivis dans les années 1680, par les marquis de Risbourg (29). Bien que le Sablon continue tout au long de l’Ancien Régime à loger une population dont la gradation sociale va en décroissant au fur et à mesure que l’on descend vers le quartier de la Chapelle52, l’aristocratie va massivement investir des lieux qui se trouvent indéniablement à proximité de la cour mais qui ont revêtu un caractère mondain propre de par leur accès alambiqué à partir des Bailles.

  • 53 Parmi les contributions les plus récentes véhiculant cette image tranchée, il faut citer De Jonge K (...)
  • 54 Ce parc a été aménagé dans l’ancien parc du palais du Coudenberg après son incendie.
  • 55 Projet de construction d’une salle de spectacle pour Bruxelles, Liège/Bruxelles, Chez Dujardin, MDC (...)
  • 56 Le recensement de 1702 témoigne, entre autres, de cette situation : Swinnen Herman et al. (dir.), (...)
  • 57 Le Roy Ladurie Emmanuel, L’Europe de Thomas Platter, France, Angleterre, Pays-Bas, 1599-1600, t. II (...)

12Ce découpage territorial schématique de la ville en quartiers aristocratiques peut laisser une fausse impression de ville ségréguée. S’inspirant de la vision topographique des descriptions de voyageurs, les publications relatives à l’histoire de l’urbanisme bruxellois ont parfois, de façon caricaturale, tracé une ligne de démarcation entre le haut et le bas de la ville, prenant la différence de dénivelé comme rempart social infranchissable53. Or, s’il est indéniable que la concentration de familles aristocratiques est nettement plus forte dans les environs du palais du Coudenberg, il faut pourtant ajouter que certaines zones de Bruxelles, bien que moins prisées, vont également accueillir de grands hôtels. C’est le cas de celui du marquis de Merode-Westerloo (8) situé au cœur de la ville, rue du Chêne, dans une zone nettement plus teintée par l’habitat de l’élite locale. La tentative d’implantation échouera un an plus tard sous les bombes de Villeroy (1695). L’hôtel d’Arenberg, sur la Longue rue des Chevaliers, affiche une proximité géographique nettement plus grande avec la Grand-Place qu’avec le palais du Coudenberg. L’hôtel de Lede se localise, lui, sur le Rivage (zone surlignée à l’ouest). Quelques hôtels ont également trouvé place dans d’autres quartiers cossus : l’hôtel de Saint-Pierre Jette et l’hôtel de Vertain sur la rue de Louvain (zone surlignée à l’est) et les hôtels de Hornes (15) et de Havré (16) sur la rue des Ursulines, ainsi que l’ancien hôtel des comtes de Roeulx, tous trois situés dans cette portion de territoire en contrebas du Sablon, entre la place de la Chapelle et la place des Wallons, traversée par la rue Haute qui comptait, sur sa partie supérieure du moins, nombre de demeures occupées, voire achetées par la noblesse. L’auteur anonyme du projet de construction d’un théâtre dans le parc de Bruxelles54 confirme l’étendue des quartiers distingués puisqu’il prend en considération les clients potentiels du théâtre qui résident à mi-côte ou dans le bas de la ville55. Si le nombre d’hôtels aristocratiques bâtis dans le bas de la ville s’avère nettement moindre, il ne faut pas y voir un rejet absolu de ces quartiers. La haute noblesse a également recours à la location dans le cœur de la ville, accueillant traditionnellement l’élite locale56. Par conséquent, une analyse plus fine des zones élitaires fait ressortir que ces quartiers voient coexister quelques grands noms de l’aristocratie avec l’élite édilitaire et une noblesse de plus basse extraction. Cependant, si l’exclusive ne caractérise pas ses choix résidentiels, elle ignore, en revanche, totalement, à l’instar des élites locales, les quartiers les plus à l’ouest et au sud de la ville, populaires et industrieux. Bien que peu densifiées, ces zones n’ont pas suscité de velléités bâtisseuses auprès de la noblesse. Le plan de Bruxelles dressé par Jacques de Deventer (cf. ci-dessous) vers 1554, fait ressortir cette réalité ; une quarantaine d’années plus tard, Thomas Platter confirme cette impression visuelle en estimant à un tiers la partie de la ville non bâtie57. Le plan de Bruxelles de Ferraris, plus de deux siècles plus tard, montre que les constructions ont gagné ces territoires mais l’espace est loin d’être saturé dans ces aires.

13L’emprise résidentielle de la noblesse s’étend donc, au moins, à la moitié de la ville au milieu du xviie siècle.

14Le développement des pôles à un rythme différent révèle que les stratégies d’accaparement foncier répondent bien, dans un premier temps, au xvie siècle, à une logique de proximité avec le palais du Coudenberg, la disponibilité de l’espace et les voies d’accès n’arrivant qu’au second rang des préoccupations. Mais au xviie siècle, le développement de pôles comme celui du Sablon ou de la collégiale Sainte-Gudule atteste d’une nouvelle réalité qui ne prend plus la cour comme tropisme absolu. Convenons que l’impulsion est partie des gouverneurs puisque c’est sous leurs ordres que des voies sont créées vers ces deux zones. Mais, sous les archiducs Albert et Isabelle, les espaces autour de la cour se trouvent déjà fortement accaparés par l’habitat élitaire et de façon exponentielle, par les établissements religieux qui profitent de la politique post-tridentine. Plutôt que de résider systématiquement à la lisière de cette zone saturée, par rayonnement concentrique, de plus en plus de familles de la haute noblesse vont dès lors prendre place dans des quartiers qui, sans être très éloignés du palais, ne présentent pas de communication directe ou aisée avec la place des Bailles. La connexion avec le Coudenberg ne conditionne donc plus l’installation de la noblesse curiale. Plus encore, après l’incendie du palais en 1731 qui le rend inhabitable, la cour prend ses quartiers à l’hôtel de Nassau (13), le plus grand de la ville. Ce sont donc les gouverneurs qui vont s’insérer dans le maillage d’hôtels existant, créant par là une situation probablement unique. Lorsqu’un palais sera reconstruit seulement quarante ans plus tard, il ne retrouvera pas sa place sur le Coudenberg mais remplacera plutôt l’hôtel de Nassau.

  • 58 Expression employée par Boutier Jean, « L’espace résidentiel de la noblesse florentine… », art. cit (...)

15En réalité, moins que la localisation de la cour, les quartiers du Sablon, de la collégiale et même de la place des Wallons constituent désormais des zones de prédilection du rassemblement élitaire local ou régional. En manque d’espace, c’est là que la grande noblesse va choisir de s’insérer car, outre leur indice socio-économique élevé, ces zones ont en commun l’avantage de la visibilité. Les places, du Sablon, de la Collégiale ou des Wallons, permettent de s’afficher à la vue de tous, beaucoup plus aisément que dans le lacis étroit des rues bruxelloises, et de transformer les hôtels en « “théâtres” familiaux58 ». Caractéristique essentielle, l’aristocratie ne dérange donc pas la sociologie des quartiers de la ville, elle s’y conforme. Désormais, la noblesse curiale opte pour une stratégie spatiale apparentée à celle des élites locales plutôt que pour celle exclusivement orientée vers le pouvoir central.

16L’évolution de l’implantation urbaine de l’élite nobiliaire se situe à la confluence de ses rapports avec le pouvoir et la cour d’une part, et, d’autre part, de ses relations avec la ville. Si la cour a été le vecteur déterminant du développement résidentiel nobiliaire, ce n’est qu’à partir des premières décennies du xviie siècle qu’elle a contribué à cette implantation : en imprimant une charge symbolique forte à Bruxelles, la cour a ouvert la voie à l’appropriation de l’espace urbain par la grande noblesse et à son intégration dans le tissu urbain. Dans le même temps, au début du xviie siècle, la sédentarisation du pouvoir politique entraîne un puissant développement démographique et économique qui hisse Bruxelles à la première position de tous les centres urbains des Pays-Bas méridionaux. Ce développement prévaut, dès le xviie siècle, dans le choix résidentiel de la haute noblesse qui investit dans les zones de prédilection des élites urbaines, en tant que propriétaire ou locataire. Cet élément pris en compte gonfle considérablement l’espace résidentiel de l’aristocratie dont l’étendue sur la moitié de l’espace bâti bruxellois a minima nuance fortement les schémas traditionnels d’une aristocratie qui se serre autour du Coudenberg et du Sablon assimilant ces quartiers à des ghettos nobiliaires. La ville de Bruxelles se colore d’un camaïeu social où les différentes couches de la population s’interpénètrent et où la ségrégation spatiale est ignorée jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle.

Fig. 1. – P. Bout, Représentation théâtrale sur la place des Bailles, fin xviie siècle, musée de la Ville de Bruxelles.

Fig. 1. – P. Bout, Représentation théâtrale sur la place des Bailles, fin xviie siècle, musée de la Ville de Bruxelles.

À droite, la chapelle et le palais du Coudenberg, à l’avant-plan, les Bailles de la cour clôturées, en arrière-plan, différentes demeures élitaires.

Carte 1. – Localisation de 31 hôtels aristocratiques.

Carte 1. – Localisation de 31 hôtels aristocratiques.

En zones foncées : à gauche, un quartier du port ; à droite le quartier derrière le parc du palais ; en dessous, le domaine du palais du Coudenberg.

Fonds de carte : J. Blaeu, Bruxella, Amsterdam, 1649, 1/6 500.

Carte 2. – J. de Deventer, Plan de Bruxelles, ca. 1554, 1/8 600.

Carte 2. – J. de Deventer, Plan de Bruxelles, ca. 1554, 1/8 600.

J. J. Ferraris, Carte de Cabinet des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles (détail), [1771-1778], 1/11 520.

Notes

1 Boussingault Adam, La Guide universelle de tous les Pays-Bas ou des dix-sept provinces, Paris, F. Clousier, 1673, p. 19.

2 Ten Hoorn Jan Claesz, Reisboek door de voornaamste Koningryken en heerschappy van Europa, Amsterdam, 1729 (4e édition), p. 103-104.

3 Au sujet du palais du Coudenberg, voir la récente monographie qui lui est consacrée. Heymans Vincent (dir.), Cnockaert Laetitia et Honoré Frédérique (coord.), Le palais du Coudenberg à Bruxelles – Du château médiéval au site archéologique, Bruxelles, P. Mardaga, 2014.

4 Cf. Raeymakers Dries, One foot in the palace: the Habsburg Court of Brussels and the politics of access in the reign of Albert and Isabella, 1598-1621, Louvain, Leuven University Press, 2013. Les chiffres font état d’une estimation allant jusqu’à 800 personnes.

5 Le retour (quasi) systématique à des gouverneurs généraux de lignée royale s’opère sous le règne de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1740-1780).

6 Dans un souci de lisibilité, les termes « haute noblesse », « noblesse curiale » et « aristocratie » doivent être compris ici de manière identique. Ils concernent les familles anoblies avant le xviie siècle et dotées de titres élevés. Cf. infra.

7 Paravicini Werner, « Cours et résidences du Moyen Âge tardif. Un quart de siècle de recherches allemandes », in Jean-Claude Schmitt et Otto Gerhard Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 330.

8 Cf. pour l’Empire, ibid., p. 330 ; pour les royaumes de Castille et Leon, Boucheron Patrick, Menjot Denis et Monnet Pierre, « Formes d’émergence, d’affirmation et de déclin des capitales : rapport introductif », in eod. (dir.), Les villes capitales au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 30 ; pour le royaume de Suède, ibid., p. 34-35.

9 Cantillon Robert, Essai sur la nature du commerce en général, Londres, Chez Fletcher Gyles, 1755, p. 17-18.

10 Ibid., p. 21-22.

11 Stabel Peter et Boone Marc, « Du réseau urbain à la ville capitale ? La cour et la ville aux Pays-Bas du bas Moyen-âge aux Temps modernes », in Léonard Courbon et Denis Menjot (dir.), op. cit., p. 40-41.

12 Paravicini Werner, « Die Residenzn der Herzöge von Burgund, 1363-1477 », in Hans Pätze et Werner Paravicini (dir.), Fürstliche Residenzen im spätmittelalterlichen Europa, Sigmaringen, Thorbecke, 1991, p. 236-237.

13 Voir Smolar-Meynaert Arlette, « Bruxelles : l’élaboration de son image de capitale politique et en droit au Moyen-Âge », Bijdragen tot de geschiedenis, 1985, no 68, p. 25-45.

14 Les dates mentionnées pour Marguerite d’Autriche et Marie de Hongrie correspondent à la période de leur charge de gouvernante.

15 Bonenfant Pierre, « Bruxelles et la maison de Bourgogne », in Bruxelles au xve siècle, Bruxelles, La Librairie encyclopédique, 1953, p. 29-32.

16 Pour les relations entre les cours de l’empire des Habsbourg, voir Vermeir René, Raeymakers Dries et Hortal Munoz Jose Eloy (dir.), A Constellation of Courts, the Courts and Households of Habsburg Europe, 1555-1665, Louvain, Leuven University Press, 2014, ainsi que, pour le xvie siècle : Hortal Munoz Jose Eloy, Los asuntos de Flandes. Las relaciones entre las cortes de la Monarquía Hispánica y de los Países Bajos durante el siglo xvi, Madrid, Editorial Academica espanola, 2011 ; pour le xviie siècle, Esteban Estringana Alicia, Madrid y Bruselas: relaciones de gobierno en la etapa postarchiducal (1621-1634), Louvain, Leuven University Press, 2005.

17 Sartre Pierre, Voyage de Hollande fait en 1719, éd. Victor Advielle, Paris, Le Chevalier, 1896, p. 59, cité par De Peuter Roger, Brussel in de achttiende eeuw, sociale-economische structuren en ontwikkelingen in een regionale hoofdstadt, Bruxelles, VUB Press, 1999, p. 21.

18 Calendrier général de la Flandre, du Brabant, des conquêtes du roi […], Lille, A.-J. Panckoucke, 1748, p. 130.

19 Uyttebroeck André, « Les résidences des ducs de Brabant », in Hans Pätze et Werner Paravicini (dir.), Fürstliche residenzen, op. cit., p. 194-195.

20 Voir le cas de Madrid, entre autres, dans Jose Miguel Lopez Garcia et Santos Madrazo Madrazo, « A capital city in the feudal order », op. cit.

21 Stabel Peter, « For mutual benefit? Court and city in the Burgundian Low Countries », in Steven Gunn et Antheun Janse (dir.), The court as a stage: England and the Low Countries in the later Middle Ages, Woodbridge/Rochester, Boydell Press, 2006, p. 109.

22 Cools Hans, Mensen met macht – Edellieden en de moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (1475-1530), Zutphen, Walburg Pers, 2001, p. 81. W. Paravicini estime à une fourchette allant d’un quart à un sixième la part de Brabançons dans les plus hautes fonctions de l’hôtel de Philippe le Bon. Mais il faut également entendre ici par « Brabançons » ceux qui y sont apparentés ou possessionnés sur le territoire de la province. Cf. Paravicini Werner, « Expansion et intégration : la noblesse des Pays-Bas à la cour de Philippe le Bon », Bijdragen en mededelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden, 95/2, 1980, p. 306-311.

23 Cools Hans, op. cit., p. 63-83.

24 Ibid., p. 61.

25 Duerloo Luc, Dynasty and Piety: Archduke Albert (1598-1621) and Habsburg Political Culture in an Age of Religious Wars, Farnham, Ashgate, 2012, p. 99-101 et Raeymakers Dries, One foot…, op. cit., p. 151-160.

26 Nous n’évoquerons, par conséquent, pas la situation des anoblis au cours des xviie et xviiie siècles, majoritairement issus de l’administration et même de la finance, à partir du xviiie siècle. Leurs origines fondamentalement urbaines façonnent leurs usages résidentiels et la symbolique attachée aux demeures de manière différente.

27 Ce phénomène, loin de caractériser la période moderne, se constate de façon similaire au bas Moyen Âge à propos des classes élitaires antérieures. Voir Charruadas Paulo, « La genèse de l’aristocratie urbaine à Bruxelles au miroir de l’historiographie italienne (xiie-xive siècles) – Entre service militaire à cheval et activités civiles lucratives », Histoire urbaine, 2008/1, no 21 p. 49-68.

28 Il s’agit de l’hôtel désigné dans cette étude sous le patronyme « Croÿ-Aerschot ». Voir Duvosquel Jean-Marie, « Le côté occidental de la place des Bailles », in Arlette Smolar-Meynaert et André Vanrie (dir.), Le quartier royal, Bruxelles, CFC Éditions, 1998, p. 69-70.

29 Brion René et Buyle Anne, L’hôtel Ravenstein – Siège de la Société royale belge des Ingénieurs et Industriels, Bruxelles, CFC éditions, 1987, p. 14.

30 Voir notamment Duerloo Luc, op. cit., p. 90-102 et Raeymakers Dries, One foot…, op. cit., ainsi que les publications de Jose Eloy Hortal Munoz.

31 Habituellement, les archiducs séjournaient à Bruxelles de décembre à mai : Stabel Peter et Duerloo Luc, « Du réseau urbain à la ville capitale », art. cité, p. 41.

32 Voir Raeymakers Dries, One foot…, op. cit., p. 41.

33 Le domaine royal de Mariemont (Hainaut) est transformé en véritable château sous les archiducs Albert et Isabelle et devient résidence de campagne de la cour. Il fut incendié en 1794.

34 Château en périphérie de Bruxelles datant du xiie siècle et utilisé comme relais de chasse jusqu’à sa destruction décidée par Joseph II.

35 Rappelons que les archiducs menaient une politique en lien étroit avec la couronne d’Espagne bien que Philippe II leur eut donné toute autorité sur les Pays-Bas méridionaux. Faute de descendants, le territoire revint dans le giron espagnol.

36 « Thus taking leave of Brussels and a sad Court, yet full of gallant persons (for in this small city, the acquaintance being universal, ladies and gentlemen, I perceived, had great diversions, and frequent meetings […] », Evelyn John, The diary of John Evelyn, éd. W. Bray, vol. I, Londres/New York, J. M. Dent &son-E.P. Dutton & co, 1952, p. 38.

37 Voir Guri Shipé, « Les divertissements et réjouissances de la noblesse à Bruxelles (1634-1680) », Annales de la Société royale d’Archéologie de Bruxelles, t. LXVII, 2006, p. 77-159.

38 Par exemple, le marquis de Caracena, gouverneur général, et son épouse assistent au dîner et au bal donnés en l’hôtel d’Egmont, à l’occasion du baptême du prince de Gavre, fils du comte d’Egmont. Bibliothèque royale de Belgique (désormais KBR), Réserve précieuse, VB 7845 AL.P, Les Relations véritables, 20 septembre 1664, p. 451.

39 Le mariage du comte de Nassau donne l’occasion d’organiser des festivités en l’hôtel familial. KBR, Réserve précieuse, VB 7845 AL.P, Le Courrier véritable, 19 février 1650, p. 56.

40 Les Relations véritables font savoir qu’une « comédie françoise » est donnée le 5 janvier 1680 par le comte de Tassis à son oncle le prince de Fürstenberg, de passage à Bruxelles, ainsi qu’« à la noblesse qui s’y estoit rendue ». Les Relations véritables, 10 janvier 1680, p. 24.

41 Vermeir René, « L’ambition du pouvoir – La noblesse des Pays-Bas méridionaux et Philippe IV, 1621-1648 », Revue du Nord, no 87, 2005, p. 89-113.

42 Voir Bove Boris, Gaude-Ferragu Muriel et Michon Cédric, « Introduction », in eod. (dir.), op. cit., p. 16-18.

43 De Peuter Roger, op. cit., p. 38.

44 Bruneel Claude, « La localisation du commerce et de l’artisanat à Bruxelles au milieu du xviiie siècle », in Philippe Guignet (dir.), Le peuple des villes dans l’Europe du Nord-Ouest (fin du Moyen Âge-1945), t. II, Lille, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2002, p. 168.

45 Bruneel Claude, « Beaux quartiers et mixité sociale à Bruxelles au siècle des Lumières », in Shipé Guri (dir.), op. cit., p. 429.

46 Voir Charruadas Paulo, Guri Shipé et Meganck Marc, « Évolution et développement du quartier de la cour », in Vincent Heymans (dir.), op. cit., p. 233-243.

47 Cnockaert Laetitia et Modrie Sylviane, « L’hôtel d’Hoogstraten au xvie siècle », in ibid., p. 258.

48 Charruadas Paulo, Loir Christophe et Vannieuwenhuyze Bram, « L’évolution du réseau viaire du Coudenberg », in ibid., p. 38-40.

49 Philippe de Lannoy, devenu prince de Sulmone, s’installera sur le Coudenberg entre les deux portes, avant que son hôtel ne soit transformé par les archiducs en couvent pour les carmélites thérésiennes.

50 Charles II de Lalaing (v. 1506-1558) y possédera quelques années un hôtel racheté en 1547 par sa cousine Françoise de Luxembourg, épouse du comte Egmont, qui en fera le « grand » hôtel d’Egmont.

51 Leur hôtel sera détruit en 1567 par le duc d’Albe pour avoir accueilli les nobles séditieux pendant les Troubles.

52 Bruneel Claude, « Beaux quartiers », art. cité, p. 438-441.

53 Parmi les contributions les plus récentes véhiculant cette image tranchée, il faut citer De Jonge Krista, « La cour à la ville ou une capitale moderne en devenir – Le cas de Bruxelles », in Jan Hirschbiegel et al. (dir.), Städisches Bürgertum, op. cit., p. 180-181.

54 Ce parc a été aménagé dans l’ancien parc du palais du Coudenberg après son incendie.

55 Projet de construction d’une salle de spectacle pour Bruxelles, Liège/Bruxelles, Chez Dujardin, MDCCLXXXV, p. 8.

56 Le recensement de 1702 témoigne, entre autres, de cette situation : Swinnen Herman et al. (dir.), De volkstelling van 1702 in Brussel en omgeving, Louvain, Familiekunde Vlaanderen, 2018.

57 Le Roy Ladurie Emmanuel, L’Europe de Thomas Platter, France, Angleterre, Pays-Bas, 1599-1600, t. III, cité in Van Belle Jean-Louis (dir.), Recensement des édifices et maisons de Bruxelles par le sieur de Chassey en 1597-1598, Bruxelles, Éditions Safran, 2017, p. 83.

58 Expression employée par Boutier Jean, « L’espace résidentiel de la noblesse florentine… », art. cité, p. 37.

Table des illustrations

Titre Fig. 1. – P. Bout, Représentation théâtrale sur la place des Bailles, fin xviie siècle, musée de la Ville de Bruxelles.
Légende À droite, la chapelle et le palais du Coudenberg, à l’avant-plan, les Bailles de la cour clôturées, en arrière-plan, différentes demeures élitaires.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/160677/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 157k
Titre Carte 1. – Localisation de 31 hôtels aristocratiques.
Légende En zones foncées : à gauche, un quartier du port ; à droite le quartier derrière le parc du palais ; en dessous, le domaine du palais du Coudenberg.
Crédits Fonds de carte : J. Blaeu, Bruxella, Amsterdam, 1649, 1/6 500.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/160677/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 252k
Titre Carte 2. – J. de Deventer, Plan de Bruxelles, ca. 1554, 1/8 600.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/160677/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 61k
Crédits J. J. Ferraris, Carte de Cabinet des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles (détail), [1771-1778], 1/11 520.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/160677/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 75k

Auteur

Shipé Guri est docteure en histoire, membre du Centre de recherches sur les Sociétés anciennes, médiévales et modernes (SOCIAMM) à l’Université libre de Bruxelles où elle a également été assistante en histoire moderne durant dix ans. Ses recherches ont trait tant aux habitus résidentiels de la noblesse des Pays-Bas méridionaux qu’à leur cadre économique et culturel. Elle a notamment édité un recueil sous le titre Les grandes résidences urbaines en Europe (1500-1830) dans la Revue belge de Philologie et d’Histoire (2016) et prépare la publication de sa thèse de doctorat intitulée Les hôtels aristocratiques à Bruxelles (1600-1730) : Étude sociale, spatiale, économique et symbolique d’un enracinement nobiliaire en ville.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search