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La puissance royale

 | 
Christian-Georges Schwentzel
, 
Emmanuelle Santinelli-Foltz

Première partie. La représentation de la puissance royale : images et idéologie

Les images impériales et leur utilisation dans l’Occident romain d’après les sources littéraires antiques

Blaise Pichon

Texte intégral

  • 1 R. Delmaire, « Quelques aspects de la vie municipale au Bas Empire à travers les textes patristiqu (...)
  • 2 P. Zanker, Un’arte per l’impero. Funzione e intenzione delle immagini nel mondo romano, Milan, 200 (...)
  • 3 Sur les portraits impériaux en Gaule, par exemple : E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romai (...)
  • 4 L’espace pris en compte ici correspond à l’Italie, aux Gaules, à la Bretagne, aux Germanies, aux p (...)
  • 5 Un peu plus d’une trentaine d’occurrences seulement, sur cinq siècles.
  • 6 J’exclus de mon propos les images impériales des diui, qui entrent dans d’autres problématiques, a (...)

1Dès la mise en place du Principat augustéen, les images impériales jouent un rôle central dans l’affirmation du pouvoir impérial, et dans celle du consensus universorum autour de ce pouvoir : comme le rappelle Roland Delmaire, en l’absence de l’empereur, son image est revêtue de l’auctoritas et de la majestas impériales1. Les travaux de Paul Zanker et Frédéric Hurlet ont également mis en lumière l’importance de ces images dans le dialogue entre Rome et ses provinces2. Elles sont bien connues par les monnaies et par les nombreuses représentations statuaires recueillies lors de fouilles archéologiques, qui ont fait l’objet de nombreuses études ces dernières années3 ; les témoignages littéraires, en revanche, n’ont pas été envisagés dans leur globalité. Les auteurs antiques évoquent majoritairement les images impériales dans des contextes liés à la ville de Rome elle-même, mais plusieurs témoignages abordent ces images dans le contexte de l’Occident romain4, même s’il faut d’emblée préciser que cette thématique est assez peu présente chez les auteurs antiques5, qu’il s’agisse des historiens, des biographes, des rhéteurs, des polémistes chrétiens ou de ceux dont la correspondance est parvenue jusqu’à nous. Je centrerai mon propos sur l’étude des contextes dans lesquels ces images sont évoquées et sur leur utilisation par les auteurs antiques, à propos des empereurs régnants6, mais en y intégrant aussi toutefois les évocations des images des futurs empereurs.

2Quelques moments privilégiés constituent la majeure partie du corpus. Ils correspondent à des crises, en particulier la guerre civile de 68-70 (Dion Cassius, les Histoires de Tacite, la Vie de Galba de Plutarque), certaines tentatives d’usurpation (l’usurpation d’Allectus à la fin du IIIe siècle ; les luttes de la fin de la Tétrarchie dans l’Histoire nouvelle de Zosime, chez Lactance et chez Eusèbe de Césarée ; Procope sous Valentinien dans les Res Gestae d’Ammien Marcellin), des prises du pouvoir réussies (proclamation de Maxime, Balbin et Gordien III chez Hérodien), des situations de tension (l’exil de Tibère à Rhodes chez Suétone ; les débuts du Césarat de Julien en Gaule, évoqués par Julien dans sa Lettre aux Athéniens). Les discours panégyriques n’utilisent presque jamais les portraits impériaux parmi les multiples images mises en œuvre pour grandir les empereurs : seuls les panégyristes de Constance d’une part (en 297), et de Maximien et Constantin, d’autre part (en 307) y ont recours.

Un élément essentiel de la représentation de la légitimité du pouvoir

Nature des représentations mentionnées dans les sources littéraires

3Au plan matériel, il n’est pas toujours aisé de déterminer avec certitude quel type de représentation est évoqué, presque toutes les occurrences correspondant à l’utilisation du terme imago par les auteurs latins et du terme grec équivalent.

  • 7 J.-C. Balty, « Ateliers de sculpture et diffusion de l’image impériale. L’exemple des provinces de (...)
  • 8 Sur ces questions : E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, Paris, 2006.

4L’image impériale apparaît presque toujours comme représentation officielle du Prince dans les sources littéraires antiques. La diffusion de l’image de l’empereur dans l’ensemble des territoires soumis à son autorité a toujours été un souci du pouvoir impérial. Dans les provinces, cette diffusion se fait majoritairement peu après son avènement, car l’un des premiers soucis du nouvel empereur est de se faire connaître dans tout l’Empire7. Les modèles statuaires sont envoyés de Rome, sous forme de moulages de plâtre du portrait officiel en bronze8. L’image impériale est aussi véhiculée par le monnayage.

  • 9 Sur le vocabulaire employé, voir S. Benoist, « Images des dieux, images des hommes. Réflexions sur (...)
  • 10 Tacite, Histoires, III, 13, 1-2 ; IV, LXII, 2 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, XXV ; LXIV, (...)
  • 11 Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le philosophe, XVIII, 5-6.
  • 12 Suétone, Vie de Titus, IV.
  • 13 Histoire Auguste, Trente tyrans, XXIX, 4.
  • 14 Panégyrique en l’honneur de Maximien et Constantin, VI, 2.
  • 15 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a ; 278c. On imagine mal, en effet, que Julien exhibe une statue (...)
  • 16 Suétone, Vie de Tibère, XIII.
  • 17 Double mention de statuae et d’imagines également : Lactance, De Mortibus Persecutorum, 42, 1.
  • 18 Portrait de Maxence chez Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1 ; imagines de Domitien, de Constant (...)

5Le terme générique d’imago peut être traduit de plusieurs façons, selon le contexte dans lequel il est employé9. Il peut s’agir d’une statue, notamment dans le contexte des camps militaires (mais ce n’est pas systématique : les portraits impériaux peuvent aussi se présenter sous la forme d’effigies insérées dans des médaillons fixés sur une hampe10), dans les cités ou dans un contexte privé (comme ces statues de Marc-Aurèle évoquées par l’auteur de l’Histoire Auguste11, qui sont qualifiées d’imagines, puis de statuae). Il peut aussi s’agir d’un portrait peint, comme ceux de Titus en Bretagne12, celui du prétendu Celsus dans l’Histoire Auguste13, celui de Constantin sous la plume du panégyriste de 30714, et probablement celui de Constance II chez Julien15. Il est possible que les imagines de Tibère détruites par les Nîmois lors de son exil rhodien, mentionnées avec des statuae par Suétone16, correspondent aussi à des portraits peints (on comprendrait mal la précision à propos des statues dans le cas contraire), tout comme celles de Maximien chez Lactance17. Dans certains cas, l’ambiguïté demeure, aucun élément ne permettant de préciser la nature de la représentation impériale18. Le cas du tableau représentant Constantin enfant dans le palais impérial d’Aquilée est particulièrement intéressant et n’a pas d’équivalent pour l’Occident. Il ne s’agit pas ici, contrairement à toutes les autres mentions de l’image impériale, d’un portrait officiel (Constantin n’ayant alors aucun titre officiel : il était seulement l’héritier du César Constance Chlore), mais le tableau était exposé dans un espace de réception officiel puisque le panégyriste précise qu’il est « exposé à la vue des convives ». Constantin n’y est en outre pas seul représenté, puisque le tableau montre aussi Fausta, la fille de l’Auguste Maximien.

6Le terme statua est moins souvent présent, lié à un souci de précision par rapport aux autres types d’imagines chez Suétone, Dion Cassius, Lactance et l’auteur de l’Histoire Auguste.

  • 19 Tacite, Annales, IV, 37, 3.
  • 20 Tacite, Histoires, III, 13, 2.
  • 21 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVI, VII, 11.

7Beaucoup plus rarement, le terme effigies ou effigiatus est employé, chez Tacite et Ammien Marcellin. Tacite utilise ce terme lors de la retranscription d’un discours de Tibère à propos du culte impérial dans les provinces19, dans un contexte religieux. Rien n’indique que ce contexte particulier justifie l’emploi de ce terme peu fréquent, car Tacite emploie le même terme dans les Histoires à propos de portraits de Vitellius20, dans un contexte militaire cette fois ; il s’agit en fait d’un terme dont le sens est identique à celui d’imago. Dans les Res Gestae d’Ammien Marcellin21, le contexte est très différent, puisque Ammien emploie le terme effigiatus à propos de monnaies à son effigie que l’usurpateur Procope entreprend de mettre en circulation dans les provinces illyriennes.

  • 22 Histoire Auguste, Vie de Tacite, IX, 5.
  • 23 Panégyrique de Constance, XV, 6.

8Quelques termes sont utilisés une seule fois : l’adjectif pictus, pour désigner des portraits peints, dans la Vie de Tacite de l’Histoire Auguste22, et signum dans le Panégyrique de Constance23. Dans ce dernier cas, le terme est lié au contexte du culte impérial, et désigne la statue de culte.

Des images impériales souvent citées dans des contextes de crise de légitimité des empereurs

  • 24 S. Benoist, « Le prince, la cité et les événements : l’année 68-69 à Rome », Historia, 2001, p. 27 (...)
  • 25 Tacite, Annales, II, 83, 2 ; IV, 37, 3.
  • 26 Allectus, jamais désigné nommément dans ce discours.
  • 27 Panégyrique de Constance, XV, 6.
  • 28 Les exceptions sont le passage consacré aux images destinées au culte impérial chez Tacite (Annale (...)
  • 29 Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, XXV. Cela s’explique sans doute par la perte de la partie d (...)
  • 30 Tacite, Histoires, III, 7, 2 ; III, 14, 1 ; IV, 37, 2.
  • 31 Tacite, Histoires, I, 55, 3.
  • 32 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.
  • 33 C’est l’interprétation que propose R. Urban, Der Bataveraufstand und die Erhebung des Iulius Class (...)

9Comme l’a noté Stéphane Benoist24, la présence des imagines d’un empereur est associée à l’affirmation de son pouvoir. Ce pouvoir est notamment matérialisé par le culte impérial, mais les images impériales qui lui sont liées sont peu présentes dans les sources littéraires, à l’exception de deux mentions chez Tacite et dans le Panégyrique de Constance25. Le témoignage du panégyriste de 297 constitue un beau développement sur les images impériales en tant que statues de culte, et sur le lien entre culte impérial et puissance du pouvoir impérial, dans le style emphatique propre au genre : « Insensé, il ne savait pas que, quel que fût le lieu de sa retraite26, il trouverait la puissance de votre divinité partout où l’image de vos traits, partout où vos statues sont un objet d’adoration27. » L’auteur souligne là le rôle des images impériales en tant qu’incarnation de la légitimité politique et religieuse de l’empereur. Il faut noter que les auteurs anciens ne mentionnent jamais l’établissement des images des nouveaux empereurs. Lorsque les images impériales sont explicitement mentionnées, c’est souvent en contexte de crise28. Les passages relatifs aux affrontements pour la succession de Néron occupent une place prépondérante, en particulier à propos des images de Galba et Vitellius (les images de Néron sont citées, une fois, par le seul Dion Cassius29). Généralement, l’évocation des images impériales est liée à leur démontage (puisque certaines sont rétablies dans un second temps30), voire à leur destruction : « Dans l’armée de Germanie Supérieure, les légions IV et XXII, cantonnées dans les mêmes quartiers, choisissent le jour même des calendes de janvier pour mettre en pièces les images de Galba31. » Il ne faut pas surinterpréter le rétablissement des images d’un candidat au pouvoir impérial défunt, Vitellius, rapporté par Tacite lors du récit des événements du début de janvier 70 : « Pourtant les images de Vitellius furent remises en place dans le camp et dans les cités belges les plus proches, alors que Vitellius était déjà mort32. » Sans doute s’agit-il simplement d’un ralliement à la faction vitellienne, la nouvelle de la mort de Vitellius n’étant pas encore parvenue dans le nord de la Germanie et en Belgique33.

10En trois occasions, les épisodes mettant en scène des images impériales sont nettement antérieurs à l’avènement des empereurs, à propos de Tibère, Titus et Constantin. Le panégyriste de 307 décrit avec soin le portrait de Constantin, dans un discours prononcé le 31 mars 307 à l’occasion du mariage de Constantin et de Fausta, fille de Maximien, alors que le pouvoir des deux hommes est contesté par les Tétrarques « légitimes » : Maximien, forcé d’abdiquer en même temps que Dioclétien s’est proclamé de nouveau Auguste, et a proclamé Constantin Auguste afin d’obtenir son alliance contre ses compétiteurs. Le rhéteur anonyme s’exprime ainsi, à propos de la légitimité du pouvoir de Constantin :

  • 34 Panégyrique en l’honneur de Maximien et Constantin, VI, 2.

« C’est, me dit-on, ce que signifie ce tableau du palais d’Aquilée, exposé précisément à la vue des convives, où une fillette dont la beauté divine impose déjà le respect, mais pliant sous le fardeau, tient en ses mains et t’offre, à toi Constantin, alors enfant, un casque étincelant d’or et de pierres précieuses, surmonté des plumes d’un bel oiseau, cadeau de fiançailles destiné, comme ne saurait le faire aucune parure de vêtement, à rehausser ta beauté34. »

11Le propre des panégyristes est évidemment d’enjoliver la réalité, et celui-ci ne fait pas exception à la règle : s’il est probable que Constantin, dont le père Constance Chlore avait épousé la belle-fille de Maximien Théodora, a souvent séjourné au palais d’Aquilée, résidence impériale prisée de Maximien, ce mariage avec Fausta n’est pas le premier que contracte Constantin. Il paraît donc difficile de suivre l’interprétation donnée ici par le panégyriste de la scène représentée sur le tableau, montrant selon lui les prémices des fiançailles de Constantin et Fausta. Ce portrait « non officiel » est utilisé par le rhéteur dans l’optique de souligner la légitimité de Constantin en tant qu’empereur, ce qui concorde avec le souci du respect d’une « légitimité dynastique » qu’il affirme tout au long de son discours.

  • 35 Suétone, Vie de Tibère, XIII.

12Ce sont aussi les images d’un futur empereur qu’évoque Suétone, à propos des outrages infligés aux imagines et aux statues de Tibère par les habitants de Nîmes, à l’époque où Tibère, en disgrâce, se trouvait dans une relégation à peine déguisée à Rhodes. Suétone écrit qu’« il resta près de deux ans dans une telle situation, inspirant de jour en jour plus de mépris et plus de haine, si bien que les habitants de Nîmes abattirent ses portraits et ses statues35 ». Là encore, c’est une manière pour le biographe de mettre en lumière la précarité de la prétention de Tibère à succéder à Auguste, au moment où les fils d’Agrippa, Caius et Lucius, paraissent devoir ôter toute chance d’accéder au pouvoir impérial à Tibère. Les liens privilégiés entretenus entre la famille d’Agrippa et les Nîmois expliquent sans doute largement cette destruction, à un moment où Tibère est certes relégué, mais demeure théoriquement l’un des principaux collaborateurs du Prince.

  • 36 Suétone, Vie de Titus, IV.

13La mention par Suétone des nombreuses statues et imagines réalisées en hommage à Titus en Germanie et en Bretagne avant son avènement est aussi une manière de souligner la légitimité de Titus en tant que « bon empereur »36. Suétone présente ces réalisations comme l’illustration concrète des effets de la modération et des talents militaires du futur empereur.

  • 37 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 25, 1-3. C’est ce qui ressort également du témoignage de Zosim (...)
  • 38 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 43, 3.

14Dans deux cas, à la fin de la période tétrarchique, l’image impériale emprunte le chemin inverse de celui de la procédure classique, soit des provinces occidentales vers Rome, dans le but de légitimer une situation de fait. Consécutivement à sa proclamation comme empereur par ses soldats, Constantin envoie son image à Galère, alors Auguste au sein du système tétrarchique, afin qu’elle soit officiellement exposée à Rome, ce qui équivaut à une reconnaissance officielle comme détenteur du pouvoir impérial37. Après la rupture entre Maximien et Constantin, la reconnaissance de Maximien par son fils Maxence est matérialisée par la présentation côte à côte des portraits des deux empereurs à Rome, alors contrôlée par Maxence38.

15Dans trois cas, on perçoit la nécessité pour l’empereur de se faire mieux connaître, et de faire mieux reconnaître son pouvoir, par la diffusion de son portrait dans les provinces. Lors des troubles qui marquent les dernières années de la Tétrarchie, les usurpations, plus ou moins couronnées de succès, se multiplient. Lors du récit de l’aventure de Maxence, Zosime montre sa volonté de rallier l’Afrique à son autorité en y diffusant son portrait :

  • 39 Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1.

« Après avoir échappé à ce complot, Maxence crut désormais tenir solidement le pouvoir en main, et envoya en Afrique, ainsi qu’à Carthage, des messagers chargés de faire circuler son portrait ; les soldats stationnés dans ces régions s’y opposèrent à cause de leurs bonnes dispositions envers Maximien Galère et en mémoire de lui39. »

  • 40 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a ; 278c.
  • 41 Je ne suivrai pas ici l’hypothèse formulée par Jean Martin (Julien, Lettre aux Athéniens, in Antiq (...)
  • 42 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVI, VII, 11.

16La mission confiée par Constance II à Julien en Gaule, outre son volet militaire, comporte une part de « communication », puisque Julien, qui s’en plaint plus tard40, est chargé d’exhiber l’image impériale devant les populations et les soldats des Gaules et de Germanie41, afin de la faire mieux connaître. L’épisode rapporté par Ammien Marcellin à propos des moyens développés par Procope pour rallier l’Illyrie à son usurpation présente des circonstances originales42. En effet, ici, les portraits impériaux sont ceux qui figurent sur les monnaies frappées par Procope, ce qui permet ingénieusement à Ammien de souligner la volonté de Procope de se faire (re)connaître en Illyrie et le moyen essentiel de parvenir à ses fins, la corruption.

  • 43 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a.

17Il faut réserver une place à part aux images impériales de Constance II évoquées par Julien, alors devenu empereur, dans sa Lettre aux Athéniens. Celles-ci sont présentées par Julien comme la marque de son impuissance politique, lorsqu’il écrit, à propos du début de sa mission de César en Gaule, en 355 : Constance « m’ordonne, vers le solstice d’été d’aller rejoindre les armées pour y promener son apparence et son image. Car, cela aussi, cela avait été dit et écrit : il ne donnait pas aux Gaulois un empereur, mais un homme chargé de leur apporter son image43 ». La surveillance, voire la malveillance, dont Julien fait l’objet de la part de certains officiers de son entourage, du fait de son inexpérience supposée, font de lui, à l’en croire, une sorte d’imaginifer :

  • 44 Julien, Lettre aux Athéniens, 278c.

« mais une ou deux fois, certaines personnes me traitèrent de façon peu convenable, et je jugeai qu’il me fallait préserver ma dignité en ne disant plus rien ; je me bornai donc dès lors à promener le manteau et l’image, car je pensais que c’était la seule chose dont la maîtrise m’avait été publiquement reconnue44 ».

18Ici, le caractère sacré de l’image impériale est encore renforcé par le propos de Julien, puisque l’Auguste Constance II est présenté comme seul détenteur des pouvoirs impériaux, dont il ne déléguerait que des aspects de représentation au César qui lui est subordonné.

  • 45 Sur la question de l’abolitio memoriae, voir notamment : S. Benoist et S. Lefebvre, « Les victimes (...)
  • 46 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, XIII, 15.

19Les décisions d’abolitio memoriae45, par la destruction des images et le martelage des inscriptions, rares au Haut-Empire, se multiplient des Sévères à la Tétrarchie, mais elles concernent, à une exception près, des empereurs défunts (et n’entrent donc pour la plupart pas dans le cadre de cette étude). En 310, Constantin procède à l’abolitio memoriae de son beau-père Maximien, encore vivant, qui a trahi leur alliance. Ce sont deux laudateurs chrétiens de Constantin, Eusèbe de Césarée et Lactance, qui rapportent le retrait des portraits de Maximien des espaces publics. Eusèbe décrit le processus classique de l’abolitio memoriae : Maximien « fut le premier empereur dont on détruisit les inscriptions honorifiques, les statues et toutes les offrandes qu’on a coutume de décerner, comme ayant été impie et très infâme46 ». Sans doute est-ce pour accroître l’ampleur de la sanction infligée à Maximien, dépeint comme un empereur monstrueux, qu’Eusèbe présente cette abolitio memoriae comme la première, ce qui est loin d’être le cas. Le témoignage de Lactance présente davantage d’intérêt, l’abolitio memoriae de Maximien présentant ici l’originalité d’entraîner dans le même abîme les représentations de son associé à l’Empire Dioclétien, bien que la memoria de ce dernier n’ait pas fait l’objet d’une condamnation :

  • 47 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 42, 1-2.

« Dans le même temps, sur l’ordre de Constantin, on jetait à bas les statues du vieux Maximien et on faisait décrocher toutes les imagines sur lesquelles il avait été peint. Or, comme les deux vieillards étaient en général représentés ensemble, on faisait disparaître en même temps les deux imagines. Aussi Dioclétien, se voyant infliger de son vivant un outrage qu’aucun empereur n’avait jamais subi, accablé de ce double chagrin, décida qu’il devait mourir47. »

Les images impériales dans les camps et les cités

Images impériales et guerre civiles de 68-70

  • 48 Tacite, Histoires, I, 55, 2-3 ; I, 56, 1-2 ; Plutarque, Vie de Galba, XXII, 4.
  • 49 Tacite, Histoires, III, 12, 2 ; 13, 1-2 ; 14, 1 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIV, X, 3.
  • 50 Tacite, Histoires, III, 31, 2.
  • 51 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.
  • 52 On ne connaît archéologiquement en Occident qu’une statue de ce type, découverte dans le sacellum (...)
  • 53 P. Cosme, « L’image de l’empereur dans les camps romains », M. Molin (éd.), Images et représentati (...)

20Presque toutes les mentions d’images impériales dans un contexte de soulèvements militaires s’inscrivent dans le récit de la guerre civile qui met aux prises les compétiteurs pour la succession de Néron. C’est la première fois que des armées stationnées dans les provinces font et défont des empereurs, en particulier en Germanie. Les mentions d’images impériales dans les camps légionnaires et dans les camps de la flotte sont concentrées, à propos de la guerre civile de 68-70, lors de cinq moments principaux : la proclamation de Verginius Rufus en 68, les débuts de la révolte contre Galba en janvier 6948, le ralliement de la flotte et les atermoiements des troupes de Vitellius en octobre 6949, la prise de Crémone par les partisans de Vespasien50, et les débuts du soulèvement de Civilis en janvier 7051. Elles concernent soit les statues disposées sur une estrade au centre du camp (le suggestus)52, soit les effigies de l’empereur sur les enseignes légionnaires, ordinairement portées par l’imaginifer de la légion53.

  • 54 Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, 25, 1.
  • 55 P. Fabia, « La lettre de Pompeius Propinquus à Galba et l’avènement de Vitellius en Germanie », Kl (...)
  • 56 Dans les faits, ce sont les légions de Bonn et Xanten qui proclament Vitellius empereur.

21En 68, après la défaite de Vindex à Besançon, les soldats de Verginius Rufus détruisent les imagines de Néron sur les enseignes, juste avant de proclamer empereur Rufus54 ; ce dernier refuse cette proclamation, préférant conseiller aux soldats de s’en remettre au Sénat et au peuple romain. Comme l’a montré Philippe Fabia55, cette attitude constitue un précédent permettant de comprendre le comportement des légions de Mayence en janvier 69 : elles détruisent les images de Galba, mais ne proclament pas directement un nouvel empereur, préférant s’en remettre officiellement, comme le rapporte Tacite, au Sénat et au peuple romain pour le choix d’un empereur56.

  • 57 Plutarque, Vie de Galba, XXII, 4 ; Suétone, Vie de Galba, XVI, 4-5.
  • 58 Tacite, Histoires, I, 55, 2.
  • 59 À ce propos, voir P. Fabia, « La lettre de Pompeius Propinquus à Galba et l’avènement de Vitellius (...)
  • 60 Tacite, Histoires, I, 12, 1 ; I, 55, 4 ; I, 56, 2.
  • 61 Tacite, Histoires, I, 56, 1.
  • 62 Tacite, Histoires, I, 56, 2.

22En janvier 69, les atteintes aux images de Galba concernent les statues impériales, qui font d’abord l’objet de jets de pierre (dans les camps des Ire et Ve légions), ou de destruction dans les camps où se trouvent les IVe et XXIIe légions ; le récit de Tacite est le plus détaillé, Plutarque et Suétone présentant de manière beaucoup moins précise l’épisode57. Toutes ces atteintes se produisent le même jour, celui des calendes de janvier, qui correspond à la prestation annuelle de serment à l’empereur, ici Galba, imposée depuis Tibère. Toutes les légions cantonnées dans le nord de la Germanie (Ire légion cantonnée à Bonn, Ve à Xanten, tout comme les XVe et XVIe stationnées à Neuss)58 prêtent malgré tout le serment de fidélité à Galba (sans manifestation ostensible d’exaspération pour les XVe et XVIe légions, si l’on en croit Tacite), probablement comme la XXIe légion stationnée à Vindonissa, en Germanie Supérieure, bien que Tacite ne souffle mot de son attitude par rapport aux images de Galba59. Les deux autres légions stationnées en Germanie Supérieure, en revanche, entrent en dissidence le jour même, refusant de renouveler leur serment à Galba. Le récit de Tacite fait très clairement apparaître le lien entre le refus du serment et la destruction des images, qui montre l’exigence du choix d’un nouvel empereur agréé par les armées de Germanie60. Tacite insiste sur la tentative de protection des statues de Galba par quatre centurions de la XXIIe légion, qu’il cite nommément pour souligner le loyalisme de leur attitude : « Quatre centurions de la XXIIe légion, Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, qui cherchaient protéger les imagines de Galba, furent balayés par la charge des soldats et mis aux fers61. » La destruction des images est présentée comme un signe majeur de la vacance du pouvoir, c’est du moins ce qui ressort du récit que fait Tacite de la visite de l’aquilifer de la IVe légion à Vitellius, légat de Germanie Inférieure62.

  • 63 Tacite, Histoires, III, 12, 2.
  • 64 Tacite, Histoires, III, 13, 1-14, 1 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIV, X, 3-4.
  • 65 Le récit de Dion Cassius est plus succinct : « Les soldats alors arrachèrent de leurs enseignes le (...)
  • 66 Tacite, Histoires, III, 13, 1.
  • 67 Dans le récit de Dion Cassius, la situation est présentée de manière différente : il ne fait pas d (...)
  • 68 Tacite, Histoires, III, 14, 1.
  • 69 Tacite, Histoires, III, 31, 2.

23Le 18 octobre 69, la flotte de Ravenne se rallie à Vespasien, lors d’une sédition nocturne : « Les triérarques se jettent à grands cris sur les images de Vitellius et, la poignée de résistants une fois massacrés, le reste de la foule, par goût du changement, penchait pour Vespasien63. » Comme lors de la défection des IVe et XXIIe légions en janvier 69, les images impériales, de Vitellius cette fois, sont brutalement détruites. En liaison avec cette défection de la flotte de Ravenne, Caecina tente de rallier ses troupes à Vespasien64. Les images impériales jouent un rôle important dans le mécanisme de la défection, comme le montre le récit détaillé de Tacite65 : les médaillons portant l’image de Vitellius sont arrachés des enseignes en présence des officiers et des centurions, qui prêtent serment à Vespasien, alors que les troupes ont été opportunément éloignées par leur chef. Le récit de Tacite laisse entendre que l’enthousiasme n’emporte pas l’ensemble des officiers66. L’opposition des soldats67 aux décisions de Caecina et des officiers se manifeste par la restauration immédiate des images de Vitellius et l’arrestation de Caecina. On voit ici la seule intervention couronnée de succès que l’on puisse qualifier de « populaire ». Cependant, le retournement de conjoncture (la chute de Crémone) provoque une scène qui constitue le contrepoint de cette colère de la troupe, comme le montre bien la manière dont Tacite raconte ces deux épisodes, en opposition parfaite : le 18 octobre, « telles étaient les clameurs que poussait chaque soldat, que poussait l’armée entière, sous le coup de l’indignation ; sur l’initiative de la Ve légion, ils remettent en place les images de Vitellius et chargent de chaînes Caecina68 » ; après la prise de Crémone, en revanche, « les principaux officiers du camp font disparaître le nom et les images de Vitellius ; ils ôtent les fers à Caecina – car il était encore enchaîné – et le prient de leur prêter assistance en plaidant leur cause69 ».

  • 70 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.
  • 71 À ce propos, cf. supra.
  • 72 Tacite, Histoires, IV, 62, 2.

24Les débuts du soulèvement de Civilis sont une nouvelle occasion pour Tacite d’évoquer les images impériales. En janvier 70, les légions stationnées en Germanie Inférieure se révoltent contre Vespasien, sans être franchement suivies par celles de Germanie Supérieure à en croire Tacite70. Le propos de Tacite laisse entendre que les légions de Germanie Supérieure (Ire, IVe et XXIIe) rejettent, comme celles de Germanie Inférieure, le pouvoir de Vespasien, mais sans en arriver à exécuter les légats qui les commandent ; ce rejet de Vespasien se traduit par la restauration des images de Vitellius, dont ils ignorent alors la mort71 : « L’adversité provoqua la discorde : les hommes de l’armée de Germanie Supérieure dissocièrent leur cause de celle des autres ; pourtant les images de Vitellius furent remises en place dans le camp et dans les cités belges les plus proches, alors que Vitellius était déjà mort. » La reddition de la XVIe légion, qui prête serment de fidélité à l’Empire des Gaules que semble promouvoir Civilis, est l’occasion pour Tacite d’évoquer une dernière fois les images impériales, dont l’absence sur les enseignes au moment où la légion et les troupes auxiliaires quittent le camp de Neuss illustre le déshonneur et l’indignité des troupes qui se sont mutinées et rendues : « Les images des empereurs avaient été arrachées, les enseignes n’avaient plus leurs insignes d’honneur, alors qu’ici et là resplendissaient les étendards des Gaulois72. » Tacite oppose la vision de ces troupes déchues, arborant des enseignes mutilées, incarnant le deuil de la romanité, à celle des troupes gauloises de Classicus.

  • 73 Tacite, Histoires, II, 86.
  • 74 Tacite, Histoires, III, 13, 2.

25Pour les événements antérieurs au 1er janvier 69, la perte du texte de Tacite ne permet pas d’étudier de manière probante la présence ou l’absence des images dans le récit des séditions militaires. Les images impériales ne sont toutefois pas systématiquement évoquées lors des épisodes de défections de légions dans la partie conservée des Histoires de Tacite. Durant l’année 69, par exemple, le ralliement des légions de Pannonie, de Mésie et de Dalmatie à Vespasien n’est pas raconté de façon détaillée73, à l’inverse de ce que Tacite avait fait à propos des événements de janvier 69 en Germanie. L’absence de mention des images des empereurs qui viennent d’être proclamés, comme lors de la tentative de Caecina de rallier ses troupes à Vespasien74, n’a pas lieu de nous étonner. En effet, il s’agit là d’images officielles, ce qui implique un délai entre la proclamation et la réception des images du nouvel empereur, à moins d’une préméditation difficile à concevoir et très risquée, impliquant l’acheminement secret des images du nouvel empereur auprès des troupes légionnaires. Dans le cas de la tentative de Caecina, la volonté de ralliement à Vespasien est proclamée par l’inscription de son nom sur les enseignes, qui ne nécessite pas de modèle particulier, contrairement aux portraits impériaux. Le seul contre exemple se situe en 238, à Aquilée, mais le ralliement d’Aquilée à Pupien, Balbin et Gordien III est antérieur au siège, et les portraits impériaux ont eu le temps d’arriver dans la ville.

Les images impériales dans les autres guerres civiles

  • 75 Hérodien, Histoire des empereurs romains, VIII, 5, 9.
  • 76 J.-P. Martin, « L’image de Maximin le Thrace dans Hérodien », in M.-H. Quet (éd.), La « crise » de (...)

26Après les troubles de 68-70, seule la guerre civile opposant Maximin et les partisans des coempereurs Pupien, Balbin et Gordien III au début de l’année 238 donne l’occasion à Hérodien d’évoquer les images impériales dans un contexte militaire, à deux reprises. Le contexte est différent de celui des épisodes de 68-70 : il ne s’agit pas d’un camp militaire, mais d’Aquilée assiégée par les armées de Maximin. Les difficultés du siège poussent une partie des troupes de Maximin à l’assassiner, et la première mention des images par Hérodien concerne les images de Maximin, arrachées des enseignes juste avant l’assassinat : « Ils se précipitèrent avec audace sur sa tente, vers la mi-journée, en bénéficiant de la complicité de sa garde prétorienne ; ils arrachèrent son image de leurs étendards et, alors qu’il sortait en compagnie de son fils pour leur parler, ils les tuèrent tous les deux sans même tolérer qu’il s’exprimât75. » Ici, la destruction des images de Maximin préfigure son élimination physique, l’empereur n’ayant même plus le droit de plaider sa cause, son pouvoir étant déjà symboliquement détruit par la mutilation des enseignes. Il est vrai que Maximin incarne, pour Hérodien, le Barbare, les défenseurs d’Aquilée incarnant la civilisation, comme l’a montré Jean-Pierre Martin76. La situation se distingue ici nettement de celle dans laquelle se trouvaient les légions de Germanie en 68-70, puisque c’est l’armée en campagne qui élimine elle-même son empereur, empêchant tout revirement d’attitude, en particulier de la part des troupes les plus attachées à Maximin. La seconde mention des images impériales dans le récit du siège d’Aquilée concerne les négociations entre les assiégeants affamés et les troupes retranchées dans Aquilée. Le siège n’a plus lieu de continuer, faute de motif ; cependant, pour s’assurer de la bonne foi des troupes de Maximin, les assiégés présentent sur les remparts de la ville les portraits de Pupien, Balbin et Gordien III, afin qu’ils soient acclamés par les troupes de Maximin :

  • 77 Hérodien, Histoire des empereurs romains, VIII, 6, 2.

« Ils firent présenter aux troupes de Maximin les images de Maxime, de Balbin et du César Gordien, ornées de couronnes et de lauriers, et après les avoir eux-mêmes acclamées, ils demandèrent aux soldats de les reconnaître, de les saluer et d’acclamer les empereurs désignés par le peuple de Rome et le Sénat77. »

27Les portraits impériaux incarnant la fonction impériale, cette acclamation vaut une reconnaissance officielle des trois empereurs par les troupes de Maximin.

  • 78 Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1.

28L’épisode de l’envoi des images de Maxence en Afrique s’inscrit aussi dans un contexte d’affrontements entre plusieurs prétendants au pouvoir (Maxence, Licinius et Constantin) dans les dernières années de la Tétrarchie. Les armées jouent de nouveau ici un rôle central, comme le montre le récit de Zosime : Maxence « envoya en Afrique, ainsi qu’à Carthage, des messagers chargés de faire circuler son portrait ; les soldats stationnés dans ces régions s’y opposèrent à cause de leurs bonnes dispositions envers Maximien Galère et en mémoire de lui78 ».

29Il faut noter que, si la destruction des images impériales correspond indubitablement au rejet d’un empereur, il ne constitue jamais un rejet du système impérial : à chaque occasion au cours de laquelle l’image impériale est détruite, les troupes proclament (ou demandent la proclamation) d’un nouveau titulaire du pouvoir impérial.

Les images impériales dans les cités et chez les particuliers

  • 79 Tacite, Annales, IV, 37, 5.
  • 80 Tacite, Histoires, III, 7, 2. Cf. supra.

30Exception faite des épisodes situés à Nîmes et dans des cités de Gaule Belgique non identifiées précisément, les sources littéraires évoquent les images impériales dans les cités sans évoquer de cas précis. Tacite, dans les Annales, consacre un court passage à la position de Tibère par rapport aux images impériales utilisées dans le cadre du culte impérial79. En septembre 69, Vespasien, par l’intermédiaire de son légat Antonius Primus, fait restaurer les honneurs dus à Galba, dont les imagines qui lui avaient été élevées dans les cités d’Occident80.

  • 81 L’attachement des Nîmois à Caius et Lucius César est bien illustré par l’hommage posthume unique q (...)

31Le cas de Nîmes est singulier, du fait des liens étroits entre la colonie de Nîmes et la famille impériale à l’époque augustéenne. Le patronat d’Agrippa, puis de Caius César à Nîmes permet de comprendre l’épisode de la destruction des statues de Tibère, un des héritiers potentiels du princeps auxquels les Nîmois préfèrent le Prince de la jeunesse, Caius81.

  • 82 R. Urban, Der Bataveraufstand und die Erhebung des Iulius Classicus, Trèves, 1985.
  • 83 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.

32Lors du soulèvement des légions de Germanie, en janvier 70, Tacite met en relation le ralliement à Vitellius de ces légions et celui des cités voisines des camps légionnaires, celles des Trévires et des Lingons au moins comme l’a montré R. Urban82 : les images de Vitellius sont restaurées dans les camps comme dans « les cités belges les plus proches83 ». Cependant, il faut plutôt relier cet épisode aux soulèvements militaires accompagnant la tentative de Civilis de mettre en place un nouvel État.

33Le biographe de Marc-Aurèle dans l’Histoire Auguste évoque curieusement l’obligation, sous peine de sacrilège, faite par Commode aux particuliers de posséder une image de l’empereur Marc-Aurèle dans leur laraire :

  • 84 Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le philosophe, XVIII, 5-6.

« Il ne suffisait pas que des gens de tout âge, sexe, condition et rang lui aient accordé les honneurs divins : on alla jusqu’à accuser de sacrilège ceux qui n’avaient pas chez eux sa statue, lorsque leur fortune leur permettait ou même leur faisait un devoir de la posséder. C’est pour cela qu’aujourd’hui encore on trouve dans beaucoup de maisons des statues de Marc Antonin au milieu des dieux pénates84. »

  • 85 Histoire Auguste, Vie de Tacite, IX, 5.

34Il semble que ce passage de la Vie de Marc Antonin le Philosophe soit une invention, le culte impérial n’ayant jamais constitué une obligation dans le cadre privé. L’allégation concernant les images de Marc-Aurèle censées être encore présentes dans les foyers au moment de l’écriture théorique de la biographie (sous la Tétrarchie ou sous Constantin) ne mérite pas plus de confiance. L’obligation pour les particuliers de posséder un portrait d’Aurélien, censée avoir été promulguée par Tacite, reste aussi douteuse85.

  • 86 Code Théodosien, XV, 7, 12.
  • 87 Histoire Auguste, Vie d’Antonin Caracalla, V, 7.
  • 88 Histoire Auguste, Paris, Robert Laffont, 1994 (texte établi et traduit par A. Chastagnol).

35Dans la Vie d’Antonin Caracalla, de la même Histoire Auguste, le caractère sacré des images officielles impériales est confirmé par l’interdiction, connue plus tard par une loi du Code Théodosien86, d’uriner à proximité des portraits impériaux ou d’en retirer les ornements : « On condamna à mort, pendant cette période, ceux qui avaient uriné là où se trouvaient des statues ou des bustes de l’empereur ou qui avaient enlevé les couronnes de ses bustes pour les remplacer par d’autres87. » Comme l’a noté André Chastagnol88, il exista des condamnations pour impiété à l’égard de l’empereur sous Caracalla, il est donc possible d’accorder le bénéfice du doute ici au rédacteur de l’Histoire Auguste.

Conclusion

36L’examen des mentions des images impériales en Occident dans les sources littéraires antiques est assez riche d’enseignements. Les auteurs antiques mentionnent les images dans des contextes où, presque toujours, la légitimité du détenteur du pouvoir impérial est discutée. L’évocation des images est souvent liée à des épisodes qui marquent le transfert du pouvoir impérial d’un titulaire à un autre, souvent de manière violente. Mais la destruction ou la dépose des images impériales n’interviennent pas toujours dans la même phase du processus : lors de la guerre civile de 68-70, elle anticipe souvent la perte effective du pouvoir par les compétiteurs ; en 238, elle légitime et entérine tout à la fois l’élimination de Maximin. L’évocation des images des futurs empereurs n’est en revanche pas systématiquement liée à un contexte de contestation de leur accès au pouvoir, comme le montre l’exemple des images de Titus chez Suétone. Les auteurs antiques ne s’intéressent pas, en tous cas, aux contextes d’exercice normal du pouvoir, qui constituent tout de même une bonne partie du champ chronologique concerné ici, et notamment à la diffusion des images impériales dans les cités d’Occident.

Notes

1 R. Delmaire, « Quelques aspects de la vie municipale au Bas Empire à travers les textes patristiques et hagiographiques », A. Chastagnol, S. Demougin et C. Lepelley (éd.), Splendidissima Civitas. Études d’histoire romaine en hommage à François Jacques, Paris, 1996, p. 39-48.

2 P. Zanker, Un’arte per l’impero. Funzione e intenzione delle immagini nel mondo romano, Milan, 2002 ; F. Hurlet, « Les modalités de la diffusion et de la réception de l’image et de l’idéologie impériale en Occident sous le Haut Empire », in M. Navarro Caballero et J.-M. Roddaz (éd.), La transmission de l’idéologie impériale dans l’Occident romain, Bordeaux, 2006, p. 49-68.

3 Sur les portraits impériaux en Gaule, par exemple : E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, Paris, 2006.

4 L’espace pris en compte ici correspond à l’Italie, aux Gaules, à la Bretagne, aux Germanies, aux provinces illyriennes, à la péninsule ibérique, à l’Afrique et aux îles de Méditerranée occidentale.

5 Un peu plus d’une trentaine d’occurrences seulement, sur cinq siècles.

6 J’exclus de mon propos les images impériales des diui, qui entrent dans d’autres problématiques, ainsi que les évocations de l’abolitio memoriae d’empereurs défunts.

7 J.-C. Balty, « Ateliers de sculpture et diffusion de l’image impériale. L’exemple des provinces de la Méditerranée occidentale », in M. Navarro Caballero et J.-M. Roddaz (éd.), La transmission de l’idéologie impériale dans l’Occident romain, Bordeaux, 2006, p. 221-246.

8 Sur ces questions : E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, Paris, 2006.

9 Sur le vocabulaire employé, voir S. Benoist, « Images des dieux, images des hommes. Réflexions sur le “culte impérial” au IIIe siècle », M.-H. Quet (éd.), La « crise » de l’Empire romain de Marc-Aurèle à Constantin, Paris, 2006, p. 27-64.

10 Tacite, Histoires, III, 13, 1-2 ; IV, LXII, 2 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, XXV ; LXIV, X ; Hérodien, Histoire des empereurs romains, VIII, V, 9. Ces effigies sont ajoutées aux enseignes dès le début du Principat et ont surtout la fonction de manifester la présence de l’empereur auprès des soldats : P. Cosme, « L’image de l’empereur dans les camps romains », M. Molin (éd.), Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Paris, 2001 (p. 261-268), p. 262.

11 Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le philosophe, XVIII, 5-6.

12 Suétone, Vie de Titus, IV.

13 Histoire Auguste, Trente tyrans, XXIX, 4.

14 Panégyrique en l’honneur de Maximien et Constantin, VI, 2.

15 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a ; 278c. On imagine mal, en effet, que Julien exhibe une statue de Constance II lors de ses déplacements en Gaule.

16 Suétone, Vie de Tibère, XIII.

17 Double mention de statuae et d’imagines également : Lactance, De Mortibus Persecutorum, 42, 1.

18 Portrait de Maxence chez Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1 ; imagines de Domitien, de Constantin et de Maximien chez Lactance, De Mortibus persecutorum, 3, 3 ; 25, 1-3 ; 43, 3.

19 Tacite, Annales, IV, 37, 3.

20 Tacite, Histoires, III, 13, 2.

21 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVI, VII, 11.

22 Histoire Auguste, Vie de Tacite, IX, 5.

23 Panégyrique de Constance, XV, 6.

24 S. Benoist, « Le prince, la cité et les événements : l’année 68-69 à Rome », Historia, 2001, p. 279-311.

25 Tacite, Annales, II, 83, 2 ; IV, 37, 3.

26 Allectus, jamais désigné nommément dans ce discours.

27 Panégyrique de Constance, XV, 6.

28 Les exceptions sont le passage consacré aux images destinées au culte impérial chez Tacite (Annales, II, 83, 2), le rappel des manifestations de la popularité de Titus auprès des Bretons chez Suétone (Suétone, Vie de Titus, IV) et trois passages de l’Histoire Auguste concernant de prétendues règlementations relatives aux images impériales (Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le Philosophe, XVIII, 5-6 ; Vie d’Antonin Caracalla, V, 7 ; Vie de Tacite, IX, 5).

29 Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, XXV. Cela s’explique sans doute par la perte de la partie des Annales de Tacite relative à la fin du règne de Néron.

30 Tacite, Histoires, III, 7, 2 ; III, 14, 1 ; IV, 37, 2.

31 Tacite, Histoires, I, 55, 3.

32 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.

33 C’est l’interprétation que propose R. Urban, Der Bataveraufstand und die Erhebung des Iulius Classicus, Trèves, 1985.

34 Panégyrique en l’honneur de Maximien et Constantin, VI, 2.

35 Suétone, Vie de Tibère, XIII.

36 Suétone, Vie de Titus, IV.

37 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 25, 1-3. C’est ce qui ressort également du témoignage de Zosime, Histoire nouvelle, II, IX, 2.

38 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 43, 3.

39 Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1.

40 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a ; 278c.

41 Je ne suivrai pas ici l’hypothèse formulée par Jean Martin (Julien, Lettre aux Athéniens, in Antiquité tardive, 2009, texte établi et traduit par J. Martin), qui propose de voir dans l’image impériale évoquée par Julien une clause de style, l’image de l’empereur étant en fait Julien lui-même. On comprendrait mal dans ce cas la formule « promener le manteau et l’image » impériaux (Julien, Lettre aux Athéniens, 278c).

42 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVI, VII, 11.

43 Julien, Lettre aux Athéniens, 278a.

44 Julien, Lettre aux Athéniens, 278c.

45 Sur la question de l’abolitio memoriae, voir notamment : S. Benoist et S. Lefebvre, « Les victimes de la damnatio memoriae. Pour une présentation et quelques perspectives », M. Mayer Olivé, G. Baratta et A. Guzman Almagro, Acta XII Congressus Internationalis Epigraphiae Graecae et Latinae, Barcelone, 2007, p. 133-139.

46 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, XIII, 15.

47 Lactance, De Mortibus Persecutorum, 42, 1-2.

48 Tacite, Histoires, I, 55, 2-3 ; I, 56, 1-2 ; Plutarque, Vie de Galba, XXII, 4.

49 Tacite, Histoires, III, 12, 2 ; 13, 1-2 ; 14, 1 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIV, X, 3.

50 Tacite, Histoires, III, 31, 2.

51 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.

52 On ne connaît archéologiquement en Occident qu’une statue de ce type, découverte dans le sacellum du camp de Lugio, en Pannonie Inférieure, qui représente Marc-Aurèle : P. Cosme, « L’image de l’empereur dans les camps romains », M. Molin (éd.), Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Paris, 2001, p. 267-268.

53 P. Cosme, « L’image de l’empereur dans les camps romains », M. Molin (éd.), Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Paris, 2001, p. 261-268.

54 Dion Cassius, Histoire romaine, LXIII, 25, 1.

55 P. Fabia, « La lettre de Pompeius Propinquus à Galba et l’avènement de Vitellius en Germanie », Klio, 1904, p. 49-51.

56 Dans les faits, ce sont les légions de Bonn et Xanten qui proclament Vitellius empereur.

57 Plutarque, Vie de Galba, XXII, 4 ; Suétone, Vie de Galba, XVI, 4-5.

58 Tacite, Histoires, I, 55, 2.

59 À ce propos, voir P. Fabia, « La lettre de Pompeius Propinquus à Galba et l’avènement de Vitellius en Germanie », Klio, 1904, p. 42-67.

60 Tacite, Histoires, I, 12, 1 ; I, 55, 4 ; I, 56, 2.

61 Tacite, Histoires, I, 56, 1.

62 Tacite, Histoires, I, 56, 2.

63 Tacite, Histoires, III, 12, 2.

64 Tacite, Histoires, III, 13, 1-14, 1 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXIV, X, 3-4.

65 Le récit de Dion Cassius est plus succinct : « Les soldats alors arrachèrent de leurs enseignes les images de Vitellius, et jurèrent de se mettre sous les ordres de Vespasien ; mais, quand ils se furent dispersés et retirés sous leurs tentes, ils furent saisis de repentir, et, se réunissant tout à coup en hâte et en grand tumulte, ils proclamèrent de nouveau Vitellius empereur, et mirent Aliénus dans les fers comme coupable de les avoir trahis, sans respect pour sa dignité de consul : tant sont grands les excès de ce genre, surtout dans les guerres civiles. » Chez Flavius Josèphe, les images ne sont pas évoquées à propos de cet épisode (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 636-644).

66 Tacite, Histoires, III, 13, 1.

67 Dans le récit de Dion Cassius, la situation est présentée de manière différente : il ne fait pas de distinction entre soldats et officiers, et fait état d’un revirement général.

68 Tacite, Histoires, III, 14, 1.

69 Tacite, Histoires, III, 31, 2.

70 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.

71 À ce propos, cf. supra.

72 Tacite, Histoires, IV, 62, 2.

73 Tacite, Histoires, II, 86.

74 Tacite, Histoires, III, 13, 2.

75 Hérodien, Histoire des empereurs romains, VIII, 5, 9.

76 J.-P. Martin, « L’image de Maximin le Thrace dans Hérodien », in M.-H. Quet (éd.), La « crise » de l’Empire romain de Marc-Aurèle à Constantin, Paris, 2006, p. 95-106.

77 Hérodien, Histoire des empereurs romains, VIII, 6, 2.

78 Zosime, Histoire nouvelle, II, XII, 1.

79 Tacite, Annales, IV, 37, 5.

80 Tacite, Histoires, III, 7, 2. Cf. supra.

81 L’attachement des Nîmois à Caius et Lucius César est bien illustré par l’hommage posthume unique que constitue la « Maison Carrée ». Cependant, lorsque Tibère est devenu empereur, les Nîmois lui ont élevé une nouvelle statue particulièrement imposante : E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, Paris, 2006.

82 R. Urban, Der Bataveraufstand und die Erhebung des Iulius Classicus, Trèves, 1985.

83 Tacite, Histoires, IV, 37, 2.

84 Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le philosophe, XVIII, 5-6.

85 Histoire Auguste, Vie de Tacite, IX, 5.

86 Code Théodosien, XV, 7, 12.

87 Histoire Auguste, Vie d’Antonin Caracalla, V, 7.

88 Histoire Auguste, Paris, Robert Laffont, 1994 (texte établi et traduit par A. Chastagnol).

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