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Habiter Le Corbusier

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Sylvette Denèfle
, 
Sabrina Bresson
, 
Annie Dussuet
, 
et al.

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

1Dans la Maison Radieuse de Rezé, emblème corbuséen de la théorisation des grands ensembles, les habitants ont une perception sensible de l’architecture et ressentent les évolutions sociales dont les immeubles d’habitat social sont le lieu. Ils comprennent le balancement social entre stigmatisation et patrimonialisation de certaines réalisations urbanistiques et architecturales, en vivant, voire en intériorisant ces modèles parce que la Maison Radieuse est l’espace exceptionnel et effectivement réalisé de conceptions théoriques sur les liens entre architecture et société.

2Cet immeuble cristallise les évolutions sociétales de la seconde moitié du XXe siècle : ascension sociale progressiste des Trente glorieuses, crises économiques et basculement de la production des richesses du secteur industriel vers le tertiaire.

3Au premier moment est associé l’enthousiasme autogestionnaire, au deuxième la ghettoïsation de l’habitat social et son rejet, au troisième le réinvestissement symbolique d’un patrimoine socialement valorisé.

4Dans la Maison Radieuse, ces trois phases sociales se lisent à différentes échelles, ce qui en fait un lieu remarquable d’analyse du temps présent.

5On les lit dans les appréciations des habitants sur leur habitat, dans leurs usages des équipements et des services, dans leurs pratiques de la ville à partir de l’immeuble, dans les modes de la sociabilité.

6Et ce qui paraît dans ces lectures, ce sont les changements profonds qu’a connus la société française durant ces cinquante ans : modifications des rôles de sexe, des modes de consommation, des modèles familiaux, des idéologies politiques, de la perception de l’environnement.

7Tous ces changements sociaux laissent des empreintes dans cet immeuble qui a la particularité de constituer une unité de lieu dans le théâtre social, une unité de peuplement, une histoire commune.

8Plus encore que cela, la Maison Radieuse est une œuvre architecturale, l’œuvre d’un concepteur qui a marqué le XXe siècle mais aussi l’œuvre d’un artiste qui a réalisé la fusion entre modernité scientifique et technologique, et esthétique puriste du modernisme.

9Si, donc, nous essayons de répondre à notre interrogation initiale sur la confrontation entre les pratiques sociales des habitants de la Maison Radieuse et les théories architecturales et urbanistiques de Charles-Edouard Jeanneret, nous mettrons en évidence aux trois niveaux d’analyse que sont les modes d’habiter, les formes sociétales et la particularité du lieu, les trois moments de l’histoire sociétale des cinquante dernières années que sont les Trente glorieuses, les années de crise et la recomposition récente.

10Dans cet habitat, se sont joués la mise en œuvre d’un modèle socio-économique, son délitement et la naissance d’un nouveau modèle. Le Corbusier avait théorisé, sous l’aspect architectural et urbanistique, le développement des Trente glorieuses et conçu une réponse aux situations que cette dynamique pouvait provoquer. Il avait perçu certains des travers de ce modèle qui ont porté son effondrement et il a anticipé des réponses. Mais il ne savait rien sur les évolutions suivantes. La Maison Radieuse nous permet de confronter la réalité au modèle.

11Lorsque, dans l’après-guerre, les projets de restructuration urbanistique de Nantes ont amené Maître Chéreau à demander à Le Corbusier un projet, les pouvoirs publics ne portaient pas encore de politiques urbaines très construites. Au contraire, Charles-Edouard Jeanneret avait longuement mûri sa réflexion sur l’urbanisme et l’architecture modernes, dans ses réalisations, dans ses projets, dans ses échanges, notamment dans le cadre des CIAM. C’est pourquoi, ce n’est qu’à titre expérimental que les unités d’habitation ont pu être construites. Elles proposaient des aménagements urbains, routiers, environnementaux, architecturaux qui constituaient une avant-garde véritablement décalée institutionnellement, mais au contraire déjà en résonance avec l’ensemble social.

12Lorsque la Maison Radieuse est portée par une société de HLM, aucun aménagement d’urbanisme n’est mis en place par les collectivités territoriales du moment, encore fort peu organisées. Par contre, la proposition d’architecture et d’aménagement intérieur est déjà développée par le concepteur et elle va rencontrer une population de classes populaires, en ascension sociale, impliquée dans des sociabilités militantes. Cette proposition répond par son progressisme aux aspirations des Français qui sortent de plusieurs années de privations et qui s’engagent résolument dans un monde nouveau. Elle correspond par le confort qu’elle présente aux souhaits de ses habitants qui ne se plaignent guère que de ce qui n’a pas été fait, faute de moyens (rangements, surfaces, espaces communs…). Elle modifie profondément l’idée du logement que peuvent avoir les habitants mais ils ne protestent pas, tout au contraire, ils semblent apprécier ces changements. À ce moment-là, les habitants de la Maison Radieuse constituent une population socialement homogène qui partage les valeurs de progrès, de santé, d’organisation familiale qui sous-tendent l’architecture qu’ils habitent. S’impose alors la société de consommation soutenue par une politique interventionniste d’État dont le volet social est primordial. L’ascenseur social est en marche et les politiques immobilières d’État n’en sont encore qu’à leurs balbutiements.

13Dans ce contexte, les logiques de service, le cadre environnemental du parc, le confort du chauffage, de l’eau, des ascenseurs, etc. sont perçus très positivement par des habitants qui s’inscrivent dans des pratiques quasiment autogestionnaires de l’immeuble, à travers le dynamisme de l’Association des Habitants de la Maison Radieuse.

14Cette période, commencée dans l’immédiat après-guerre, une petite dizaine d’années avant l’inauguration de la Maison Radieuse, va se dérouler durant trois décennies. Progressivement, la société de consommation, à travers la production industrielle, va amener le confort tant désiré, l’amélioration du niveau de vie, l’accès de tous à l’école et à la santé. Mais elle engendrera aussi la destruction du petit commerce, la dégradation de l’environnement, les crises liées à l’augmentation du chômage, la multiplication de constructions pas toujours de grande qualité, les politiques du tout-voiture, etc. qui conduiront inexorablement aux crises économico-sociales des années soixante-dix. Ces années qui amènent des changements aussi profonds du point de vue sociétal que l’avait fait la guerre, vont casser largement les idéologies du progrès et du développement et les modèles de vie des populations qui ne se reconnaîtront plus dans le catholicisme encore dominant du milieu du XXe siècle et les valeurs familiales qu’il prône. Avec les changements dans les aspirations de la jeunesse nombreuse du baby-boom par rapport à celles de leurs parents, avec les modifications importantes des rôles sociaux de sexe et les choix des femmes d’une vie plus libre et plus autonome, c’est toute la France traditionnelle qui bascule idéologiquement, entraînant dans ce mouvement des évolutions durables et entrant dans une longue période de restructuration, reconversion, recomposition aussi bien dans les domaines politiques, qu’économiques ou sociaux. Et cette période de grandes crises qui s’ouvre dans les années soixante-dix, perdure jusqu’à nos jours dans certains de ses traits mais organise également des orientations nouvelles qui feront une place de plus en plus grande au libéralisme économique et politique.

15Cette crise profonde s’inscrit tout particulièrement dans l’espace de la Maison Radieuse. Symboliquement, en 1971, la loi Chalandon casse la logique égalitariste de l’unité d’habitation en interdisant les formes de coopérative antérieures. Dès lors, les habitants n’auront plus tous le même statut. Mais ces années-là amènent aussi l’ascension sociale de bien des habitants à son terme. Certains quitteront l’immeuble pour accéder à leur rêve de maison individuelle, d’autres connaîtront des difficultés graves qui pourront les conduire jusqu’à des formes d’exclusion sociale. Avec les crises économiques, c’est aussi tous les excès d’incompétences gestionnaires, notamment dans l’ordre environnemental et urbanistique qui constitueront le passif des grands ensembles d’habitat social et les stigmatisations sociales des populations qui les occupent. Alors que les collectivités territoriales prennent la mesure de leurs erreurs passées et portent des politiques d’aménagement qui, pour partie, rejoignent tardivement les analyses des théoriciens du modernisme comme Le Corbusier, la Maison Radieuse commence à vieillir et à pâtir des évolutions sociétales. Les parkings deviennent trop petits, le confort moderne des intérieurs est dépassé, les sociabilités s’effilochent avec les disparités sociales et la fin des militantismes de solidarité. La décennie quatre-vingt porte tout particulièrement la trace de ces difficultés puisque l’office de HLM gestionnaire de la plus grande partie de l’immeuble propose une réhabilitation, à la fois des équipements intérieurs et des façades abîmées par le temps et les intempéries. Avec ces travaux importants, c’est aussi toute une partie de la population de l’immeuble qui change. Bien des locataires partent et la société Loire Atlantique Habitations sera attentive à porter une politique d’attribution de logements pour éviter les problèmes sociaux. La crise et la vétusté de l’immeuble avaient amené trop de familles en difficulté qui détonnaient par rapport aux classes populaires aisées qui habitaient l’immeuble depuis l’origine et dont une partie importante était devenue propriétaire. La stigmatisation sociale que commençaient à connaître les grands ensembles touchait l’unité d’habitation et il était nécessaire de lui redonner un lustre qui s’était estompé. Les travaux considérables qu’ont été les transformations intérieures, puis plus tard le remplacement total des façades, ont participé des politiques urbaines qui sont devenues dans ces années-là le moteur des politiques sociales du pays.

16Lorsqu’on considère le point de vue des habitants dans ces années quatre-vingt, pour ce qu’on peut en savoir par des enquêtes liées à la réhabilitation, on trouve des critiques virulentes de l’habitat social auquel on associe la Maison Radieuse, mais toujours la défense des grands principes de l’architecture de Le Corbusier : la lumière, les volumes, les espaces communs. Par contre, le confort des logements est décrié, la place dont on dispose est jugée insuffisante, le parc n’a plus guère d’équipements, les transports en commun ne sont pas en grâce face aux voitures si présentes. L’immeuble enfin est rejeté comme une image de l’habitat social si marqué par les critiques les plus diverses.

17La vie associative de l’immeuble s’estompe après toutes les luttes des années soixante-dix, menées pour faire exister des solidarités et des initiatives internes à la Maison Radieuse qui ont dû céder devant la loi. On peut certainement dire que les années quatre-vingt de la Maison Radieuse sont les plus éloignées du projet de l’architecte. Par contre, elles peuvent aussi être considérées, du moins sous certains aspects, comme des formes de réalisation des échecs qu’avait prédits Le Corbusier. La situation automobile et les dégradations environnementales peuvent être appelées comme exemples de ces désastres annoncés qui ont certainement alimenté les discours négatifs d’un Charles-Edouard Jeanneret se plaignant jusque dans les dernières années de sa vie où, pourtant, sa renommée avait atteint la planète, de n’être pas assez entendu de la commande publique. Cependant, les réalisations qu’il avait portées en avant-garde dans les années cinquante avaient vieilli et c’était alors d’autres propos de l’architecte qui ne pouvaient être entendus par les institutions, notamment ceux qui stigmatisaient les dégradations environnementales. L’air, l’espace, la verdure ne pouvaient s’imposer face au développement économique et aux pollutions qu’il entraîne. Les services de proximité, les services à domicile ne pouvaient résister à la grande distribution. Les espaces confortables qui avaient remplacé les taudis d’après-guerre ne paraissaient plus suffisants.

18Et même si on fête à la Maison Radieuse le trentenaire de l’immeuble et le centenaire de la naissance de Le Corbusier, l’esprit nouveau ne souffle plus alors sur l’unité d’habitation où la vie collective ne rivalise plus beaucoup avec l’individualisme montant.

19Curieusement, et bien qu’il ne soit guère certain qu’il y ait un lien entre les deux faits, c’est après la réhabilitation de l’immeuble que, avec l’entrée dans la dernière décennie du XXe siècle, la Maison Radieuse va participer largement des recompositions sociales profondes qui conduisent jusqu’à nous.

20Tout d’abord, les structures institutionnelles se modifient pour gérer globalement les territoires des agglomérations urbaines et donner cohérence aux équipements. Nantes ne fait pas exception, et l’agglomération ainsi que la commune de Rezé transforment de façon importante tous les accès aux services, à la fin du XXe siècle. Les structures commerciales sont considérables, les réseaux de transport en commun deviennent efficaces et pratiques, les équipements socio-culturels sont très développés. D’une certaine façon, les idées corbuséennes des équipements de proximité, des transports en commun et des flux automobiles réduits, de la nécessité des infrastructures culturelles et sportives prennent forme dans les politiques publiques de la fin du siècle et ce qui n’était encore qu’utopie dans les années cinquante, devient quasiment la norme à la fin du siècle. Pourtant, le projet urbain fonctionnaliste n’est pas réalisé et il a même montré ses limites à travers les quartiers d’habitat social qui, il est vrai, en sont une caricature très indigente. Cependant, l’idée de limiter les déplacements automobiles commence à apparaître, même s’il semble clair qu’il faudra encore quelques années avant que cette logique ne s’impose. En tout cas, on est entré dans les projets de service de proximité. Mais là encore, le poids du commerce de la grande distribution a déporté les centralités urbaines vers des zones qui ne sont guère accessibles qu’à l’automobile et il faudra probablement encore bien longtemps avant que les amorces de retour des commerces de proximité ne deviennent la norme.

21Quoiqu’il en soit, on voit que ces évolutions rejoignent des éléments forts du projet moderne d’urbanisme et qu’on en réalise, de nos jours, des formes, certes un peu différentes dans leur effectivité, mais cependant plutôt proches dans leur conception.

22Un autre thème central du projet moderniste de Le Corbusier est le rapport de l’habitat à l’espace, à l’air, à la verdure. Certes, l’image qu’il en a produite d’espaces largement ouverts sous ou autour de l’habitat collectif a montré combien il pouvait être destructeur du rapport à l’espace dans les grands ensembles d’habitat social. Pourtant, là encore, tous les travaux entrepris dans l’esprit d’un réinvestissement écologique des territoires que l’on a couvert sous la terminologie de la durabilité, ne sont pas très éloignés des propos de Le Corbusier.

23On pourrait donc dire que, sous ces aspects, les critiques, les avertissements et les propositions de Le Corbusier qui ne pouvaient être entendus dans les années cinquante, reviennent comme en écho transformé à la fin du siècle et d’une certaine façon sont repris, réinvestis après une période où leur pertinence n’arrivait guère à s’imposer.

24Dans l’immeuble, on remarque que, pour ce qu’il en est de la circulation, le projet corbuséen n’est pas encore vraiment entendu. On se plaint plus du manque de parking que de la trop grande place des voitures et l’on utilise les transports en commun d’une façon plutôt marginale, avec parfois de curieuses pratiques d’associations entre tram et voitures personnelles.

25On peut avoir le sentiment que certaines des conceptions de Le Corbusier ont été redécouvertes sans qu’on lui en attribue nécessairement l’origine. On souligne plus aisément les conceptions aujourd’hui inacceptables de ses choix de tabula rasa dans l’organisation des villes anciennes, qu’on ne met en évidence ses critiques légitimes des pollutions urbaines.

26Pour ce qui est du rapport à l’espace et à la verdure, on s’accorde sur un vocabulaire différent et l’on parle plus volontiers de cadre de vie et d’environnement voire d’espaces verts. Cependant, là encore, il y a un réinvestissement d’une proposition corbuséenne. On respire et on se repose dans un cadre de verdure alors que Le Corbusier l’associait à l’hygiène et au sport. Mais il n’est pas certain sur ce point aussi que le changement ne soit pas davantage un changement superficiel de termes plutôt qu’une transformation radicale des idées. Les habitants actuels n’utilisent plus le parc comme ceux des années cinquante. Alors que les enfants y jouaient librement et que les sociabilités de voisinage s’y développaient, on apprécie plutôt l’espace libre de construction et l’absence de vis-à-vis de nos jours.

27Pour ce qui est de l’aménagement des logements, les grands principes de lumière, volume, plan libre, duplex, loggia, terrasse continuent à faire la quasi unanimité des habitants, comme cela a toujours été le cas. Mais le plan régulateur et les dimensions humaines des espaces semblent avoir été reconsidérés à la mesure des surfaces qu’on estime aujourd’hui nécessaires à la vie familiale quotidienne et qui sont bien supérieures à ce qu’elles étaient en période de pénurie après la guerre. On a réaménagé les cuisines en fonction d’un appareillage nouveau que Le Corbusier pressentait sans le connaître vraiment et pour lequel il avait prévu bien peu de place. On a transformé les espaces sans affectation en fonction des besoins nés de l’électronique, informatique ou audio-visuelle. Mais bien des habitants reconnaissent la malléabilité des espaces du logement et les potentialités que recèlent les duplex.

28Les normes d’habitabilité se sont modifiées avec les évolutions du niveau de vie mais les réinvestissements des logements par des familles bien moins nombreuses amènent une qualité d’habitat reconnue comme exceptionnelle dans les immeubles collectifs.

29Par ailleurs, il est intéressant de noter que la proposition corbuséenne de décor reste encore très avancée par rapport aux évolutions culturelles de notre temps et que la proximité de ce modèle n’est, dans l’unité, le fait que des familles les plus favorisées culturellement. Tout au contraire, tous les rejets de ces décors puristes sont le fait des personnes les plus éloignées des élites sociales. Ainsi, le mobilier dessiné par Le Corbusier ou par Charlotte Perriand pour Le Corbusier, atteint des prix très inaccessibles aux populations des milieux populaires. Sur ce point aussi, Le Corbusier reste à l’avant-garde.

30Dans la Maison Radieuse, on trouve des aménagements qui sont plus ou moins dans l’esprit du modernisme esthétique mais on se doit de reconnaître que, pour le décor, le fait patrimonial joue pleinement et que, déjà, l’esprit nouveau est quasiment muséifié.

31Si les 5 principes de Le Corbusier en matière d’architecture semblent bien reçus par l’ensemble des habitants quelle que soit l’époque que l’on considère, un élément majeur de cette architecture ne parvient quasiment jamais à s’imposer : le matériau. Le béton est rejeté massivement à toutes les époques et la seule accommodation possible est l’évocation des couleurs mais c’est bien l’effacement du matériau brut qui rend alors acceptable la matière utilisée.

32Quant aux pratiques actuelles de sociabilité, on note aussi qu’elles sont fortement colorées par les logiques de patrimonialisation de l’immeuble. En effet, l’Association des Habitants de la Maison Radieuse est perçue comme la gardienne de l’esprit Le Corbusier, comme portant les manifestations collectives en lien avec le patrimoine, aujourd’hui reconnu comme tel, que constitue la Maison Radieuse. Elle porte également l’histoire de l’unité et en particulier le souvenir vivace des premières années où l’esprit militant organisait une vie de solidarité et d’aide sociale à travers des pratiques plus ou moins auto-gestionnaires.

33Pourtant ces temps sont lointains mais l’esprit en reste fortement, comme demeure la mémoire des luttes pour la location-coopérative, pour l’obtention de la Poste, pour le maintien de l’école ou pour éviter la fermeture de la Poste.

34Alors que la vie collective a animé ces luttes, elles sont maintenant comme la marque d’une histoire patrimoniale et il est significatif à ce propos que l’investissement soit grand dans l’unité pour la préparation du cinquantenaire de la Maison Radieuse.

35Là encore, une forme de vie collective a réinvesti des pratiques plus anciennes en modifiant leur signification. Les sociabilités associatives sont fortement marquées par les logiques de valorisation patrimoniale de l’immeuble.

36Mais ces modifications touchent également les activités mises en place par les habitants de l’immeuble. Elles gardent un caractère culturel, parfois sportif mais sont largement marquées par la civilisation des loisirs qui s’est imposée à la fin du siècle précédent.

37Quoiqu’il en soit, les propositions d’espaces communs qu’a faites Le Corbusier, trop limitées à Rezé de l’avis général pour des raisons budgétaires, servent une convivialité particulière qui, même si elle change de sens, n’en constitue pas moins une spécificité de cet immeuble.

38Il faut encore remarquer que si, après les années de stigmatisation de l’habitat social, dans les années quatre-vingt, les responsables politiques et parfois les experts avaient prôné les réhabilitations et la mixité sociale comme solutions aux ghettoïsations larvées, la Maison Radieuse nous donne, sur ce point aussi, une leçon intéressante.

39Cet immeuble occupé par une population plutôt homogène dans ses débuts n’a pas connu de problèmes sociaux. Lorsque de la différenciation sociale a été introduite « par le bas », c’est-à-dire lorsque des ménages en difficulté sociale ont été logés dans les appartements d’habitat social de l’unité, des logiques de dégradations, problèmes de voisinage et autres clivages sociaux sont apparus. Lorsqu’après réhabilitation de l’immeuble, l’occupation du logement social est moins différencié socialement et lorsque l’esprit de la patrimonialisation s’impose, la convivialité s’exprime largement et l’on ne retrouve plus alors, dans le discours de certains habitants, que les regrets de la distance sociale insuffisamment affirmée.

40Il est intéressant, du point de vue architectural et urbanistique, de voir alors se profiler le discours du moment sur la « résidentialisation » de l’immeuble par la fermeture de tous les espaces intermédiaires, semi-publics, qui n’est peut-être que le reflet d’un processus de gentrification.

41Là encore, l’immeuble se présente comme une expression des tensions sociales et des modèles techniques et politiques avancés aux différents moments de ce cinquantenaire.

42Quelle que soit l’entrée que l’on utilise pour confronter les conceptions de Le Corbusier passées dans cette réalisation emblématique qu’est la Maison Radieuse de Rezé, on se trouve bien, comme nous l’avions escompté, en présence d’une éprouvette sociale qui nous dit l’esprit de notre temps. Et l’examen de cette expérimentation sociale grandeur nature, nous permet de mettre en évidence bien des aspects de la vie sociale récente qui ne s’inscrivent pas véritablement dans les lieux communs véhiculés sur l’immeuble.

43En fait, ce bâtiment est exceptionnel. Il l’est, en tout premier lieu, parce qu’il est l’un des rares immeubles réalisés qui soient l’application d’une analyse théorique approfondie, aussi bien de la vie sociale, que des réponses urbaines et architecturales. Cet immeuble est pensé, au-delà de son expression architecturale seule. Il est pensé dans ses liens à la ville, il est pensé dans les modes de vie de ses habitants et de ceux qui les suivront, il est pensé dans ses évolutions possibles. Certes, cette conceptualisation théorique ne réussit pas toujours. Mais il y a des conceptions explicitées de l’architecture dans cette construction, conceptions qui dépassent de beaucoup le seul univers de l’architecture parce que, pour Le Corbusier, l’architecture n’était pas qu’une expertise technique de construction, mais le sens même de la vie sociale.

44Cette dimension d’analyse théorique des volumes et des espaces proposés est trop rare dans la construction pour qu’elle ne constitue pas déjà en elle-même un fait remarquable. Cet immeuble est une expérimentation exceptionnelle comme le sont celles des grands architectes et comme ne peuvent le devenir celles des constructeurs.

45Mais ce bâtiment est exceptionnel également parce qu’il est œuvre d’art. L’architecture épurée et mathématisée de Le Corbusier ne peut se penser sans la référence à l’esthétique quasi universelle qu’il recherche, à travers les tracés régulateurs. La Maison Radieuse n’est pas seulement un bâtiment, c’est une œuvre et si l’ensemble social le reconnaît par des procédures de classement, tout un chacun peut le percevoir par l’appréhension de l’équilibre dont il est l’expression.

46Et probablement ces deux faits d’exception peuvent permettre de comprendre pourquoi cet immeuble parvient à supporter, intégrer, modifier ou être modifié par les pratiques de ses habitants. Il sert un projet social initial avec lequel il s’accorde et probablement avec lequel Le Corbusier lui-même s’accorde. Mais il subit aussi la vétusté et la stigmatisation sociale parce qu’il est la représentation emblématique de tout cet habitat qui a été occupé par la misère sociale. Enfin, probablement mieux que la plupart des autres bâtiments, il redresse sa représentation sociale par un processus de reconnaissance de sa qualité qui, du niveau national par le classement au titre des Monuments Historiques, s’apprête à devenir de niveau mondial, avec une éventuelle inscription au Patrimoine Mondial de l’Humanité.

47Ce bâtiment est exceptionnel parce qu’il est l’expression d’une pensée importante, même si cette pensée peut être discutée. Et l’analyse des pratiques sociales qui s’y déroulent nous apprend que cette richesse conceptuelle n’est qu’accompagnement des évolutions sociales et qu’elle n’est pas solution pour des problèmes de société.

48Mais force est de constater qu’un accompagnement de qualité permet des modulations infiniment plus satisfaisantes de la diversité sociale et des difficultés qu’elle peut receler qu’une construction sans esprit.

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