Version classiqueVersion mobile

Les territoires du politique

 | 
Jean Garrigues
, 
Bernard Lachaise
, 
Gilles Richard

Troisième partie. Le social et le politique

La France de 1968 : entre le « monde d’avant » et la société post-industrielle

Jean-François Sirinelli

Texte intégral

1Assurément, Mai 1968 a eu lieu. En d’autres termes, il y a eu un événement 68, aussi bien dans son déroulement propre que par ses effets induits, et nul ne peut sérieusement lui contester son métabolisme singulier et son ombre portée durable et multiforme. Pour autant, un tel déroulement et de telles conséquences ne sont réellement compréhensibles que rapportés à une configuration historique bien plus large : la grande mutation française des années 1960. Certes, celle-ci est d’autant mieux connue que certaines sciences sociales l’ont analysée sur le moment même et que, dans les décennies qui ont suivi, ses effets ont pu également être étudiés et mis en perspective. La discipline historique, en revanche, n’a pas été à même, dans un premier temps, d’apporter son écot à ce déploiement heuristique. Les raisons en sont épistémologiques : d’une part, si l’histoire du temps présent jouit aujourd’hui d’une pleine légitimité, son développement ne s’est amorcé qu’à partir de la fin des années 1970 ; d’autre part, même après sa consécration, une telle histoire n’a pu se saisir immédiatement du segment chronologique des sixties, en raison des règles d’administration de la preuve propres à la discipline historique. Un certain recul, en effet, reste nécessaire, tout à la fois pour des raisons d’accès aux sources et afin qu’il soit possible de commencer à distinguer l’essentiel de l’accessoire, le ponctuel du structurel.

  • 1 Je me permets de renvoyer à mon avant-propos, « La France du siècle dernier », Comprendre le XXe s (...)
  • 2 Pour des raisons que j’explique plus loin, je désigne ainsi la France d’avant la grande métamorpho (...)

2Au XXIe siècle, l’examen historique raisonné de ces années 1960, devenu réalisable, doit être mené de façon tout à la fois approfondie et intensive, car ces années 1960 constituent une véritable ligne de crête de notre histoire nationale1. Ce qui nous renvoie au propos initial : la métaphore de la ligne de crête est d’autant plus fondée que s’amorce au fil de cette décennie une mutation telle que la France qui en sort n’a plus grand-chose à voir, ensuite, avec ce qui devient donc « un monde d’avant2 ». En même temps, il est vrai, une telle situation d’entre-deux historique occupée par cette décennie ne doit pas induire en erreur : celle-ci fut effectivement le moment d’une réelle et profonde mutation, mais ce monde ne s’est pas dissipé comme par enchantement. Les rythmes du changement de décor ont été, au contraire, très divers d’un domaine à l’autre et je souhaite pour illustrer de telles différences de métabolisme, évoquer plus précisément deux acteurs collectifs impliqués dans l’effervescence socioculturelle des années 1960 : les jeunes et le monde ouvrier. Certes, les deux univers se recoupent en partie, mais, globalement, leur rapport à la grande mutation a été très différent.

Mutants plus que mutins

  • 3 Jean-François Sirinelli, Les baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Fayard, 2003, rééd. co (...)
  • 4 Je me permets, sur ce point, de renvoyer à la première partie, « Le hasard ou la nécessité ? », de (...)

3Au commencement, il y eut le nombre : c’est ainsi que l’on peut résumer cette irruption juvénile dans la France des années 19603. En 1968, en effet, les « seize-vingt-quatre ans » y sont au nombre de 8 millions. Les enfants du baby-boom sont devenus les adolescents puis les jeunes gens d’un pays qui, au cœur des Trente Glorieuses, est en pleine métamorphose. Bien plus, avant eux aucune génération n’y avait été la contemporaine d’une telle métamorphose, aussi rapide et intense. Assurément, les parents et les grands-parents de ces jeunes gens sont eux aussi les acteurs et les témoins d’une telle mue – ils en sont, de surcroît, les artisans –, mais ils avaient, pour leur part, été formés et socialisés auparavant. L’apparition et l’éveil de ces baby-boomers furent, au contraire, concomitants de cette mutation française et, par là-même, ils devinrent, sinon des mutins en rupture radicale, en tout cas des mutants, c’est-à-dire les produits d’une société en train de connaître un changement accéléré. Mutants plutôt que mutins : là est assurément l’une des clés de leur identité. En termes macro-historiques, en effet, il y aurait erreur de perspective à focaliser sur les tenants, dans leurs rangs, de la rupture révolutionnaire. Ceux-ci n’ont jamais représenté qu’une minorité4. L’ensemble de cette génération, en revanche, eut en commun de grandir dans un monde en train de rompre les amarres avec le passé, même proche. Bien plus, une autre forme de concomitance leur conféra un second aspect essentiel de leur identité historique : l’évolution sociologique du monde industrialisé, en ces mêmes années, fit sortir ces mutants de la coulisse où les usages sociaux et les héritages culturels avaient maintenu les jeunes jusqu’à cette date et elle les promut en bonne place sur l’agora comme protagonistes à part entière, dotés d’une capacité d’expression et d’intervention autonomes.

  • 5 Si je me suis permis, dans les 4 notes précédentes, de citer certains de mes travaux, c’est que ce (...)

4De ce fait, cette génération a moins été porteuse d’une subversion idéologique, vite retombée, que d’une sorte de destinée historique, celle d’être la contemporaine de la grande métamorphose française des années 1960, au moment même où son propre statut de génération mutante la rendait apte à accompagner, voire à incarner, ce bouleversement : pas seulement contemporaine, donc, mais actrice d’une phase essentielle de notre histoire. Certes, depuis, d’autres générations ont accompagné d’autres mutations accélérées mais sans jamais avoir eu cette même capacité d’incarnation. Une telle capacité, du reste, fut d’une intensité au carré pour cette génération. Dans les années 1960, au sortir de l’adolescence, son histoire et ses traits principaux recoupent celle et ceux de la décennie : la croissance économique conquérante des Trente Glorieuses et l’enrichissement qu’elle induit pour le pays, la montée en puissance d’une culture de masse fondée sur le son et l’image, le temps de la paix qui succède à près d’un siècle de cycle belliqueux. Ce sont ces traits que nous avons déjà évoqués en d’autres endroits5. Dans le fond, cette génération a été celle des 4 P.

La France des 4 P, ou le basculement anthropologique

5Dès le milieu des années 1960, bien des observateurs soulignent l’ampleur du changement en cours. Tout, en effet, ne commence pas au cours de cette décennie. Ce tournant a été préparé par deux séquences chronologiques successives dont les apports respectifs à la grande mutation ont été considérables. La première d’entre elles s’amorce dès la Libération et s’étend sur une décennie : c’est le temps de la reconstruction et de la modernisation, soutenue par une croissance économique conquérante, autour de 5 % à 5,5 % l’an. Comme l’heure était alors aux industries lourdes, à ces fins de reconstruction et de modernisation, les biens d’équipement et de consommation courante ne figuraient pas parmi les priorités et les Français n’ont d’abord tiré de cette croissance, pour ce qui concerne leur vie quotidienne, que des fruits verts. Ce n’est, en fait, qu’au cours de la seconde séquence que la France a changé sur ses bases ou, plus exactement, que les évolutions déjà à l’œuvre auparavant ont commencé à produire des effets directement perceptibles. Et, au terme de cette seconde séquence, la France du milieu des années 1960 paraît bien éloignée de celle du début de la décennie précédente. En février 1964, par exemple, Newsweek en fait sans détours le constat : « La France actuelle est à des années-lumière de ce qu’elle était à la fin des années 1940 et au début des années 1950. »

6Le pays est alors passé sous le signe des 4 P. Deux sont structurants et sous-tendent la situation française : la paix et la prospérité. Le premier est essentiel : c’est bien d’un changement de configuration historique qu’il s’agit, 1962 ayant marqué à la fois la fin des guerres coloniales, avec l’indépendance de l’Algérie, et les débuts de la coexistence pacifique, après les tensions de la guerre froide. Quant au deuxième P, il en induit deux autres : le plein-emploi et le progrès. La prospérité conquérante, en effet, sécrète un quasi-plein-emploi et dessine une ligne d’horizon faite de confiance dans le progrès. Même les grandes idéologies globalisantes qui contestent le capitalisme nourrissent une foi dans les vertus du progrès, et le temps n’est pas encore, en ce milieu de décennie, de la remise en cause de la société industrielle et de l’exaltation des mérites de la « croissance zéro ». Seules commencent à percer pour l’heure quelques théories sur l’aliénation, mais qui ne constituent pas des remises en cause explicites du progrès.

7Ainsi remis en perspective, Mai 68 apparaît donc autant comme un révélateur, un catalyseur et accélérateur que comme un événement fondateur. Révélateur d’une distorsion croissante entre un système d’autorité et de valeurs hérité d’une société en partie abolie et une France du cœur des Trente Glorieuses en pleine métamorphose. Catalyseur du développement de nouveaux comportements collectifs qui sont déjà en gestation avant cette grande secousse tectonique du mois de mai. Accélérateur, enfin, car si bien des évolutions préexistent ainsi à une telle secousse, celle-ci amplifia, par ses effets démultiplicateurs, l’évolution en cours. Si la France de 1965 annonce donc 1968, l’événement n’est pas pour autant inscrit dans ses gènes.

8En ce cœur des Trente Glorieuses commence donc une autre phase historique qui survivra à leur disparition consécutive au changement de conjoncture économique au milieu des années 1970 : entre 1965 et 1985, en effet, il y a bien un moment clé de notre histoire, vingt années décisives durant lesquelles, en dépit de la crise économique intervenue entre-temps, la mutation française s’est accélérée de façon telle que le pays s’en est trouvé modifié jusqu’en son tréfonds et que la France d’avant les années 1960 relève désormais de l’anthropologie historique, étant devenue un « monde d’hier », pour reprendre une expression forgée par Stefan Zweig pour désigner l’Europe d’avant 1914. Parlons plutôt du « monde d’avant », tant les normes et les valeurs vont se trouver rapidement bousculées. La mutation en cours est donc d’une intensité bien plus importante encore que le bouleversement, pourtant déjà essentiel en lui-même, de la morphologie sociale. Ce n’est pas seulement la composition de la population active qui est remodelée en quelques années ni le niveau de vie de cette population qui connaît une amélioration considérable. Plus largement encore que la société française, c’est la Cité, au sens de la coexistence quotidienne de soi avec les autres, qui connaît une véritable métamorphose.

L’astre ouvrier et la planète jeune

9On s’attardera pourtant plutôt ici à rendre compte des mutations de la morphologie sociale et notamment celle du monde ouvrier. Assurément, on va le voir, le phénomène sociologique majeur de l’époque est bien l’essor des classes moyennes, mais un tel essor, loin d’être contradictoire avec la persistance d’un monde ouvrier fort, a contribué au contraire, au moins dans un premier temps, à cette consolidation.

10Pour tenter de démêler une telle contradiction apparente, il convient de replacer ces années 1960 dans une temporalité beaucoup plus large. C’est, du reste, l’un des objectifs constants de l’historien que de replacer ses analyses dans une sorte de jeu d’échelles chronologiques : Mai 68, car telle est l’interrogation de départ, ne prend sa pleine densité historique et donc son entière signification historique que replacé dans des temporalités à géométrie variable. Certes, stricto sensu, il n’est qu’un spasme, entendu au sens d’une convulsion brusque et forte, de la société française, mais dont les causes sont, au moins en partie, organiques. Cette crise de tétanie est celle d’une communauté nationale qui est, à cette époque, en train de connaître une mutation très brutale, en termes d’intensité comme de rapidité.

11Dans les années 1950, la France était encore un pays aux assises intrinsèquement rurales et au périmètre dilaté par sa politique coloniale : paysanne et impériale, donc. Dix ans à peine plus tard, au milieu de la décennie suivante, le pays semble métamorphosé dans ses dimensions comme dans ses fondements. Rétracté aux limites de l’Hexagone – l’expression date de cette époque – par l’adieu à l’Empire, dont la guerre de l’Algérie qui s’achève en 1962 a été la dernière et dramatique étape, remodelé dans sa morphologie sociale par la mutation en cours, il est déjà profondément différent : citadin et industriel, donc, emporté tout à la fois par l’imposant glissement de peuple qui transplante la population française des campagnes et des petites villes vers les moyennes et grandes agglomérations et par la révolution économique à l’œuvre qui, dans le prolongement du relèvement et de la modernisation du pays sous la IVe République, est en train de faire de la France une grande puissance industrielle.

12Dans ce contexte de changement accéléré, le monde ouvrier se retrouve donc dans une situation particulière, presque de temps suspendu : alors que la composition de la société française se trouve profondément bouleversée, ses positions propres paraissent sauvegardées et même renforcées. Le point est d’autant plus notable que, autour de ce monde ouvrier, les autres indicateurs se modifient à un rythme inconnu jusqu’ici. Mai 1968 reste indéchiffrable pour l’historien si l’événement n’est pas replacé dans ce changement de métabolisme de l’organisme France. Le milieu des années 1960 est un moment clé : c’est une décennie de changements sociaux profonds enclenchés dix ans plus tôt qui commence alors à produire ses fruits. La population française, entre-temps, a opéré son changement de centre de gravité géographique – au recensement de 1968, 66,2 % des Français vivent dans les villes – et sociologique – l’agriculture n’emploie plus qu’un actif sur sept, plus précisément 14,9 %. Pour autant, un tel effondrement ne s’est pas opéré au seul profit du secteur tertiaire, alors en croissance accélérée au point de devenir majoritaire au recensement de 1975 (51 %).

13En fait, la proportion des ouvriers dans la population active a augmenté au fil de ces années 1960 : 38 % en 1962, 39,4 % en 1968. Dans la France de 1968, quatre actifs sur dix sont des ouvriers. L’observation prend encore davantage de densité historique si on la replace dans la moyenne durée : dans l’immédiat après-guerre, au recensement de 1946, cette proportion n’était que de trois actifs sur dix (29,8 % exactement). Celles des analyses de Mai 68 qui tendent à en sous-estimer la dimension sociale ignorent donc cette donnée sociologique majeure, l’existence d’un môle ouvrier qui reste à cette date en surplomb statistique par rapport à toutes les autres catégories de la société française.

14Ce môle, il est vrai, est en train de changer de composition à cette date ou, plus précisément, de nouvelles stratifications y apparaissent, qui modifient sa place au sein de cette société. La population ouvrière française, en effet, connaît en son sein plusieurs phénomènes concomitants qui en modifient la morphologie. Parmi les 7,3 millions d’ouvriers que compte alors le pays, si le nombre des manœuvres diminue, la part totale des ouvriers peu qualifiés reste majoritaire, en raison de l’augmentation des « ouvriers spécialisés » (OS), qui, contrairement à ce que semble indiquer leur nom, sont sans réelle qualification. Mais, dans le même temps, les « ouvriers qualifiés » et les contremaîtres deviennent plus nombreux. Bien plus, à une telle meilleure qualification d’une partie du monde ouvrier s’ajoute, pour toutes les catégories qui le composent, une amélioration globale du revenu induite par celle de l’ensemble de la population active durant la même période. De ce fait, c’est bien le genre de vie d’une partie au moins de ce monde ouvrier qui commence alors à changer, à tel point que nombre d’observateurs parleront d’une « nouvelle classe ouvrière » : l’amélioration de son genre de vie et la qualification au moins partielle de ses membres entraîneraient une intégration croissante du monde ouvrier français au sein des classes moyennes en expansion.

15L’analyse des retombées politiques d’une telle intégration n’est pas aisée. Certes, on peut estimer que celle-ci a contribué, globalement, à amortir l’onde de choc de la crise : Mai 1968 n’a été en aucun cas la révolte sociale d’une catégorie sociologiquement dominante mais qui se serait socialement exclue et politiquement marginalisée. Loin d’être les soutiers de la croissance et les oubliés de la prospérité, les ouvriers français, de fait, capitalisent eux aussi les dividendes de l’enrichissement accéléré du pays. Même si l’un des débats politiques récurrents tout au long de ces années 1960 est de savoir si la répartition de tels dividendes a été équitable ou bien s’est faite davantage au profit de certaines catégories, tous les indices prouvent que personne n’en a été totalement exclu. Au reste, le PCF avait été contraint, depuis plusieurs années déjà, de nuancer sa théorie de la « paupérisation » de la classe ouvrière au sein de la société française : force est pour lui de concéder que cette paupérisation n’est que « relative ». La distinction sémantique est essentielle car, loin de dissimuler ces acquis indéniables, elle se contente d’en camoufler l’ampleur.

  • 6 Jean-Paul Molinari, Les ouvriers communistes, Thonon-les-Bains, L’Albaron, 1991.

16Le PCF reste bien à cette date le porte-parole du monde ouvrier. Certes, celui-ci est loin de se reconnaître entièrement dans ce parti, mais, en ces années 1960, il représente 40 % de ses adhérents6 et sa géographie électorale épouse les contours de celle des grandes zones industrielles françaises. Bien plus, en étant ainsi, selon l’expression d’Annie Kriegel, une véritable contre-société, avec un socle ouvrier, le PCF a pu jouer un rôle de médiation politique, exerçant une véritable « fonction tribunitienne » (Georges Lavau), en d’autres termes en assurant l’expression publique de mécontentements et de frustrations d’une partie du corps social et, par là même, en en devenant le facteur principal d’intégration.

17En même temps, il est vrai, on fausserait la réalité sociologique française en la réduisant, pour cette décennie, à un pays de classes moyennes au sein desquelles cette intégration ouvrière serait, au bout du compte, une dilution. Une telle intégration, en fait, est doublement partielle. Elle ne concerne d’abord, on l’a vu, qu’une partie du monde ouvrier et, celui-ci, de surcroît, conserve à cette date une culture spécifique.

  • 7 Colin Crouch et Alessandro Pizzorno (dir.), The Resurgence of class conflict in western Europe sin (...)

18D’une certaine façon, et pour cette raison même, la société française ainsi frappée de tétanie en Mai 68 l’est précisément parce que son épine dorsale reste ouvrière. Les événements de la première décade de mai ont joué un rôle d’électrochoc, mais l’organisme tout entier n’est touché que lorsque cette onde de choc est transmise à la société tout entière par cette épine dorsale qui relaie et irradie. Pour autant doit-on considérer que la nature du mouvement social qui s’étendit releva d’une lutte revendicative classique mais seulement hypertrophiée par les circonstances ? Une telle question s’intègre forcément au sein du débat, bien plus large et très complexe, sur la nature des mouvements sociaux qui se développeront à partir de la fin des années 1960. Ce débat est d’autant plus large et complexe qu’il s’engagea sur le moment même et qu’il n’a pas perdu son intérêt et son intensité quarante ans après, tant il touche plus largement à la question de l’essence des sociétés occidentales à la fin des années 1960. Sociétés industrielles en crise ? Sociétés déjà entrées dans l’ère postindustrielle ? On mesure bien, à formuler ainsi les termes de l’alternative, que celle-ci reflète, en tout état de cause, une phase de métamorphose. Et Mai 68, à cet égard, apparaît jusque dans ses contradictions comme le moment révélateur d’une telle métamorphose. Car la société française restant à cette date une société industrielle, les idéologies qui mettent alors en avant, comme personnage contestataire central et comme levain des luttes, la figure sociale de l’ouvrier ne sont pas stricto sensu déconnectées de la société de leur temps. Le « métallo », par exemple, reste emblématique et, loin d’être l’image rétinienne d’une donnée sociologique abolie, il demeure tout à la fois une réalité et un symbole de la culture ouvrière. Bien plus, l’historien repère au fil de la décennie suivante nombre de conflits sociaux dans lesquels le binôme bourgeoisie industrielle – prolétariat ouvrier reste structurant. Des études en souligneront même une véritable « résurgence » à ce moment en Europe occidentale7. Mais, la fin des années 1960 a vu aussi le développement de conflits aux aspects inédits. Alain Touraine, notamment, insistera, quasiment à chaud puis par la suite, sur le fait que Mai 1968 a été, à cet égard, un moment tournant et que le mouvement étudiant, par exemple, a constitué une nouvelle forme de conflit, en attendant le foisonnement des années 1970, avec les mouvements féministes ou l’engagement antinucléaire, sans oublier, bien sûr, Lip ou le Larzac. Entre-temps, il est vrai, les relèves de génération avaient commencé à opérer de façon de plus en plus dense au sein du monde de l’usine. L’astre ouvrier et la planète jeune avaient désormais des orbites se recoupant fréquemment, dans une France encore davantage métamorphosée qu’au milieu de la décennie précédente.

Notes

1 Je me permets de renvoyer à mon avant-propos, « La France du siècle dernier », Comprendre le XXe siècle français, Paris, Fayard, 2005, p. 7-54.

2 Pour des raisons que j’explique plus loin, je désigne ainsi la France d’avant la grande métamorphose.

3 Jean-François Sirinelli, Les baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Fayard, 2003, rééd. coll. « Pluriel », 2007.

4 Je me permets, sur ce point, de renvoyer à la première partie, « Le hasard ou la nécessité ? », de mon livre Mai 68. L’événement Janus, Paris, Fayard, 2008.

5 Si je me suis permis, dans les 4 notes précédentes, de citer certains de mes travaux, c’est que ce texte tente – brièvement – de relier certains aspects de la grande mutation, que j’y avais plus longuement étudiés.

6 Jean-Paul Molinari, Les ouvriers communistes, Thonon-les-Bains, L’Albaron, 1991.

7 Colin Crouch et Alessandro Pizzorno (dir.), The Resurgence of class conflict in western Europe since 1968, 2 tomes, New York, Holmes and Meier, 1978.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search