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Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles

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Jean Boutier
, 
Sandro Landi
, 
Olivier Rouchon

Introduction

Texte intégral

1Dans les ouvrages concernant la formation et le développement des États européens à l'âge moderne, l'espace italien occupe une position marginale. D'une part, l'Italie reste absente des synthèses en histoire moderne, qui privilégient la comparaison entre les grandes monarchies territoriales comme la France, l'Espagne et l'Angleterre. D'autre part, les historiens français se sont montrés peu réceptifs à l'égard du débat récent sur la genèse de l'État en Italie. Sans chercher à expliquer les décalages persistants dans les approches historiographiques de l'État, il est désormais nécessaire de souligner qu'un certain nombre de travaux menés par des historiens italiens depuis une vingtaine d'années ont produit une relecture des catégories les mieux établies de l'histoire politique et institutionnelle. Ce qui n'était au début qu'une tentative de comprendre les raisons de la spécificité italienne par rapport au modèle dominant en Europe - que l'on appellera ici par commodité l'« État moderne » — est progressivement devenu, dans un débat aux dimensions internationales, une manière de penser autrement les formations politiques d'Ancien Régime, sans y rechercher une anticipation d'un modèle étatique centralisé, bureaucratique et rationnel dont le xixe siècle aurait vu la pleine affirmation.

2L'ancien État italien qui fait l'objet de cet ouvrage constitue l'une des expériences de construction étatique parmi les plus étudiées de la péninsule. Une série de travaux menés dans les dernières décennies a produit une réinterprétation de l'ensemble de ce processus institutionnel, de l'époque communale au xviiie siècle. La formation lente et périlleuse de l'État de Florence aux xive et xve siècles, la naissance du principat au xvie siècle et l'annexion de l'État de Sienne (qui garde pourtant, jusqu'à l'époque des réformes, son autonomie formelle), le long gouvernement des grands-ducs, Médicis d'abord, Habsbourg,-Lorraine par la suite, peuvent aujourd'hui être appréhendés dans une perspective unitaire comme la tentative, plus ou moins réussie, de réaliser un modèle de coexistence politique fondé sur un juste équilibre entre des instances centralisatrices et la sauvegarde des autonomies des différents corps politiques.

3Dans l'usage historiographique, un modèle interprétatif fondé sur les mots clé de continuité et de stabilité a progressivement effacé le paradigme de la décadence ébauché au xviiie siècle, renforcé au siècle suivant avant d'être entériné par l'usage commun pour rendre compte de l'évolution de l'Italie en général, et de l'État toscan en particulier, à partir de la seconde moitié du xvie siècle. Cependant, une fois décidé que la notion de déclin ne sert à rien pour expliquer les logiques de fonctionnement de cet organisme étatique, reste le problème de comprendre le sens du changement politique, des transformations ou des blocages qui se manifestent tout au long de son histoire. La discussion sur ce point demeure ouverte, même s'il est certain que le paradigme de la continuité et de la stabilité a permis de penser autrement le xviiie siècle, sans trop se soucier de cette espèce d'autonomie et d'isolement du moment « Lumières-Réformes », qu'a tenté d'imposer au xxe siècle une historiographie se réclamant des Lumières.

4En évitant de ramener les spécificités d'une période longue comprise entre xive et xixe siècles, à la somme fluctuante des succès ou des ratés d'une hypothétique modernisation de l'État, une partie de l'historiographie italienne s'est ainsi donné les moyens théoriques de reformuler sa vision de la réalité des pouvoirs institutionnels dans la péninsule. Ce travail exigeant de révision des catégories interprétatives qui, dans la pratique universitaire italienne, accompagne, et parfois précède, les recherches conduites sur les sources disponibles, s'est opéré à la faveur d'échanges entre différentes traditions historiographiques. En dépit de l'intérêt que rencontrent toujours en Italie les interprétations de l'État monarchique français, les historiens italiens ont cherché ailleurs les outils théoriques nécessaires à une approche des systèmes politiques d'Ancien Régime. L'apport conceptuel de l'historiographie allemande par le biais de l'Instito italico-germanico de Trente a été décisif. Sans doute a joué une certaine proximité entre les expériences étatiques italiennes et allemandes, l'une et l'autre caractérisées par la fragmentation du cadre politique et la pluralité des centres de décision. Témoingnent de cet apport la diffusion précoce des traductions des livres d'Otto Brunner ou d'Otto Hintze et, plus récemment, l'impact des problématiques du disciplinement social et de la confessionalisation. Les travaux anglais et américains concernant le discours politique, les usages de l'art ou les formes du cérémonial, en introduisant des objets d'études inhabituels, ont élargi la sphère du politique au-delà du registre des phénomènes institutionnels formels.

5Au risque de simplifier, on peut souligner en quelques points les thèmes qui ont réorienté ces approches assouplies des dynamiques étatiques d'Ancien Régime :

  • le caractère composite des formations politiques : dans sa définition la plus élémentaire, l'État qui précède le moderne État de droit est un système de gouvernement territorial. C'est sur ce territoire que l'État exerce son imperium, c'est-à-dire le pouvoir de dire la justice, d'imposer des tributs, de lever une armée. Ce territoire, même s'il est conçu de façon unitaire, implique la présence d'un certain nombre de sujets - au double sens de soumis à une autorité supérieure et de titulaires de droits et de privilèges — tels que les villes dominées, les communautés rurales, les institutions ecclésiastiques, les corporations, les confréries.
  • le caractère pluraliste du droit : la multiplicité des « périphéries » institutionnelles de l'État correspond à une pluralité de juridictions qui lui sont antérieures et qui gardent leur spécificité. La vocation de cet État consiste à contenir, à ordonner, à réguler ces différents droits, rarement à les abroger : pendant longtemps, l'existence d'un droit commun n'a pas impliqué celle d'un droit unique. La superposition entre le droit du Prince (ou de la ville dominante) et les multiples formes de droits statutaires des cités sujettes constitue le cadre habituel dans lequel évoluaient les juristes savants comme les simples sujets.
  • le caractère contractuel du gouvernement : loin d'être des parties qui composent un tout réglé selon le principe de la souveraineté unique, les différents sujets participent au gouvernement du territoire selon une logique d'autonomie et de collaboration. Gouverner est essentiellement dire la loi, jurisdictio, à savoir médiation et réparation de conflits locaux par les représentants du pouvoir central. L'idéal du bon gouvernement et du bien commun se situe au juste milieu entre la tendance à la centralisation du pouvoir et le respect des privilèges personnels et collectifs.

6Malgré la richesse des réalités disponibles à l'observation minutieuse des historiens, il paraît désormais acquis que les formations politiques d'Ancien Régime possèdent des caractères qui les rendent irréductibles aux expériences institutionnelles postérieures. Cela implique tout d'abord une attention accrue aux contextes culturels et conceptuels dans lesquels l'exercice de l'autorité s'est déployé ou a été représenté. D'où aussi la nécessité de revoir et d'adapter le lexique de l'État en fonction de cette connaissance de plus en plus fine de ses spécificités. Les définitions employées pour désigner ces formations politiques, loin de faire l'unanimité, témoignent tout de même d'un changement significatif qui affecte les catégories d'analyse historique. La formule « État moderne » est d'un usage problématique. Étant donné la difficulté à s'entendre sur le sens de cette modernité politique, les chercheurs qui travaillent sur l'histoire politique et juridique de l'Italie pré-unitaire lui préfèrent désormais d'autres expressions : « État territorial » ou « ancien État italien ». L'usage de cette dernière notion s'oppose aussi, plus ou moins implicitement, à celle d'« État régional », utilisée pour désigner les unités politiques, résultat de l'expansion territoriale de la Ville-État, qui, après un long processus, fusionneront au xixe siècle dans l'État national.

7L'évolution de ces recherches est peu connue en dehors des spécialistes d'histoire de l'Italie, faute de synthèses référencées mettant à disposition les résultats acquis. Le choix de la Toscane s'est imposé à plusieurs titres : la richesse inégalée des sources documentaires, la convergence de recherches conduites par des médiévistes et des modernistes français sur ce terrain, l'existence de relations personnelles d'amitié et de travail avec des historiens des universités de Florence, de Pise et de Sienne.

8C'est à une entreprise de ce type que les participants à ce volume ont bien voulu contribuer, en acceptant un certain nombre de contraintes : examiner sous un volume limité les multiples aspects des dynamiques du pouvoir en Toscane entre xive et xixe siècles, sans pour autant rechercher l'exhaustivité proposer un texte suffisamment informatif pour rendre explicites les éléments de compréhension de systèmes politiques ou territoriaux que l'on ne pouvait supposer connus des lecteurs ; mettre en évidence les discussions et les débats sans lesquels l'historiographie en langue italienne et anglaise demeure inévitablement opaque. Un tel projet supposait l'existence d'une disponibilité nouvelle de la part de chercheurs formés à la croisée de plusieurs traditions historiographiques. Il impliquait aussi des limitations et des renoncements volontaires qui transparaissent dans le plan adopté ou la définition des problèmes retenus.

9En premier lieu, nous avons opté pour une approche diachronique qui identifie entre le xive et le xixe siècle les principaux moments où se déclinent, dans des contextes spécifiques qu'on ne saurait confondre, les constructions de pouvoir qui furent successivement élaborées d'abord à l'intérieur des cadres de la cité florentine et de son territoire, puis dans ceux du grand-duché de Toscane, jusqu'à son intégration finale à l'Unité italienne. La deuxième partie de l'ouvrage repose sur l'analyse du pouvoir de la cité dominante dans son rapport à un espace environnant qu'il lui a fallu annexer et dominer, mais aussi hiérarchiser et exploiter. De ces politiques de l'espace, dont les expressions concrètes sont multiples entre Moyen Âge et Temps modernes, on a conservé ici l'examen des formes de contrôle territorial et de mise en valeur des ressources, la création volontariste de pôles urbains d'un type nouveau, ou encore la perception par les groupes dirigeants de réalités économiques en voie de mutation. La troisième partie de ce livre s'arrête sur des acteurs collectifs (tels que la classe dirigeante florentine ou les noblesses du grand-duché) et sur des lieux institutionnels (comme la famille, la cour, ou l'Église) qui mettent en œuvre quelques-unes des normes imposées et des valeurs reconnues à l'intérieur de ces différentes arènes de pouvoir. La quatrième partie propose d'envisager, à travers textes et images, les discours et les constructions symboliques qui tendent à élaborer un consensus autour, par exemple, de la modélisation des vertus civiques et de la mythologie de Florence, du contrôle de la parole populaire, ou encore de la légitimation de la dynastie régnante. Si gouverner, c'est faire croire, il convient de relire la signification de l'humanisme florentin et les visées du modèle de comportement qu'il exalte. Il faut aussi s'interroger sur les pratiques élargies de la censure à Florence dans un dispositif d'ordre public, plus large et plus ambitieux, qui s'efforce de discipliner le champ des opinions en y retravaillant continûment pendant deux siècles les contours du licite, du toléré, et de l'interdit. La mise en place dès le xvie siècle d'institutions culturelles réglées comme les académies florentines ou la profusion des images peintes du souverain participent d'une même inventivité dans les usages normatifs de la langue et des lettres, comme dans l'efficacité démonstrative des arts du dessin. Enfin, c'est peut- être la construction symbolique de la dynastie médicéenne qui résume à elle seule toute la tension créatrice indissolublement nouée entre la légitimité d'une monarchie neuve et la durée pluriséculaire de la cité florentine. Au terme de ce parcours à travers les diverses configurations du politique que nous avons retenues, il était indispensable de rechercher hors de Toscane le regard extérieur de ces voyageurs qui étaient à même tout à la fois de subir et de repousser l'emprise d'un modèle aussi fascinant.

10Redisons-le pour conclure : l'ambition de ce livre est d'abord de fournir un point de départ à ceux qui cherchent à connaître l'histoire politique de l'Italie telle qu'elle s'écrit aujourd'hui, et, au-delà, de favoriser une approche comparatiste des formations politiques de l'Europe d'Ancien Régime. Cette expérience a été rendue possible grâce à la collaboration intellectuelle, matérielle et financière entre le Laboratoire d'histoire de l'Université d'Avignon, le CIRILLIS (Centre interdisciplinaire de recherches sur l'Italie, Université Michel de Montaigne-Bordeaux iii) et le SHADYC (Sociologie, Histoire et Anthropologie des Dynamiques Culturelles, CNRS-EHESS, Marseille). Au moment d'achever cet ouvrage, nous tenons à remercier Jocelyne Bernard (CNRS, SHADYC), qui a assuré l'organisation de nos rencontres et le recueil des contributions, Denise Bally (CNRS, SHADYC), qui a corrigé le manuscrit et mis en pages l'ouvrage, Alexandra Laclau (EHESS, CRH), qui a réalisé la cartographie, et nos collègues, et amis de longue date, Franco Angiolini (Université de Pise) et Marcello Verga (Université de Florence) qui, par leurs observations attentives lors de nos discussions, ont contribué à l'émergence d'une historiographie croisée.

11J. Boutier, S. Landi, O. Rouchon

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