Guerre et métissage au Paraguay, 2001-1767
|Préface
Texte intégral
1Jamais comme aujourd’hui la « diversité » n’a été aussi présente en France. Un simple regard sur la population française du XXIe siècle suffit à nous en convaincre et les discours politiques, les spectacles, la musique et les opinions témoignent de la banalisation du pluralisme culturel, pour reprendre ici une expression courante, dont la signification concrète n’est pas toujours évidente. Et pourtant, malgré ces sollicitations multiples, l’anthropologie, discipline qui s’est consacrée depuis près de deux siècles à étudier le kaléidoscope des peuples, est nettement en recul par rapport à son dynamisme passé. Nous avons, semble-t-il, de plus en plus de mal à sortir de nos repères identitaires, qu’ils soient générationnels, culturels ou sociaux. « Guerre et métissage au Paraguay », qui complète une série d’ouvrages publiés par les Presses Universitaires de Rennes, dédiés à l’irruption de l’histoire dans des collectivités considérés (à tort) jusque-là comme réfractaires au changement, constitue une heureuse exception.
2Capucine Boidin n’ignore rien du métier anthropologique : le terrain, l’apprentissage de la langue des autochtones, le lent écoulement du temps quand on est loin des villes, la collecte ethnographique, la confrontation des données avec les paradigmes théoriques, le souci de la restitution... C’est dire le sérieux de cette enquête qui a été menée dans une région rurale du Paraguay oriental, sur le territoire de San Ignacio, jadis occupé par une réduction jésuite, auprès de gens qui, tout en parlant une langue indigène, le guarani, entremêlée d’espagnol, ne se considèrent pourtant pas comme des Indiens. à l’origine de cette enquête il y a l’intérêt que ressent une jeune anthropologue pour l’action politique des ligues agraires paraguayennes et pour le rôle central joué dans ce pays par un catholicisme engagé auprès des pauvres. Dans les discussions auxquelles Capucine Boidin participe à ses débuts, une question revient sans cesse, celle de la mobilité géographique des paysans. Il s’agit là d’un trait original et peu conforme à l’enracinement comme valeur, revendiqué par de nombreuses collectivités rurales, ce qui pouvait justifier une étude minutieuse de ce processus. En outre les déplacements actuels évoquaient les migrations des peuples guarani survenues depuis le XVe siècle, au moins, lorsque des vagues successives d’hommes et de femmes quittèrent leur Brésil natal pour atteindre les contreforts de la Cordillère des Andes, en quête de la légendaire Terre sans Mal.
3San Ignacio et ses hameaux constituaient le lieu idéal pour explorer les raisons de ces errances ainsi que la complexité du lien qui unit ces groupes à la terre. Mais tous ceux qui ont pratiqué la méthode ethnographique savent bien que le terrain se moque des problématiques élaborées à distance, et ce qui peut paraître rationnel et intéressant au sein de la communauté académique ne résiste pas longtemps à l’épreuve des faits. C’est ainsi que très vite le projet initial s’enlise ou plutôt bifurque vers une autre direction, s’écartant du modèle classique de la monographie ethnologique ou des études sur l’ethnicité. Car le vrai sujet, celui qui occupe les conversations et sur lequel convergent récits et pratiques, histoires et recettes de cuisine, est, paradoxalement, celui que l’on ne peut pas décrire, parce qu’il a été évacué de la mémoire : la Guerre, celle de La Triple Alliance, qui a opposé pendant six ans le Paraguay à ses trois ennemis extérieurs, le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay. La prégnance de cette tragédie collective, analysée par Luc Capdevila dans un ouvrage publié par les Presses de l’Université de Rennes, imprime une rotation particulière aux données ethnographiques, qui viennent s’ordonner autour de ce point noir.
4La singularité de ce livre réside dans l’effort conjoint et souvent contradictoire de son auteur et de ses interlocuteurs pour recoudre la déchirure du temps. Cette expérience correspond à ce que Hannah Arendt et François Hartog appellent une brèche dans les expériences du temps. Cette faille survient à la suite d’évènements dont l’intensité destructrice empêche le peuple qui la subit de renouer avec sa vie d’avant. Pour repartir, il faut faire table rase du passé. Cette séparation ébranle les fondements même de la personne humaine, son identité, ses relations familiales, ses racines, ses appartenances, et l’anthropologie, attachée davantage aux permanences qu’aux discontinuités, ne l’avait pas vraiment envisagée. « Guerre et métissage au Paraguay » ne dénonce pas, mais noue patiemment les fils coupés. Les questions posées par Capucine Boidin à ses hôtes buttent sur une date, 1870. à l’issue d’un des conflits les plus meurtriers du XIXe siècle, la population mâle du Paraguay fut décimée. Le déséquilibre démographique (1 homme pour 3 femmes) ne put être enrayé que par l’arrivée de migrants en provenance d’un des trois pays vainqueurs. à l’horreur des batailles s’ajoute l’humiliation. Les métissages qui en résultent nécessairement, tissent progressivement la nation en lambeaux.
5La guerre est donc une brèche dans l’histoire et dans la mémoire des gens. à Isla Guasu, explique une octogénaire, au lendemain du conflit, il ne restait plus qu’un tas d’herbes et un jaguar, qui rôdait et dévorait les malheureuses femmes qui s’aventuraient hors de chez elles. Alors que ce félin est le prédateur par excellence – la mythologie amérindienne le répète de façon récurrente – dans ce récit de l’année zéro, le jaguar avait été auparavant un Indien qui avait refusé d’aller à la guerre (un lâche ?) et qui se nourrissait désormais de la chair des femmes, avant d’être tué à son tour, sacrifice indispensable pour qu’une nouvelle vie pût reprendre. Dans cette situation sidérante qui est celle de la cessation des combats par mort généralisée, le paradigme de l’origine des hommes, que tous les mythes reconnaissent dans la différentiation progressive des humains et de leurs pratiques culinaires, est renversé puisque l’homme qui s’est soustrait à la prédation de la guerre, devient animal. De cette époque indéterminée, de cette brèche impossible à combler, datent d’autres rêves typiques de situations extrêmes, comme la quête vaine de trésors enfouis, ou les indiscrétions de perroquets trop bavards. Ces histoires, comme le souligne Capucine Boidin, ne sont pas vraiment des mythes, dans le sens strict du terme, mais des récits mythifiés, comme si ce genre hybride était la seule façon possible de parler de l’indicible. Cette mémoire imagée ne contitue donc pas un mythe d’origine, puisque rien n’est crée, mais plutôt c’est le récit de l’effacement même des racines humaines.
6Les généalogies, les rapports de parenté et d’alliance, les installations successives dans différents terrains sont toujours une aide pour donner une épaisseur temporelle aux relations humaines. Ici, ces constructions, qui agrémentent le dialogue entre l’anthropologue et les paysans, ne per-mettent pas de tendre une passerelle entre les deux rives du passé. En vain Capucine Boidin recourt aux archives, assez peu loquaces, d’ailleurs, sur ces questions, pour stimuler les souvenirs des uns et des autres. La mémoire semble solidement verrouillée et la faille qui sépare le jadis et le présent est infranchissable : aux informations précises que l’anthropologue glane dans les documents, ses hôtes lui opposent un déni poli. Tous les hommes du Paraguay sont morts, répéte-t-on. Ne sont restées en vie que les femmes, et elles ont dû épouser des étrangers. Avec eux sont arrivés aussi les vaches, exterminées comme les humains, et le repeuplement a commencé.
7Ces convictions solidement chevillées au corps sont-elles des « représentations collectives » ou ont-elles été inculquées par la propagande officielle ? Avec subtilité Capucine Boidin dénoue l’écheveau de la manipulation politique, pratiquée à l’époque par le parti libéral. Car même si la mortalité a été très élevée, il y a eu, bien évidemment, des survivants. Mais il était pressant pour la nation d’effacer la honte de la défaite, et pour cela, il fallait balayer de la mémoire collective l’existence des vétérans, qui furent ainsi condamnés à la mort sociale. Aucun héros vivant n’émerge du désastre, et les vétérans deviennent, dans les remémorations, des étrangers, voire des Espagnols... Dépossédés de leur honneur et de leur identité, ils deviennent littéralement « autres » et, à ce prix, acceptables et acceptés. Ils ne seront pleinement reconnus par le gouvernement qu’à la fin du XIXe siècle.
8Le terme culinaire de jopara est pour les habitants de la région de San Ignacio une métaphore de leur langue. Leur idiome jopara est en fait un bilingüisme, sans que cela implique une fusion de ses deux composantes, la langue indigène guarani et l’espagnol. Les étrangers (provenant de Corrientes, en Argentine) et les Indiens parlent guarani, les autres, le castillan. Entre les deux, les « jopara parlants » occupent une place à part, dominée certes mais susceptible de s’introduire dans les deux mondes. Ce troisième terme n’est pas vraiment une synthèse de deux opposés mais un atout, celui des gens « interstitiels », à l’écart des normes imposées par ceux qui ont le pouvoir, et qui peuvent déployer des tactiques diverses au gré des situations.
9Les métissages modernes, ceux qui sont survenus pour combler les dégâts provoqués par la brèche, répondent symboliquement à ceux qui ont façonné au XVIe siècle le Paraguay. Les premiers conquistadores, partis du fort de Buenos Aires en cendres, remontent le Parana et fondent Asunción, en scellant des alliances avec les caciques indigènes, qui leur donnent leurs filles. Irala lui-même – il n’est pas le seul – est à la tête d’un « harem » de douze jeunes femmes qui lui une nombreuse progéniture. C’est pourquoi, non sans une pointe d’envie, les Espagnols appelèrent le Paraguay le « paradis de Mahomet ». Pour contenir les mœurs (avec un succès mitigé) il fallut que la Couronne dépêche au Paraguay Cabeza de Vaca – le célèbre explorateur de la Floride. La Compagnie de Jésus, un peu plus tard, renonça à moraliser cette population métissée et se consacra aux Indiens. Les très nombreux métis issus de cette débauche fondatrice jouissaient d’une identité ambiguë : pour les fonctionnaires espagnols du Pérou, installés dans la lointaine province de Charcas, ces gens étaient foncièrement rebelles. Pour les habitants du Paraguay, qui à l’époque incluait le Rio de la Plata, les nouvelles générations n’étaient pas « métisses », mais tout simplement « mancebos de la tierra », des enfants du pays qui échappaient au discrédit qui frappait les êtres hybrides du Pérou. Ils étaient encore désignés comme « montañeses » (forestiers), terme qui se référait certes à leur habitat, mais qui renvoyait aussi à ceux de la Péninsule ibérique, retranchés dans les Asturies et le pays Basque depuis l’invasion des Arabes et restés « libres de toute souillure ». Ce sont les « montañeses » menés par le légendaire Pelayo qui entreprirent la reconquête de l’Espagne, achevée huit siècles plus tard. Renversement spectaculaire par lequel les vieux chrétiens de la pointe occidentale de l’Espagne deviennent les véritables Paraguayens jopara avant la lettre. Mais même si le métissage est fondateur, Capucine Boidin a raison d’insister sur cet écart différentiel culturel qui repose sur des rapports de domination. Partout, depuis l’Antiquité, et quelle que soit la valeur attribuée au métissage, ces relations inégales issues de rapports sexuels hierarchiséss sont présentes. Comme les concubines d’Irala et de ses compagnons d’armes, les femmes de 1870 ont été subordonnées aux étrangers, plus puissants, plus riches et, après tout, victorieux. Et si le bétail arrive d’Argentine après la guerre de la Triple Alliance, cet épisode apparaît encore comme une réplique moderne d’un autre, survenu en 1540, lorsque Irala et ses hommes ramenèrent les bestiaux ensauvagés du Rio de la Plata jusqu’au Paraguay. Malgré les failles dans la continuité de l’histoire, les situations se ressemblent.
10Il reste pourtant une dernière brèche à explorer et Capucine Boidin réussit un tour de force en replaçant la borne temporelle en 1767, date de l’expulsion des Jésuites, un autre désastre, malgré les critiques acérées de Voltaire. Sans entrer ici dans les détails de cet événement capital, cette enquête suit la difficile histoire des hameaux de San Ignacio, désignés par les paysans comme des « compagnies » rurales mais invisibles, sous ce nom, dans les archives. Au terme d’une enquête difficile en raison de l’opacité des références ethniques, Capucine Boidin reconstruit avec brio l’itinéraire des Indiens « libérés » des réductions, que l’on croyait retournés dans la forêt. Comme la « lettre volée » d’Edgard Poe, évidente et à cause de cela invisible au regard, les descendants des guaranis de la réduction sont bien sous ses yeux, dans les espaces interstitiels des compagnies rurales, sauf qu’ils ne se disent plus indigènes mais métis jopara. La plupart d’entre eux n’ont plus de terre et ont été recueillis par des parents plus fortunés. à Isla Guasu les plus pauvres s’entassent dans le quartier de la Chacarita sans pouvoir quitter leurs maisons quand survient un décès, comme la coutume le veut. En s’incrustant sur les lieux malgré eux, ils « ferment les chemins », qui ne s’ouvrent que sur les ruines des maisons abandonnées. La Chacarita est d’ailleurs le nom du plus grand cimetière de Buenos Aires, une ville dans la ville, que tous les migrants paraguayens connaissent. Coïncidence ou plutôt analogie métaphorique ? Plus les maisons s’éloignent les unes des autres, plus leurs habitants ont tendance à délaisser le parler jopara, à acquérir des titres de propriété et à occuper une position de pouvoir par rapport aux « tolérés ». Ces hiérarchies ne sont pas fixes, mais fluctuantes, travaillées par la politique et par le clientélisme, qui pallie les carences de l’État. Le métissage, avec les systèmes symboliques qui le sous-tendent, n’est compréhensible qu’au sein de relations de pouvoir inscrites dans une longue histoire, déroulée ici de façon régressive à partir de la vie quotidienne des familles. Mais contrairement à l’idée générale sur la brèche ouverte par la guerre, ce livre montre in fine le poids du passé dans la construction des espaces interstitiels d’où surgissent des luttes pour ouvrir de nouveaux chemins.
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