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La politique désenchantée ?

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Lorenzo Barrault-Stella
, 
Brigitte Gaïti
, 
Patrick Lehingue

Troisième partie. Engagements et action collective

10. Les rétributions du militantisme

Du concept à la méthode

Éric Agrikoliansky et Olivier Fillieule

Texte intégral

1Depuis la publication en 1965 par Mancur Olson de Logique de l’action collective, puis l’introduction une décennie plus tard en France par Daniel Gaxie (Gaxie, 1977) d’une réflexion sur la production par les organisations politiques d’incitations sélectives destinées à leurs adhérents, la question des rétributions du militantisme est devenu un point de passage obligé des analyses de l’engagement - et du désengagement - qu’il s’agisse d’appliquer le concept, de le discuter, voire de le réfuter. L’ambition de cet article n’est pas de proposer une synthèse exhaustive de la littérature aujourd’hui proliférante sur le sujet, ni des nombreux débats qui se sont développés à ce propos. Plus modestement, elle vise deux objectifs. En premier lieu retracer les trajectoires intellectuelles et académiques de la notion de rétribution, d’une part telle qu’elle s’est développée dans la littérature anglo-saxonne, d’autre part, telle qu’elle a été reçue et interprétée en France. Revenir sur le contexte de réception de cet outil d’analyse et sur quelques étapes de sa diffusion permet en effet de réfléchir aux logiques de la circulation des concepts scientifiques et de mesurer l’écart qui en sépare les usages des deux côtés de l’Atlantique. Ce sont bien deux traditions, certes poreuses et en dialogue, mais qui divergent sur plusieurs points essentiels, qu’il faut distinguer. Revenir sur la genèse et les usages de cette problématique dans le cadre francophone permet de comprendre que la notion de rétribution en traversant l’Atlantique a changé de sens et d’usages, constituant un puissant outil de (dé)construction sociologique de l’objet militantisme et ouvrant à une approche processuelle des pratiques militantes attentives aux rationalités plurielles qui s’y déploient.

2En second lieu, nous voudrions revenir sur quelques obstacles et effets pervers auxquels se heurte l’analyse des rétributions, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée notamment dans le cadre de l’analyse des carrières militantes. Effets pervers d’abord puisqu’on peut s’interroger sur les conséquences, hors du champ scientifique, d’un tel vocabulaire des motifs prêtés aux militants qui risque aussi d’infléchir les conceptions profanes de l’engagement, voire in fine les pratiques militantes elles-mêmes. Outils de déconstruction le concept est progressivement devenu le support d’un désenchantement du militantisme et de l’engagement, mais dont la banalité contemporaine réduit singulièrement la portée critique. Obstacles méthodologiques ensuite s’agissant des conditions pratiques dans lesquelles une analyse des rétributions sensible aux contextes et aux trajectoires individuelles et collectives peut réellement réaliser son projet : rendre compte des logiques plurielles qui sont au principe de cette activité sociale qu’est le militantisme.

Action collective et rétributions

3Dans la sociologie anglo-saxonne des mouvements sociaux, la parution de Logique de l’action collective en 1965 initie un profond retournement de paradigme. La théorie du choix rationnel, qui sous-tend l’ouvrage, permet de rompre avec les approches dites du comportement collectif et avec les explications de l’engagement militant fondées sur la frustration et le mécontentement. Le « paradoxe de l’action collective » et sa conséquence, le passager clandestin (ou free rider), devient dès lors la principale énigme à résoudre, qu’il s’agisse de penser le travail de recrutement et de maintien des engagements ou, plus rarement, de partir des individus pour comprendre les voies par lesquelles ils en viennent à s’engager dans un mouvement.

Fortune d’un paradoxe

4L’histoire de ce modèle est d’abord celle de l’élargissement de son champ d’application - qui en a favorisé la diffusion mais pas toujours la portée heuristique. Le questionnement d’Olson portait initialement sur l’adhésion durable à des groupements mobilisés autour de l’obtention de biens collectifs non divisibles (groupes d’intérêt, syndicats, partis, mais surtout les syndicats) plus que sur la participation à des mouvements de protestation par définition plus labiles et instables. Pourtant, le problème du passager clandestin a fait l’objet d’un usage tous azimuts, qu’il s’agisse de s’interroger sur l’adhésion à un collectif, l’engagement dans une campagne de protestation ou encore la simple participation à une manifestation de rue, voire la signature d’une pétition, au risque d’une dilution de sa puissance analytique. De plus, l’approche coût/bénéfice et les calculs d’utilité qui en découleraient fut d’abord convoquée pour rendre compte des phases d’émergence et des engagements initiaux dans une lutte, pour n’être que plus tard étendue à la question du maintien des engagements, via le travail des organisations pour retenir leurs membres, avant d’être plus récemment mobilisée pour penser l’épuisement de la ferveur militante et le désengagement, en lien avec la question des conséquences biographiques de l’engagement (Klandermans, 1997 ; Fillieule, 2005). Avec là encore le risque d’une certaine confusion dans la rigueur du questionnement.

5Quarante ans après la publication de Logique de l’action collective, et au terme de très nombreuses tentatives pour le dépasser, le paradoxe de l’action collective demeure central dans la littérature anglo-saxonne sur le militantisme. La principale direction prise, inspirée par Olson lui-même, s’est attachée à la notion d’« incitations sélectives » (selective incentives), lesquelles récompensent les individus en fonction de leur engagement personnel, permettant de dépasser l’absence d’intérêt à se mobiliser pour des biens collectifs indivisibles. Plusieurs auteurs ont proposé des typologies de ces incitations sélectives, distinguant généralement les incitations matérielles positives ou négatives (coercition en cas de non-participation), les incitations sociales, (soit les profits/coûts liés aux relations nouées avec les autres participants, au respect et à l’admiration des autres significatifs et au plaisir de militer, de lutter ensemble) et les incitations morales, soit le sentiment de faire ce qu’il est juste et nécessaire de faire, générateur d’estime de soi et de fierté. Si ces trois types d’incitations sont présentes chez Olson, il insiste cependant sur les incitations matérielles en raison de la difficulté à mesurer les incitations symboliques (« soft incentives », 1965, p. 61, n. 17). D’autres chercheurs, s’inscrivant dans la ligne de la bounded rationality défendue par Herbert Simon (1982) ont insisté sur les incitations sociales et morales en tentant notamment de mettre au point des moyens de les mesurer. Enfin, la notion d’incitation morale a connu un double développement, via d’une part les notions de suddenly imposed grievances, élaborée pour rendre compte des mobilisations face à l’accident nucléaire de Three miles island (Walsh, 1981) et de choc moral, émise pour rendre compte des mobilisations autour de la condition animale (Jasper, 1997), en lien donc avec l’idée que la mobilisation des affects peut générer des communautés émotionnelles (Sommier, 2010 pour une synthèse), et via la littérature consacrée aux phénomènes révolutionnaires, tout particulièrement au moment des révolutions dans les ex-pays de l’Est à la fin des années 1980 et plus récemment dans ce qu’il est convenu de nommer les printemps arabes.

6Ce qui frappe d’emblée dans cette littérature, c’est la quasi non remise en cause de l’idée selon laquelle les acteurs agissent en fonction d’un calcul coût/ bénéfice, quelle qu’en soit la complexité ou la subtilité, et son corollaire, l’extension de la liste des incitations ; au risque d’aboutir à un concept éponge de plus en plus tautologique. Il est frappant de ce point de vue que la critique d’Albert Hirschman (1983) ait longtemps eu si peu d’écho dans le petit monde des social movements scholars. Pour lui, et au-delà de la dénonciation de l’anthropologie irréaliste de l’homo œconomicus, dans la plupart des situations, coûts et bénéfices ne peuvent se penser indépendamment les uns des autres, ce qui signifie que bien souvent le militantisme est à lui-même sa propre récompense, ce que tout pratiquant de la course en montagne sait d’expérience.

L’apport des approches psycho-sociales

7C’est au moment ou sociologies européenne et américaine des mouvements sociaux commencent de dialoguer, à la fin des années 1980, que les modèles explicatifs du militantisme vont s’assouplir, notamment via l’introduction des approches psychosociales des motivations. Bert Klandermans (1997) propose ainsi un modèle qui, sans sortir du cadre du calcul d’utilité, prend en compte les attentes subjectives des acteurs quant aux chances de succès de la mobilisation ainsi que la dimension idéologique. Dans ce modèle, les individus participent dans la mesure où ils ont le sentiment de pouvoir changer une situation qu’ils désapprouvent ou qui les lèse à un coût raisonnable (voie instrumentale), ou parce qu’ils s’identifient aux personnes déjà engagées (voie de l’identification) ou encore parce qu’ils veulent exprimer leurs valeurs et leur mécontentement face à ce qui les menace (voie de l’idéologie), les trois voies n’étant jamais exclusives les unes des autres dans les situations réelles. Simultanément, plusieurs chercheurs en économie s’inscrivant dans le paradigme de la rational choice theory se sont saisis des instruments de la psychologie pour interroger à nouveaux frais les fondements des comportements altruistes (Simmons, 1991) et suggérer qu’une conduite altruiste ne peut pas toujours s’expliquer par des intérêts psychologiques non immédiatement perceptibles ni par des bénéfices différés (Frey and Meier, 2004). Aujourd’hui, ces multiples hybridations et extensions du modèle coût/ bénéfice font l’objet d’une synthèse additive dont par exemple Corrigall-Brown (2012) offre une illustration. L’engagement y est pensé comme un processus à deux étapes. En premier lieu les individus doivent partager les buts et les tactiques d’un mouvement donné pour souhaiter le rejoindre. En second lieu, ils doivent avoir l’opportunité de et les ressources pour s’engager. Dans chaque cas, et selon l’importance relative de chacun des trois ressorts possibles de l’engagement (instrumental, idéologique et identitaire), les facteurs en jeu peuvent varier en intensité mais tous sont plus ou moins à l’œuvre. Ces facteurs sont au nombre de six : les convictions idéologiques, la libération cognitive, la disposition de ressources, la disponibilité biographique, les liens sociaux et les rapports entre identité individuelle et identité collective, les variations de contexte en lien avec les événements transformateurs (Sewell, 1996) et l’existence de free spaces (Evans, 1979).

8Le jeu des facteurs se modifie quelque peu dès lors que l’on déplace le regard des ressorts de l’engagement vers les déterminants des trajectoires d’engagement, soit le maintien de l’engagement et le transfert d’engagement d’une cause vers une autre, les phénomènes de mise en sommeil, qui désignent l’intermittence et la fluctuation aussi bien au niveau des organisations (les abeyance structures de Taylor, 1989) que des individus (Corrigall-Brown, 2016), le désengagement enfin de toute activité militante. Les mécanismes du maintien de l’engagement et de l’attachement, pour reprendre l’expression de Kanter (1972), sont généralement considérés comme étant de trois sortes : l’engagement normatif (normative commitment) pointe le degré d’adhésion des individus aux valeurs et à l’idéologie d’un mouvement, générateur d’un sentiment d’obligation morale. L’engagement de continuité (continuance commitment) renvoie à l’investissement dans le mouvement et à l’attractivité d’activités alternatives. L’engagement affectif (affective commitment) désigne les gratifications obtenues dans le cours des interactions avec les autres membres du mouvement et les leaders, qu’elles soient matérielles ou symboliques.

9Au total, on le voit, la sociologie anglo-saxonne du militantisme s’est en trente ans rapprochée d’une analyse compréhensive de type wébérien rapportant l’engagement à plusieurs types de motivations de l’action, présentées dans la littérature sous forme d’idéaux-types (Gaxie, 2013) : une action « rationnelle en finalité » dans laquelle les acteurs calculent coûts, risques et bénéfices en vue d’adapter les moyens aux fins poursuivies (motivations utilitaires ou instrumentales) ; une action « rationnelle en valeur » orientée vers la cause défendue et les fins poursuivies, dans laquelle les décisions sont prises car pensées comme bonnes en raison de leur valeur intrinsèque, quels que puissent en être les effets (motivations axiologiques) - ce que dans leur langage les social movements scholars appellent le sentiment d’une obligation morale intérieure (inner moral obligation) ; une action « rationnelle en valeur » orientée vers les autres significatifs, le maintien et le développement d’une identité positive - ce que Stürmer et ses collègues (2003) nomme le sentiment d’une obligation sociale intérieure (inner social obligation). À quoi l’on peut ajouter avec Weber, d’une part, la motivation par les passions et les sentiments immédiats que les sociologies des émotions mobilisatrices (Jasper, 1997) et des événements transformateurs (Sewell, 1996) tentent de cerner et, d’autre part, la motivation par la coutume ou la tradition dont on retrouve les linéaments dans l’attention aux dispositions au militantisme acquises dans la socialisation antérieure à l’engagement que la sociologie anglo-saxonne néglige très largement à quelques rares exceptions près.

La voie française de l’analyse des rétributions : des incitations sélectives aux carrières

10La voie suivie par la sociologie française fut autre et a mené les recherches plutôt vers une conception du militantisme, à la fois comme étroitement articulée aux positions sociales des activistes et au contexte de la lutte électorale et comme activité sociale inscrite dans le temps et qui articule des phases d’enrôlement, de maintien de l’engagement et de défection. Le moment d’importation par D. Gaxie (1977) de la question des rétributions fut de ce point de vue déterminant : en rompant avec une vision substantialiste et réifiée du groupe et de ses représentants, la réflexion de D. Gaxie ouvrait la voie à une sociologie du militantisme à la fois attentive à l’ancrage structurel de l’engagement, à ses dynamiques contextuelles et organisationnelles et aux dynamiques temporelles qui travaillent les carrières militantes.

Expliquer le militantisme : trajectoires d’un désenchantement

11Pour saisir les conditions d’importation, et de félicité, du concept de rétribution dans la sociologie politique française de la fin des années 1970, il faut restituer le contexte intellectuel et l’espace de références dans lequel s’inscrit l’article de D. Gaxie de 1977 et qu’il vient reconfigurer.

12Comme l’ont souligné O. Fillieule et B. Pudal (2010) le modèle d’intelligibilité de l’engagement dominant, en histoire sociale, articulait en effet dans les années 1950 et 1960, une vision macro-historique et déterministe fondée pour partie sur le paradigme labroussien. Dans l’histoire sociale ouvrière, les militants étaient l’expression et l’incarnation la plus consciente de ce héros collectif qu’était la classe ouvrière. Un déplacement de problématique fondamental a progressivement atteint ce paradigme dans les années 1970 et 1980. En histoire, il s’est manifesté par la tendance à la mise en cause progressive du substantialisme et de la réification des collectifs (Charle, 1996). S’agissant en particulier de l’histoire ouvrière, à une histoire substantialiste du groupe se substitua une interrogation sur ses conditions d’émergence et d’institutionnalisation et sur la place que les luttes collectives tenaient dans la prise de conscience d’un intérêt partagé ou d’une identité commune. L’ouvrage pionnier de Edward P. Thompson, The making of the English working class (1966) fut déterminant - bien que traduit tardivement en 1988. C’est d’ailleurs aussi au milieu des années 1980 que G. Noiriel (1986) propose une première synthèse de la perspective qui modifie profondément les cadres interprétatifs antérieurs - sous un titre délibérément en rupture avec le substantialisme : Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe.

13La seconde voie de ce déplacement se situe en science politique et s’inscrit justement dans le cadre des analyses sociologiques de la représentation, des mobilisations et du militantisme. Ici, c’est l’idéologie du désintéressement au cœur de la figure virile du « militant ouvrier », dévoué corps et âme à la cause, qui fut progressivement mise en critique. En introduisant, par le biais du paradigme olsonien, une sociologie des rétributions du militantisme, D. Gaxie a joué en France un rôle pionnier dans ce renversement (Gaxie, 1977, 2005). D’abord, parce que l’attention portée aux rétributions des militants venait salutairement rompre avec les motifs allégués par les militants, eux-mêmes, leurs organisations ou les intellectuels qui s’y reconnaissaient. « Économie des partis et rétributions du militantisme » procède ainsi à un renversement réaliste d’une sociologie spontanée des organisations politiques, paradoxalement (parce qu’héritée du marxisme) idéaliste (Gaxie, 1977, p. 128). En suggérant que l’idée d’une « prise de conscience intuitive grâce à leur instinct de classe » demeure insuffisante pour penser l’engagement dans le mouvement ouvrier, c’est bien sûr la naturalité d’un militantisme ne reposant que sur les ressorts conjoints de l’appartenance et du dévouement à la classe qui se trouvait mise en doute. L’acte militant n’est plus ni naturel, ni gratuit mais il doit être expliqué par les gratifications individuelles retirées par les militants.

14Cependant, cette référence au modèle olsonien est loin de marquer une adhésion au modèle utilitariste qui en constitue la toile de fond épistémologique. Avant tout parce que les pistes ouvertes en 1977 par D. Gaxie invitent à ne pas réifier une conception universaliste de l’intérêt mais à comprendre comment les trajectoires sociales des militants façonnent des intérêts spécifiques. L’article de 1977 insiste sur la diversité des rétributions, sur la nécessité de les analyser à la lumière de la pluralité des attentes façonnées par les trajectoires. L’importance de la sociabilité est soulignée tout comme le caractère déterminant de « l’intégration à une micro-société avec tous les avantages psychologiques et sociaux qui lui sont associés » (p. 138). De la même manière on est très loin du paradigme de la mobilisation des ressources qui indexe de façon objectiviste la réussite des entreprises de mobilisation à leur capacité à accumuler des ressources. À l’inverse, la dualité de la conception des rétributions est dès 1977 au cœur du modèle proposé par D. Gaxie qui suggère que la participation aux activités partisanes peut, en soi, constituer une rétribution, et qui suggère, par exemple, un « effet sur-générateur » pour penser comment de petits groupes aux faibles ressources peuvent indirectement produire de puissantes incitations fondées sur l’inclusion, la sociabilité et finalement sur l’exaltation que produit le simple fait de participer à une action collective intense et exigeante (p. 140).

15L’hypothèse des rétributions et la référence olsonienne s’inscrivent en fait dans un mouvement plus large de reformulation à cette période de la sociologie du politique qui s’appuie sur la relecture de Weber et s’inscrit dans une sociologie critique de la représentation telle qu’elle se développe parallèlement chez P. Bourdieu. En ce sens, le déplacement principal visé par l’article de 1977 est d’abord de rompre avec une conception marxiste-léniniste des partis qui ne sont plus vus comme porteurs des intérêts d’une classe mais d’abord « déterminés par les exigences de l’entreprise de conquête du pouvoir dans laquelle leurs chefs sont plus particulièrement engagés » (p. 123). Or, si on veut tirer tous les enseignements de cette conception wébérienne (et schumpétérienne) des élites des partis « comme entrepreneurs politiques », il faut se demander « comment ces dirigeants vont réunir les moyens nécessaires à cette entreprise [de conquête du pouvoir] et s’assurer notamment les concours humains indispensables à l’exécution des tâches politiques » (Gaxie, 1977, p. 124). L’article de 1977 participe donc d’un vaste mouvement de conceptualisation des relations entre le politique et le social qui vise à la fois à restituer les rapports de forces qui sont au principe des luttes politiques, mais aussi à placer au centre de l’analyse l’autonomie croissante des organisations partisanes, de leurs représentants et de leurs stratégies de conquête du pouvoir.

16Cette thèse de l’autonomie relative des professionnels de la politique, des luttes et des enjeux du champ politique, est d’ailleurs formulée par D. Gaxie au début des années 1970 (Gaxie, 1973) pour tenter de frayer une troisième voie entre théorie du reflet et thèses élitistes en s’appuyant non seulement sur Weber, mais aussi sur Schumpeter. En outre, la publication en 1978 du Cens caché s’inscrit si ce n’est dans la même perspective tout au moins dans un cadre très cohérent. Documentant pour la France le constat fait par la sociologie électorale anglo-saxonne d’un désintérêt et d’une faible compétence politique des citoyens - en particulier dans les classes populaires - ce travail contribue aussi à montrer combien la thèse d’une « prise de conscience » spontanée par la classe ouvrière de ses propres intérêts est douteuse (Gaxie, 1977, p. 127). Cette entreprise de rupture et de reformulation constitue d’ailleurs moins un effort solitaire que le produit d’un travail de groupe : est-ce un hasard si la première note de l’article de 1977 remercie « pour leurs critiques et suggestions » Michel Offerlé et Patrick Champagne ; ou si le manuel de Jean-Pierre Cot et Jean-Pierre Mounier qui paraît en 1974 défend une même conception de l’autonomie relative (cf. p. 148, t 2) et se réfère explicitement à la contribution de D. Gaxie à cette réflexion ? On trouvera, en outre dans la sociologie du porte-parole que P. Bourdieu propose au début des années 1980 un très fidèle écho à cette rupture (Bourdieu, 1984) : c’est in fine la nature même de la délégation politique qui est interrogée et repensée à travers une interrogation sur les phénomènes oligarchiques - à partir de la relecture de R. Michels (1911) -, sur les prédispositions au et les conditions sociales du porte-parolat (Gaxie, 1980), ou encore « sur la “mauvaise foi structurelle” du porte-parole » (Bourdieu, 1984).

Rétributions et carrières

17Si le programme formulé par une nouvelle génération de chercheur à la fin des années 1970 va profondément inspirer le renouveau de la sociologie politique française, ce n’est cependant pas le modèle des rétributions qui semble dans un premier temps avoir eu le principal impact. Un rapide dénombrement des articles parus entre 1981 et 1999 qui contiennent les deux formules clefs « rétributions du militantisme » sur la base de revue francophone Persée indique que seulement 18 articles y font référence, et encore s’agit-il pour l’essentiel de la simple référence en note à l’article de la RFSP de 1977. Seul le travail mené par Guillaume Sainteny (1995a et b) sur le militantisme écologiste tente d’opérationnaliser l’analyse des rétributions et en propose une discussion. Comme le souligne D. Gaxie lui-même près de 30 ans plus tard dans un article où il revient sur les débats suscités par l’analyse des rétributions, le programme de recherche formulé en 1977 « n’a été que partiellement exécuté et n’a pas donné lieu à publication » (Gaxie, 2005, p. 158). Cela ne signifie pas que l’hypothèse des rétributions ne va pas se diffuser, mais qu’elle n’est pas, ou peu, mise en œuvre directement ou discutée dans le cadre d’enquêtes empiriques. D’abord, parce que les travaux sur les partis politiques qui s’inscrivent dans la filiation du programme d’analyse esquissé dans les années 1970 vont moins se focaliser sur la question du militantisme que sur d’autres problèmes - relatifs à la structuration des organisations, aux logiques sociales de leurs ancrages et de leur recrutement, aux phénomènes de concurrence interne et d’oligarchie, etc. (Offerlé, 1984 ; Pudal, 1989 ; Sawicki, 1997). Ensuite, le raisonnement olsonien est aussi critiqué pour son caractère « trop étroitement utilitariste » (Offerlé, 1984, p. 76). On peut ainsi se demander si l’ambiguïté initiale du recours à la notion de rétributions n’a pas contribué à en rendre l’usage empirique difficile. Et ce d’autant plus que le début des années 1980 est marqué par l’émergence d’une vive critique de la sociologie de l’intérêt et de la « gigantesque tautologie » auquel conduirait ce que certains dénoncent comme l’économicisme de la sociologie bourdieusienne (Caillé, 1981). En outre, et peut-être surtout, le champ des études sur les protestations et les mouvements sociaux reste en jachère à cette période en France et ce jusqu’au milieu des années 1990.

18C’est à partir du (re)développement à la fin des années 1990 de recherches spécifiquement consacrées aux mouvements protestataires et s’interrogeant sur les mécanismes de l’engagement individuel que va renaître un intérêt pour la question des rétributions. Le recours à la notion de carrière militante qui renvoie directement à la tradition interactionniste de l’école de Chicago (Becker 1985 [1re édition 1963]), manifeste très bien cela. Lorsqu’elle est proposée au début des années 2000 par un petit groupe de doctorant.e.s réuni.e.s au sein du GERMM (Fillieule et Mayer, 2001), l’analyse des carrières vise à poursuivre le mouvement de « sociologisation » des rétributions (Fillieule, 2009 ; Agrikoliansky, 2017). Elle part du constat qu’il est certes nécessaire de saisir les intérêts que les militants éprouvent pour l’action collective et les gratifications qui en découlent, mais à la condition de restituer systématiquement les trajectoires biographiques et les contextes d’interaction qui façonnent et donnent du sens à ces « intérêts ». Ce faisant, le recours à la sociologie interactionniste ne doit pas être compris comme une tentative de déconstruction de la notion de rétribution, mais bien plutôt comme un moyen de l’opérationnaliser empiriquement, même si ce faisant elle opère tout de même une série de déplacements par exemple en s’intéressant bien davantage au comment qu’au pourquoi, et en mettant l’accent sur le poids des représentations et sur la temporalité des processus d’engagement. D. Gaxie prend d’ailleurs acte dans son article de 2005 paru dans la Revue suisse de science politique de cette proximité en avançant toute une série de propositions directement articulées à la sociologie des carrières.

19Appliquée à l’engagement politique, la notion de carrière vise à comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent à leur tour le champ des possibles à venir, resituant ainsi les périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle de vie (Becker, 1985, p. 46). L’intérêt est donc double : reconstituer la dynamique biographique des trajectoires militantes ; inscrire celles-ci dans la pluralité des dimensions (politique, professionnelle, intime) des trajectoires. Il s’agit donc de travailler ensemble les questions des prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, des formes différenciées et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le long du cycle de vie (défection[s] et déplacement[s] d’un collectif à l’autre, d’un type de militantisme à l’autre) et de la rétraction ou de l’extension des engagements (Fillieule, 2001).

20Dans une telle approche, les rétributions sont entendues, à l’instar de la définition initiale de D. Gaxie, comme les gratifications matérielles ou symboliques que les individus pensent retirer de l’engagement. Mais l’usage du concept est assujetti à plusieurs conditions qui en redéfinit largement l’usage (cf. aussi Gaxie, 2005). Premièrement, elles comportent à la fois une dimension objective et subjective, ce qui veut dire que c’est au prisme des perceptions des coûts et bénéfices qu’elles prennent sens. Deuxièmement, les rétributions peuvent être à la fois espérées avant l’engagement et poursuivies ensuite, mais aussi découvertes dans le cours de l’action, produites en quelque sorte par l’expérience militante. Troisièmement, ce qui constitue une rétribution est étroitement associé aux positions, trajectoires des militants, aux attentes et aux significations que ceux-ci confèrent à leurs expériences d’engagement et aux contextes d’interaction qui façonnent la perception de la situation. Quatrièmement, et logiquement, les coûts se confondent parfois avec les bénéfices : à l’inverse d’une perspective surplombante et universaliste qui affecterait à chaque expérience la même valeur, l’analyse a justement pour objet de restituer comment des expériences en apparence désagréables ou dangereuses peuvent prendre un sens positif et devenir désirables.

21L’attention aux rétributions, ainsi définies, est donc par définition au cœur de toute analyse en termes de carrière. Leur variabilité - entendue comme un changement dans leur cotation - constitue en effet l’indice le plus immédiat d’un possible changement de phase et donc de points de bifurcation, pour peu que l’on garde à l’esprit, d’une part, que les individus sont inscrits dans une pluralité d’espaces sociaux et les rétributions qu’ils y perçoivent sont elles-mêmes variables et, d’autre part, qu’ils sont obligés de se soumettre à diverses logiques et sont parfois confrontés à des conflits de rôle générant des tensions autant subjectives qu’objectives (Gottraux, 1997, p. 182). Ce qui produit la variabilité des rétributions doit par conséquent être interrogé. Aux raisons immédiatement saisissables, comme une rupture biographique, il faut ajouter des facteurs qui ne renvoient pas directement à l’individu. En effet, la valeur accordée aux rétributions dans tel ou tel univers est indexée sur la valeur que lui prêtent les autres bénéficiaires, les proches et la société tout entière. Par exemple, dans une récente recherche sur le travail syndical en suisse (Fillieule et al., 2019), il ressort que la baisse continue de la valorisation sociale de l’engagement militant au tournant des années 1980 a généré une évolution de la valeur accordée aux rétributions attendues et effectivement retirées du métier syndical. Ainsi, la première génération des femmes qui s’engagent au début des années 1980 dans les syndicats suit une logique de reconversion de ressources militantes acquises dans les mobilisations des années 1970. Le métier syndical leur permet notamment, à la fin des études supérieures, de concilier pression matérielle et fidélité à l’engagement. Pour la génération suivante de femmes diplômées qui postulent à des postes salariés, les logiques ne sont plus tout à fait les mêmes, parce que le travail syndical est moins perçu qu’auparavant comme un engagement nécessairement articulé à une vocation militante et, plus souvent, comme un métier de contact dans le domaine du social autant que du politique.

22La notion de carrière, sans être tout à fait superposable à l’analyse des rétributions proposée par D. Gaxie, partage cependant avec elle une même distance critique à l’égard des approches de la sociologie du militantisme anglo-saxonne. D’abord, les dimensions identitaire ou idéologique ne s’additionnent pas à la dimension instrumentale. Les incitations et les gratifications matérielles et symboliques participent au contraire pleinement à la production d’une économie des rétributions et se constituent de manière réciproque pour produire les conduites d’engagement. En particulier parce que les préférences évoluent au gré du vieillissement social et de la dynamique des événements et ne peuvent être établies et hiérarchisées une fois pour toutes par le chercheur. La dynamique des événements contribue ainsi à redéfinir les liens communautaires et les formes de l’attachement interindividuel, rendant illusoire de chercher à reconstruire des matrices de coûts-avantages aux moyens de modèles statiques et unidimensionnels. En s’attachant à décrire de la manière la plus précise possible les dilemmes pratiques dans lesquels les acteurs sont pris à chaque moment du temps, en tâchant de reconstruire la logique de leurs décisions au plus près de ce qu’ils font et de ce qu’ils pensent, une approche par les carrières permet de placer au centre de l’explication l’individu qui agit pour de « bonnes raisons », que ces raisons soient raisonnables ou pas aux yeux du chercheur et du monde, qu’elles soient peu liées, voire éloignées ou situées à l’opposé des causes qu’elles contribuent à servir. Ensuite, la sociologie des carrières repose sur le postulat selon lequel le raisonnement en termes de variables dépendantes et indépendantes, dominant dans la sociologie anglo-saxonne du militantisme, ne peut conduire qu’à des impasses et qu’il faut lui préférer une description la plus fine possible des phénomènes observés, qui ne s’embarrasse pas d’une volonté de construire à toute force des relations causales synchroniques au profit d’une attention aux variations diachroniques dans les parcours individuels ou les changements de contextes.

Carrière et rétributions à l’épreuve du terrain

23Aujourd’hui, la notion de « carrière militante » s’est imposée en France dans les recherches sur l’engagement, généralisant ce faisant un modèle spécifique d’analyse des rétributions. Sans s’attacher à un bilan d’ensemble de ces travaux, on peut néanmoins souligner quelques limites et des angles morts que révèlent, à l’usage, ces concepts. C’est en ce sens moins dans une perspective théorique que sur le plan de leur opérationnalisation empirique ou de leurs conséquences politiques que nous nous situerons ici.

Difficultés d’opérationnalisation

24Une première série de difficultés concerne l’opérationalisation empirique de l’analyse des rétributions. Nous avons en effet fait jusqu’à présent comme s’il était possible de recueillir toutes les informations possibles concernant les trajectoires sociales et politiques constituant le matériau fondamental pour reconstituer des carrières militantes. Il faut toutefois y réfléchir à deux fois, tout particulièrement lorsque l’on se situe dans une perspective en termes de carrière et que l’on s’attache à identifier des phases et des points de bifurcations séparant ces phases dont l’indice vient souvent d’un changement dans l’économie perçue des rétributions.

25Une analyse de carrière optimale impliquerait d’observer, depuis l’adolescence (voire l’enfance) l’ensemble des étapes qui mènent les militants à s’intéresser à l’action politique, à s’engager puis, le cas échéant, à faire défection, mais aussi à restituer comment cette trajectoire politique s’articule aux différentes dimensions de la vie sociale qui peuvent influer sur le militantisme - donc de restituer parallèlement la dynamique des trajectoires professionnelle, amicale, familiale, amoureuse, sexuelle, etc. et ce sur une période plus ou moins longue (potentiellement : une vie…). Comme l’appréhension des gratifications est inséparable des relations de sociabilité qui donnent sens aux expériences et génèrent elles-mêmes des gratifications, il faudrait ensuite restituer la dynamique de ces milieux d’appartenance et pas seulement par entretiens rétrospectifs. C’est pourquoi l’observation in situ des relations de sociabilité au sein des organisations ou des collectifs action serait nécessaire pour comprendre comment elles contribuent à l’attachement pérenne des militants. Il suffit d’énoncer un tel programme pour deviner qu’il est en grande partie irréaliste. Le protocole de recherche à déployer est difficilement imaginable : certes, si les financements étaient sans limite, on pourrait dédier exclusivement une équipe de recherche à l’observation continue et à la réalisation d’entretiens répétés avec un seul groupe panélisé de militants, tout en scrutant l’ensemble de leur vie sociale. Mais une telle perspective semble aujourd’hui hors de portée. Dans la plupart des cas la recherche doit porter sur un passé révolu. Ce qui implique nécessairement de travailler à partir d’entretiens rétrospectifs donc de reconstructions a posteriori d’expériences, tout en tâchant par les divers moyens offerts par les méthodes de l’analyse historique, de reconstituer étape après étape les contextes locaux - y compris organisationnels - dans lesquels ont circulé les militants.

26Par définition toute connaissance du passé est « une connaissance par trace » (Langlois Seignobos, 1993 [1898], p. 65) et les sources orales n’y échappent évidemment pas. Faut-il pourtant considérer qu’elles sont de ce fait inutiles et trompeuses ? Les récits biographiques permettent en effet de recueillir trois grandes catégories de données qui chacune posent des questions spécifiques : le souvenir des événements passés (event history), leur datation, leur durée et la manière dont ils se succèdent ; la mesure de où en sont les individus à tel ou tel moment particulier de leur parcours de vie (ce qui renvoie à la cumulation des expériences, par exemple le nombre d’enfants, les années d’études ou encore l’expérience professionnelle) ; enfin, l’évaluation subjective par les individus de leur expérience de vie. Comme l’écrit Florence Descamps, « les témoignages oraux ne sont pas capables de restituer précisément une chronologie ni de dater de façon fiable un événement […] En revanche, les sources orales sont capables de proposer une diachronie, c’est-à-dire une succession vécue d’événements dans le temps […] » (Descamps 2001, p. 507). Ce qui ne revient bien sûr pas à nier les phénomènes d’oubli, de scotomisation (Gaxie 2005) et de mensonge mais ce qui permet d’insister sur la validité et la fiabilité malgré tout de ce type de sources, surtout lorsqu’on les associe au remplissage d’un calendrier de vie (life history calendar, LHC).

27Et ce d’autant plus, que l’identification des points de bifurcation dans le parcours ne peut pas renvoyer dans l’optique interactionniste à une recherche de vérité historique mais bien plutôt à la restitution d’une logique séquentielle et incrémentale. Les bifurcations ne correspondent pas toujours à des moments précis et peuvent s’étirer selon des temporalités variables dans les différentes sphères de vie (Grossetti et al., 2009). En ce sens, si l’analyse de carrière ne permet pas de reconstituer a posteriori la perception de l’expérience militante par ses acteurs, elle offre en revanche de saisir une autre dimension imperceptible sur le moment : les rétributions à plus long terme et les inflexions qui ne font pas sens immédiatement mais produisent des effets de longue durée.

28Il existe enfin des manières d’améliorer la qualité des données les moins fiables. Le recours d’une part à des données contemporaines des événements passés et d’autre part la biographie collective. Le premier point renvoie à la distinction introduite par D. Bertaux (1981, p. 9) entre récit de vie (life story) et histoire de vie (life history), laquelle implique qu’aux entretiens rétrospectifs l’on puisse associer des données recueillies par ailleurs, dans la lignée des travaux fondateurs de W. James ou de W. Thomas et F. Znaniecki. C’est cette démarche qui est au cœur d’une récente recherche consacrée à l’exploration des conséquences biographiques de l’engagement et qui associe à une analyse prosopographique la reconstitution historique la plus complète possible des configurations économiques, sociales et militantes locales des villes étudiées (Fillieule et al., 2018).

29Le second point renvoie au piège du singulier, soit l’illusion d’une histoire totale appréhendée par une seule histoire de vie que P. Bourdieu (1986) nomme l’illusion biographique. Or, comme le souligne Jean Peneff (1994) « le sujet de la méthode biographique est toujours un collectif » (p. 29). D’ou l’importance de réinscrire systématiquement la singularité des trajectoires observées qualitativement dans une cartographie plus large esquissant les itinéraires possibles, comme le suggère la fameuse métaphore du plan de métro, empruntée par Bourdieu (1986) à Schumpeter (cf. aussi la discussion de Passeron 1990 sur ce point). Mener une analyse de carrière implique alors une double stratégie d’enquête à la fois qualitative (en explorant de façon approfondie un nombre conséquent de cas exemplaires), mais aussi quantitative susceptible de replacer chaque cas dans l’espace des trajets possibles. C’est à cette association de données qualitatives et quantitatives qu’en appelait explicitement le post scriptum au dossier carrières militantes publié en 2001 dans la RFSP (Fillieule, 2001) et c’est dans cette même perspective que plusieurs recherches récentes dans le domaine du militantisme politique ont tenté de développer des analyses à la fois quantitatives et qualitatives, qu’il s’agisse d’analyse prosopographique (Fédérini 2006), d’analyse factorielle permettant d’isoler des « parangons » (Pagis, 2014) ou encore, dans la lignée des travaux de Abbot, de recours à l’analyse séquentielle (Fillieule et Blanchard 2013 ; Fillieule 2017).

Au risque du désenchantement. Du tabou à la managérialisation des rétributions

30Un second point concerne les effets sociaux et politiques du recours à cette notion. L’analyse en termes de rétributions a d’abord permis de constituer un puissant outil de désenchantement du militantisme. La notion de carrière procède d’une logique assez similaire : comme l’a suggéré Muriel Darmon (2008), l’un de ses intérêts principaux est de constituer un puissant instrument d’objectivation de la réalité sociale qui ne décrit plus les phénomènes sociaux comme des « états » mais comme des « processus ». Cependant, au-delà de ces salutaires décentrements, il faut toujours se méfier des effets pervers d’un usage métaphorique de ces notions. Comme le suggèrent Fillieule et Pudal (2010) : « l’analogie économique mal comprise, qui fait du militant un être intéressé et calculateur, […], peut conduire à un ensemble d’interprétations réductrices, […], où les intellectuels engagés dans le mouvement ouvrier sont nécessairement des “ratés” ou des “déclassés”, où les militants ouvriers ne sont plus animés que par les intérêts liés aux incitations sélectives […] » (p. 167-168). De même, l’homonymie entre carrière militante et carrière professionnelle peut inviter à une lecture étroitement carriériste de la politique fondée sur une conception utilitariste et stratégique de l’engagement. Peut-on en ce sens négliger le risque d’une réduction systématique du politique à la compétition pour le pouvoir, à l’intérêt individuel et aux « carrières » ? En particulier dans une période marquée par le développement d’entreprises de dénonciation du politique et de ses acteurs, notamment venues d’une extrême droite en lutte contre le « système » ? Le risque ne porte d’ailleurs pas exclusivement sur les perceptions par les profanes de l’activité politique, mais sur les acteurs politiques eux-mêmes : quels effets l’écoute inattentive des enseignements de sociologie politique, répétant année après année aux étudiants que les « carrières » politiques sont avant tout une affaire de rétributions et d’intérêt, peuvent avoir sur des futurs acteurs du politique - dont on sait qu’ils sont de plus en plus formés dans les filières devenues, par force, professionnalisantes des cursus de science politique ? Ce constat n’est pas isolé et l’on en trouve des échos dans nombre de recherches de ces quinze dernières années portant sur les militants associatifs salariés ou bénévoles. Dans le cas du travail associatif, Laurent Willemez discerne ainsi la « fin du tabou de la rétribution » (Willemez 2007). On observe plus largement au sein des groupements militants une raréfaction du discours vocationnel, marqué par une morale du désintéressement (servir sans se servir) et la survalorisation de « l’investissement personnel, l’exemplarité, la loyauté et le dévouement à la cause » (Guillaume et Pochic 2009, p. 49). Ce qui pose un certain nombre de questions sociologiques mais aussi politiques - que nous ne ferons qu’effleurer ici.

31La dévaluation de l’engagement corps et âme peut dans certains espaces contribuer à redéfinir les critères de l’excellence militante et donc redessiner subtilement les principes de division et de hiérarchisation entre individus au sein des groupements. Par exemple au détriment des militants bénéficiant d’une forte proximité d’habitus au monde militant, le registre vocationnel s’exprimant souvent chez ceux-là comme indéterminé et comme la réalisation d’une appétence et d’une adhésion individuelles. Pour ces militants, le registre vocationnel est bien en phase avec le système de valeurs implicites intériorisé via la socialisation, système générateur de dispositions à dimension éthique et de principes pratiques au cœur desquels l’on trouve la morale du désintéressement propre au militantisme. Ici l’ethos militant imprégné du registre vocationnel est exposé au soupçon de l’hypocrisie ou de l’ambition personnelle.

32Ce mouvement semble en première analyse contradictoire avec la manière dont les groupements militants - et cela est particulièrement observable dans le tiers-secteur - contribuent à la constitution de l’engagement comme vocation en plaçant au cœur de la relation l’exigence d’un engagement total qui excède de loin les termes des contrats de travail pour les salariés ou des chartes et convention encadrant le travail bénévole. Pourtant, la contradiction n’est qu’apparente aux yeux de certains chercheurs pour qui le développement des modèles de new public management, à tout le moins dans les grandes associations comme dans les syndicats, semble favoriser une fusion entre un ethos professionnel fondé sur le registre vocationnel et un projet personnel de réalisation de soi qui trouve à s’y ajuster (Linhart, 2009, p. 153). Pour Maud Simonet, ce phénomène marquerait l’avènement d’un « nouvel esprit de l’associationnisme », ayant intégré « la “critique utilitariste” […] [d’]une certaine vision enchantée du militantisme » et « faisant de l’intérêt à l’engagement le moteur du travail bénévole » (Simonet, 2010, p. 170). Dans ces conditions, les salariés associatifs se persuadent plus facilement que les gratifications et les profits symboliques qu’ils estiment recevoir de leur travail militant - ce que les Anglo-Saxons nomment les « positive social externalities » (Preston, 1989) - compensent la faiblesse de leurs rétributions matérielles, avec toutes les conséquences en termes d’exploitation et de servitude volontaire que cela peut engendrer dans un monde ou justement le tiers-secteur prend de plus en plus le relai de l’action étatique (Hély, 2008).

33Pour conclure, on peut donc se peut se demander si nous n’assistons pas à un curieux renversement. Les analyses en termes de rétributions ou de carrières, initialement pensées comme possédant une forte charge critique, et à ce titre constituant des outils de rupture avec une doxa militante, n’ont-elles pas été progressivement enrôlées par un nouveau sens commun qui ne voit dans la politique qu’intérêt et calcul ? Si ce désenchantement était initialement heuristique, il est désormais détourné par une nouvelle doxa entretenant désormais des affinités particulières avec une pensée conservatrice (Terray, 2012) qui, aujourd’hui comme hier, considère surtout la politique et le gouvernement sous l’angle de la médiocrité ou de la menace.

34Sommes-nous pour autant condamnés à abandonner ces concepts ou à céder à un enthousiasme naïf qui verrait dans chaque action protestataire la manifestation authentique de l’altruisme de nos concitoyens ? Si la question reste ouverte, on peut néanmoins suggérer quelques pistes. D’abord, c’est, comme nous avons tenté de le montrer plus haut, à un constant travail réflexif et approfondissement du travail empirique qu’il faut s’astreindre - et former les étudiants. Car un usage empiriquement exigeant de ces notions permet d’éviter les simplifications dénonciatrices évoquées et de saisir comment les affects, les émotions, l’engagement immédiat s’articule tant aux situations qu’aux trajectoires et aux identités qui en découlent, bref de montrer qu’il ne suffit pas de croire pour s’engager, mais qu’il est difficile de militer sans (y) croire. Quelle plus éclatante démonstration de cela que les travaux tâchant de rendre compte des logiques présidant aux engagements dans les mouvements radicaux, qu’ils soient portés par des idéologies dévorantes ou des croyances religieuses et qui font désormais de moins en moins l’impasse sur cette dimension de la croyance (Sommier 2008 ; Bosi, Demetriou et Malthaner 2014 ; Fillieule et Neveu 2017).

35Ensuite, on peut se demander si l’élargissement progressif des objets de la sociologie du militantisme et des mouvements sociaux (notamment aux mouvements conservateurs - Agrikoliansky et Collovald 2014) ne constitue pas une manière de redonner une force critique à ces outils conceptuels. Il est assez curieux de constater que si l’engagement progressiste est aujourd’hui objet de soupçons, les mouvements conservateurs sont quant à eux crédités de la force des croyances et des valeurs. En ce sens la critique commune de l’engagement ne semble pas tout à fait symétrique… Appliquer aux causes réactionnaires les outils d’une sociologie des « rétributions » offrirait peut-être ainsi de prolonger la force critique de cette notion, non pour verser dans une dénonciation aveugle des nouveaux croisés de l’ordre moral, mais pour montrer que leurs engagements doivent aussi être compris dans la diversité de leurs logiques - et de leurs rétributions.

36Finalement n’est-ce pas plus généralement la question de la place laissée à la sociologie politique dans l’espace du débat public qui fait débat ici ? Souvent, par choix ou par nécessité, supplantée par une politologie bien plus médiatique que scientifique, la voix de la discipline peine à se faire entendre : trop souvent parlés par d’autres, les sociologues du politique prennent finalement trop souvent le risque de voir leurs analyses détournées et mal comprises. C’est en ce sens à la nécessité d’un meilleur contrôle collectif de notre parole publique qu’invitent peut-être ces constats.

Auteurs

Professeur de Sociologie politique à l’université de Lausanne (IEPHI-CRAPUL ; CNRS-CESSP).

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