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Selfies & stars

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François Hourmant
, 
Mireille Lalancette
, 
Pierre Leroux

Introduction. Les trois âges de la mise en visibilité des acteurs politiques

François Hourmant, Mireille Lalancette et Pierre Leroux

Texte intégral

1Exceptionnel encore dans les années 1960, l’accès du personnel politique à la célébrité semble aujourd’hui s’être banalisé, en accord avec les mutations qui affectent les sociétés occidentales. Si l’exercice du métier politique est indissociable des procédures de mise en scène et de construction d’un spectacle du pouvoir (Balandier, 1980), et si « politique et communication sont consubstantiels » (Gerstlé, 2004 : 9), les dernières décennies ont été caractérisées par des changements significatifs incitant à questionner le poids et le rôle de la célébrité dans les démocraties pluralistes.

2De nombreux indices attestent la place grandissante jouée par la « culture de la célébrité » dans la vie politique : présence constante des politiques dans les médias, démultiplication des « scènes » de représentation, des plus traditionnelles – débats, émissions politiques – aux plus incongrues – émissions de divertissement, téléréalité, Twitter, Instagram, etc. –, doublé d’une volonté affichée par les acteurs politiques de travailler à leur existence médiatique en se donnant à voir aussi bien dans les rôles traditionnels que dans des supports contribuant à la construction de leur personnalité publique. L’assomption et la généralisation de cette « culture de la célébrité » est indissociable de la place grandissante jouée par les médias (presse, radio, télévision et leurs prolongements sur internet) dans la construction de la figure de personnalités publiques appartenant à un nombre élargi de sphères d’activité auparavant assez largement à l’écart de ces problématiques.

3Pour saisir cette relation de l’activité politique à la célébrité on peut alors examiner la question sous l’angle historique en analysant les transformations de la mise en visibilité des acteurs politiques en distinguant, dans l’épaisseur chronologique, les trois âges successifs de la célébrité politique, initiant ainsi une réflexion sur les conditions de production de la célébrité politique et sur son économie (entre ressorts invariants, mutations et/ou hybridations) sans négliger évidemment les modifications concomitantes du travail politique.

4Comme l’a montré Antoine Lilti, l’irruption de la « topique de la célébrité » (Lilti, 2014 : 15) est ancienne et a précédé l’existence d’une sphère d’activité médiatique conséquente et professionnalisée. À l’image du mot, la célébrité serait apparue au xviiie siècle dans le contexte d’une profonde transformation de l’espace public. Forme de notoriété, la célébrité se définirait essentiellement non seulement par une réputation étendue mais aussi par un rapport au temps marqué du sceau de la « contemporanéité entre une personne et un public » (Lilti, 2014 : 14) et dont le ressort essentiel serait la curiosité, pas toujours admirative d’ailleurs et rarement unanime. Cette variable rend alors compte de l’intérêt marqué pour la vie privée des personnes célèbres. Objets d’une attention collective, celles-ci nourrissent une relation affective, un lien personnel et puissant le plus souvent teinté d’empathie.

5Dès lors, la célébrité peut découler de diverses activités mettant en relation une personne avec un public plus ou moins large comme l’action glorieuse (Napoléon), la création musicale (la litzmania qui se développe vers 1844) ou littéraire, adossée à des actes ou à des œuvres considérés à leur époque comme particulièrement remarquables. Jean-Jacques Rousseau, avant Voltaire, fut ainsi la « première véritable célébrité européenne » (Lilti, 2014 : 22),

6Si les ressorts de la célébrité des sociétés hypermédiatiques (vedettisation, commerces des portraits, mécanismes publicitaires, presse à scandales et phénomènes d’admiration et/ou de curiosité) sont donc fixés depuis plusieurs siècles, des évolutions sont pourtant advenues (Erner, 2016). Elles concernent surtout l’ampleur prise par le phénomène de la « montée en célébrité » qui va à son tour toucher l’espace du politique. Si ce dernier n’a jamais été totalement épargné par ce phénomène, le développement des médias de masse a modifié substantiellement à la fois les modalités de recrutement du personnel politique comme les caractéristiques du métier, notamment à travers les stratégies de communication des acteurs politiques, mais aussi la vitesse et l’étendue de la circulation des images et des informations (diffractant les modalités d’accès à la notoriété et assurant le triomphe de la visibilité) sans oublier les interactions entre les différents protagonistes (redéfinissant le poids des médiations). Questionner ces transformations structurelles impose alors de croiser les dispositifs (scénique, médiatique, linguistique, sémiotique) qui régissent le champ politique et les dispositions (cognitives, émotionnelles et communicationnelles) de ses acteurs.

Premier âge : une célébrité de papier (presse et photographie)

7Le premier âge de la célébrité s’affirme par et dans la célébration de personnalités diverses, détentrices de qualités personnelles peu communes voire extraordinaires. L’accès à la célébrité est conditionné par une « économie de la grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1991) fondée le plus souvent sur des actions extraordinaires (héroïques, courageuses, exemplaires…) qui attestent des mérites particuliers et/ou donnent à voir des dispositions jugées « hors du commun ». Correspondant globalement à une logique de célébration des « grands hommes » dans les manières de mettre en récit l’Histoire, la célébrité était une conséquence d’une gloire acquise selon des modalités qui empruntaient objectivement ou symboliquement à une conduite relevant de l’exceptionnalité. De plus, la temporalité de la « mise en célébrité », s’articulait avec une durée longue fondée sur l’acquisition d’un capital de légitimité patiemment acquis, qui pouvait asseoir la célébrité en lui donnant les apparences du désintéressement.

8De tels critères d’accession à la célébrité étaient de fait assez sélectifs : quand bien même l’héroïsme ou la gloire dépendent en partie de forces et d’intermédiaires les construisant, ils ne peuvent être attribués, sous peine de se banaliser, qu’à un nombre restreint d’individus. Par ailleurs, ils s’avèrent en pratique dépendants de circonstances historiques particulières dans lesquelles ils peuvent prendre place. Les figures du chef d’État face à l’Histoire permettent aux personnalités politiques de rejoindre un panthéon des célébrités où dominent ceux – beaucoup plus rarement celles – qui ont accompli des prouesses sur le terrain (notamment les militaires) ou qui se sont imposés comme des chefs de guerre.

9Le développement des médias, presse et photographie, concourt à amplifier ce phénomène en favorisant la visibilité de ces personnalités exemplaires et leur identification, œuvrant à porter à la connaissance du plus grand nombre de nouveaux acteurs. Explorateurs, avocats ou chanteuses d’Opéra ont pu éprouver au xixe siècle les voluptés de cette forme de reconnaissance dans la Cité de l’opinion (Boltanski et Thévenot, 1991).

10La trajectoire de la communarde Louise Michel, ici retracée par Sidonie Verhaeghe, témoigne de cette cristallisation. Érigée en symbole et en exemple, Louise Michel, incarnation d’une certaine « consensualité révolutionnaire », a connu une incontestable célébrité au sein de l’espace politique révolutionnaire aux débuts de la IIIe République. Sa renommée ne saurait se comprendre sans évoquer les épreuves rencontrées et surmontées : son engagement lors de la Commune de Paris puis sa condamnation par le Conseil de guerre et sa déportation en Nouvelle-Calédonie ; le refus de la grâce qui lui est accordée puis son activisme politique et sa participation sans relâche aux luttes et aux mouvements sociaux. Héroïne sanctifiée par son combat, Louise Michel sait aussi entretenir son image à travers la mise en scène de son apparence (le noir comme signe de deuil) ou encore la publication de mémoires et d’une histoire de la Commune. Elle alimente un récit où s’expose une dimension initiatique et sacrificielle propice à des phénomènes d’adulation et d’admiration. Mais au-delà des singularités biographiques, la popularité de Louise Michel reste liée à une configuration politique.

11Icône révolutionnaire et personnalité charismatique, elle suscite d’intenses projections émotionnelles et une ferveur emprunte de dévotion. De trois à vingt mille personnes, selon les différentes estimations de journaux, vinrent l’attendre à la gare lors de son retour de Nouvelle-Calédonie. Elle apparaît alors comme l’incarnation de la pureté militante et du peuple souffrant au point de susciter toute une production artistique (poèmes et chansons) qui révèle l’admiration – révolutionnaire – dont elle fait l’objet. Bien que située à un segment singulier du spectre politique – l’extrême-gauche – la figure de Louise Michel ne condense pas moins à sa façon les logiques lourdes qui traversent et structurent l’espace public, indexant la célébrité sur le temps long (souvent indissociable d’une reconnaissance posthume), une exceptionnalité et/ou une rareté adossée à un modèle de grandeur héroïsée. Dans une telle configuration, l’exposition des vertus domestiques et la pratique de l’introspection publique personnelle ne pouvaient que nuire à la grandeur politique. Louise Michel s’inscrit à sa façon dans ce régime héroïque qui longtemps a prévalu.

12Singulier par son positionnement politique à l’extrême-gauche à la fin du xixe siècle, le cas de Louise Michel est néanmoins exemplaire de cette célébrité de papier qui caractérise le xixe siècle et toute la première partie du xxe siècle, tant à travers les ressources qu’elle suppose que par les vecteurs qu’elle sollicite et les valeurs qu’elle condense. Mais ce premier âge de la célébrité politique, adossé à un modèle héroïque/vertueux, va connaître progressivement une mutation sensible, comme l’atteste l’évolution des perceptions et des pratiques du personnel politique en France après 1870.

13Hanté par le Coup d’État napoléonien du 2 décembre 1851 et guidé par la crainte du césarisme, le système politique républicain s’est complu à promouvoir des personnalités consensuelles à l’image d’un Sadi Carnot, « candidat inoffensif » selon Le Figaro, préféré à Jules Ferry. Dès son accession à la présidence de la République, Sadi Carnot entend restaurer les fastes de l’institution et innove en annonçant sa volonté d’entamer un véritable « tour de France » afin d’aller à la rencontre des Français. À travers ces déplacements en Province, il s’agit bien évidemment pour le nouvel élu d’unifier le territoire national, exprimer le lien citoyen, renforcer la légitimité républicaine du régime, conforme en cela à la logique des « voyages de souveraineté » (Corbin, Gerome et Tartakowsky, 1994) mais aussi de donner à voir positivement une institution présidentielle dévaluée, notamment après le scandale des décorations qui a entraîné la démission de son prédécesseur, Jules Grévy. Enfin, ces voyages s’inscrivent dans une conjoncture de lutte où le régime républicain est menacé par les ambitions et la popularité rencontrées par le général Boulanger. À travers leurs voyages croisés, Carnot et Boulanger vont mener un véritable combat de représentation tout en jouant sur un rapport individualisé à la foule. Ils instaurent un contact personnifié qui fonctionne alors comme ersatz de suffrage universel (Mariot, 2006).

14Cette confrontation et cette tension révèlent la structuration, vers 1888-1890, d’un double circuit de célébrité où, à côté d’une modalité très individualisée, fondée sur une matrice héroïque ou glorieuse (incarnée par Boulanger) se développe une forme de célébrité d’institution (promue par Sadi Carnot).

15Christian Le Bart s’attache à retracer cette évolution, analysant notamment le glissement qui s’est effectué en France, à partir de la IIIe République, d’une célébrité-impersonnelle caractérisée par son exemplarité à une célébrité-personnalisée définie par une injonction de singularité. Longtemps adossée aux institutions, la légitimité des gouvernants avait en effet pour corolaire une obligation d’impersonnalité. Avant l’apparition des médias audio-visuels, ces derniers bénéficiaient d’une célébrité peu individualisée. Les portraits présidentiels, ces « Étatmatons » (Brasart, 1983) immuables et imperceptiblement changeants sous la IIIe République, témoignaient avec éclat, dans leur itération, de cette exigence de dépatrimonialisation et dépersonnalisation du pouvoir. Cette « contrainte d’impersonnalité » comme la qualifie Christian Le Bart a donc défini pendant longtemps l’horizon politique, condamnant la présidence de la République à un rôle ancillaire et son titulaire à un relatif effacement.

16Cette « alchimie de la légitimation par le renoncement à soi » va néanmoins évoluer sous le double aiguillon de la crise des institutions politiques (mai 58) et de l’évolution des médias de masse. L’exemplarité institutionnelle n’étant plus mécaniquement synonyme de légitimité, la médiatisation de la vie politique invite alors à des stratégies de mise en visibilité seules susceptibles d’asseoir désormais une « personnalité politique ». Avec elle débute alors un second âge, celui de la célébrité médiatique, notamment après la Seconde guerre mondiale.

Deuxième âge : une célébrité médiatique

17Le développement de la sphère marchande, la montée en puissance de la culture de masse et des industries culturelles, l’essor du mythe hollywoodien adossé au cinéma et emblématisé par ses stars (Morin, 1957), concourent à acter le passage « des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité » (Chenu, 2008).

18Cette dernière fait alors rapidement l’objet de stratégies de mise en visibilité qui servent d’incontournable point d’appui pour la réussite d’entreprises individuelles comme de productions collectives (Heinich, 2012a). La célébrité se déploie, se renforce et se cultive de plus en plus par des actions volontaires (communication et marketing) et par la mobilisation instrumentale des médias et de la publicité dans des espaces d’activités variés. La vidéosphère fait basculer la célébrité de la renommée (dont la réputation passe par la reconnaissance admirative du nom – et de l’œuvre accomplie – par le plus grand nombre) vers la popularité (associée à la reconnaissance laudative de la personne par son image diffusée massivement) (Bystrom et al., 2004).

19Cette démocratisation et cette dynamique de mise en visibilité n’épargnent pas le champ politique. Elles sont favorisées, dans l’après-guerre, par deux phénomènes conjoints : d’abord une évolution des possibilités d’accès aux médias, du fait de leur diversification ; ensuite une accentuation du travail volontariste mené par les acteurs politiques auprès de ceux-ci (sous l’effet de la professionnalisation des fonctions de communication et de l’expansion de l’autonomie qui leur est donnée).

20Par ailleurs, pour des raisons qui tiennent là encore à des évolutions plus larges (intensification de la compétition électorale et personnalisation du jeu politique, dépendance plus faible aux organisations partisanes et à leurs membres au profit de l’opinion mesurée par les sondages et du rapport de plus en plus prégnant aux médias organisé et encadré par des professionnels du conseil en communication), le rapport aux citoyens a tendance à prendre la forme, voire à se confondre, avec un rapport au public, dans lequel les médias jouent un rôle déterminant, à l’image de ce qui existe dans l’univers de la culture populaire.

21La vie politique, en Occident à partir de la fin de la Seconde guerre mondiale, est désormais moins structurée par des engagements individuels dans des conjonctures historiquement problématiques que par un fonctionnement démocratique globalement plus routinier, aux prises avec des enjeux souvent plus abstraits (crises économiques notamment), plus lointains (guerres d’armées professionnelles hors du territoire national) et sous des formes moins spectaculaires, plus globales et collectives, moins souvent incarnées dans la figure d’un chef charismatique. Les figures publiques d’hommes d’État comme Churchill ou De Gaulle, sans qu’elles soient tout à fait dénuées de caractéristiques familières, sont parmi les dernières à relever du modèle ancien.

22En lien avec une conception plus gestionnaire de l’activité politique, comme avec le dépérissement de la visibilité des affrontements idéologiques qui avaient structuré les engagements dans l’entre-deux guerres et à la Libération, on assiste en France comme dans la plupart des démocraties occidentales, à des mutations marquantes caractérisées par la généralisation et la banalisation des logiques de mise en visibilité dans l’espace public.

23Au régime héroïque a succédé le régime égotiste caractérisé par la montée en puissance des « tyrannies de l’intimité » (Sennett, 1979). Certes, la rupture n’est pas totale. Des mises en scène plus familières d’acteurs politiques étaient déjà apparues dans l’entre-deux guerres (Delporte, 2008) : le magazine Vu avait publié dès 1928 un reportage sur Édouard Herriot, posant dans sa bibliothèque en charentaise (Dakhlia, 2008). La nouveauté est donc moins de forme que d’ampleur. La vie quotidienne du personnel politique s’expose plus volontiers à partir des années 1960. Le « cadrage Kennedy », (sa plastique, sa femme Jackie, ses enfants et son clan) s’impose progressivement, consacrant l’assomption d’une exposition enchantée de l’intimité en politique, opérant une confusion des univers publics et privés et contribuant à redéfinir en profondeur les règles du jeu politique. Au Canada, la Trudeaumania, qui fera rage quelques années plus tard (Litt, 2008, 2016), fera vibrer la nation et marquera durablement l’imaginaire politique en assurant la promotion médiatique non seulement d’un Premier ministre séducteur et séduisant mais aussi de celle sa jeune épouse et de ses trois enfants.

24Cette transformation du champ politique doit toutefois être contextualisée précisément. Analysant les évolutions du rapport du personnel politique aux médias, Patrick Champagne notait « le déplacement des centres de gravité de la politique des assemblées parlementaires vers les médias » (Champagne, 1990 : 147). Amorcé sous la Ve République, le phénomène s’est accéléré à partir des années 1980 en France. Pendant longtemps cependant, les apparitions médiatiques des acteurs politiques furent le reflet de la hiérarchie des postes politiques occupés. La visibilité télévisuelle était en effet corrélée à une position dominante dans le champ politique. Cette homologie influençait les règles du jeu : étroitement dépendant des ressources institutionnelles et politiques, l’accès à la télévision (et dans une moindre mesure à la radio) ne donnait pas encore lieu à une compétition généralisée pour exister médiatiquement. Il restait le privilège d’une élite politique monopolisant les postes à responsabilités et les fonctions éminentes.

25Les choses ont évolué dès les années 1990, en France, en Europe, mais aussi en Amérique du Nord, pour des raisons qui tiennent en premier lieu à des transformations structurelles de l’offre médiatique. Dans la logique commerciale dominante des médias, la politique (comme sujet) ne peut avoir de place que dans deux configurations particulières. Soit dans des arènes réservées (chaînes d’informations continues en télévision et radio, magazines d’information dans la presse écrite) et selon des modalités désormais routinisées (face à face, débat, réactions…) ; soit au prix de transformation des modalités de représentation médiatique, en prenant place à l’intérieur de formules médiatiques (talk-shows, presse écrite grand public, voire people) pour les acteurs politiques qui doivent en accepter les contraintes (Bastien, 2014 ; Brants, 2003 ; Leroux et Riutort, 2013, notamment).

26Dans des configurations pacifiques et plus ordinaires, l’espace politique est occupé par des acteurs qui s’appuient plus volontiers sur la mise en scène du quotidien, des vertus domestiques moins saillantes, synonymes d’équilibre, de stabilité, donnant à voir des qualités plus intimes, en adéquation avec un marché politique ouvert à des personnalités moins flamboyantes mais sous-tendu par une logique de sincérité et de proximité. La télévision s’ajuste tout particulièrement à ces stratégies de présentation de soi qui favorisent l’assomption de l’ego-politique (Le Bart, 2013). Elle autorise la mise en scène non seulement d’un discours mais d’une voix, d’un physique, d’une plastique, d’une silhouette, d’une façon d’être. Formellement, le cadrage resserré instaure une relation d’intimité qui favorise une forme de communication phatique. Celle-ci tend à privilégier le ton de la confidence et même l’illusion de cohésion et de contact (Charaudeau, 1997). Cette « télévision de l’intimité » (Mehl, 1998) réussit ainsi à surmonter ces deux principaux obstacles à la proximité que sont l’éloignement physique et la raideur institutionnelle des rôles. (Le Bart et Lefebvre, 2005)

27Avec la montée en puissance de la « démocratie d’opinion » (Manin, 1995), le champ politique a favorisé l’émergence de nouvelles ressources comme le capital médiatique, consacrant l’importance de la popularité dans une compétition politique de plus en plus individualisée. Le statut de la célébrité a alors évolué, passant d’attribut associé au rôle à celui d’instrument de conquête du pouvoir.

28Ce registre de la singularité accompagne les pratiques et les stratégies des acteurs politiques. Au carrefour de deux principes contradictoires – un principe de distinction et un principe d’identification (Rosanvallon, 1998), la figure du représentant doit désormais cultiver une distance au rôle, construire une identité séparative qui légitime sa qualité de mandataire tout en s’émancipant de la tutelle partisane voire en systématisant une « dissidence institutionnelle ». Il s’agit d’afficher les traits d’une personnalité libre et authentique, jouant des écarts à la norme pour séduire, n’hésitant pas afficher le registre des émotions (Braud, 1980 et 1996 ; Le Bart, 2018).

29Cette quête de popularité des prétendants auprès de l’opinion publique – condition de leur accès comme de leur maintien au pouvoir – définit alors de nouvelles stratégies de communication politique et rend compte de l’apparition et de l’essor de ce qui, en France, a été observé sous le terme de peopolisation politique. Analysant cette dernière, Christian Delporte a pu en souligner les caractéristiques. La peopolisation requiert en effet la présence de trois grandes catégories d’acteurs : les politiques, les médias et l’opinion publique. Il en a également décliné les modalités, distinguant classiquement trois cas de figures : l’intrusion des célébrités dans le champ politique afin de soutenir un prétendant ou pour leur propre compte ou, inversement, celle des acteurs politiques imitant les stars du cinéma ou de la chanson ; l’exposition, promotionnelle ou subie, des acteurs politiques dans la presse échotière et les magazines people ; la conformation des autres médias aux canons de cette presse échotière, notamment à travers un traitement de l’actualité fondé sur la vedettisation et le dévoilement de l’intimité (Delporte 2008 ; Dakhlia, 2012).

30Cette perméabilité des mondes favorise également des transferts de légitimité. Ceux-ci peuvent s’effectuer dans différents contextes, affectant des personnes (par exemple l’association d’un artiste confirmé avec un jeune talent émergent peut être envisagée au bénéfice des deux protagonistes), des gammes d’objets (sous la forme de parrainage ou de lancement en nom propre de produits parfois très éloignés de l’activité ayant valu la reconnaissance) et s’opérer dans d’autres champs d’activité (phénomène très courant dans l’univers du spectacle et du divertissement à l’image de ces personnalités qui, comme Bono, Angelina Jolie ou Sting se lancent dans des actions caritatives ou intègrent le cercle privilégié des « célébrités diplomates » à l’heure de la « soft idéologie » (Huyghe et Barbès, 1987).

31Les États-Unis constituent à cet égard un terrain d’analyse privilégié du phénomène de la « célébrification politique » porté par l’enchevêtrement des mondes du divertissement et de la politique, tant le phénomène fut pionnier et reste exceptionnel par son ampleur. Dans une approche comparée entre les USA et le Canada, Mireille Lalancette et Vincent Raynauld soulignent bien l’asymétrie entre les deux États nord-américains en termes d’appui des personnalités issues du monde du show-business auprès des candidats politiques (Roussel, 2011). Cette dernière est quasi institutionnalisée aux États-Unis et peut s’expliquer par l’importance de la culture du divertissement (« entertainment ») qui serait constitutive de l’identité américaine, construite sur la culture populaire au détriment de la culture savante (Heinich, 2011 : 356).

32Les dernières campagnes présidentielles furent l’occasion de voir le gotha hollywoodien s’enflammer pour le candidat démocrate, qu’il s’agisse de Barack Obama ou d’Hillary Clinton. Banalisée aux États-Unis, cette pratique reste beaucoup plus rare au Canada. Si quelques personnalités comme le joueur de hockey Wayne Gretzky ou l’actrice Pamela Anderson ont pu mettre leur capital médiatique au service de Parti conservateur et du Parti vert, les exemples restent exceptionnels et circonscrits. Le régime de type parlementaire canadien, la culture politique et la présence au pouvoir pendant neuf ans de Stephen Harper, leader du Parti conservateur caractérisé par une distance critique à l’égard des médias, peuvent rendre compte de ce silence des stars canadiennes en politique. C’est sans oublier le fait que le système politique canadien est beaucoup plus réglementé du point de vue des levées de fonds et des dons que peuvent accepter les partis. Ces règles strictes ne favorisent pas la séduction de célébrités et l’utilisation de leurs généreux portefeuilles au profit des partis politiques.

33En France, le début des années 2000 marque incontestablement un tournant peopolitique. On le sait, Nicolas Sarkozy fut l’un des premiers, mais pas le seul, à jouer la carte de la peopolisation promotionnelle, en se mettant en scène dès cette date : Lui, comme ministre de l’intérieur, mais aussi son épouse, Cécilia, célébrée comme « femme d’intérieur » dans un reportage édifiant et laudateur au titre éponyme de France 2 dans l’émission Envoyé spécial (19 décembre 2002). Il calque la gestion de son image publique sur la médiatisation de la famille Kennedy. Plusieurs séquences illustrent cette inter-iconicité appuyée. Un cliché de Paris Match (23 mai 2002) montre leur fils Louis assis sous le bureau ministériel de son père, pastichant la célèbre photographie de John John dans le bureau ovale de la Maison blanche. Puis, le jour de son investiture, marquée par le rituel de la passation de pouvoir à l’Elysée, la famille recomposée (Cécilia habillée en Prada) joue avec éloquence la carte de la beauté et du glamour. Enfin, lors de la soirée décriée au Fouquet’s, Nicolas Sarkozy aurait déclaré le soir de son élection : « Vous avez aimé Jackie Kennedy ? Vous allez adorer Cécilia Sarkozy. »

34La croisière sur le yacht de Vincent Bolloré acta avec éclat ce tournant qui sembla même ne pas épargner le choix des ministres. Ici encore, une étonnante logique de casting présida à la nomination des ministres, notamment féminin, comme l’avouera Nicolas Sarkozy au moment de la composition du gouvernement Fillon : « Je sais bien que je suis le Tom Cruise du pauvre, mais enfin Gérard Larcher ministre, ce n’est pas possible : il est trop laid ! Tandis qu’avec Rachida et Rama, on va leur en mettre plein la vue ! » (Buisson, 2016 : 149).

35Le « cas Rachida Dati » étudié par Nicolas Mary illustre la logique d’une trajectoire qui doit beaucoup à la faveur du Prince (Nicolas Sarkozy) et à sa volonté de promouvoir des figures emblématiques qui, issues de la diversité ou des « minorités visibles », disposaient par ailleurs d’une incontestable, quoiqu’inavouable, dot esthétique. Il constitue également un cas d’école pour éclairer le phénomène de « célébritisation » qui s’empare du champ politique à cette époque.

36Dépourvue d’ancrage électoral et de ressources partisanes, Rachida Dati connait en effet une ascension fulgurante en devenant garde des Sceaux en 2007 après avoir été porte-parole du candidat Sarkozy. Et c’est depuis ce bastion politique qu’elle va se constituer un capital médiatique par l’instrumentalisation de sa vie privée à des fins promotionnelles, notamment lors du feuilleton à rebondissement qui débute dès l’annonce de sa grossesse, bientôt amplifié par le suspense concernant la paternité de sa fille Zohra, suscitant mille supputations dans la presse people. Par ailleurs, la publicisation d’un storytelling efficace, retraçant l’improbable trajectoire d’une fille de maçon algérien et d’une mère au foyer marocaine, des cités HLM de Chalon sur Saône aux palais de la République, impose une lecture édifiante, vite relayée par une presse complaisante. À rebours de toute forme de déterminisme social, Rachida Dati réussit à imposer le récit d’une réussite individuelle, fondé sur la volonté et le mérite.

37Érigée en symbole de la diversité, elle saura également profiter de sa position de pouvoir pour gagner une incontestable popularité en surfant sur la vague de la célébrité qu’elle entretient avec talon (haut) et talent. Mais si cette dernière l’a portée un moment, elle s’est aussi refermée sur elle, la renvoyant à une posture stigmatisante : l’icône de la diversité s’est muée en fashion victim, la femme volontaire en incarnation de la superfluité. Réduite pour une large part à son apparence (frivole), Rachida Dati s’est donc trouvée enfermée dans une corporéité genrée et confrontée à une difficile entreprise de retournement du stigmate.

38Cette attention à la plastique des personnalités est particulièrement évidente dans le traitement de Marine Le Pen et de sa nièce Marion Maréchal-Le Pen par le magazine Closer, métamorphosé en un improbable adjuvant politique comme le démontre ici Jamil Dakhlia. C’est cet hebdomadaire de la presse échotière qui, parmi les tout premiers, fait, à partir de l’année 2014, des leaders frontistes (Marine Le Pen et sa nièce, ainsi que Florian Philippot), longtemps jugés trop « clivants » ou « anxiogènes », des personnages people. Revenant sur cette évolution, Jamil Dakhlia s’interroge sur la congruence observée entre la vedettisation opérée par Closer et la stratégie dite de « dédiabolisation » menée par le Front National, notamment depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti. Analysant la rupture de ce tabou, il insiste bien sur les éléments qui ont contribué à faire de Closer un allié objectif dans cette opération de légitimation politique (même si le journal a pu à l’occasion mettre en perspective critique les informations politiques publiées). Parmi ceux-ci, il convient de noter d’abord l’importance du cadrage : la veine people l’emporte en effet sur une lecture plus politique. Privilégiant l’approche par le physique (détaillant la plastique des femmes Le Pen, leur vestiaire et se focalisant notamment sur leurs pratiques balnéaires, Closer s’attarde ainsi sur le corps de Marion Maréchal Le Pen présentée en sex-symbol), sur le mode stéréotypé et lénifiant des « stars en vacances » (fonction d’évasion), reléguant à l’arrière-plan la dimension politique plus sulfureuse.

39Répondant aux critères du personnage people (notoriété, popularité, glamour et potentiel narratif), l’accès des figures frontistes au « panthéon des célébrités » doit aussi être corrélé à un double phénomène, politique et marchand. Il ne saurait être dissocié d’un contexte électoral caractérisé par la montée en puissance du FN dans le champ politique. Mais il doit aussi se comprendre au regard de la situation de plus en plus concurrentielle du secteur échotier qui a pu pousser Closer à vouloir, par une stratégie agressive et des « coups » médiatiques, enrayer un recul régulier des ventes. Cette représentation d’une Marine le Pen, à la fois féminine et populaire, en accord avec le lectorat cible de Closer, fait écho à celle initiée par la dirigeante frontiste à la même époque. Par une forme d’auto-vedettisation, Marine Le Pen a pu en effet multiplier les mises en scène peopolisantes en exposant à la fois sa vie privée et ses blessures tout en affichant une féminité conquérante et stratégique. En mobilisant les stéréotypes de genre associés à la féminisation, elle polit et adoucit son image tout en ciselant une perception plus rassurante du parti, notamment à l’endroit de l’électorat féminin, traditionnellement plus rétif au vote FN. Cette nouvelle identité frontiste entre aussi en synergie avec le discours de Marine Le Pen et sa volonté de normalisation, notamment à travers la mobilisation d’une rhétorique du « care », assurant la promotion d’un État certes martial mais aussi maternel ou protecteur, en particulier à destination des oubliés de la mondialisation (Alduy et Wahnich, 2015).

  • 1  Gilles Paris, « Mid-terms – 27 : Taylor Swift fait grimper le nombre d’inscriptions sur les listes (...)

40Tenter d’évaluer l’impact de cet engagement des célébrités en faveur d’une cause, d’un parti ou d’une personnalité politiques reste évidemment problématique. Cela suppose de prendre en compte deux séries de variables : d’une part les caractéristiques des destinataires, le pouvoir d’influence des célébrités s’accroissant tendanciellement auprès des personnes peu impliquées politiquement ; d’autre part les transformations de l’environnement politico-médiatique, et notamment les médias socionumériques susceptibles de toucher de façon privilégiée les Milleniums, cette nouvelle génération de citoyens. Si la campagne pour les mid-terms en 2018 a encore une fois été caractérisée par la mobilisation d’acteurs et de chanteurs qui, à l’image de Brad Pitt ou Leonardo di Caprio, ont incité les Américains à se mobiliser pour aller voter, la prise de parole – Voice – de Taylor Swift reste un élément significatif du pouvoir d’influence que peut exercer une célébrité sur la mobilisation électorale. La chanteuse a en effet affirmé sur son compte Twitter (suivi par 112 millions de followers) son intention de voter pour le camp démocrate. Vingt-quatre heures plus tard, le site de l’association vote.org enregistrait un pic d’inscriptions (en particulier parmi les 18-24 ans) sur les listes électorales, notamment dans le Tennessee, État d’où est originaire la chanteuse1.

41Loin d’être négligeables, ces mutations redéfinissent toute l’économie des transactions politiques. L’accouplement de la téléréalité et des nouveaux médias (internet, smartphones et réseaux sociaux) a ainsi accouché d’un troisième âge, celui de la « célébrité numérique » qui promeut des « celetoïds » ou des « celeactors » (Rojek, 2001), assurant le triomphe de la visibilité.

Troisième âge : vers une célébrité numérique ?

42Les médias socionumériques ont modifié substantiellement les conditions de production (et donc de « consommation ») de la célébrité en offrant la possibilité aux personnalités politiques de cultiver leur visibilité et de construire leur célébrité indépendamment des médias traditionnels. Rompant le triangle classique de la représentation (acteurs politiques/médias/opinion publique), les médias digitaux permettent à la fois de court-circuiter le travail de médiation des journalistes et modifient le rapport au temps.

43Une part importante et croissante des personnalités politiques utilise désormais à son propre compte ces moyens dédiés à la mise en valeur et l’exposition de soi qui paraissent particulièrement bien adaptés à une représentation à la fois autonomisée, car ne dépendant plus exclusivement d’intermédiaires (comme les journalistes) et à des stratégies d’existence médiatique individualisées, certes de plus en plus concurrentielles et favorisant la surenchère.

44En offrant régulièrement des mises à jour de leur page Facebook, de leurs comptes Instagram, Youtube ou Snapshat, en utilisant, à l’instar de Donald Trump, de façon parfois frénétique Twitter, les relations entre célébrités politiques et followers (parfois métamorphosés en fans) ont substantiellement évolué. Alors qu’en régime héroïque tendait à prévaloir entre leaders et followers des relations d’admiration/dévotion, qu’en régime égotiste caractéristique des conjonctures routinières se trouvaient privilégiées les relations d’adhésion/séduction, en régime narcissique/spéculaire, constitutif de ce troisième âge de la célébrité, les interactions – caractérisées par une quasi-instantanéité – sont désormais marquées du sceau de l’exaltation/exécration, phénomène conforme en cela aux logiques exacerbées d’hystérisation et de brutalisation du discours qui se déploient sur les réseaux sociaux sous couvert d’anonymat.

45Toutes ces pratiques soulèvent avec acuité de nombreuses interrogations portant à la fois sur la porosité des frontières entre célébrité et politique, et, plus largement, sur la généralisation de l’utilisation des codes de la culture populaire par les acteurs politiques afin de faire fructifier leur capital politique et médiatique. Commentées, aimées (« likées ») et redistribuées, les interventions de ces nouvelles célébrités politiques peuvent alors être reprises par les médias traditionnels, brisant la logique antérieure de la médiatisation.

46Le cas de Justin Trudeau s’inscrit parfaitement dans cette nouvelle configuration. Si son accès au poste de Premier ministre du Canada renvoie à la problématique classique de l’hérédité en politique, il constitue aussi un bon révélateur de cette « nouvelle économie de la célébrité politique » qui tend à promouvoir, à côté de la figure tribunicienne modernisée à propension populiste (Trump, Salvini, Bolsonaro), usant des ressources numériques et de la viralité pour entretenir des passions politiques à tendance paranoïde sur fond de post-vérité, une seconde figure, celle du « leader politique 2.0 » qui, inventée par Barack Obama, est endossée aujourd’hui aussi bien par Justin Trudeau que par Emmanuel Macron. Si ces deux figures idéal-typiques tendanciellement antagonistes utilisent abondamment internet et les réseaux socionumériques, elles sont néanmoins représentatives deux univers politiques radicalement opposés. Ces derniers coexistent aujourd’hui dans les états démocratiques avancés – société ouverte contre société fermée – et renvoient au spectre de la division entre « deux peuples » : le peuple des anywhere et le peuple des somewhere, comme les nomme suggestivement David Goodhart, le peuple qui se veut de partout et le peuple qui entend demeurer de quelque part (Goodhart, 2017).

47Après la Trudeaumania qui sévit à la fin des années soixante, érigeant Pierre Eliott Trudeau en figure emblématique de la célébrité médiatico-politique (les journaux publicisant son statut de « play-boy » selon l’expression de Raymond Aron, dévoilant ses liaisons féminines avec l’actrice Margot Kidder ou la chanteuse Barbara Streisand, et apportant leur dot photographique à un mariage médiatique) (Delporte, 2012), l’accès de son fils aux fonctions primo-ministérielles et ses pratiques communicationnelles – des multiples apparitions dans des magazines comme Vogue US ou Hello Canada aux selfies – marquent l’apparition d’une forme, certes hybride mais renouvelée, de célébrité. Fondée sur les ressorts désormais classiques de l’exposition consentie de sa vie privée (pouvoir, glamour, gloire et beauté), la célébrité de Justin Trudeau doit beaucoup à une stratégie de communication basée sur l’utilisation massive des médias socionumériques. Jouant sur les codes – et les succès – de la culture populaire, il publie par exemple sur Facebook une photo de lui déguisé façon Han Solo à l’occasion d’Halloween en 2015 ou de Superman en 2017. Il exhibe de façon ostentatoire des chaussettes à l’effigie de Chewbacca sur les plateaux de télévision, ravissant les fans du film Stars Wars (L’Express, 21-09-2017). Là où Pierre Eliott Trudeau voyait son intimité livrée aux médias, son fils privilégie les ressorts d’une extimité promotionnelle assumée et publicisée, notamment sur les réseaux sociaux.

48Myriam Durocher et Mireille Lalancette se sont ainsi penchées sur le rôle des selfies dans la stratégie de communication et le processus d’élaboration de la « marque Justin Trudeau », partant de l’hypothèse qu’une grande part de la célébrité du Premier ministre canadien s’opère dans et par cette pratique de « l’égoportrait » (ou selfie).

49Le selfie autorise une stratégie de communication en deux temps, comme dans une forme de mise en abime. Médium permettant de concilier campagne physique et campagne numérique, le selfie actualise la topique de la proximité et de la modernité. Il renouvelle le bain de foule traditionnel (montrant un Premier ministre chaleureux, souriant et accessible) et offre surtout la possibilité de diffuser de manière virale les clichés de cette proximité recherchée et systématisée, les citoyens photographiés œuvrant à la co-production de cette stratégie d’images en les relayant sur leurs comptes Facebook, Instagram ou Snapchat.

50Le selfie permet également une forme d’auto-célébration : celle de l’image de jeunesse et de modernité que le Premier ministre canadien a préemptée avec succès, le smartphone étant à la fois le vecteur (qui rend possible la prise du selfie et sa diffusion) et le symbole de cette modernité technologique recherchée. En somme, l’égoportrait concourt tout à la fois à la construction de l’identité numérique de Justin Trudeau et à sa célébrité. En effet, sa pratique intensive du selfie (posant avec des citoyens ordinaires mais aussi avec des stars comme Bono) a fini par caractériser cette identité stylisée : nombre de clichés photographiques saisissent le Premier ministre dans cette activité, contribuant à imposer cette image et à célébrer son sujet.

51Élément notable de cette célébrité numérique, le selfie, rendu possible par la généralisation du smartphone, est bien l’emblème de ce régime spéculaire indissociable de cette Culture du narcissisme (Lasch, 1979) qui, après la fin des grands récits idéologiques, s’est peu à peu imposée dans les sociétés occidentales, et dont le culte des idoles constitue le symptôme le plus évident. Cette culture du narcissisme n’a pas épargné le champ politique comme l’analysait de façon précoce Christopher Lasch pour qui « le prince moderne se soucie assez peu qu’il y ait “une besogne à accomplir” […] ; ce qui l’intéresse, c’est cajoler, séduire et gagner le “public concerné” […]. Il confond le succès dans la tâche à accomplir avec l’impression qu’il produit ou qu’il essaie de produire sur les autres » (Lasch, 1979 : 95).

52Captation des désirs et volonté de plaire par l’affichage des affects irriguent le champ politique tout en le rapprochant des autres sphères de la vie sociale. Il partage désormais aussi avec d’autres espaces marchands, notamment avec celui des industries culturelles, des ressorts comparables : la recherche des faveurs du public et les phénomènes de « starisation » s’appuient sur une extrême personnalisation à travers le « dévoilement » de traits personnels et témoignent du succès autant qu’ils sont le moteur des individus exerçant ces métiers publics.

53Le cas d’Emmanuel Macron, passé du statut d’auxiliaire – publiquement peu exposé – de la campagne de François Hollande en 2012, à une visibilité tous azimuts l’autorisant à prétendre jouer les premiers rôles fin 2016, semble se situer dans cette nouvelle logique de valorisation des acteurs politiques. Décryptée par Pierre Leroux et Philippe Riutort, cette « campagne avant la campagne » ne saurait se comprendre seulement comme le résultat d’un travail particulièrement habile de mobilisation de la presse en sa faveur ou l’éventuelle servilité de cette dernière. Car au-delà des « qualités » personnelles et des dispositions individuelles d’un ambitieux acteur politique, l’analyse montre que c’est une configuration politique et médiatique particulière qui valide progressivement l’avenir politique d’Emmanuel Macron. Son accession à la célébrité le transforme en personnage public et acteur politique central dans une configuration caractérisée par sa fluidité. Le processus de mise en visibilité et en célébrité du personnage public, à partir d’éléments en grande partie ambivalents et souvent hors des principes traditionnels de valorisation des prétendants à l’élection présidentielle, ont pu s’accorder avec le positionnement d’un candidat qui n’a cessé de se vouloir hors des cadres politiques structurant l’espace politique français.

54Souvent comparés, Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont sur ce point représentatifs à la fois d’une relève générationnelle mais aussi d’une évolution plus générale de la configuration politique que Pippa Norris, analysant les mutations de la communication politique, a pu qualifier de post-moderne (Norris, 2014). Parmi les évolutions les plus remarquables, on soulignera la prolifération et la fragmentation des supports de communication, l’influence grandissante d’internet et de la serre chaude des réseaux sociaux qui autorisent l’expression des profanes et favorisent la diffusion et la circulation des « fake news », dans un contexte général de campagne électorale permanente hystérisée par la publication de sondages d’opinion et d’études qualitatives. Le champ politique se trouve soumis à une mutation numérique sans précédent où se sont développées des pratiques délictueuses d’intrusion/détournement de données. Ces dernières ont affecté les électeurs – dont plus de 50 millions de comptes Facebook ont été pillés à des fins électorales comme l’a montré le scandale Cambridge Analytica – mais également les acteurs politiques (notamment aux États-Unis lors de la campagne présidentielle de 2016 où une enquête fédérale en cours mène des investigations sur une éventuelle collusion des équipes de Donald Trump avec les services secrets russes).

55De façon plus générale, on assiste à une convergence entre une exigence croissante de transparence de la vie politique et le développement d’une forme étendue de panoptisme rendue possible par l’omniprésence des médias socionumériques. Si ces derniers constituent désormais des outils incontournables dans la compétition politique, favorisant, entre autres, la « célébritisation » des candidats et contribuant à leur victoire, comme le démontre la trajectoire d’Emmanuel Macron et son assomption au rang « d’icône médiatique » pour reprendre l’expression de Pierre Leroux et Philippe Riutort, ils offrent aussi des possiblités démultipliées non seulement de surveillance et de contrôle mais aussi de sanction. Ce double versant, déjà présent auparavant, se trouve toutefois exacerbé et amplifié par les smartphones et les réseaux sociaux qui élargissent l’espace d’expression du public et autorisent également des pratiques de dénonciation et de stigmatisation, à l’image du name and shame.

56Dans ce nouvel écosystème politico-médiatique, caractérisé par la montée en puissance conconmitante de l’économie numérique et la personnalisation de la vie politique, le corps – physique plus qu’institutionnel – des acteurs politiques (mais aussi, accessoirement, celui des conjoints), instrument classique de distinction sociale (Bourdieu, 1979), est devenu à la fois une ressource à part entière dans les stratégies de présentation de soi mais également un môle de fixation pour les entreprises concurrentes d’agression et de disqualification.

57Longtemps ignorée par la science politique, à la différence de la sociologie (Mauss, 2004) ou de l’histoire (Corbin, Courtine et Vigarello, 2011), la question du corps ne saurait en effet être négligée dans l’appréhension des mécanismes qui concourent à la production de la célébrité politique. Généralement inavoué par les acteurs eux-mêmes, cet impensé corporel nourrit la réflexion de François Hourmant. Si le corps est une construction sociale, il est aussi devenu un capital à entretenir et un enjeu dans des démocraties pluralistes soumises aux injonctions de la « société de séduction » (Lipovetsky, 2017).

58Emphatisation des images et valorisation des apparences régissent aujourd’hui la vie politique. Difficile pour les acteurs politiques d’échapper à cette forme d’emprise esthétique et médiatique à l’heure de la « démocratie cosmétique » (Schwarzenberg, 2009). À tous les niveaux un ordre corporel s’est imposé, souterrainement mais implacablement. Il conditionne à la fois les pratiques sportives (santé et jeunesse), diététiques (sveltesse) et de modelage (embellissement) des compétiteurs tout en façonnant leurs stratégies de communication. Il les oblige à se plier à une grammaire émotionnelle en les métamorphosant en « ingénieurs des affects » (Buisson, 2016 : 138), sommés par les journalistes de « fendre l’armure » selon une expression désormais vulgarisée. Machine désirante, érotisée, jouissive ou séductrice, le corps des politiques est une machine affective, tout à la fois productrice d’émotions et support de projections et d’expectations.

59Si le corps nourrit les imaginaires et les fantasmes, il colonise également les médias people et généralistes. Il n’est pas rare de voir les supports journalistiques reprendre les clichés des photographes des chefs politiques tels que Pete Souza (photographe d’Obama) ou Adam Scotti (photographe de Justin Trudeau), clichés qui mettent en scène des corps jeunes et athlétiques, érigés en emblèmes de dynamisme et d’avant-gardisme politiques. De façon plus symtpômatique, le corps sert aujoud’hui de cadrage pour des journalistes enclins à systématiser une lecture médiatique des apparences. La plastique des politiques est érigée en machine sémiotique et en matrice narrative, censée livrer la « vérité » du personnage, ses doutes comme sa psyché.

60Cette (sur) exposition corporelle, volontaire et promotionnelle, a toutefois son revers. En calquant leurs pratiques sur celles des célébrités du show-business, les acteurs politiques subissent à leur tour les pratiques intrusives constitutives de la sphère people et les mêmes violences psychologiques et symboliques. Devenus des people comme les autres, ils voient leur vie privée s’étaler dans l’espace public, alimentant à leur tour nombre de rumeurs. Exposés aux regards voraces des médias, ils sont la cible de cette pressse échotière, volontiers prompte à traquer les écarts (verbaux comme physiques) et les disgrâces, n’hésitant plus à les surligner pour opérer, sur le mode de la transgression, de la scandalisation et de la stigmatisation, des coups où la rentabilité marchande accompagne la désacralisation radicale et la désymbolisation du corps présidentiel (sarkozyste ou hollandais).

61Toutes ces évolutions tendent à agir auprès de l’ensemble du personnel politique comme une injonction à communiquer, et à conditionner une partie des jugements sur l’action politique à un ensemble de capacités à communiquer. Envisagés tant du point de vue de leurs stratégies pour accéder aux médias que de leurs comportements dans les médias, les acteurs politiques se rapprocheraient ainsi de ceux d’autres métiers publics amenés à rechercher la célébrité, et, au final à en tirer des profits en termes de carrière, de succès, de rétributions matérielles et symboliques, bref, de potentialités à aider à continuer d’occuper des postes dominants à l’intérieur de l’espace politique.

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Notes

1  Gilles Paris, « Mid-terms – 27 : Taylor Swift fait grimper le nombre d’inscriptions sur les listes électorales », Le Monde, 10 octobre 2018. Son appel est resté néanmoins insuffisant pour assurer la victoire du candidat démocrate qu’elle soutenait.

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