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Le poids de la guerre

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Dominique Fouchard

Introduction. Le bruit des vies

Texte intégral

  • 1 Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes, Paris, Ophrys, 1998, p. 99.
  • 2 Voir notamment : Le Naour Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les (...)
  • 3 Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918 (...)
  • 4 Audoin-Rouzeau Stéphane et Prochasson Christophe (dir.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’ (...)
  • 5 Becker Annette, « Messianismes, Héritage de la violence, Totalitarisme », in Encyclopédie de la Gr (...)
  • 6 Guilbert Yvette, La chanson de ma vie : mes mémoires, Paris, Grasset, 1927, p. 21.

1À l’heure où l’on s’apprête à commémorer les cent ans de la Grande Guerre, tout semble avoir été dit. Ce conflit n’a cessé de provoquer l’intérêt de tous et entraîné une littérature foisonnante. Stimulés par une histoire culturelle et sociale vivante et riche qui, en s’éloignant du champ proprement militaire, a ouvert des champs d’études inédits, par une histoire des femmes puis du genre qui a questionné la place et le rôle de la guerre dans l’évolution de la condition féminine et dans celle des rapports entre les sexes « compris comme un rapport social qui est à la fois effet et moteur de l’histoire1 », les historien (ne) s ont analysé tant le vécu des sociétés et des individus dans la guerre2 que les représentations que les contemporains se faisaient du conflit. Leurs travaux ont amené à interroger la borne chronologique traditionnelle de la fin de la guerre, du fait de la difficile et longue transition de l’état de guerre à l’état de paix et de l’empreinte durable et agissante du conflit. Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker écrivent ainsi : « le processus de dilatation s’est inscrit également dans le champ chronologique : historiographiquement parlant, la Grande Guerre se clôt de moins en moins en 1918 ou même 1919. La trace longue de la guerre […] dans nos sociétés occidentales, s’est de plus en plus étroitement intégrée au sujet : tout se passe comme si les quatre années du conflit s’étaient en quelque sorte démultipliées3 ». Cette mise en cause d’une périodisation classique, de « cette trop belle tripartition4 » donnant à vivre trois moments isolés et comme disjoints, l’avant-guerre, la guerre puis l’après-guerre, n’est pas de pure forme, loin s’en faut. Car si cette représentation ternaire marque la rupture qu’est la guerre, elle laisse de côté la question centrale de la réalité de la démobilisation si longue à l’échelle intime, de la difficulté à « sortir » d’une guerre que l’arrêt des combats n’efface pas et qui continue à agir dans les vies et les représentations de ceux et celles qui l’ont vécue. Les deux décennies qui suivent le conflit révèlent des temps différents dans cette volonté et cet effort de démobilisation « personnelle5 », mais elles ne parviennent pas à mettre réellement à distance les traces laissées par l’événement. Non seulement l’ombre portée de la guerre est manifestement très présente, collectivement comme individuellement, mais elle est réveillée, réactivée par la montée des tensions en Europe dans les années 1930, ce qui met fortement en doute l’idée d’une démobilisation réussie grâce à l’éloignement de l’événement et au travail polisseur du temps qui en adoucirait le souvenir. « Ma jeunesse à moi a vécu d’éternels temps d’après-guerre6 », écrit Yvette Guilbert, témoignant à quel point cet « après » est encore tout logé dans le conflit, déterminé par lui et interrogeant finalement la pertinence même de l’expression en considérant cet après comme éternel.

  • 7 Voir notamment : Corbin Alain, Historien du sensible, Paris, La Découverte, 2000 ; Revel Jacques, (...)
  • 8 À l’exception de la question des deuils qui a été l’objet de différents travaux historiques. Voir (...)
  • 9 Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Folio Gallimard, 1952, p. 86.
  • 10 Artières Philippe et Kalifa Dominique, « L’historien et les archives personnelles : pas à pas », i (...)
  • 11 Farge Arlette, « Prendre en compte la présence de la vie dans l’écriture historienne », séminaire (...)

2Pourtant, en dépit de la richesse des études et de la meilleure connaissance des hommes permise par le développement d’une histoire de l’intime reconnu comme objet historique7, le retour des combattants dans leur monde familial, affectif, amoureux, est pour une large part resté dans l’ombre8. Au point que l’on serait tenté de penser, comme l’écrit Céline, que « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes9 ». Le sujet semble en effet cumuler les obstacles, alors même qu’il s’impose presque comme une évidence. Le premier tient au sentiment que tout s’est passé dans le secret des maisons, des cœurs, des corps, que rien n’a pu filtrer de ces vies qui se retrouvent, ou se découvrent, après l’épreuve, que la confrontation ou la conciliation des expériences vécues pendant le conflit s’est déroulée sans laisser de traces et que vouloir en faire l’histoire relèverait dès lors d’une prétention d’historien ou pire, d’une forme d’imposture. Le second tient à la diversité, à la singularité des voix qui nous parviennent, au fait que les témoignages sont parfois contradictoires et qu’ainsi ils s’annuleraient, empêchant le récit historique et imposant le silence. Mais, dans le sillage des historiens de l’intime qui ont su poser leur regard sur « l’infra-ordinaire10 » et lui donner du sens, qui ont montré que les vies de chacun, si elles sont singulières, forcément, s’articulent, dialoguent avec le collectif, sont traversées par lui et plus encore font le collectif, je considère, comme le dit Arlette Farge, que « les vies ne sont pas de simples anecdotes […], qu’elles irriguent l’histoire et tissent les périodes11 » que l’historien cherche à comprendre. Considérer que le récit historique ne pourrait se faire du fait de cette diversité et de la contradiction entre les fragments de vies et de pensées que les sources donnent à voir me paraît une idée bien curieuse, qui fait fi de la complexité tant humaine que sociale, qui omet d’y entendre les interrogations communes d’une époque et la richesse de voix multiples, plurielles mais complémentaires. Et je garde à l’esprit ces propos si pertinents de Marguerite Yourcenar :

  • 12 Yourcenar Marguerite, Mémoires d’Hadrien, Carnets de notes, Paris, Gallimard, 1974, p. 332.

« Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple12. »

  • 13 Pour reprendre la belle expression de Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Entre myth (...)

3C’est pourquoi il m’est apparu nécessaire d’accepter, de réclamer même, l’aide d’autres disciplines telles que la sociologie, la philosophie, la psychanalyse ou la littérature, qui, par les questions qu’elles soulèvent et le regard différent qu’elles portent, provoquent l’historien et enrichissent son approche. Dans la quête de connaissance qui est la sienne, l’historien a tout à gagner à une « traversée des frontières13 » et ne peut se priver de la richesse et de la diversité de ces régimes de vérité.

  • 14 Guéhenno Jean, Journal d’un homme de quarante ans, Paris, Grasset, 1934, p. 83.
  • 15 Si la famille élargie est encore fortement présente, se dessine durant la période un modèle famili (...)

4Dans son Journal d’un homme de quarante ans, Jean Guéhenno écrit que les souvenirs de la guerre l’ont « les uns après les autres, […] plié, préparé, courbaturé, comme ces arbres de nos landes que le souffle continu du vent de mer courbe et oriente14 », témoignant de l’empreinte profonde, essentielle, structurale pourrait-on dire, que le conflit a exercé sur sa vie et sur son être. Ce constat, partagé par de multiples témoins, d’une guerre si présente bien après le silence des armes et créatrice d’identité a déterminé ma démarche et justifié, s’il en était besoin, l’intérêt et la nécessité d’une approche centrée sur la famille au retour des combattants, d’une « histoire relationnelle » qui cherche à entendre les voix de tous sur les liens tissés par les événements. Car le bouleversement familial provoqué par la mobilisation et l’expérience du front est massif et si la mort et le deuil sont une clé de lecture essentielle pour approcher la société de l’entre-deux-guerres, la plupart des hommes est revenue, faisant du retour au sein du foyer et de la reprise de la vie familiale un phénomène majoritaire et donc une question historique essentielle. En effet, sur les 7 891 000 hommes mobilisés sur la durée de la guerre, 6 515 200 reviennent, et tous, d’une manière ou d’une autre, sont marqués par l’expérience qu’ils viennent de vivre, comme l’ont été aussi les femmes et les enfants qu’ils ont quittés le temps du conflit, ce qui interroge fondamentalement le type de relations, tant conjugales que familiales, qui se nouent à leur retour. Dans une société organisée autour de la famille comme cellule de base15, cette dernière est un observatoire de choix pour appréhender l’articulation des vies individuelles et des vies collectives et pour approcher les effets des événements et de leur inscription mémorielle.

  • 16 Yourcenar Marguerite, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 31.

5Découvrir les espaces d’expression de cette histoire des relations au sein du groupe familial, pour tenter de tirer de l’oubli des paroles discrètes, dispersées, pudiques souvent, et pour leur donner du sens, fut le premier enjeu de cette plongée dans une intimité passée. Si, comme l’écrit encore si justement Marguerite Yourcenar, « à Plutarque échappera toujours Alexandre16 », les sources existent pourtant, d’une grande richesse et d’une grande variété, qui permettent d’approcher les vies, les sentiments, les questions, les peurs et les bonheurs, de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants que la guerre a si profondément, si visiblement, marqués.

  • 17 Lejeune Philippe, « Archives autobiographiques », Le Débat, no 54, mars-avril 1989, p. 68-76. Fond (...)
  • 18 Jeanneney Jean-Noël, « Les archives du contrôle postal aux armées (1916-1918). Une source précieus (...)
  • 19 Foucault Michel, « L’écriture de soi », in Dits et écrits, t. IV, 1980-1988, Paris, NRF Gallimard, (...)
  • 20 Lejeune Philippe et Bogaert Catherine, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, (...)
  • 21 Entretien avec Philippe Lejeune, propos recueillis par Nathalie Jungerman, 12 février 2004, [http: (...)
  • 22 Ricœur Paul, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 132-133.
  • 23 Au sens du « pacte autobiographique » analysé par Philippe Lejeune, in Le Pacte autobiographique, (...)

6En toute logique, les « archives autobiographiques17 » se sont imposées car ces différentes formes d’écriture de soi autorisent une entrée précieuse dans l’intime. Les lettres échangées durant le conflit entre époux, amants, entre parents et enfants, sont analysées depuis longtemps maintenant par les historiens qui en ont démontré la richesse18. Ces échanges épistolaires se sont avérés essentiels, non seulement pour ce qu’ils exprimaient du présent mais aussi pour ce qu’ils imaginaient, pour ce qu’ils dessinaient de l’avenir en commun. Leur intérêt historique dépasse donc grandement la période de guerre elle-même parce que « la missive, texte par définition destiné à autrui, donne lieu aussi à exercice personnel […]. La lettre qu’on envoie agit, par le geste même de l’écriture, sur celui qui l’adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit19 ». En entraînant ce regard sur soi, sur l’autre, en provoquant la pensée de la relation à autrui, les mots envoyés, les mots partagés, participent à la révélation des sentiments et à une réflexion profonde quant aux attentes amoureuses et plus largement familiales. Le recours massif à l’écriture et à la lecture pendant la longue séparation, pour toutes les catégories sociales, a des effets considérables, et non mesurés me semble-t-il, sur la nature des liens affectifs d’après le conflit. Les journaux intimes tenus pendant la guerre, fruits d’une pratique fréquente au sein de la bourgeoisie féminine20, constituent eux aussi une source d’une grande richesse, en dépit de leur origine socialement restreinte et du caractère fort aléatoire de leur conservation. Parce que « le journal accepte le passage, la métamorphose, la transformation21 », il permet d’approcher l’impact des événements sur les diaristes, de repérer la façon dont le conflit, par sa durée, agit sur les vies singulières, les oriente et modifie la perception de soi et des autres. Donnant à voir une histoire des relations aux autres en train de se faire, il manifeste explicitement la profondeur de l’empreinte du conflit sur la construction de soi. Comme une confidence murmurée, il provoque une empathie presque charnelle, une complicité quasi sororale, oserais-je dire, qui offre un point de contact possible avec des émotions et des interrogations d’un autre temps que le nôtre, certes, mais qui résonnent encore fortement en nous. L’utilisation des mémoires et des récits autobiographiques se justifie par le sujet lui-même. Que ces narrations a posteriori opèrent des choix dans les souvenirs, dans leur agencement, donnant ainsi une trajectoire illusoire à la vie passée ne fait aucun doute. Paul Ricœur parle ainsi de « temps refiguré grâce au passage par le narratif » pour évoquer « comment un langage restructuré par la mise en intrigue conduit […] à une relecture de notre propre expérience selon les lignes de force du narratif22 ». Mais cette distance qui transforme le tâtonnement d’une vie en maîtrise, qui dirige la lumière sur des périodes perçues comme marquantes, est justement ce qui fait la force de ces documents. La reconstruction, le regard plongeant permettent de prendre la mesure du poids d’un événement sur ce que l’on est devenu et de repérer ce qui a constitué un tournant dans une vie. Quant aux « petits arrangements » de la mémoire mise en récit, il y a là aussi matière à penser. Un récit, bien que se voulant autobiographique23, peut ne pas être absolument exact scientifiquement, entendons par là pour l’approche historique factuellement exact ; pour autant les adaptations auxquelles il procède permettent parfois de dire l’indicible. Les sources de l’intime ne mentent pas plus que les autres sources et, comme elles, doivent être soumises à la critique afin d’en extraire le nectar inestimable qu’elles sont en mesure d’apporter pour autoriser le récit historique.

  • 24 Parmi les 6 515 200 hommes qui rentrent, le nombre de blessés est considérable : 2 800 000 hommes (...)
  • 25 Voir sur l’importance de l’approche corporelle du conflit : « Pour une histoire de la douleur. Pou (...)
  • 26 Duras Marguerite, L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 78.
  • 27 Ainsi en est-il par exemple de l’interrogation sur la transmission intergénérationnelle des chocs (...)

7Partant de l’hypothèse que les blessures si nombreuses, physiques24 et psychiques, infligées par le conflit ne pouvaient qu’influer sur les relations conjugales et familiales d’après-guerre, le domaine médical, parce que sa mission est d’entendre et de soulager la souffrance, s’imposait et il s’est révélé d’une grande richesse. Il autorise de plus l’accès à des populations socialement plus diverses que celles que dévoilent prioritairement les sources d’écriture de soi. Surtout, il permet de donner aux corps la place essentielle qu’ils occupent dans une question qui interroge la relation aux autres25. Lieux de l’empreinte du conflit, les corps sont à la fois porteurs de la violence de guerre, de sa pérennité et des évolutions de genre que le conflit a, visiblement, sinon initiées, du moins grandement accélérées. Car la construction des identités se joue aussi dans les corps qui agissent ici comme les révélateurs des changements qu’on ne peut ou qu’on ne veut taire. Après la longue séparation, les corps qui se retrouvent témoignent de l’impossibilité de mettre entre parenthèses les expériences vécues, « parce que le mal est là, aux portes, contre la peau26 » exprimant plus que tout discours ce que la guerre a fait aux hommes. Les thèses de médecine et les publications médicales analysent les pathologies développées par les combattants après le conflit et elles envisagent clairement celles-ci dans les répercussions qu’elles ont sur la vie familiale, sociale et professionnelle. Elles démontrent, grâce à des études de cas très précises, comment les affections rencontrées rejaillissent sur l’entourage et provoquent des comportements qui agissent, au minimum par ricochet, sur les femmes et les enfants qui retrouvent ces hommes. Elles autorisent ainsi une entrée indirecte dans l’intime et l’expression de questions parfois fort audacieuses pour la période27, et ce, en dépit du discours moral que véhicule dans sa majorité le monde médical. De plus, le prisme du corps permet d’approcher l’influence de la mort de masse et du deuil sur les relations au sein de la famille et sur la construction de chacun dans la nouvelle configuration affective que la guerre a dessinée.

  • 28 Françoise Thébaud parle ainsi de la « nationalisation » du corps des femmes, inBard Christine et T (...)
  • 29 Liotard-Schneider Frédérique, Les experts de l’intime et les femmes, médecins et démographes en Fr (...)
  • 30 Créées à la même période : La Sauvegarde de l’adolescence et Les Marraines sociales. De mai 1923 à (...)
  • 31 Mes remerciements les plus chaleureux à M. Hubert Néant qui m’a mise en contact avec la Fondation (...)

8Un certain nombre d’archives juridiques, judiciaires et associatives ont permis à leur tour de nourrir la réflexion. Les thèses de droit et les publications juridiques en intégrant à l’analyse juridique proprement dite le poids de l’expérience sociale et familiale de la guerre, en posant la question de l’efficacité des lois existantes pour faire face aux problèmes de société, en proposant des adaptations pour mieux répondre aux situations nouvelles, ont confirmé la violence d’un discours institutionnel de genre particulièrement défavorable aux femmes et la pérennité d’un argumentaire empreint de culture de guerre dans lequel le corps des femmes et la place de celles-ci dans la famille et la société sont devenus un nouvel enjeu politique28. Les discussions accompagnant le vote de lois particulièrement significatives, celle de 1920 réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle et celle de 1923 correctionnalisant l’avortement, permettent de mesurer la permanence de l’influence de l’Église catholique, et plus largement des autorités morales, dans les familles de l’entre-deux-guerres et, dans un deuxième temps, ont autorisé le questionnement quant à la marge de manœuvre des individus face aux injonctions qui leur sont faites. Car si l’influence de l’Église catholique demeure déterminante dans les débats qui mêlent éthique, médecine, avenir de la patrie et relations entre les sexes et si les publications lui donnant écho et visibilité sont prioritairement celles de notables conservateurs qui restent attachés à une doctrine figée dans ces domaines, l’opinion des catholiques français ne peut se réduire aux seules positions de la hiérarchie29 et nombre de couples, même fervents croyants et respectueux des autorités, s’émancipent de cette tutelle dans leurs comportements intimes. L’empreinte de la guerre dans les relations familiales se dévoile aussi dans les affaires traitées par la justice, qu’il s’agisse des divorces, des avortements ou de la criminalité des mineurs. Les Comptes généraux de l’administration de la justice civile et commerciale et ceux de la justice criminelle - même si ces documents ne permettent pas d’avoir une vision absolument exacte de la situation étant donné l’écart entre les affaires arrivant devant la justice et celles qui restent dans le secret des familles - permettent de dégager des tendances fortes sur l’ensemble de la période, de confronter les chiffres fournis par les autorités à la perception qu’en ont d’autres témoins et observateurs, et de les comparer à la situation d’avant-guerre. Elles sont complétées par les archives d’associations qui voient leurs activités s’intensifier afin de faire face aux bouleversements familiaux et sociaux induits par le conflit et qui sont sollicitées par les tribunaux dans le cadre des enquêtes concernant les mineurs. La loi de 1912, qui crée les Tribunaux pour enfants, affirme la nécessité d’une enquête sociale et d’un examen de personnalité, afin d’avoir une meilleure connaissance des conditions de vie du mineur incriminé et de permettre ainsi un jugement adapté à sa situation. L’insuffisance des moyens publics pour assurer ces enquêtes a entraîné leur prise en charge par des associations privées, comme celle créée à l’initiative du magistrat Henri Rollet en 1923, le Service social de l’Enfance en danger moral30, ou celle la Fondation des Orphelins-Apprentis d’Auteuil31, association catholique fondée en 1866 par l’abbé Roussel. Œuvre charitable et de défense sociale, elle accueille dans son internat des garçons de 13 ans minimum qui, coupés de leur famille, y apprennent un métier durant quatre ans. L’immense majorité des enfants appartient à des milieux défavorisés, à des familles brisées qui ne parviennent pas ou plus à entretenir et à éduquer l’enfant, ou qui ont le sentiment de ne pas être à la hauteur de la tâche. Les fiches médicales, conservées dans les dossiers d’enfants, permettent d’emblée de repérer l’ampleur de l’empreinte du conflit sur les relations familiales, qu’il s’agisse de la mort du père à la guerre ou des suites des blessures de guerre, ou des maladies contractées au front qui pèsent sur le comportement des pères au retour. Les lettres échangées avec la famille témoignent d’un bouleversement familial d’autant plus puissant qu’il s’inscrit dans des milieux où les mères se débattent déjà dans des difficultés économiques et où elles peinent à trouver dans leur entourage le soutien nécessaire. L’immense mérite de ces dossiers est de faire entendre une voix qu’on perçoit rarement, de redonner une présence historique à ces familles qui écrivent fort peu sur elles-mêmes et de rappeler, même si ce n’est guère une surprise, que l’onde de choc de la guerre, en s’ajoutant à une situation socio-économique difficile, résonne alors encore plus fortement et à long terme.

  • 32 Sullerot Évelyne, La presse féminine, Paris, A. Colin, 1963, p. 6.
  • 33 Ariès Philippe et Duby Georges (dir.), Histoire de la vie privée, t. 5, op. cit., p. 147 ; Sullero (...)
  • 34 Le Petit Écho de la Mode tire ainsi à 1 130 000 exemplaires par semaine en 1930.
  • 35 Le développement d’articles et de publications consacrés au rôle des mères dans l’éducation des en (...)
  • 36 Mensuel créé en 1901 par Pierre Lafitte qui consacre à partir de 1923 une place de plus en plus im (...)
  • 37 Ducas Sylvie, « Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin », in Recherches féministes (...)
  • 38 Hebdomadaire, naît en 1925.
  • 39 Hebdomadaire à partir d’octobre 1920, enregistre en 1922 un tirage de plus de 100 000 exemplaires.
  • 40 Hebdomadaire. La Voix des femmes est fondée en 1917 par Colette Reynaud et Louise Bodin.
  • 41 Revue socialiste sous-titrée « Hebdomadaire de combat, socialiste et féministe », dont la secrétai (...)
  • 42 Revue mensuelle « d’éducation populaire », la secrétaire de rédaction est Madeleine Vernet.

9Reflet des tendances de la société, de ses préoccupations, de ses interrogations, révélatrice de ce qui est considéré comme la norme et participant à la création et à l’évolution des mentalités collectives, la presse représente un espace de parole incontournable qui autorise elle aussi une incursion, plus ou moins directe, dans l’intime : « c’est l’histoire des mœurs qu’on y lit […] un reflet significatif de la vie quotidienne […], des rapports sociaux, des mentalités, des morales32 ». Et cela d’autant plus que l’entre-deux-guerres voit s’épanouir une presse destinée aux femmes33 qui s’attache à traiter de questions considérées comme féminines (la mode34 ou l’éducation des enfants35 par exemple) et qui ouvre, avec le développement progressif du courrier des lecteurs, un univers d’échanges riche d’enseignement, véritable gisement qui donne à voir les débats, parfois vifs, qui animent la période. Les publications destinées aux femmes visent des lectorats différents : le magazine Femina36, luxueux, s’adresse plutôt à la bourgeoisie, même si son audience dépasse cette seule classe sociale37 ; Minerva38 et Ève39 ciblent les classes moyennes ; Questions féminines et La Glaneuse s’adressent aux catholiques. Les publications féministes - même si la distinction entre presse féminine et féministe n’est pas vraiment nette - comme La Voix des Femmes40, La Vague41 ou la Mère éducatrice42, offrent quant à elles l’avantage d’élargir le public visé et d’inscrire clairement les questions de l’ordre de l’intime dans une perspective politique globale. Outre les articles portant sur des questions de société et s’interrogeant sur l’évolution des mœurs, un intérêt majeur de ces sources a été les enquêtes et concours lancés par cette presse. Ils témoignent, ne serait-ce que par les questions posées aux lecteurs, des interrogations du temps et de l’impression forte de vivre des changements dans l’ordre de l’intime - cela en dépit du ton souvent consensuel et conservateur de publications qui n’échappent pas, pour la plupart, aux pressions de la période et aux valeurs dominantes.

10C’est grâce au croisement de ces sources si diverses et si riches et à leur dialogue fécond qu’une histoire de l’empreinte de la guerre dans le groupe familial a pu être tentée. Le retour aux expériences vécues durant le conflit s’est bien sûr imposé pour pouvoir en analyser l’empreinte car rien ne peut en effet se penser et se comprendre sans revenir au conflit lui-même. Par ses effets sur le présent et par la perception qu’elle induit du passé et de l’avenir, la période de la guerre provoque un enchevêtrement des temps lourd de conséquences. L’impact sur les relations conjugales et familiales de la séparation, de l’absence et des expériences nouvelles et non synchrones vécues durant les épreuves est fondamental. Parce qu’on est séparé et que la vie, tant affective que matérielle, en est bouleversée, la relation à l’autre, aux autres, est pensée, consciemment, pour l’avenir. La reprise de la vie commune est alors le temps de la confrontation ou de la conciliation de ces imaginaires, dans un « après-guerre » dominé par les traces d’un conflit sans cesse réactivé, d’un conflit qui peine à s’oublier ; elle est le temps de la découverte et de la prise de conscience des empreintes laissées par des expériences différentes, le temps des effets des mémoires du conflit sur le présent à vivre, le temps du passage du retour rêvé au retour réel. Lorsque l’on choisit de placer le regard à l’intérieur des maisons, à hauteur des familles, du point de vue des rapports entre les couples et entre les parents et les enfants, les conséquences du conflit sont manifestement considérables et durables. Nombre de couples ne parviennent pas à concilier leurs expériences individuelles du temps de guerre et souffrent de blessures profondes qui compromettent, parfois radicalement, la relation conjugale. Mais l’empreinte de la guerre n’est pas exclusivement négative : certains couples ont pris la mesure de leur amour durant la longue séparation et sortent fortifiés du conflit ; même si leur voix est fort discrète, les gens heureux ont aussi une histoire. Par ailleurs, la nouvelle configuration affective familiale à laquelle le conflit a donné lieu, qu’il s’agisse de l’éloignement des pères ou de leur mort au front, a pesé fondamentalement sur la construction des enfants de la guerre et fait vaciller, à cette échelle, les représentations traditionnelles des rôles maternel et paternel. Pourtant, à une échelle collective, le traumatisme de la saignée démographique masculine et l’inquiétude face au vacillement des rôles traditionnels semblent conduire au renforcement des stéréotypes masculin et féminin. Les autorités tentent alors de contrôler les comportements intimes tandis que la jeune fille « moderne » est au centre de toutes les attentions. C’est l’objet de ce livre de chercher à entendre, dans cette tension, le bruit des vies qui font l’histoire.

Notes

1 Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes, Paris, Ophrys, 1998, p. 99.

2 Voir notamment : Le Naour Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français 1914-1918, Paris, Aubier, 2002 ; Pignot Manon, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2012 ; Capdevila Luc, Rouquet François, Virgili Fabrice et Voldman Danièle, Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945), Paris, Éd. Payot et Rivages, 2010.

3 Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918 Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004, p. 13-14.

4 Audoin-Rouzeau Stéphane et Prochasson Christophe (dir.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008, introduction.

5 Becker Annette, « Messianismes, Héritage de la violence, Totalitarisme », in Encyclopédie de la Grande Guerre, op. cit.

6 Guilbert Yvette, La chanson de ma vie : mes mémoires, Paris, Grasset, 1927, p. 21.

7 Voir notamment : Corbin Alain, Historien du sensible, Paris, La Découverte, 2000 ; Revel Jacques, « L’histoire au ras du sol », in Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989 ; Ariès Philippe et Duby Georges (dir.), Histoire de la vie privée, tome 4 « De la Révolution à la Grande Guerre », Paris, Le Seuil, 1999 ; Cabanes Bruno et Piketty Guillaume (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009.

8 À l’exception de la question des deuils qui a été l’objet de différents travaux historiques. Voir notamment : Audoin-Rouzeau Stéphane, Cinq deuils de guerre, Paris, Noesis, 2001 ; Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18 retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Petit Stéphanie, Les veuves de la Grande Guerre. D’éternelle endeuillées ?, Paris, Éd. du Cygne, 2007 ; Ariès Philippe, Essai sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975 ; Faron Olivier, Les Enfants du deuil, Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale (1914-1941), Paris, La Découverte, 2001.

9 Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Folio Gallimard, 1952, p. 86.

10 Artières Philippe et Kalifa Dominique, « L’historien et les archives personnelles : pas à pas », in « Histoire et archives de soi », Sociétés et Représentations, CREDHESS, no 13, 2002.

11 Farge Arlette, « Prendre en compte la présence de la vie dans l’écriture historienne », séminaire d’Antoine Compagnon au Collège de France, Littérature française moderne et contemporaine : Histoire, critique, théorie, 12 janvier 2010, [http://www.college-de-France.fr].

12 Yourcenar Marguerite, Mémoires d’Hadrien, Carnets de notes, Paris, Gallimard, 1974, p. 332.

13 Pour reprendre la belle expression de Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Entre mythe et politique II, Paris, Le Seuil, 2004.

14 Guéhenno Jean, Journal d’un homme de quarante ans, Paris, Grasset, 1934, p. 83.

15 Si la famille élargie est encore fortement présente, se dessine durant la période un modèle familial plus resserré, et j’ai fait le choix d’une approche systémique, en privilégiant l’observation des rapports de couple et des rapports parents/enfants.

16 Yourcenar Marguerite, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 31.

17 Lejeune Philippe, « Archives autobiographiques », Le Débat, no 54, mars-avril 1989, p. 68-76. Fondée en 1992, le fonds de l’APA (Association Pour l’Autobiographie, située à Ambérieu-en-Bugey) conserve aujourd’hui plus de 2000 textes ou documents autobiographiques.

18 Jeanneney Jean-Noël, « Les archives du contrôle postal aux armées (1916-1918). Une source précieuse pour l’histoire contemporaine de l’opinion et des mentalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XV, janvier-mars 1968, p. 209-233 ; Cochet Annick, L’opinion et le moral des soldats en 1916 d’après les archives du contrôle postal, thèse de doctorat, université Paris-X, 1986 ; Sohn Anne-Marie (dir.), La correspondance, un document pour l’histoire, Rouen, Publications de l’université de Rouen, Cahiers du GRHIS, no 12, 2001.

19 Foucault Michel, « L’écriture de soi », in Dits et écrits, t. IV, 1980-1988, Paris, NRF Gallimard, 1994, p. 423.

20 Lejeune Philippe et Bogaert Catherine, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006.

21 Entretien avec Philippe Lejeune, propos recueillis par Nathalie Jungerman, 12 février 2004, [http://www.fondationlaposte.org/article.php3?id_article=572].

22 Ricœur Paul, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 132-133.

23 Au sens du « pacte autobiographique » analysé par Philippe Lejeune, in Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1975, et pour une mise au point récente : Signes de vie, Le Pacte autobiographique 2, Paris, Le Seuil, 2005.

24 Parmi les 6 515 200 hommes qui rentrent, le nombre de blessés est considérable : 2 800 000 hommes (la moitié d’entre eux ont été blessés plusieurs fois), dont 2 000 000 sont invalides avec une incapacité d’au moins 10 %.

25 Voir sur l’importance de l’approche corporelle du conflit : « Pour une histoire de la douleur. Pour une histoire de la souffrance », in 14-18 Aujourd’hui. Today. Heute, Revue annuelle d’histoire no 1, Paris, Noêsis, février 1998.

26 Duras Marguerite, L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 78.

27 Ainsi en est-il par exemple de l’interrogation sur la transmission intergénérationnelle des chocs de guerre soulevée dans La Vie médicale, 25 mai 1933.

28 Françoise Thébaud parle ainsi de la « nationalisation » du corps des femmes, inBard Christine et Thébaud Françoise, Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 154.

29 Liotard-Schneider Frédérique, Les experts de l’intime et les femmes, médecins et démographes en France de 1945 à 1975, thèse d’histoire, dir. Annette Becker, université Paris Ouest-Nanterre La Défense, 2010, p. 99 à 107.

30 Créées à la même période : La Sauvegarde de l’adolescence et Les Marraines sociales. De mai 1923 à mai 1936, le Service social de l’Enfance s’est occupé de 10 023 familles, soit plus de 20 000 enfants et a mené 1 654 enquêtes. Le Service social de l’Enfance prend en 1972 le nom d’Association Olga Spitzer.

31 Mes remerciements les plus chaleureux à M. Hubert Néant qui m’a mise en contact avec la Fondation et à Mme Niclause, chargée à l’époque des archives historiques, qui a mis sa compétence à mon service et m’a laissé une liberté de travail rare.

32 Sullerot Évelyne, La presse féminine, Paris, A. Colin, 1963, p. 6.

33 Ariès Philippe et Duby Georges (dir.), Histoire de la vie privée, t. 5, op. cit., p. 147 ; Sullerot Évelyne, La presse féminine, op. cit.

34 Le Petit Écho de la Mode tire ainsi à 1 130 000 exemplaires par semaine en 1930.

35 Le développement d’articles et de publications consacrés au rôle des mères dans l’éducation des enfants est un des signes de l’évolution des rapports mère/enfant.

36 Mensuel créé en 1901 par Pierre Lafitte qui consacre à partir de 1923 une place de plus en plus importante à la mode.

37 Ducas Sylvie, « Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin », in Recherches féministes, 2003, vol. 16, no 1.

38 Hebdomadaire, naît en 1925.

39 Hebdomadaire à partir d’octobre 1920, enregistre en 1922 un tirage de plus de 100 000 exemplaires.

40 Hebdomadaire. La Voix des femmes est fondée en 1917 par Colette Reynaud et Louise Bodin.

41 Revue socialiste sous-titrée « Hebdomadaire de combat, socialiste et féministe », dont la secrétaire est Marcelle Capy.

42 Revue mensuelle « d’éducation populaire », la secrétaire de rédaction est Madeleine Vernet.

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