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Les noblesses françaises dans l'Europe de la Révolution

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Philippe Bourdin

Troisième partie. Noblesses provinciales

« Je resterai passif au milieu de tous les citoyens actifs. » Les stratégies politiques de la noblesse picarde non émigrée pendant la Révolution française

Laurent Brassart

Texte intégral

1Toute une suite de stéréotypes, pour l’essentiel forgés pendant la Terreur et plus encore à la Restauration, dominent la représentation du noble pendant la Révolution. Dans la peinture d’histoire comme dans la littérature – que l’on pense aux Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand –, et même dans l’historiographie républicaine ou monarchiste du XIXe siècle, la figure du noble s’est confondue systématiquement avec celle de l’émigré, du contre-révolutionnaire, voire de la victime tour à tour célébrée comme martyre par certains auteurs ou dénigrée comme traître à sa patrie pour les autres. Pourtant, l’étude du comportement politique de la noblesse dans un département du Bassin parisien comme l’Aisne, dans un de ces espaces où la Révolution ne s’est jamais caractérisée par un déchaînement de violence, là où émigrer paraît en apparence chose facile eu égard de la situation frontalière avec les Pays-Bas autrichiens, infirme ces représentations traditionnelles. L’émigré, comme le révolutionnaire, sont loin d’être les figures dominantes de l’ancien second ordre dans l’Aisne. Pour la majeure partie des nobles, ceux qui sont restés en leur possession par choix ou par contrainte, l’accommodement avec les nouvelles autorités révolutionnaires constitua la pratique politique dominante de 1789 à 1799. Mais cet accommodement résulte-t-il d’une logique de stratégie politique ou ne fut-il qu’une adaptation circonstancielle ? Que révèle-t-il enfin des rapports entre catégorisation nobiliaire et pratiques politiques en Révolution ?

La noblesse de l’Aisne et la Révolution des pouvoirs

L’effacement de l’empreinte nobiliaire des administrations locales (1789-an VIII)

  • 1 Laurent Brassart, La République à l’épreuve de l’ordinaire et de l’exception. État-Nation, pouvoir (...)
  • 2 Ibid., annexes, p. 64-69.
  • 3 Ibid., p. 32-66.

2Au regard de la représentation de la noblesse au sein des instances des différents pouvoirs locaux du département de l’Aisne, tout porte à croire que la Révolution française fut une « grande machine » d’élimination politique de l’ancien premier ordre. De 1790 à 1799, la réduction de l’importance de celui-ci dans l’exercice des pouvoirs locaux fut considérable. Et contrairement aux affirmations de certains stéréotypes tenaces, son effacement fut non seulement efficient bien avant les années de la Terreur, mais en plus il se pérennisa jusqu’au Consulat en dépit du caractère prétendument conservateur et modéré du régime directorial. Il n’est donc aucun échelon des pouvoirs locaux où la présence nobiliaire n’ait résisté à l’onde de choc révolutionnaire. Qu’il s’agisse de l’administration départementale de l’Aisne ou des pouvoirs intermédiaires des six administrations de district, la proportion de nobles représentée est infime de 1790 à l’an VIII. Au sein de l’administration départementale siégeant à Laon de 1790 à 1799, aucun aristocrate n’est en fonction, hormis exceptionnellement de 1791 à 1792 en la personne de son président, l’ex-Constituant Guy Félix de Pardieu1. Enfin, parmi les membres des six administrations de district, deux nobles siègent encore en 1790, un seul en 1792 et plus aucun jusqu’en 1795, année de leur suppression par la Constitution de l’an III2. Cette disparition de l’ancien premier ordre de la direction des administrations intermédiaires est d’ailleurs confirmée par les différentes élections aux assemblées primaires qui se sont tenues dans le département de 1790 à 1792 : en 1790, les nobles représentaient encore 5 % des élus, en 1791 2 % et en août 1792 moins de 0,2 %3 ! Et le Directoire, loin de son image de printemps de la réaction, entérine cette disparition : quasiment aucun noble n’est élu dans une assemblée primaire du département de 1795 à 1799 !

  • 4 Dans les départements de la Franche-Comté, Claude-Isabelle Brelot rapporte que « la présence nobil (...)
  • 5 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 244-258.
  • 6 Ibid., p. 252-253 et annexes, p. 85-86.
  • 7 Ibid., p. 247 et annexes, p. 82-83.

3Devant l’ampleur de cette disparition nobiliaire des instances des pouvoirs intermédiaires, supposer que la noblesse se soit repliée sur le pouvoir communal, préfigurant ainsi l’exil intérieur du XIXe siècle, paraîtrait plausible. Pourtant, dans l’Aisne comme en Franche-Comté, il n’en est rien4 : le pouvoir municipal, qu’il soit urbain ou rural, lui échappe. Dans les deux plus grandes villes du département, Saint-Quentin (10 000 habitants) et Laon (6 à 8 000 habitants), la révolution municipale s’est ainsi accomplie au détriment des rares nobles qui y siégeaient sous l’Ancien Régime et pour le plus grand profit des bourgeoisies, qu’elles soient négociante et manufacturière comme à Saint-Quentin, ou officière comme à Laon5. Ainsi, dans les trois équipes municipales qui se sont succédé à Saint-Quentin de 1789 à 1792, on ne compte à chaque fois qu’un seul noble présent, et encore faut-il préciser qu’à l’exception du maire élu en 1792, Louis-Félix de Pardieu, le seul noble des équipes municipales de 1790 et 1791 n’était autre que Fizeaux, un riche négociant et manufacturier textile récemment anobli6 ! Quant à Laon, même si cette ville relevait encore en 1789 de l’apanage du duc d’Orléans, la représentation de la noblesse dans le corps municipal, pour plus importante qu’à Saint-Quentin, n’en reste pas moins faible sous la Révolution : trois élus en 1789, deux autres en novembre 1790 et un en novembre 17917.

  • 8 AD Aisne, ED 1 - 1d1 (Chauny), L 825-826 (Bohain), ED 220 – D 1 et D 2 (Marle).
  • 9 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 229-241.
  • 10 Claude-Isabelle Brelot, La noblesse en Franche-Comté […], op. cit. ; Jean-Marie Wiscart, La nobles (...)

4La situation dans les bourgs n’est guère meilleure : à Chauny, Bohain et Marle, trois localités d’environ 3 000 habitants, dans lesquelles nous avons effectué un sondage, on constate que, si quelques nobles se maintiennent au pouvoir municipal entre 1789 et 1791, à partir de 1792, leur effacement est quasi total et durable jusqu’au Consulat8. Quant aux communes rurales de moins de 1 000 habitants, une étude des personnels municipaux effectuée dans 18 d’entre elles, nous révèle qu’aucun noble ne siège dans une de ces municipalités rurales de 1790 à 17999. Sont ainsi confirmées les observations dégagées dans d’autres départements, comme ceux de la Franche-Comté et de la Somme : les campagnes ne sont pas encore le milieu d’élection des nobliaux que les stéréotypes de la littérature du XIXe leur prêtent10 !

  • 11 Vincent Meyzie, Les illusions perdues de la magistrature seconde, les officiers « moyens » de just (...)
  • 12 Jean Marie Wiscart relève que, dans le département de la Somme (voisin de celui de l’Aisne), la no (...)

5Il serait facile de porter au crédit de la « tourmente révolutionnaire », l’absence définitive de la noblesse des instances du pouvoir municipal. Sauf qu’à bien considérer l’évolution sociale des pouvoirs au siècle des Lumières, la Révolution n’a rien fait d’autre qu’accentuer une tendance durable. Dans les petites villes du Limousin, dans les bourgs du Trégor comme dans celle de Tours – pour ne prendre que quelques exemples significatifs – la noblesse s’était déjà éclipsée des fonctions édilitaires au cours du siècle11. Dans l’Aisne, il en fut de même. Seules les petites villes à vocation militaire, telles La Fère et Marle, connaissaient encore en 1789 un pouvoir municipal dans lequel la noblesse jouait encore un rôle politique et symbolique d’importance. Dans ces rares cas, la Révolution fut effectivement fatale à ce pouvoir nobiliaire sur la ville. Partout ailleurs, elle ne fit qu’accélérer un processus de retrait de la noblesse des pouvoirs locaux déjà bien entamé dans les dernières décennies de l’Ancien Régime et qui perdura longuement au XIXe siècle12.

La garde nationale, éphémère refuge du pouvoir nobiliaire pendant la Révolution

  • 13 À Moulins, dans le futur département de l’Allier, le commandement de la garde nationale de la vill (...)
  • 14 Sur la garde nationale comme contre-pouvoir, cf. Jeff Horn, « Qui nous protégera de la garde natio (...)

6S’il est un pouvoir local où l’importance sociopolitique de la noblesse survécut un temps, c’est bien celui – quoique d’origine révolutionnaire – de la garde nationale. De 1790 à 1792, nombreux sont les nobles à être élus aux postes d’officiers de la garde nationale dans les bataillons du département ou les unités des grandes villes. S’agit-il pour le noble d’investir un potentiel contre-pouvoir au pouvoir municipal ou, au contraire, de se plier à une demande populaire et bourgeoise en acceptant cette fonction ? Nous penchons pour cette dernière hypothèse, tant le noble incarne encore dans l’imaginaire collectif l’homme d’armes par excellence, le plus à même à commander et à instruire les citoyens armés. Dans d’autres régions, à maintes reprises, le commandement de la garde citoyenne a été offert en 1789-1790 à la noblesse d’épée, parfois réticente à l’accepter13. Enfin, le risque politique que constituerait une inféodation de la garde nationale aux intérêts nobiliaires était bien faible : le noble restait souvent isolé à la tête de troupes roturières et souvent politisées, au point qu’il n’était pas rare que les citoyens passifs investissent ce corps pour en faire dans certaines villes un espace de contre-pouvoir face aux municipalités14. Par conséquent, la garde nationale de maintes localités axonaises, lorsqu’elle était commandée par un noble, ne représentait au mieux que l’expression d’un pouvoir citoyen communautaire, au pire une tentative de fusion des anciennes élites municipales avec les nouvelles d’extraction bourgeoise. Car pour les édiles bourgeois, confier le commandement de troupes citoyennes à l’aristocratie d’épée revenait à mieux l’encadrer.

  • 15 Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du S (...)

7Néanmoins, après l’entrée en guerre de la France révolutionnaire en avril 1792, la noblesse se retira – ou fut invitée à se retirer – du commandement de la garde nationale. Ce qui ne fit que précipiter le déclin dans le département de l’Aisne d’une institution citoyenne affaiblie par les levées d’hommes successives, inefficace face la pénurie chronique d’armes et devenue inutile du fait du stationnement de nombreuses troupes fédérées dans le département. Force est de constater, à l’instar de Michel Figeac, que l’année 1792 représente bien une « césure essentielle dans l’histoire de la noblesse15 » : la disparition de la noblesse des rouages du pouvoir local, déjà bien entamée dans les dernières années de l’Ancien Régime, devient définitive à partir de la seconde révolution, celle du 10 août 1792, et perdure jusqu’au Consulat.

Retrait ou élimination de la noblesse du pouvoir local pendant la Révolution ?

8La disparition des nobles des différentes instances du pouvoir local pendant la Révolution résulte-t-elle d’un processus d’éviction subie ? Ou, au contraire, n’est-elle que la manifestation d’une stratégie d’effacement volontaire des fonctions publiques en une conjoncture d’insécurité politique ?

  • 16 Claude-Isabelle Brelot, « Le château face au vote paysan », Politix, no 15, 1991, p. 53-58.

9Dans le département de l’Aisne, il semblerait que les deux processus se soient articulés, selon des configurations variables en fonction du contexte politique. L’hypothèse d’un retrait volontaire des instances du pouvoir local, analogue à celui observé en Franche-Comté dans la première moitié du XIXe siècle, paraît plausible dès le début de la Révolution dans l’Aisne16. Une stratégie de refus délibéré de l’exercice des fonctions publiques les plus exposées est d’autant mieux mise en œuvre par la noblesse axonaise qu’elle est partagée aussi par nombre des élites socio-économiques du Tiers, que ce soit les grands fermiers des plaines méridionales du département ou les négociants et manufacturiers saint-quentinois. Néanmoins, si pour les élites du Tiers cette prise de distance avec les affaires politiques du royaume est surtout perceptible au cours des années 1791-92, au moment où la Révolution se radicalise, pour la noblesse elle débute dès 1789. Ainsi, lors des premières élections municipales, organisées à l’hiver 1790, malgré que se manifestent encore des contestations collectives très puissants en milieu rural, il n’est pas rare que la fonction de maire soit proposée au noble du village par la communauté assemblée, puisque préséance sociale et préséance municipale continuent largement à se confondre. Et il est encore moins rare de constater que le noble, devenu le primus inter cives de la communauté, décline l’offre. Ainsi, à Fontaine-Fieulaine, un village du Vermandois :

  • 17 AD Aisne, L 831, délibération du 14 février 1790.

« Les habitants desdites paroisses assemblés en la chambre ordinaire au château dudit Fontaine qui ont dit unanimement à la première assemblée du dimanche trente et un janvier dernier qu’ils désiroient avant procéder à l’élection des membres pour ladite municipalité que Monsieur Cottin de Fontaine, seigneur desdittes paroisses absent veuille pour leur satisfaction agréer la place de maire, sa réponse n’ayant pas tardé il en a fait son remerciement laquelle a été lue à ladite assemblée ou étoit la plus saine partie desdits habitants des dites paroisses17. »

  • 18 Bernard Vinot, « La Révolution au village avec Saint-Just… », Annales historiques de la Révolution (...)
  • 19 Bernard Vinot, « Les origines familiales de Saint-Just et son environnement social », Annales hist (...)

10Il serait erroné de voir dans le refus de Daniel Cottin, ce riche manufacturier saint-quentinois anobli en 1772, et dans la proposition qui émane d’une communauté rurale de faire de son seigneur le maire du village, une attitude et une situation exceptionnelles. Même lorsque les relations entre le seigneur et sa communauté étaient tendues, le même scénario s’est reproduit à maintes reprises lors des premières élections municipales tenues en février 1790. Il en est ainsi à Manicamp, le village voisin du bourg de Blérancourt où Saint-Just fourbit ses premières armes de révolutionnaire18. Dans ce village du Noyonnais, le seigneur n’est autre que Louis Léon de Brancas, duc de Lauraguais, bien connu en son temps pour les frasques de sa vie privée et mondaine, son intérêt pour les innovations scientifiques et le rôle qu’il joua dans l’opposition aristocratique à la monarchie absolue. Néanmoins, pressé de dettes, il avait été contraint de quitter Paris pour réinvestir ses terres de Manicamp, qu’il se mit à gérer avec rigueur, modernité mais aussi rapacité. Il œuvra certes à la généralisation de l’élevage des ovins et des équidés sur le modèle anglais, il fut certes à l’origine de l’introduction de la pomme de terre sur son domaine, mais cette modernisation agricole se fit au prix de l’usurpation des terrains communaux. Ainsi, en mars 1789, une doléance du cahier du bailliage de Chauny dénonçait « l’espèce de tyrannie dans laquelle gémissait la municipalité de Manicamp sous l’emprise de la Justice seigneuriale dudit lieu qui s’est emparé exclusivement des biens communaux19 ». Pourtant, en dépit de cette situation conflictuelle, les citoyens de Manicamp, il y a peu encore « ses gens », vinrent offrir à leur seigneur la place de maire de la municipalité lors de la première élection municipale, celle de février 1790. Lauraguais leur rétorqua avec hauteur et publicité – il fit imprimer son discours – :

  • 20 Discours de M. le comte de Lauraguais aux habitans de Manicamp (sic). Le 7 février 1790, s. l. n. (...)

« Je n’accepte pas la place de maire que vous m’offrez. Je ne veux point concourir à rompre les liens mutuels qui nous attachoient par mes devoirs envers vous, par vos services envers moi. Ceux qu’on prétend former désormais entre les citoyens sont illusoires puisqu’ils ont la propriété ni pour base, ni pour gage. […] Je resterai passif au milieu de tous les citoyens actifs20. »

  • 21 Claude-Isabelle Brelot, « Le château face au vote paysan », art. cit., p. 56.
  • 22 Suzanne Fiette, « Noblesse d’Ancien Régime et aristocratie moderne : l’exemple de la comtesse d’He (...)

11Le refus de l’aristocrate ne ressemble donc pas à celui de l’anobli. Plus tapageur, plus spectaculaire, il est motivé par des considérations idéologiques. Pour Daniel Cottin en revanche, de noblesse récente et de mœurs bourgeoises, il s’agit de ne pas trop s’exposer aux changements révolutionnaires sans pour autant les désavouer, une attitude tout en modération qui l’oblige à maintenir les liens avec la communauté pour ne pas mettre en péril ses biens et ses intérêts économiques. Pour l’anobli, détenir le pouvoir politique dans son fief n’est qu’un élément supplémentaire de production de capital symbolique et social. Pour la vieille noblesse, en revanche, il représente le fondement de sa puissance politique, ce pour quoi elle est prête à prendre des risques. Par conséquent, ces deux modes et ces deux causalités du refus des fonctions publiques ont guidé la stratégie de la noblesse axonaise dès les débuts de la Révolution. L’un, idéologique et symbolique, consiste à refuser la collaboration au nouvel ordre politique et social, au nom de la permanence du lien féodal et de la nécessaire distinction sociale à préserver entre l’aristocratie et la roture contre l’avènement du concept et des pratiques égalitaires de la citoyenneté. Dans cette attitude, se perçoit déjà ce rejet si prégnant au XIXe siècle, « du châtelain à l’identification villageoise21 ». L’autre refus, plus pragmatique, plus discret dans son expression, ressemble davantage à un réflexe de prudence politique et sociale. Même si les soulèvements antiféodaux ont été plutôt de faible intensité dans l’Aisne, leur souvenir ou les échos de ceux qui déchirent d’autres régions françaises, suffisent à dissuader la noblesse, et plus encore celle la moins pénétrée de l’imaginaire d’une éthique à respecter de participer aux nouvelles affaires publiques. Il n’est pas surprenant de constater que la comtesse d’Hervilly (1759-1830), la belle-fille du seul noble de l’Aisne contre lequel se soit exercé la « guerre aux châteaux » en 1791, veuve de l’un des chefs de l’expédition de Quiberon et remariée à un noble d’Empire, recommande à ses fils dans la correspondance qu’elle entretient de 1793 à 1830 de ne jamais se mêler des affaires locales mais de privilégier uniquement une carrière nationale22.

  • 23 Jean-Louis Matharan, article « suspects », in Dictionnaire historique de la Révolution française, (...)
  • 24 AN, AF II 85, dossier 286, pièce 16.
  • 25 Archives Parlementaires. Première série., t. 73, Paris, Paul Dupont, 1908, p. 81.

12En 1793-1794, au plus fort de la Terreur, la présence de la noblesse dans les pouvoirs locaux n’était déjà plus qu’un souvenir. Pourtant, un tel retrait massif n’a nullement empêché que se déclenche un processus d’élimination systématique des derniers nobles présents au sein des pouvoirs locaux. La Terreur entre dans le département dans les fourgons des représentants du peuple en mission Lequinio et Lejeune au mois d’août 1793, bien avant que la Convention ne se décide à la mettre à l’ordre du jour le 5 septembre suivant. Bien sûr, les premières lois d’exclusion politique et sociale du corps national et civique ne datent pas de l’été et de l’automne 1793. Les émigrés, les prêtres réfractaires et, plus tardivement, les étrangers « non connus » ont été progressivement mis au ban de la nation depuis 1789. Toutefois, comme le remarque Jean-Louis Matharan, le véritable basculement se produit en 1793 avec « l’évolution d’une lutte contre les ennemis déclarés (par leur engagement) à celle des opposants supposés23 ». Dans l’Aisne, la véritable rupture est provoquée précocement, le 8 août 1793, par un arrêté pris par les représentants en mission Lequinio et Lejeune contre les prétendus « ennemis de l’intérieur », accusés d’entretenir des communications avec l’ennemi extérieur, l’Autrichien. Les deux Conventionnels montagnards enjoignent aux administrateurs du département « de mettre en arrestation sans délai et de faire dans toute l’étendue de leur ressort arrêter les ci-devant nobles, femmes et parens d’émigrés [sic] et gens suspects qui peuvent s’y trouver […]24 ». La politique de la suspicion, définie par cet arrêté, s’étend à des catégories nouvelles : à l’émigré traditionnel est assimilée désormais sa proche famille (épouse et géniteurs). Est passible d’arrestation toute la noblesse, pas seulement la noblesse émigrée ou contre-révolutionnaire, mais aussi la patriote et l’attentiste. La qualité sociale vaut engagement politique. Cet arrêté est encore plus lourd de menaces lorsqu’il déclare en état d’arrestation « les gens suspects », sans préciser exactement ce qu’il entend par cette catégorie. De la libre interprétation de ce flou juridique dépend l’intensité de la Terreur dans le département. Justement conscient des insuffisances de cet arrêté et de la réticence de certaines municipalités à l’appliquer, les deux représentants en mission décident à la fois d’en préciser le contenu et d’étendre ses dispositions au cours d’une proclamation longue et pédagogique, prise à Soissons le 19 août 1793. On y lit une justification de leurs mesures par la menace d’une « trame perfide » de « ceux qui se cachent sous le masque du patriotisme […] » pour mieux « seconder les envahisseurs autrichiens » dans « l’espoir de voir rétablir un régime qui flatte leur orgueil25 ». Et, en vertu des « pouvoirs illimités que la Convention [leur] a confiés par son décret du 1er de ce mois », les deux représentants montagnards ordonnent :

  • 26 Ibid., p. 82.

« Que chacun des ci-devant nobles, parents d’émigrés dans les deux premiers degrés, agent de ci-devant noble, émigré, fonctionnaire public, civil ou judiciaire cessera ses fonctions vingt-quatre heures après la publication du présent ; qu’il rendra ses comptes, qu’il sera remplacé par le département, sur l’avis des districts ; et qu’il demeurera consigné dans sa commune sous la surveillance et la responsabilité solidaire et individuelle des membres du conseil général de sa commune26. »

13Cet arrêté confirme le précédent, décrétant d’arrestation toute la noblesse de l’Aisne, désormais retenue comme otage. Son radicalisme vient encore de la purge qu’il provoque dans la totalité du système des pouvoirs locaux : une parenté, limitée toutefois aux deux premiers degrés (parents, enfants, frères et sœurs), une amitié avec un émigré ou un noble suffisent à destituer un administrateur, qu’il soit nommé ou élu.

  • 27 Ibid., t. 82, p. 509.

14Par conséquent, lorsqu’est enregistrée la loi du 17 septembre 1793 sur les suspects, le département de l’Aisne dispose prématurément d’un cadre juridique à cet effet : purges et arrestations diverses sont déjà bien avancées. Il est impossible, au vu des sources disponibles, d’établir une comptabilité exhaustive des arrestations de nobles pendant la Terreur. En revanche nous pouvons proposer quelques estimations minimales. Le représentant du peuple en mission Roux, en son propre nom et en celui de son collègue Lejeune, au moment de présenter le rapport de sa mission à la Convention le 11 nivôse an II (31 décembre 1793) se vantait de l’arrestation de « neuf cents et quelques personnes suspectes […] parmi lesquelles on distingue un certain Sainte-Foy, un chevalier Saint-Georges, un fils naturel de Capet et le ci-devant comte de Pardieu, ex-constituant […]27 ». Si le chiffre d’un peu plus de neuf cents incarcérations, toutes catégories sociales confondues, avancé par le représentant Roux à la date du 12 nivôse an II (1er janvier 1794) paraît ostensiblement surévalué, et celui minimal de 225, calculé par nos soins à partir des libérations de l’hiver de l’an II, manifestement sous-évalué, nous proposons comme plus vraisemblable un nombre de 300 à 500 arrestations entre le mois d’août 1793 et le mois de nivôse an II, soit au plus fort de la Terreur dans le département. Environ un tiers des incarcérés sont de qualité noble, les autres en majorité des membres de la bourgeoisie négociante saint-quentinoise ou des officiers de l’Ancien Régime.

  • 28 AD Aisne, L 580.
  • 29 AD Aisne, L 582.
  • 30 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 644-670.

15Doit-on déduire de cette faible proportion que les rets du filet terroriste étaient trop larges pour la noblesse de l’Aisne ? C’est probable puisque Saint-Just et Le Bas, en mission auprès de l’armée du Nord, par leur arrêté du 16 pluviôse an II (4 février 1794) pris à Réunion-sur-Oise (Guise) appellent les pouvoirs locaux à mettre « […] tous les ci-devant nobles qui se trouvent dans les départements du Pas-de-Calais, de la Somme, du Nord et de l’Aisne [seront mis] en état d’arrestation dans les 24 heures de la réception du présent arrêté et demeureront au secret […]28 ». Le peu de documents en notre possession laisse perplexe sur l’exécution de cette mesure. Si la vague de Terreur de l’été et de l’automne 1793 a été ressentie uniformément dans tout le département, il semblerait que sa relance hivernale soit géographiquement plus circonscrite. À partir de 1794, en conséquence du renforcement des pouvoirs des administrations de district provoqué par la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), l’application de la Terreur devient plus que jamais locale. Dans le district de Chauny, l’arrêté de l’enfant du pays Saint-Just paraît avoir été appliqué avec rigueur29. En revanche, dans le cas des districts de Saint-Quentin et Laon, il se heurte au faible zèle des autorités locales. Il apparaît surtout que l’arrêté de Saint-Just agit à contre-courant de l’évolution politique de la Terreur dans le département et s’inscrit dans un contexte de rivalités accrues entre les différents représentants en mission qui opèrent dans le département de l’Aisne à l’hiver 1794. Excédé de voir ses prérogatives contestées par d’autres, libéré de l’influence radicale de son ex-collègue Lejeune envoyé en Franche-Comté, le Conventionnel en mission Louis-Félix Roux adopte de pluviôse an II à floréal an II (février-avril 1794) un tournant politique modéré. De nombreux élargissements sont prononcés sous son autorité, dont la noblesse est la première bénéficiaire. Ainsi, au moment où la Grande Terreur débute à Paris, « thermidor commence en germinal an II » dans l’Aisne30.

  • 31 Amédée Combier, La justice criminelle à Laon pendant la Révolution, Paris, Honoré Champion, 1882, (...)

16Cette politique d’arrestations préventives des nobles, impulsée dès l’été 1793, demeure certes un incontestable exemple d’arbitraire politique et judiciaire ; toutefois, elle est probablement à l’origine du caractère peu sanglant de la Terreur dans l’Aisne. Seuls deux jeunes nobles émigrés, arrêtés sur la route de leur retour, ont péri sur l’échafaud à Laon31. Enfin, moins d’une dizaine de nobles, essentiellement des émigrés rentrés, ont été transférés au Tribunal révolutionnaire à Paris. Ces cas exceptionnels témoignent de l’impasse des stratégies de l’affrontement et de l’émigration de la noblesse axonaise. Car, contrairement aux stéréotypes du martyrologue de la noblesse construit sous la Restauration, la majeure partie de la noblesse axonaise a su s’accommoder du nouveau régime.

La fin de la noblesse comme corps et ordre

  • 32 Sur les transformations de la noblesse au XVIIIe siècle, voir Pierre Serna, « Le noble », in Miche (...)

17La dynamique révolutionnaire a joué le rôle d’un catalyseur du processus d’éclatement du second ordre, déjà bien avancé avant 178932. Face à l’événement révolutionnaire, les processus de différenciation interne à l’ordre de la noblesse en fonction des choix à faire et des attitudes à tenir s’accélèrent. Les stratégies antagonistes déchirent le second ordre et le clivage ne sépare pas forcément les groupes nobiliaires entre eux, mais aussi les familles. Certains choisissent de résister et de s’opposer, d’autres de s’accommoder du régime pour le meilleur comme pour le pire, et selon des degrés d’intensité et d’engagement personnel très différent. Quoiqu’il en soit, la Révolution consacre dans la noblesse comme dans d’autres groupes sociaux le passage des logiques collectives à celles individualistes.

Les stratégies de l’affrontement

  • 33 Édouard Fleury, Études révolutionnaires : la noblesse du département de l’Aisne pendant la Révolut (...)

18Résister au nouvel ordre révolutionnaire fut certes une attitude minoritaire, mais elle n’en a pas moins existé parmi la noblesse de l’Aisne. Elle fut surtout circonscrite dans le temps, connaissant ses plus grandes heures sous la monarchie parlementaire avant de s’éteindre rapidement à partir de l’échec de la fuite du roi en juin 1791. L’éphémère résistance politique de la noblesse axonaise prit plusieurs formes. La plus spectaculaire, celle la plus à même d’illustrer le principe distinctif de l’honneur et de la vaillance de la noblesse, revenait à protester publiquement, au péril de sa vie, contre le nouvel ordre politique et social. C’est ce que fit le comte de La Tour du Pin-Chambly, colonel des grenadiers de Bourgogne, grand seigneur possessionné dans le Laonnois. Après la dissolution de son unité des gardes du roi en 1789, il se retira sur son domaine de Bosmont, et se fit connaître par ses écrits contre-révolutionnaires. Le 29 juillet 1790, il écrit au journal royaliste, La Gazette de Paris, une vive réprobation du décret du 16-19 juin destructif des titres nobiliaires. Le comte fustige notamment la lâcheté des députés de la noblesse du Vermandois (qu’il cite nommément !), mobilise l’argumentaire du sang, l’origine immémoriale de sa noblesse et en grand féodal implique à sa démarche (sans consulter leur avis) toute la petite noblesse du Laonnois33. Évidemment, sa lettre ouverte déchaîne les foudres de l’administration départementale de l’Aisne, pourtant bien modérée en 1790. La Tour du Pin ne cesse pas pour autant son combat, et rejoint le roi aux Tuileries en 1792. Il le défend l’arme au poing lors de la journée du 10 août 1792, et périt sur l’échafaud le 16 messidor an II (9 juillet 1794).

  • 34 Sur Radix de Sainte-Foy, voir Sandrine Bula, L’apanage du comte d’Artois (1773-1790), Paris, École (...)

19Pour d’autres nobles, résister à l’ordre révolutionnaire revint à s’engager localement dans la contre-révolution, notamment en organisant dans l’Aisne des réseaux d’émigration ou même d’espionnage au profit de l’ennemi autrichien. C’est ce que fit depuis ses possessions du Vermandois, à proximité du front militaire, de 1792 jusqu’à son arrestation à l’automne 1793, l’ancien surintendant de la Maison du comte d’Artois de 1776 à 1790, le comte Claude Maximilien Radix de Sainte-Foy34. Dans tous les cas, l’activité de ces stratégies multiples de résistances, de la prise de parole publique à l’animation clandestine de réseaux politiques contre-révolutionnaires décline avec l’instauration de la Terreur. Les menaces répressives prévues par le dispositif législatif jouent incontestablement un rôle dissuasif et les arrestations préventives font office de pédagogie du supplice. Dans ce contexte de répression accrue, le meilleur moyen de s’opposer à la Révolution consiste à émigrer.

Le paradoxe local de l’émigration

  • 35 Donald Greer, The Incidence of the Emigration during the French Revolution, Cambridge, Haravard Un (...)
  • 36 Ibid.

20Le peu de nobles axonais aux commandes des pouvoirs locaux pourrait s’expliquer par l’ampleur de l’émigration. En effet, émigrer dans ce département frontalier des Pays-Bas autrichiens paraît chose facile, du moins jusqu’en 1793. Pourtant, l’étude pionnière de Donald Greer rappelle que si l’émigration dans l’Aisne est importante (estimée selon lui à environ 1128 personnes, soit 2,5 % de la population), elle n’en est pas pour autant un phénomène de masse, surtout en comparaison des autres départements de la frontière nord-orientale de la France qui ont tous compté chacun plus de 2 000 émigrés35. Surtout, l’émigration nobiliaire apparaît même numériquement moins spectaculaire que l’émigration roturière et cléricale dans ce département frontalier. La noblesse ne représente que 30 % des Axonais émigrés, laissant les plus forts bataillons au clergé (32 %) et à l’ancien Tiers état36.

21Pourquoi toute la noblesse de l’Aisne n’a-t-elle pas émigré ? L’influence de l’environnement social et politique, la pression de la législation ont été déterminantes. Aussi n’est-il pas surprenant qu’en synchronie avec les rythmes nationaux, la plupart des départs se soient échelonnés de 1789 à 1792. L’émigration de la noblesse locale a effectivement commencé dès l’été 1789, dans le sillage du duc de Guise (très largement possessionné dans le département, à commencer par sa ville ducale de Guise dans le district de Vervins) et s’intensifie jusqu’en 1791. L’échec de la fuite du roi provoque dans le département une nouvelle vague de départs, généralement initiée par des officiers nobles en garnison. À la date du 10 août 1792, la majorité de la haute noblesse du département est passée de l’autre côté des frontières de la nation, à commencer par le duc d’Orléans, le duc de Guise, le comte d’Egmont-Pignatelli, le duc d’Aumale, le baron d’Oberlin-Mittersbach. La noblesse qui reste sur ses terres axonaises est la petite noblesse, à quelques exceptions près, comme le duc Brancas de Lauraguais à Manicamp.

22Une fois émigrée, la noblesse axonaise se divise encore quant à l’attitude à tenir. Certains nobles se considèrent avant tout comme des réfugiés, d’autres comme des combattants. Dans cette voie, beaucoup s’engagent dans l’armée des Princes et œuvrent à distance à la déstabilisation politique des localités de leurs anciens fiefs. C’est notamment le cas du baron Georges-André d’Oberlin-Mittersbach, grand-bailli d’épée du bailliage de Château-Thierry, lieutenant colonel du régiment de Bercheny-Hussard, qui rejoint au printemps 1792 l’armée du prince de Condé. Le 14 août 1792, il envoie depuis le quartier général de Trèves à la municipalité d’Épieds près de Château-Thierry, là où il possède son château, une lettre d’intimidation reprenant le contenu du manifeste de Brunswick :

« […] Il n’est pas [indispensable] que la déclaration de S.A.S. M. le duc régnant de Brunswick et de Luxembourg, généralissime des armées combinées, ne soit parvenue à votre connaissance, et vous ait prouvé que je lisais bien dans l’avenir.
Que la commune d’Épieds couronne sa bonne conduite pendant notre malheureuse révolution par des mesures de sagesse que nécessite sa position, et que toujours fidèle à la religion de ses pères, à son amour pour le meilleur des rois, elle ne se laisse point entraîner par des factieux, ennemis de tout ce qui est sacré aux honnêtes gens, qui ne cherchent qu’à prolonger l’égarement d’une portion de la nation […]. »

  • 37 La Révolution vue de l’Aisne en 200 documents, département de l’Aisne, Direction des services d’ar (...)

23Il ne manque pas d’accompagner ses recommandations paternalistes de pressions pour faire basculer son ancienne commune du côté de la contre-révolution. Si le patronage seigneurial lui fait dire que « c’est mon attachement pour tous les habitants d’Épieds et de la commune qui me porte à vous écrire […] », sa haine de la nouvelle République le pousse à proférer de lourdes menaces de destruction : « Dites-leur [à vos concitoyens] les terribles exemples qui viennent d’être faits sur Sierk et Rodemack37. » Le paternalisme avait donc des limites politiques bien définies : la commune d’Épieds, si elle refusait l’autorité contre-révolutionnaire de son duc, était promise au même sort que les deux petites communes fortifiées mosellanes de Sierk et Rodemack, qui subissaient l’assaut des troupes de Brunswick en ce mois d’août 1792. Néanmoins, ce type d’attitude ne fut pas le plus répandu parmi la noblesse de l’Aisne. Restait une majorité de nobles axonais qui avaient pris le risque, de gré ou de force, de rester dans leurs domaines et de s’accommoder vaille que vaille du nouveau régime.

Les stratégies d’accommodements de la noblesse non émigrée

  • 38 Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), op. cit., p. 361.
  • 39 Sur la contestation de l’existence d’une politique agraire montagnarde, voir Jean-Pierre Jessenne, (...)
  • 40 Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1995, p. 468.

24« Le noble qui n’était pas tenté par les sirènes de l’armée des princes adopta le comportement le plus neutre, l’attitude la plus atone qui soit », affirme Michel Figeac à propos de la noblesse bordelaise38. Dans l’Aisne, la réalité s’avère plus complexe. Bien des stratégies variées et différenciées ont été mises en pratique, avec plus ou moins de succès, par les nobles axonais restés sur leurs terres pour s’adapter aux configurations politiques nouvelles du régime révolutionnaire. Pour caractériser le comportement de cette noblesse non émigrée, le concept d’accommodement serait plus opportun que ceux d’atonie et de passivité, tant il semble difficile d’évoluer dans une société sans entretenir le moindre lien politique et social qui soit avec son environnement. Effectivement, l’accommodement est une pratique courante et parfois incontournable dans les régimes d’exception, facilitée à la fois par l’action conjointe du pouvoir et de certains acteurs. De fait, un régime d’exception ne peut fonctionner uniquement par l’usage à la contrainte, il lui faut aussi créer les conditions de l’assentiment politique et social le plus large possible par la satisfaction même a minima de certains intérêts particuliers ou catégoriels. En ce sens, il cherche à jouer des divisions inhérentes à la société pour mieux établir son pouvoir sur une assise sociale élargie. C’est notamment sous ce prisme – rallier la petite paysannerie au gouvernement révolutionnaire de l’an II – que de nombreux historiens ont analysé ce qui leur paraissait être une politique agraire montagnarde39. Pour reprendre les propos de Philippe Burrin, « il n’est pas de domination sans une acceptation minimale, aussi fragile soit-elle, […] les divisions, les divergences d’intérêts dans les sociétés subjuguées facilitent la domination […]40 ». Qu’on veuille bien nous excuser d’emprunter à cet historien de la Seconde Guerre mondiale les grandes lignes de sa réflexion sur les stratégies d’accommodement, démarche comparative que nous nous sommes efforcés d’infléchir pour ne pas verser dans une analogie douteuse entre Révolution française et occupation allemande. S’accommoder avec le nouveau régime relève de motivations diverses. Les plus fréquemment invoquées sont la prise en considération par la noblesse des risques personnels et matériels encourus à émigrer ou s’opposer publiquement. La volonté de préserver son patrimoine des aléas politiques et la recherche d’une protection personnelle ou familiale efficace auprès des puissants du jour constituent l’assise de toute stratégie d’accommodement de la noblesse non émigrée.

  • 41 AD Aisne, L 831, délibération du 14 février 1790.
  • 42 Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 288.
  • 43 Archives parlementaires, op. cit., t. 84, p. 518.
  • 44 Fernand du Grosriez, Notice généalogique sur la famille de Flavigny de Liez, Amiens, Delattre-Leno (...)

25Maints nobles ont été contraints de multiplier les gages répétés de fidélité au régime révolutionnaire face au besoin de se protéger des rigueurs des mouvements antiféodaux d’une part, d’une politique ouvertement dirigée contre les émigrés d’autre part. Grâce à un comportement d’anticipation, il s’agissait d’éviter toute complication avec les pouvoirs locaux. Anticiper sur les transformations politiques et sociales, c’est ce que fait Daniel Cottin en février 1790 lorsqu’il refuse la proposition des habitants de Fontaine-Fieulaine de l’élire maire de la commune dont il est aussi le seigneur. Mais, pour que son refus ne soit pas confondu avec un rejet du nouvel ordre politique, il met à la disposition de la nouvelle municipalité son château pour qu’elle puisse y tenir ses séances et organiser les différents scrutins41. Avec l’instauration légale des comités de surveillance au printemps 1793, et leur diffusion dans le département à partir de l’automne 1793, la contrainte physique qui pèse sur la noblesse non émigrée s’est accrue. Ce sont notamment ces comités qui procèdent aux arrestations décrétées par les représentants du peuple en mission Lequinio et Lejeune depuis le mois d’août 1793. Ce sont encore ces mêmes comités de surveillance qui, dans certains districts, entravent la politique modérée du représentant en mission Roux à l’hiver 1794, lorsque ce dernier procède à de multiples élargissements de nobles. Dans ce contexte, plusieurs d’entre eux multiplient les manifestations de complaisance à l’égard des militants révolutionnaires locaux dont ils espèrent au pire une protection, au mieux une grâce. À Manicamp, le comte de Lauraguais s’attire les bonnes grâces de l’administration du district de Chauny, l’une des plus zélées du département dans l’application des lois terroristes, en mettant sur le marché son importante production de pommes de terre, au moment où sévit une disette des grains42. Quant au comte de Flavigny, seigneur de Charmes, célèbre pour avoir exigé du roi, lors de la réunion de l’ordre de la noblesse du Vermandois à Laon le 18 mars 1789 « la Garantie et conservation des propriétés de la noblesse, de tous ses droits, privilèges et prérogatives honorifiques », il s’adapte volens nolens à la nouvelle situation révolutionnaire. En 1792, il exerce la fonction de chef de légion de la garde nationale. En pleine Terreur, en février 1794, on le retrouve en visite à la société politique de La Fère avec à la main son jeune fils Auguste ; ce dernier, à l’invitation de son père, déclare « faire offrande pour les défenseurs de la patrie du joujou de sa jeunesse : ne voulant plus, dit-il, m’occuper de ces vains amusements mais bien m’instruire des droits de l’homme et du citoyen et mériter par les vertus et le talent un emploi dans la République43 ». Or, cette offrande patriotique est tout sauf désintéressée : le vieux maréchal de camp Flavigny sait que sa fille Madeleine-Henriette-Louise et son gendre ont été arrêtés pour menées contre-révolutionnaires, et, phénomène assez rare dans le département pour être souligné, tous transférés au Tribunal révolutionnaire à Paris. Par ce don et cette visite à la société populaire de La Fère, il tente de les sauver et de se sauver par la même occasion. Ce sera un échec : sa fille et son gendre seront finalement guillotinés à Paris, place du Trône, le 6 thermidor an II (24 juillet 1794), pendant que lui-même et son épouse croupissent dans les geôles de Chauny, en application du décret de Saint Just et Lebas44.

  • 45 Bernard Vinot, « Condorcet et la Thiérache », in Claudine Vidal et Marc Lepape (dir.), Des provinc (...)
  • 46 Lettres du Citoyen Lauraguais, à l’occasion du contrat de vente que le département de l’Aisne lui (...)

26La nécessité de préserver ses intérêts matériels fut néanmoins la principale incitation à ne pas émigrer pour la petite et moyenne noblesse, celle dont la situation économique était la plus fragile. Effectivement, le 30 mars 1792, un décret de l’Assemblée législative avait prononcé la confiscation des biens de tous les émigrés absents de France depuis le 1er juillet 1789. Le 27 juillet suivant, le principe de la vente des biens mis sous séquestre était adopté. Un an plus tard, le 25 juillet 1793, la Convention nationale réglait les modalités définitives de la vente des biens des émigrés. Au mois d’août, les premières ventes aux enchères commençaient. Le 17 décembre 1793, c’était au tour des parents d’émigrés de voir mis sous séquestre leurs biens. Enfin, les décrets de ventôse (26 février et 3 mars 1794) élargissaient ces dispositions à tous les suspects afin que la vente de leur propriété puisse servir à « indemniser » les patriotes indigents. On comprend aisément à la lecture de l’évolution de cette législation, combien ne pas émigrer, combien s’accommoder avec les pouvoirs sont alors les moyens les plus sûrs pour la noblesse de ne pas mettre en péril son patrimoine. Néanmoins, la logique n’est pas que défensive. Nombre de nobles ont aussi su tirer profit de la vente des biens nationaux, notamment ceux de première origine, pour consolider leur patrimoine foncier. Évidemment, la part de la noblesse axonaise qui s’est portée acquéreuse reste, en l’absence d’une étude universitaire sérieuse, difficile à évaluer, notamment parce que beaucoup d’acheteurs se sont dissimulés sous des prête-noms. Il n’empêche : les achats de biens nationaux par la noblesse n’en demeurent pas moins une réalité. Quelques exemples individuels en attestent. Ainsi, l’enfant de Ribemont, Jean Antoine de Caritat, marquis de Condorcet, élu député de l’Aisne à la Convention, a acheté au cours de l’année 1791 pour 883 hectares de terres en Thiérache pour une somme de 296 130 livres45. Mais il est vrai que ce noble est sincèrement acquis à la Révolution, ce qui en revanche n’est pas du tout le cas du duc de Lauraguais. Après avoir bataillé contre les paysans de son domaine et leur meneur Saint-Just au sujet des droits féodaux déclarés rachetables après le 4 août 1789, il profite de l’opportunité de la vente des biens nationaux de première origine pour acheter trois fermes. Quelques semaines plus tard, voilà notre grand seigneur qui n’hésite pas à acheter l’église et le presbytère de son village dans le but avoué de les démolir ; d’une part, parce que l’église lui gâche la vue depuis son château, dit-il, de l’autre parce que la vente de pierre de construction occasionne de fructueux profits ! En outre, cette acquisition constitue un nouveau casus belli avec la population de Manicamp46 ; mais un casus belli à front renversé puisque cette fois-ci ce n’est plus la figure du noble clérical victime du vandalisme révolutionnaire de ses paysans que l’on rencontre, mais bien l’inverse.

  • 47 Ibid., p. 46-47.

27Préserver sa vie et ses biens sont donc les principales causes du refus d’une partie de la noblesse d’émigrer. L’accommodement avec les pouvoirs révolutionnaires qui en résulte se déploie selon un éventail de pratiques et d’engagements différenciés, du moindre mal à la connivence idéologique. Le moindre mal est la forme la moins prononcée d’accommodement. Dans un contexte où il est difficile de se dispenser du plus fort et de fuir en émigration, le noble mesure au plus juste les concessions. Il s’agit donc pour lui de réussir une adaptation minimale aux conditions nouvelles et mouvantes de l’ordre révolutionnaire, sans pour autant s’en faire le plus fidèle soutien. Tout se joue au niveau de l’apparence, puisqu’il lui est nécessaire de ne pas attirer le soupçon sur sa personne. Souvent, la pratique du moindre mal consiste à abandonner l’usage public de la particule, à porter la cocarde, à participer aux cérémonies civiques tout en s’abstenant de siéger dans les organes délibératifs. Tout autre est en revanche l’accommodation d’opportunité. Cette démarche momentanée ne requiert aucune passivité. Au contraire, de son plein gré, le noble adhère et participe de manière temporaire aux projets révolutionnaires, afin de défendre ou de promouvoir au mieux ses intérêts personnels et collectifs dans une conjoncture incertaine. Mais cette stratégie n’en demeure pas moins temporaire et dictée par les circonstances. C’est encore le cas du comte de Lauraguais qui, sous le Directoire, multiplie les projets de réforme de la géographie ecclésiastique et de composition des jurys de tribunaux. Il est vrai, cependant, qu’il est en procès contre les habitants de sa commune de Manicamp depuis qu’il a entrepris de démolir l’église paroissiale. Aussi n’est-ce pas complètement un hasard s’il propose au Conseil des Cinq-Cents un projet de garantir la liberté des cultes pourvu qu’elle soit limitée à une seule église par canton47

  • 48 Claudine Vidal, « Guise ou Vervins, l’affaire du chef-lieu », in Claudine Vidal et Marc Lepape (di (...)
  • 49 AD Aisne, L 581, et AM Laon, SRL 6, délibérations des 6 et 7 brumaire an II (27, 28 octobre 1793).
  • 50 AD Aisne, Fonds Moreau-Nélaton, F2 631-632, séance du 28 brumaire an II (18 novembre 1793).

28Pour que ces différentes stratégies d’accommodement réussissent, encore faut-il qu’elles bénéficient d’un accueil favorable des pouvoirs constitués locaux. Leur action peut en effet infléchir les ordres du pouvoir central, ou, au contraire, en redoubler les effets et, à ce titre, ouvrir ou fermer les possibilités d’accommodements. Toutefois, cette configuration varie considérablement d’un lieu à un autre, et dépend le plus souvent de l’histoire des relations tissées entre le noble et son environnement politique et social. Ainsi, en Thiérache, dans le nord du département de l’Aisne, le tribunal de la ville de Guise prononce des jugements très souvent favorables à la noblesse dans les procès qui l’opposent aux communautés paysannes sur la question de l’abolition des droits féodaux et des communaux. Les élites bourgeoises de Guise, cet ancien siège de subdélégation, n’acceptent pas que leur ville ait été dépossédée de la fonction de chef-lieu de district au profit de la ville de Vervins. Trop liés à l’Ancien Régime mais aussi à la personne du duc de Guise, les pouvoirs de cette ville déchue basculent par conséquent dans une politique tantôt antirévolutionnaire, tantôt contre-révolutionnaire48. Par conséquent, le campanilisme exacerbé né du redécoupage politico-administratif de la France en 1790 sert parfois les intérêts de la noblesse. À Guise, Condé dispose de bien des alliés parmi ses anciens agents et obligés – à commencer par le père de Camille Desmoulins – ; à Laon et à Soissons, il en va de même pour le duc d’Orléans. Le poids des clientèles joue par conséquent aussi un rôle déterminant dans la protection de la noblesse pendant la Révolution. Il faut se garder de postuler à un irrémédiable antagonisme entre la noblesse et la bourgeoisie. Beaucoup de bourgeois qui accèdent au pouvoir local pendant les premières années de la Révolution relèvent des clientèles des grands féodaux et n’oublient pas leurs anciens bienfaiteurs. Ainsi, il n’est guère étonnant de constater que le maire de Laon élu en octobre 1792, Rémy-Antoine Pigneau, ancien lieutenant général de police au bailliage de Vermandois sous l’Ancien Régime, soit destitué par les représentants en mission Roux et Lejeune en octobre 1793 pour avoir délivré des certificats de résidence à des nobles émigrés rentrés49. Enfin, dans plusieurs autres cas, des municipalités et même des sociétés populaires en l’an II ont pris unanimement fait et cause pour défendre un noble emprisonné ou destitué. Par exemple, la société populaire de Soissons multiplie les démarches auprès de la Convention et des représentants en mission dans l’Aisne pour obtenir la libération des deux nobles révolutionnaires, Puységur et Pujol. Dans le village de Fontaine-Fieulaine, la municipalité et la communauté adressent, elles aussi, des pétitions pour la libération de son ex-seigneur, le négociant anobli Louis Daniel Cottin. Pour comprendre les prises de position de ces pouvoirs locaux, on peut invoquer l’influence des clientèles, le souvenir du paternalisme de certains nobles à l’égard de la communauté, la prégnance des solidarités locales et communautaires face à l’agression extérieure. Un autre paramètre est aussi à prendre en compte, celui des interdépendances économiques. Ainsi à Château-Thierry, le comité de surveillance est surpris des « murmures de la classe des ouvriers de la ville contre l’arrestation des ci-devant nobles et de certains personnages dont la fortune employait leur bras à des travaux qui les faisaient vivre, eux et leurs familles indigentes50 ».

29Pourtant, les relations entre le noble et son environnement politique et social ne sont pas partout idylliques. Dans certains cas, les communautés ne se sont guère mobilisées pour protéger les nobles et leurs familles. Les arrestations préventives décidées par les représentants Lejeune et Lequinio dès le mois d’août 1793, au moment où l’ennemi autrichien pénètre sur le territoire départemental, sont particulièrement bien exécutées ! Pourtant, à cette date, ni les comités de surveillance ni les sociétés politiques ne sont encore implantés dans le département. Aussi, les arrestations de la fin de l’été 1793 s’effectuent principalement sous la direction des municipalités et de la garde nationale, non à partir des structures du militantisme jacobin.

30Outre les dispositions favorables de certains pouvoirs locaux à susciter et à accueillir les stratégies d’accommodement de la noblesse, l’influence de la conjoncture est aussi déterminante. Il n’est pas anodin de constater que les pratiques d’accommodement de la noblesse augmentent au fur et à mesure que les alternatives politiques à la Révolution se raréfient. L’échec de l’armée des Princes en 1792, conjugué à celui des armées de la Coalition en 1794, anéantit l’espoir de plusieurs nobles axonais d’un triomphe immédiat de la contre-révolution. Pour survivre, il ne leur reste plus que l’accommodement. Enfin, les pratiques de l’accommodement ne se seraient pas épanouies dans l’Aisne si l’ancien second ordre avait su faire preuve de davantage de cohésion idéologique et sociale face à la dynamique révolutionnaire. Plus la cohésion interne de la noblesse était mise à mal, plus la réceptivité aux politiques révolutionnaires par certains membres de l’ordre grandissait. Car au-delà de l’accommodement, certains nobles ont poussé la connivence idéologique jusqu’à l’engagement révolutionnaire.

Au-delà de l’accommodation politique, l’engagement révolutionnaire

  • 51 AD Aisne, L 580.
  • 52 AN F1cIII Aisne 15, 20 germinal an II (9 avril 1794).

31Les nobles qui ont adhéré au processus révolutionnaire, et l’ont accompagné pendant quelques années, ne représentent qu’une infime minorité du second ordre, moins d’une dizaine d’individus dans l’Aisne. Leur engagement en faveur de la Révolution prend le plus souvent la forme du militantisme, que ce soit au sein des sociétés populaires ou des gardes nationales, ou par l’exercice de fonctions publiques. À titre d’exemple, citons le comte Guy-Félix de Pardieu, député de la noblesse du Vermandois aux États généraux, tôt rallié au Tiers état (il est notamment présent au serment du Jeu de paume). Commandant général de la garde nationale de Saint-Quentin en 1790, il devient président de l’administration départementale de l’Aisne pendant la Législative puis maire de Saint-Quentin d’octobre 1792 à octobre 179351. Enfin, signalons encore, ces grands animateurs du jacobinisme à Soissons que furent les marquis de Puységur et de Pujol, ou encore la figure de Pâris de Tréffonds, commandant de la garde nationale de sa commune de Rozet-Saint-Albin et fondateur d’une société populaire particulièrement active dans la même commune, qui s’évertue à signer « Tréffonds, cultivateur52 ».

  • 53 AD Aisne, L 580, lettre de Louis-Félix de Pardieu aux représentants en mission.

32Pour autant, existe-t-il un profil sociologique type de la noblesse patriote de l’Aisne ? La tentation est grande d’invoquer une fracture sociale au sein du second ordre qui opposerait une petite noblesse déclassée acquise à la Révolution face à une grande noblesse qui la mépriserait. Le comte de Pardieu semble abonder en ce sens, lui qui justifie son choix politique par la haine qu’il éprouve pour son ordre53. Pour autant, pas plus Condorcet que le marquis de Puységur ne peuvent être tenus pour les membres d’une petite noblesse en voie de précarisation. Le général d’artillerie Armand-Marie Jacques de Chastenet, marquis de Puységur (1751-1825), s’était autant illustré comme homme d’armes – attribut par excellence de l’aristocratie – que par ses travaux sur le magnétisme ; quant au marquis de Condorcet, bien qu’élevé par une mère veuve au sein d’une famille d’officiers du bourg de Ribemont, il avait su restaurer le prestige de son rang par la célébrité scientifique qu’il avait acquise. Quand la Révolution éclate, pas plus de Puységur que Caritat de Condorcet ne font figure de déclassés.

33Faut-il alors expliquer l’engagement révolutionnaire de la noblesse patriote à travers l’expérimentation d’une marginalisation culturelle vis-à-vis du reste de son ordre ? Un stéréotype voudrait que le noble patriote soit porteur des idéaux des Lumières alors que le noble contre-révolutionnaire ait la tête confite de religion et d’orgueil de caste. Encore une fois, la complexité de la réalité échappe aux déterminismes grossiers. En effet, qu’y a-t-il de commun entre Joseph Louis Pâris de Tréffonds (1749-1824), ce capitaine de dragons vétéran, retiré dans sa petite seigneurie valoisienne de Rozet-Saint-Albin, où il vit toute l’année au milieu de ses tenanciers, se préoccupant de la mise en valeur de ses quelques terres, et un Condorcet très intégré dans les milieux intellectuels parisiens ? Trop de différences subsistent en terme d’ouverture sociale et culturelle entre les nobles patriotes de l’Aisne pour invoquer un quelconque déterminisme culturel à leur choix politique.

34Dans le département de l’Aisne, ne pas émigrer et chercher à s’accommoder avec le nouveau régime, selon des degrés d’intensité différents en fonction des individus, fut l’attitude de la majorité de la noblesse. En ce sens, beaucoup ont prévenu les risques politiques inhérents à la rupture révolutionnaire, en parachevant dès 1790 le désengagement du sein des pouvoirs locaux qu’ils avaient déjà accompli tout au long du XVIIIe siècle. Le poids croissant de la contrainte légale, notamment celle qui pesait sur les biens des nobles émigrés, a joué un rôle incontestable dans le choix d’une partie de la noblesse axonaise de ne pas émigrer et de s’accommoder à partir de 1792. C’est d’ailleurs à partir de cette année décisive de relance du processus révolutionnaire que disparaissent les dernières prises de positions publiques de la noblesse axonaise en faveur de la contre-révolution. S’ensuit, jusqu’au Consulat, une longue éclipse politique, que ni la Convention thermidorienne, ni le Directoire ne remettent en cause. Initié dès la révolution des pouvoirs de 1789, le temps de l’accommodement de la noblesse axonaise avec les pouvoirs révolutionnaires connaît son apogée de 1792 à 1794, avec des configurations multiples et mouvantes en fonction de la conjoncture et de l’environnement social et politique. Après cette date, le traumatisme de la Terreur – qui, pour ne pas avoir fait couler le sang, s’est tout de même caractérisé dans l’Aisne par l’arrestation et la détention préventive de toute la noblesse sans aucune distinction, du mois d’août 1793 à l’hiver 1794 – explique le refus de la noblesse patriote et révolutionnaire de jouer le moindre rôle politique à l’échelle locale sous le Directoire.

Notes

1 Laurent Brassart, La République à l’épreuve de l’ordinaire et de l’exception. État-Nation, pouvoirs locaux et comportements collectifs dans le département de l’Aisne, 1790-1795. thèse de doctorat, université de Lille 3, décembre 2007, annexes, p. 17.

2 Ibid., annexes, p. 64-69.

3 Ibid., p. 32-66.

4 Dans les départements de la Franche-Comté, Claude-Isabelle Brelot rapporte que « la présence nobiliaire s’affirma généralement moins fortement dans les municipalités […]. Il semble que l’influence de la noblesse ait été plus urbaine que rurale » (Claude-Isabelle Brelot, La noblesse en Franche-Comté de 1789 à 1808, Paris, Les Belles Lettres - Annales littéraires de l’université de Besançon, 1972, p. 78).

5 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 244-258.

6 Ibid., p. 252-253 et annexes, p. 85-86.

7 Ibid., p. 247 et annexes, p. 82-83.

8 AD Aisne, ED 1 - 1d1 (Chauny), L 825-826 (Bohain), ED 220 – D 1 et D 2 (Marle).

9 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 229-241.

10 Claude-Isabelle Brelot, La noblesse en Franche-Comté […], op. cit. ; Jean-Marie Wiscart, La noblesse de la Somme au XIXe siècle, Amiens, Encrage, 1994.

11 Vincent Meyzie, Les illusions perdues de la magistrature seconde, les officiers « moyens » de justice en Limousin et Périgord (vers 1665-vers 1810), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2006 ; Christian Kermoal, Les notables du Trégor. Éveil à la culture politique et évolution dans les paroisses rurales (1770-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 ; Béatrice Baumier, Tours entre Lumières et Révolution. Pouvoir municipal et métamorphose d’une ville (1764-1792), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

12 Jean Marie Wiscart relève que, dans le département de la Somme (voisin de celui de l’Aisne), la noblesse n’est présente que dans 8 % des mairies à la fin de la Monarchie de Juillet (Jean-Marie Wiscart, La noblesse de la Somme au XIXe siècle, op. cit., p. 206). À l’échelle nationale, l’enquête coordonnée par l’équipe dirigée par Maurice Agulhon rappelle que la noblesse n’occupait que 9 % des mairies françaises en 1811 et 13 % en 1824 (Maurice Agulhon, Louis Girard, Jean-Louis Robert et William Serman [dir.], Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 38 et 77).

13 À Moulins, dans le futur département de l’Allier, le commandement de la garde nationale de la ville a été confié à quatre nobles ; le colonel fut pourtant réticent à accepter cette fonction (Philippe Bourdin, « Fonder une garde nationale : tensions sociales, éducation au civisme et enjeux politiques (Moulins - Clermont-Ferrand, 1789-1791) », in Serge Bianchi et Roger Dupuy (dir.), La garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités, 1789-1871, actes du colloque des 24-25 mars 2005 de l’université de Rennes 2, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 181-199). À Commercy, en Lorraine, en avril 1791, sur les douze membres de l’état-major, six sont d’anciens militaires et le colonel relève de la noblesse (Jean-Paul Rothiot, « De la milice à la garde nationale en Lorraine, 1750-1792 », in ibid., p. 331-357).

14 Sur la garde nationale comme contre-pouvoir, cf. Jeff Horn, « Qui nous protégera de la garde nationale ? », Annales historiques de la Révolution française, no 323, 2001, p. 57-68.

15 Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, p. 360.

16 Claude-Isabelle Brelot, « Le château face au vote paysan », Politix, no 15, 1991, p. 53-58.

17 AD Aisne, L 831, délibération du 14 février 1790.

18 Bernard Vinot, « La Révolution au village avec Saint-Just… », Annales historiques de la Révolution française, no 355, janvier-mars 2004, p. 97-110.

19 Bernard Vinot, « Les origines familiales de Saint-Just et son environnement social », Annales historiques compiégnoises, no 16, 1981, p. 3-14.

20 Discours de M. le comte de Lauraguais aux habitans de Manicamp (sic). Le 7 février 1790, s. l. n. d., 7 p, in-8°.

21 Claude-Isabelle Brelot, « Le château face au vote paysan », art. cit., p. 56.

22 Suzanne Fiette, « Noblesse d’Ancien Régime et aristocratie moderne : l’exemple de la comtesse d’Hervilly (1759-1830) », Romantisme, no 70, 1990, 4e trimestre, p. 59-68.

23 Jean-Louis Matharan, article « suspects », in Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 1004-1008.

24 AN, AF II 85, dossier 286, pièce 16.

25 Archives Parlementaires. Première série., t. 73, Paris, Paul Dupont, 1908, p. 81.

26 Ibid., p. 82.

27 Ibid., t. 82, p. 509.

28 AD Aisne, L 580.

29 AD Aisne, L 582.

30 Laurent Brassart, La République à l’épreuve […], op. cit., p. 644-670.

31 Amédée Combier, La justice criminelle à Laon pendant la Révolution, Paris, Honoré Champion, 1882, t. 1.

32 Sur les transformations de la noblesse au XVIIIe siècle, voir Pierre Serna, « Le noble », in Michel Vovelle, L’homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 39-92, et Michel Figeac, L’automne des gentilshommes. Noblesse d’Aquitaine, noblesse française au siècle des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2002.

33 Édouard Fleury, Études révolutionnaires : la noblesse du département de l’Aisne pendant la Révolution, s. l. n. d., p. 180-182. Cet ouvrage d’un érudit local du milieu du XIXe siècle participe à la construction du martyrologue de la noblesse pendant la Révolution française.

34 Sur Radix de Sainte-Foy, voir Sandrine Bula, L’apanage du comte d’Artois (1773-1790), Paris, École des Chartes, 1993, 260 p.

35 Donald Greer, The Incidence of the Emigration during the French Revolution, Cambridge, Haravard University Press, 1951, p. 128-129.

36 Ibid.

37 La Révolution vue de l’Aisne en 200 documents, département de l’Aisne, Direction des services d’archives, Service éducatif, 1990, p. 142-143.

38 Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), op. cit., p. 361.

39 Sur la contestation de l’existence d’une politique agraire montagnarde, voir Jean-Pierre Jessenne, « Le gouvernement révolutionnaire, la terre et la communauté rurale (1793-1795) », Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, 1999, no 1-2, p. 96-116.

40 Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1995, p. 468.

41 AD Aisne, L 831, délibération du 14 février 1790.

42 Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 288.

43 Archives parlementaires, op. cit., t. 84, p. 518.

44 Fernand du Grosriez, Notice généalogique sur la famille de Flavigny de Liez, Amiens, Delattre-Lenocol, 1884, 35 p.

45 Bernard Vinot, « Condorcet et la Thiérache », in Claudine Vidal et Marc Lepape (dir.), Des provinciaux en Révolution. Le district de Vervins, Vervins, Société d’archéologie et d’histoire de Vervins et de la Thiérache, 1990, p. 93-95.

46 Lettres du Citoyen Lauraguais, à l’occasion du contrat de vente que le département de l’Aisne lui a passé du presbytère et de l’église de Manicamp, et du sursis que le Ministre des finances a mis à l’exécution de ce contrat, À Paris, Chez les marchands de Nouveautés, 1797, an V, 48 p.

47 Ibid., p. 46-47.

48 Claudine Vidal, « Guise ou Vervins, l’affaire du chef-lieu », in Claudine Vidal et Marc Lepape (dir.), Des provinciaux en Révolution […], op. cit., p. 3-25.

49 AD Aisne, L 581, et AM Laon, SRL 6, délibérations des 6 et 7 brumaire an II (27, 28 octobre 1793).

50 AD Aisne, Fonds Moreau-Nélaton, F2 631-632, séance du 28 brumaire an II (18 novembre 1793).

51 AD Aisne, L 580.

52 AN F1cIII Aisne 15, 20 germinal an II (9 avril 1794).

53 AD Aisne, L 580, lettre de Louis-Félix de Pardieu aux représentants en mission.

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