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Art et contestation

 | 
Lilian Mathieu
, 
Justyne Balasinski

10. La mobilisation des artistes-activistes contre le néo-libéralisme

Sonja Kellenberger

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Le terme d’artiste-activiste a été choisi ici afin de mettre l’accent sur une façon directe d’inte (...)
  • 2 Il est à préciser que la notion de champ est ici envisagée dans le sens du terme anglais field et (...)

1La rencontre effective entre les domaines de l’art et de la contestation sera dans cet article explorée au travers d’une étude ethnographique, menée à Paris et à Londres, de quatre collectifs d’artistes-activistes1 – les Périphériques vous parlent (PVP), Ne pas plier (NPP), Gaz à tous les étages (Gaz) et Reclaim the streets (RTS). Ces collectifs sont des groupes actifs depuis la première moitié des années quatre-vingt-dix, et dont certains ont joué le rôle de précurseurs directs du mouvement altermondialiste. Cette constitution de la critique du néolibéralisme sera envisagée dans la mesure où elle engendre un champ2 d’action caractéristique d’un mouvement et d’un discours en reconstitution (participationniste et émancipateur). L’intervention d’artistes répond ici à la recherche d’un renouvellement des répertoires plus traditionnels de l’action collective (manifestations de rue, par exemple) ou d’aspects organisationnels ressentis comme trop formels (crise de la représentation).

2Héritiers des modes de protestation des années 1960-1970 tels que le situationnisme, le théâtre d’intervention (théâtre de l’opprimé, par exemple) ou le graphisme engagé, ces collectifs mettent en œuvre des formes créatives d’engagement. Se situant dans un domaine de l’art sociopolitique, aussi appelé art activiste, ils cherchent à la fois à travailler la qualité artistique et à atteindre une efficacité militante. Par diverses pratiques artistiques (théâtre, performance, installation, graphisme, photographie) et par le détournement des usages ordinaires de l’espace public, leur intervention vise à transformer les actes routiniers du militantisme (formes de manifestations, rassemblements, banderoles, etc.) en coopération avec des groupements en lutte (association de chômeurs, d’étudiants, grévistes de décembre 1995, etc.), tout en s’attachant à instaurer leurs propres espaces de débat et d’expression plurielle. Avec leurs dispositifs, ils interviennent sur les contours et les ingrédients physiques et symboliques (temporalité, langage, mise en scène des corps) de « communautés politiques », qu’il s’agisse d’assemblées, de rassemblements ou de collectifs organisés.

3Il s’agit ici de comprendre en quoi consiste la spécificité des espaces contestataires engendrés par ces artistes. De quelle manière les techniques artistiques incitent-elles à la contestation politique ? Quelle sorte d’acte politique engendrent-elles ? De quelle forme artistique s’agit-il ? Plus largement, en s’intéressant à l’imbrication entre dimensions esthétiques et militantes au sein des actions des collectifs, on tentera de déceler au sein même de leurs interventions les tiraillements qui manifestent la confrontation de logiques diverses, voire opposées, et la manière dont ceux-ci façonnent les formes prises par ces actions.

Un art engagé spécifique

4Du point de vue de l’histoire de l’art, les collectifs que nous avons étudiés se situent dans une tradition avant-gardiste qui, depuis le début du XXe siècle, va à l’encontre de la spécialisation du domaine de l’art. Joindre art et vie, ou art et politique, figure comme un mot d’ordre qui accompagne maintes réalisations novatrices et mouvements d’avant-garde (mouvements dadaïste, surréaliste, etc.). Perpétuant ces préoccupations d’un art hors les murs, hors lieux spécifiquement prévus pour son exposition et en relation directe avec des profanes, les artistes observés retravaillent ces enjeux en lien avec les préoccupations propres aux mouvements sociaux des années quatre-vingt-dix. En cherchant notamment à défier le clivage entre experts et profanes, ces artistes envisagent d’autres solutions que celles revendiquées dans le passé, à savoir la totale disparition de l’art en tant que tel ou l’asservissement de l’art à la révolution.

5Quelques réflexions à propos des procédés artistiques mobilisés par les collectifs permettent de spécifier leur usage de l’art. Ces artistes ont recours à des disciplines artistiques diverses : théâtre, art plastique, art conceptuel, musique, etc. Mais, d’une part, ils ne restent pas dans un art de la représentation, au sens où ils ne travaillent pas qu’un symbolique qui chercherait à transposer le spectateur dans un univers théâtral, musical ou imagé, mais ils envisagent l’artistique dans sa forme pratique, concrète et maniable en situation. D’autre part, ils sont tous détenteurs de divers savoir-faire (danse, théâtre, photo, etc.), distincts les uns des autres, et pratiquent des formes d’intervention sociale similaires. D’un point de vue artistique, cela revient à envisager les formes sociales ordinaires, et en particulier celles propres à l’espace public, en tant que « sculpture sociale » au sens de J. Beuys (Lamarche-Vadel 1985) : les formes urbaines (flux, déplacements dans une gare, par exemple) et politiques (manifestation de rue, débat public, etc.) sont envisagées dans leur plasticité et en tant que matière et support pour la réalisation d’une production esthétique. En somme, une « œuvre d’art » peut tout autant se constituer d’objets, de corps physiques, que d’un environnement, d’un contexte.

6Prenons l’exemple de NPP. Les artistes qui travaillent avec l’association maîtrisent les techniques du graphisme et de la photographie pour réaliser des images avec un message affirmant par exemple « Utopiste debout » ou « Qui a peur d’une femme ? ». Afin que des groupes en lutte puissent les colporter, NPP élabore un arsenal de supports diversifiés tels que rubans adhésifs, autocollants, affiches, tracts, banderoles, etc. Enfin, en voulant ouvrir un espace de débat autour d’une question d’actualité, telle que la guerre civile en Algérie en 1997, l’association s’applique à travailler la scénographie d’un espace urbain particulier. Érigeant la place du Châtelet, au centre de Paris, comme espace de discussion, elle délimite une portion de cette place en étirant entre les arbres du ruban adhésif portant l’inscription « ExistenceRésistance » et y colle de grandes affiches. À l’intérieur de la plate-forme éphémère (deux heures le samedi après-midi, pendant plusieurs semaines de suite) et aux limites légères ainsi créées, le public convoqué (des militants algériens, des individus concernés par le problème, d’autres artistes, des amis ou des membres de NPP) et celui de circonstance (les passants) engagent par petits groupes des « conversations citoyennes ».

7En envisageant l’art dans sa dimension physique et contextuelle, ces artistes rejoignent le travail de l’art contemporain où, depuis M. Duchamp, maintes tentatives vont dans le sens d’une déconstruction de l’objet d’art et d’une socialisation interne de l’art (participation du spectateur, valeur esthétique de l’événement et de son surgissement) (Milliot 2003). Il n’est pas question ici d’exacerber tous les aspects qui légitiment une œuvre en tant que telle ou la constituent au-delà de ce qu’elle représente, depuis la signature de l’artiste en passant par l’espace d’exposition (musée, galerie) aux supports matériels (châssis, toile). Plutôt que d’interroger, voire d’ironiser sur le domaine de l’art, il s’agit d’explorer les propriétés praticables de productions esthétiques par des individus mus par des préoccupations autres qu’artistiques, et de susciter l’interaction entre production esthétique et contexte citoyen, voire d’instaurer une dynamique critique susceptible de prendre son envol et son autonomie. Les artistes ne se contentent alors pas seulement de produire des objets innovants, informés par l’état des recherches en histoire de l’art, mais se préoccupent également des relais militants, et se font eux-mêmes médiateurs ou animateurs auprès d’un public susceptible de porter et ainsi de prolonger la vie de leurs « œuvres » sur les scènes contestataires, voire de co-construire ces « œuvres ». Les artistes s’aventurent de la sorte aux limites de ce qui certifie un acte artistique en tant que tel (la « trace du créateur »), au risque de voir leur production se diluer dans les interrelations produites.

8Ce faisant, ils cherchent à éviter un discours uniquement compréhensible par des spécialistes ou par une critique autocentrée, qui sont autant de dérives reprochées à l’avant-garde artistique. J. Rancière, par exemple, a signalé la tendance de cette dernière à affirmer « l’absolue singularité de l’art et [à détruire] en même temps tout critère pragmatique de cette singularité » (2000, p. 33). Dans le même sens, des critiques d’art ont constaté la rupture de l’avant-garde avec la société existante. Dans le contexte de l’Allemagne fasciste, par exemple, celle-ci n’est pas parvenue à produire le moindre effet d’opposition au fascisme, qui a pu prendre le pouvoir. Même si l’avant-garde esthétique allemande a alors cherché à rejoindre l’avant-garde politique du Parti communiste, son langage est resté abstrait et « son art imaginatif [l’a placée] dans une opposition brutale à toute réalité positive » (Paris-Berlin 1992, p. 376). Ce langage a alors été instrumentalisé pour « l’illustration placardée d’une doctrine politique » (ibid., p. 378). Aussi, si l’art militant du passé s’est souvent laissé absorber par le militantisme, il s’efforce ici de maintenir une certaine indépendance. Les interventions observées sont caractéristiques de cette sorte de maintien d’une tension entre art et contestation, mais cette dernière s’avère fragile et engendre des réalisations éphémères.

9Le collectif PVP a ainsi initié une série de débats à partir de 1996, réunissant des acteurs hétéroclites, pour la plupart associatifs. Cherchant à inventer des formes de communication créatives, des mises en espace singulières de la discussion, il a mis son savoir-faire issu des arts vivants (théâtre, danse, musique) au service d’une contestation de la logique néolibérale. Cependant, lorsque les tâches organisatrices sont devenues trop lourdes à gérer pour maintenir la dynamique engendrée dans la durée, il s’est retiré pour mieux poursuivre son rôle initial de producteur d’« œuvres » (journal, pièces de théâtre, films, etc.), et le cycle de débat initié sous le nom de «rencontre des fora des villages et cités du monde » s’est arrêté. À part des raisons exogènes qui ont provoqué la fin de cette série de débats, la difficile conciliation entre un rôle de militant permanent et de créateur a également conduit à cette issue. PVP a surtout cherché à éviter d’être mis au service de ce cycle, même si c’est lui-même qui l’a initié.

  • 3 Concernant le constat de la fin ou de la mutation d’une forme traditionnelle de militantisme basée (...)
  • 4 Association pour l’emploi, l’information et la solidarité.

10Cette posture peut être mise au compte d’une période historique marquée par la pluralité des publics et l’ancrage contestataire choisi par les collectifs. Beaucoup d’études ont cherché à qualifier les transformations survenues sur la scène contestataire depuis que le modèle des luttes ouvrières a connu une perte de vitesse. Au cours des années quatre-vingt-dix, ces transformations de la vie démocratique ont d’abord été analysées en terme de « désengagement3 » pour ensuite donner lieu à l’observation d’une multiplication des publics. À ce propos, I. Joseph et D. Céfaï (2002) constatent une redistribution des prérogatives et des responsabilités entre État, société politique et société civile. Ils notent ainsi que « la crise des pouvoirs territoriaux, de l’État Providence et des politiques publiques, de plus en plus criante depuis trente ans, a donné lieu à une transformation des dispositifs de distribution des savoirs, de circulation des informations, d’impulsion des innovations et de prise des décisions, ainsi que de leurs régimes de légitimation. La publicité avait longtemps été le monopole des institutions publiques : l’État apparaissait comme le seul détenteur légal et légitime de la puissance publique. Aujourd’hui, les publics se multiplient » (p. 7). Dans ce contexte, les collectifs d’artistes privilégient précisément la coopération avec des groupements militants en émergence (par exemple NPP avec l’APEIS4, Gaz avec le syndicat SUD-Rail, PVP et RTS avec un milieu associatif diffus, etc.). Ils parviennent ainsi à organiser des événements où la logique artistique, intrinsèquement ambiguë et non orientée, trouve l’occasion de sa pleine expression. « On ne sait pas où on va, mais on y va » figure comme leitmotiv des situations créées et permet de mobiliser des participants à partir d’aspects autres que purement rationnels et verbaux.

  • 5 H. Becker (1988) différencie des segments d’activités artistiques (cardinal, artisanal, populaire, (...)
  • 6 Notons en particulier que Marc’O de PVP est une figure de l’avant-garde des années 1950-1960 (part (...)
  • 7 La figure du franc-tireur du monde de l’art se spécifie selon H. Becker (1988) par le fait de prod (...)

11Par ailleurs, la tension entre logiques artistique et contestataire constitutive des interventions observées se repère également au positionnement particulier des acteurs dans les mondes de l’art (au sens beckerien du terme5). Les artistes étudiés partagent un multipositionnement qui combine métier d’artisan, enseignement dans des écoles d’art, recherche et production artistique (exposition dans des lieux consacrés), intervention culturelle (animation scolaire, commande publique, etc.), art contestataire et, pour certains, travail alimentaire. Certains sont des artistes confirmés, bénéficiant d’une « rente réputationnelle » (Menger 2002), du moins lorsqu’ils occupent une position-clé dans un collectif artiste (fondateur, formateur6), et se sont souvent fait une réputation davantage en tant que francs-tireurs7 que comme artistes consacrés. Pour d’autres, la carrière artistique est davantage en devenir, et reste entièrement à construire : l’artiste est soit en formation (beaux-arts ou autre école d’art), soit se trouve exposé à un statut précaire. Les collectifs mêlent la plupart ces deux types d’artistes, ainsi que des individus qui ne sont pas des artistes mais sont animés par des ambitions plutôt militantes, intellectuelles ou autres. L’investissement d’un art engagé prend alors des sens et des modalités quelque peu différents d’un cas à l’autre. Si pour tous il s’agit d’un acte de générosité où la production d’« œuvres » à vocation militante est issue d’une volonté critique et de préoccupations éthiques, cette production collective est toujours l’occasion de susciter une énergie créatrice, favorable à l’invention artistique. Ainsi, certaines des productions qui ont trouvé leur origine dans un contexte d’engagement politique ont ensuite transité vers des expositions d’art réputées : un travail photographique d’artistes travaillant avec

12NPP et l’APEIS a par exemple été exposé à l’exposition de la Documenta X à Kassel (Allemagne, juin-septembre 1997). Mais alors qu’un art contestataire peut prendre une configuration pérenne pour l’artiste confirmé, constituant à la fois un espace de résistance aux logiques marchandes ou académiques, ou encore un lieu de recherche artistique particulièrement stimulant et un enjeu réputationnel (NPP, PVP, RTS), l’art militant reste davantage pour l’artiste précaire une opportunité éphémère d’expérimentation artistique (surtout pour Gaz).

Des événements créatifs et contestataires : les exemples de la street party et de « Gare aux Mouvements »

13Parmi l’ensemble des actions proposées par les artistes-activistes (formations, stages, interventions discursives, expositions, etc.), les événements qu’ils organisent fournissent un matériau riche pour l’analyse du rapport entre art et contestation. Ces événements relèvent tout à la fois les défis de la participation d’un public, de l’expression politique et de l’instauration d’une dynamique critique. Seuls deux événements, respectivement organisés par RTS et Gaz, sont restitués ici à titre d’exemples. Ils seront néanmoins complétés par ceux des autres collectifs dans la suite de l’étude, dans la mesure où tous présentent des caractéristiques semblables : collaboration avec des militants, déroulement dans les espaces publics et travail créatif sur les répertoires de l’action collective.

La street party : une formule créative de reconquête de la rue

14Pendant la journée du 18 juin 1999 se déroule un curieux défilé dans la City, le centre financier de Londres. Environ 15 000 personnes se rassemblent à Liverpool Street Station, puis traversent les rues de la City jusqu’au bord de la Tamise, où la foule s’installe pour jouer, danser, jongler, etc. Le spectateur non averti peut y reconnaître une sorte de cortège festif en raison des déguisements (8 000 masques de carnaval en rouge, vert, or et noir, grandes têtes en papier mâché, etc.), des groupes de musique (tambourins), du sound system sur un camion diffusant des sons technos et des autres agréments ludiques (sifflets, etc.). Par contre, les revendications des quelques pancartes et des banderoles lui évoquent plutôt une manifestation politique – « the earth is a common treasury for all », « refuse, resist, reclaim, révolt », « our resistance is as global as capital » (banderoles collectives), « naked protest », « Hash not cash », etc. (pancartes individuelles). Le spectateur averti sait quant à lui qu’il s’agit de cet événement annoncé en tant que « June 18th » : « un jour d’actions, de manifestations et de carnavals dans des centres financiers autour du monde ». Il l’a appris par des affiches placardées dans les rues, par la distribution de tracts et de flyers (tracts colorés avec images et textes), par les journaux quotidiens ou d’autres moyens de communication (Internet, notamment). S’il est Londonien, il a peut-être même déjà rencontré ou entendu parler de ces fêtes de rue organisées de temps en temps par des collectifs d’activistes écologistes radicaux qui troublent depuis quelques années la circulation de Londres avec humour et insolence tout en énonçant des messages polysémiques. Néanmoins et malgré tous ces avertissements, il n’a peut-être toujours pas tout à fait compris le sens de cette intervention, d’autant que les manifestants lui donnent des réponses variables ou énigmatiques – telles que « reconquérir la rue » – lorsqu’il les interroge sur les motivations de leurs actes.

15Cette occupation insolite d’une portion d’espace dans la City est un épisode d’une série de fêtes de rue appelées par les participants street parties (SP). Depuis 1995, le collectif Reclaim the streets (RTS) organise ces occupations selon le même principe : bloquer des voies de circulation automobile pour transformer la route en un espace ludique, festif et contestataire.

  • 8 Earth First ! est un mouvement d’écologie radicale et d’action directe qui a connu une croissance (...)

Reclaim the streets
RTS est un collectif londonien formé à partir du mouvement de protestation contre le programme anglais de construction routière et des premiers groupes anglais de Earth First8 ! Plus précisément, il s’est formé en 1994 à partir d’une campagne de protestation contre la construction d’une autoroute supposant la destruction préalable de Claremont Road, une rue dans un quartier d’habitation de Londres. Pendant six mois, des militants (anarchistes, écologistes, etc.) ont créé une zone autonome de vie dans la rue menacée. À cette occasion, des stratégies d’action directe issues de courants de l’écologie radicale ont fait leur irruption en milieu urbain, tout en se conjuguant avec les pratiques d’artistes activistes. Depuis, cette expérience s’est poursuivie sous une forme nouvelle : la street party. RTS a progressivement ouvert ses actions aux débats politiques : il intervient sur des terrains de lutte divers et fait de la globalisation de l’économie le centre de son interrogation et de sa critique. Les protagonistes de RTS ne sont pas les mêmes depuis le début, mais certains occupent des rôles charnières dans l’organisation pendant plusieurs années de suite. RTS est en veille depuis sa dernière grande action, intitulée « Mayday », au Parliament Square en 2000.

16Avec les SP, RTS vise l’instauration d’une logique proactive, qui consiste à conquérir des espaces publics par le biais de la fête. Il s’agit d’une occupation de rue non-autorisée, de taille et durée variables, où se déroulent différentes activités festives, ludiques ou contestataires : un bac de sable pour les enfants, des stands de repas ou d’information, des groupes musicaux, du théâtre, des banderoles et autres créations.

17Si les techniques d’occupation d’une rue et le principe de soustraire un espace urbain aux usages dénoncés comme « privatifs » (surtout la voiture personnelle) sont invariables, les SP se sont transformées au fil des années par le déplacement de leur critique sociale et politique, mais aussi par l’accroissement exponentiel de la participation (500 participants en 1995, 3 000 en 1996, 15 000 en 1999). Une expression largement polysémique et une organisation souple se sont avérées capables d’accueillir de nouveaux sens qui rendent compte d’une progressive politisation du mouvement. Des alliances militantes se sont progressivement scellées par des actions communes avec les dockers de Liverpool ou les syndicats des transports en commun. Alors que lors de la première SP à Camden Town la banderole « Reclaim the streets » suffisait pour manifester par des mots une position critique, on pouvait lire lors d’une SP qui s’est déroulée sur une autoroute deux ans après : « Support the tube workers », témoignant ainsi de cette politisation croissante. De même, alors que les premières SP se sont déroulées dans des quartiers plutôt résidentiels, les suivantes ont pris place dans les lieux symboliques de la contestation (Birmingham où se tenait le sommet du G7 en 1998, la City en 1999, Parliament Square en 2000). Au-delà d’une critique générale des modes de vie, la SP est devenue un espace de contestation de la mondialisation néolibérale.

Gare aux Mouvements : intrigue et dispersion

18Un an après le mouvement de grève de novembre/décembre 1995, plutôt oublié ou enfoui dans le quotidien, une association d’artistes, « Gaz à tous les étages » (Gaz), a tenu à rouvrir le débat.

  • 9 Notamment le syndicat SUD-Rail et la Maison des Ensembles (maison regroupant à Paris des associati (...)

Gaz à tous les étages
Gaz est une association d’artistes qui réalise des actions et propose des réflexions concernant l’art dans l’espace public. Trois à quatre personnes sont actives de manière durable (artiste, intellectuel, organisateur), drainant des artistes individuels pour des actions ponctuelles. Ce collectif peu structuré a expérimenté depuis le mouvement de grève de 1995 de nouvelles manières de s’engager et a interrogé les formes traditionnelles du militantisme. Ses actions ont toujours été engagées avec des collectifs en lutte9 et des intellectuels. Outre l’affichage et la distribution de tracts, elles ont été menées sous forme de performances et d’installations avec des moyens issus de l’art contemporain. Dans son cas, la réalisation individuelle de recherches artistiques et d’engagement politique prime sur le caractère collectif de l’association. Il s’agit plutôt d’artistes individuels qui se retrouvent ponctuellement sur des actions communes. Ce collectif n’existe plus actuellement.

  • 10 Le « Club de réflexions sociales et politiques Maurice Merleau-Ponty » a été fondé en février 1995 (...)
  • 11 Ces tracts étaient énigmatiques en raison d’un contenu ambigu (politique ou artistique ?). Les ima (...)

19Une intervention artistique, intitulée « Gare aux Mouvements » (GaM), a été élaborée à cet effet par l’association. Des entretiens avec des cheminots et des photos des grèves ou manifestations de novembre-décembre 1995 lui ont été apportés par des chercheurs, sociologues et historiens du Club Merleau-Ponty10, et ont été utilisés comme base de travail. Divers dispositifs ont été élaborés à partir de ce matériau, qui consistaient à mettre en circulation des images sous forme de tracts énigmatiques11, à diffuser des montages de sons (paroles, musiques, bruitage) par des systèmes portatifs ou à constituer des rassemblements « fictifs ». GaM s’est déroulée à plusieurs reprises pendant quelques heures aux gares de Lyon et Saint-Lazare. Tous les dispositifs ont respecté les déplacements ambiants de la gare. Plutôt que de s’adresser d’une voix unifiée aux passants, GaM s’est constituée d’une multitude de petites interventions, dans le but commun de commémorer (mais de façon vivante) le mouvement de 1995. Plutôt qu’un propos militant, l’intervention a été envisagée comme une interrogation et une invitation à la réflexion et à l’échange.

20Le déroulement de l’événement dans la gare s’est caractérisé par la dispersion des différentes performances esthétiques et par une présence au lieu discrète, censée inciter les passants et les participants à en détecter le sens sous la forme du dénouement d’une intrigue. Selon le petit Robert, une intrigue est « un ensemble de combinaisons secrètes et compliquées visant à faire réussir ou manquer une affaire » : il y a toujours l’idée d’une logique cachée par les acteurs (d’une liaison amoureuse ou d’une pièce de théâtre), qui peut être dénouée par un public. Mais ici, plutôt que d’un nœud caché qui attend son dénouement et suppose donc une structure statique à découvrir, l’intrigue est à comprendre dans le sens que lui donne P. Ricœur (1983), où un agencement de faits hétérogènes vise un déplacement du sens selon un processus actif. Les artistes ont proposé des productions esthétiques discrètes et ambiguës, afin d’inviter les participants à mener une enquête et à coproduire du sens par rapport à ce qui se passe. En déambulant, un passant pouvait ainsi entendre des bribes de voix émanant des « porteurs de voix » (système portatif d’émission de paroles enregistrées) ou rencontrer un dispositif singulier comme le « micro-perche », appareil se singularisant en émettant du son et des paroles au lieu de les recevoir. L’auteure de ce dispositif a ainsi déambulé dans les gares et suivi les passants avec un micro, un objet qui normalement soutire des voix aux gens mais qui, ici, leur a offert un « tract sonore » (en l’occurrence les montages d’enregistrements audio de paroles de grévistes). Il s’agissait, ce faisant, de susciter surprise et doute quant à la définition des performances (prise ou don de la parole, intention artistique ou militante du dispositif) afin d’expérimenter d’autres voies de la manifestation publique. Si GaM est resté un événement exceptionnel, ses dispositifs étaient en principe réutilisables par les milieux militants (tracts et autocollants, en particulier). Ils ont effectivement continué à irriguer certaines actions de la Maison des Ensembles (lieu inter-associatif de lutte contre l’exclusion, 1996-2000) où Gaz a quelques temps poursuivi son activité.

Un « espace intercalaire12 » : détournement, perméabilité, polysémie

  • 12 Mes remerciements sont ici adressés à S. Bordreuil pour ses suggestions à propos de ce concept.

21Afin de qualifier les espaces engendrés par les interventions artistiques et militantes d’un point de vue urbain, ils sont nommés ici « espaces intercalaires ». Par ce qualificatif, il s’agit de les distinguer des espaces appelés « intermédiaires », qui désignent des lieux plutôt stables, entre espace public et espace privé : les cafés, les halls d’universités, etc., sont dotés de formes de l’« être ensemble » ni entièrement basées sur l’anonymat, ni entièrement sur l’interconnaissance, mais sur une forme relationnelle propre, intermédiaire. Le terme « intercalaire » suppose, au contraire, un espace momentanément soutiré à l’espace public par l’introduction d’un événement où des compétences citoyennes sont stimulées sous forme d’une conversion temporaire. À partir d’un repérage préalable des lieux de l’intervention, ainsi que des caractéristiques et habitudes des populations sur place, il s’agit pour les artistes-activistes de défier l’indifférence, de faire sortir les citadins de leur réserve.

22Dans ce sens, deux aspects constitutifs de ces espaces intercalaires – le détournement et le décalage – sont des techniques proprement artistiques, volontairement utilisées ici dans un but militant. Le détournement en premier lieu a la capacité de nier un ordre habituel en donnant à voir autrement des éléments de la vie quotidienne, en établissant de nouveaux usages et connexions. Est recherché un effet de défamiliarisation, de décalage, de perturbation : les collectifs détournent aussi bien les postures et équipements militants classiques que les espaces urbains au fonctionnement ordinaire pour les donner à voir sous une nouvelle forme, propice à la réflexion et à l’éveil contestataire.

23Prenons l’exemple d’une rue détournée par RTS pour en faire un espace de jeu, de fête et de contestation. D’ordinaire, une route a pour fonction principale de permettre le trajet d’un point A à un point B. Ici, elle est fermée à la voiture et redevient rue, dans l’acception première du terme : voie publique aménagée entre les maisons et les propriétés closes. Des éléments divers incitent à pratiquer cet espace autrement que par les « moyens de la rationalisation capitaliste » (Szerszynski 1998) : du sable est déversé sur le bitume pour offrir aux enfants un bac à sable, des groupes de musique ou de théâtre ainsi que des stands de repas introduisent des éléments festifs et conviviaux, etc. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de traverser l’espace au plus vite, mais de l’explorer, de le transformer et de l’investir de manière créative.

24Mais l’effet de surprise et de perturbation est surtout obtenu par l’investissement non-autorisé de l’espace public, par la création inattendue, par un emplacement inapproprié et une mise en sens ambiguë. Ainsi, les éléments festifs comportent toujours aussi un effet pragmatique et une charge contestataire, contenus dans des créations à double sens. Un bon exemple en est donné par la « dame de carnaval » : une femme sur échasses à roulettes, vêtue d’une grande jupe, joue de la cornemuse en déambulant dans la SP ; de temps en temps elle s’arrête à côté de la sono techno pour couvrir le bruit d’un marteau-piqueur manié par des activistes cachés sous sa jupe et qui creusent des trous dans le bitume pour planter des arbres. Il s’agit là d’un détournement à première vue esthétique et éphémère, mais qui laisse également des traces pérennes, sous forme de dégâts matériels, tout en véhiculant une symbolique écologiste.

25Le sens contestataire réside non seulement dans ces éléments symboliques et pragmatiques particuliers, mais aussi dans la manière même d’investir la rue. La mobilisation massive est rendue possible par un premier rendez-vous public au cours duquel un trajet secret est communiqué aux participants, ce qui permet de leurrer et de disperser les forces de l’ordre. Cette organisation entre secret et transparence parvient de la sorte à éviter une interruption précoce de la fête par la police, tout en assurant un rassemblement important. La SP correspond également à un jeu sur la légitimité de l’événement où l’opinion publique est prise à témoin : le caractère ludique de l’intervention et son ouverture à la participation des passants et des habitants jouent alors en sa faveur. Grâce à cette difficulté à lui donner un sens univoque – est-ce de l’art ou de la contestation ? –, l’événement a pu se dérouler plusieurs années de suite sans intervention musclée des forces de l’ordre.

  • 13 Selon cet auteur, la modalisation désigne les processus de transcription, de transposition ou de t (...)

26Le décalage suscité par ces événements auprès du citadin non-initié peut quant à lui être compris à partir de la notion de modalisation des cadres, au sens d’E. Goffman13 (1991). L’impression de décalage provient de l’impossibilité de ranger l’événement dans une case préconstruite, de rattacher ce qui se passe à une expérience préalable. Non pas simple carnaval, intervention festive, mais également acte subversif, sans pour autant revendiquer clairement une cause prédéfinie, une SP se caractérise par cette ambiguïté constitutive. Si, dans son cas, le « cadre primaire » peut la rapprocher de la manifestation de rue, le « sérieux » ordinaire de cette activité contestataire est ici modalisé sous forme d’un détournement, et son caractère ludique est indiqué par des attributs esthétiques (déguisements, etc.). Mais cette modalisation se caractérise précisément par le fait d’être réversible, ou de jouer sur les deux tableaux en même temps. Autant de participants identifient l’événement sous son aspect purement festif que sous son aspect explicitement contestataire. De ce point de vue, la politisation progressive des SP a d’ailleurs conduit à une scission à l’intérieur de RTS : l’installation spectaculaire des SP dans les lieux de pouvoir (la City, Parliament Square) vers la fin des années quatre-vingt-dix a symbolisé une tournure plus franchement politique de RTS, tandis qu’une fraction du mouvement a continué à s’activer pour faire de simples fêtes de rue.

27Il convient par ailleurs de se poser la question de la manière dont un événement tel qu’une SP incite à la participation. Les aspects festifs, ludiques et artistiques sont autant d’éléments attractifs qui peuvent inciter un public à se joindre à une SP sans être préalablement informés de son sens politique, et des individus inexpérimentés en matière d’action collective ou en recherche d’un renouveau, peuvent trouver dans le ludique un attrait spécifique.

28De façon plus précise, l’observation des contours, de la façon de délimiter une intervention permet de spécifier davantage l’invitation à la participation inaugurée par ces événements. Ces limites ne correspondent pas à un partage net entre dehors et dedans, mais elles sont perméables et cette perméabilité est directement concevable à travers les aspects physiques. De façon générale, les événements ne constituent pas des rassemblements unifiés et dont les formes d’implication sont clairement distinctes, mais ils invitent à la traversée ou à la participation révocable. L’événement GaM, par exemple, présente une configuration basée sur l’intrigue et la dispersion sans même constituer un espace unifié. Cette intervention est davantage basée sur des réalisations artistiques individuelles, et les quelques performances collectives composent une mise en scène explicitement poreuse ou temporaire. Ainsi en est-il avec la performance intitulée : « ligne de lecture », qui représente le détournement d’une forme habituelle du militantisme, à savoir des lignes de manifestation de rue. D’ordinaire, cette forme se présente de façon compacte, mais ici l’ensemble des participants s’aligne de façon espacée à travers le hall d’accueil de la gare Saint-Lazare pour lire en même temps un texte ironisant sur la situation politique du moment. Il ne s’agit pas de scander des slogans, mais de faire entendre une parole diffuse et « cacophonique » : chacun lit le texte à son rythme, sans chercher à former une seule voix. Ce dispositif présente alors une occasion d’engagement qui n’est ni une injonction ni une interpellation immédiate. En effet, aux heures de pointe, la ligne est traversée par les passants pressés de prendre leur train, sans qu’ils prennent forcément note de l’événement. Tout au plus, ils attrapent un tract au vol qui les informera plus tard de l’événement, tandis que d’autres personnes, moins pressées, plus disponibles, peuvent entrer en contact avec les acteurs pour se renseigner davantage sur ce qui se passe ou pour engager la discussion.

29Ce dispositif de la « ligne de lecture » a été élaboré dans le respect du « droit à la tranquillité » propre à l’ordre de l’espace public. Cette notion issue de la tradition microsociologique d’E. Goffman (Joseph 1998) désigne cette posture citadine qui permet de faire face à l’indétermination des situations publiques, où les places ne sont pas assignées d’office et qui sont toujours susceptibles de donner suite à l’embarras ou à la « pire interprétation » (Joseph 1998, p. 40). À l’inverse d’une interpellation directe, qui fonctionne comme un ordre, ne permettant ni contradiction ni réflexion, l’invitation discrète ou incitative de GaM permet au passant de s’engager dans un processus de discussion qui lui laisse suffisamment d’espace pour se mettre en posture de recherche du sens de la situation. Ceci ne pourrait être formulé mieux que ne le fait cette passante-participante de GaM :

« Souvent, on te demande, on t’enjoint de prendre une position, c’est une interpellation immédiate. Si tu vas dans un espace précis pour écouter et décider, ça va encore si le vocabulaire n’est pas trop agressif, par exemple. S’il y a assez de monde, ça joue beaucoup aussi, afin de ne pas se sentir désigné par la personne qui parle puisqu’elle parle à tout le monde. Tu peux l’écouter et réfléchir à ce qu’elle dit, tu n’es pas dans la nécessité de lui répondre immédiatement. Je pense que l’espace et le temps, c’est important pour réfléchir. » (Entretien, 1999.)

30De la même manière que les invitations à l’entrée dans un espace contestataire se font dans le respect des engagements multiples dans lesquels un passant est pris par ailleurs (prendre un train, notamment), l’incitation à la prise de parole se fait à partir de figures explicitement polysémiques. En effet, les collectifs étudiés engendrent des espaces de contestation qui cherchent leur voix, pour lesquels la critique du néolibéralisme peut constituer un embryon d’accroche. Les événements peuvent être compris comme des occasions « pré-concoctées » d’enquête de ce qu’on veut ensemble et de comment on le veut ensemble.

31Le travail des collectifs consiste précisément à introduire des supports qui permettent une expression polysémique en tenant compte des participations multiformes des acteurs. Une réalisation artistique de Gaz permet d’illustrer ce propos. Au lieu d’introduire des mots d’ordre précis, ce collectif a réalisé une image – diffusée sous forme de tract, d’affichette et d’autocollant – appelée le « cri », la « voix blanche » ou « perdre la voix ». Elle consiste en un photomontage qui représente une ligne de manifestants cheminots des grèves de 1995, qui brandissent une banderole dont l’inscription a été effacée. Le photomontage est une invitation aux participants à inscrire sur la banderole laissée vide leurs propres mots d’ordre, et à signifier leur appartenance à l’événement GaM en collant l’image sur eux. Il exprime l’incertitude concernant l’enjeu d’une lutte, d’un mouvement ou d’un débat politique, et suggère ce besoin d’exprimer une révolte sourde et la difficulté de l’exprimer clairement. C’est ainsi qu’une artiste de GaM explicite le sens de ce travail : « Il y a beaucoup de choses à dire, on veut les dire, mais on ne peut pas les dire, parce que c’est trop complexe, trop compliqué, alors on tente de créer les conditions afin de pouvoir chercher à les dire avec d’autres. »

32Cet appel à la participation singulière et à la discussion constitue un détournement des actes militants ordinaires des syndicalistes, et laisse ceux-ci quelque peu désemparés. Pour ces militants, en effet, GaM n’est pas une « vraie » manifestation, avec de « vrais » enjeux : le caractère ludique prime par rapport au sérieux d’une action politique. Ils ne retrouvent pas vraiment les repères ordinaires d’une situation de distribution de tracts, la polysémie et l’ambiguïté du message leur semblent perturbants. D’ordinaire, c’est le militant qui interpelle le passant pour lui communiquer une volonté collective ; dans GaM au contraire, c’est le militant qui peut être interpellé par le passant confronté à un message qui suscite l’interrogation. Un syndicaliste témoigne de la difficulté de répondre à une telle demande d’explication :

« On devait diffuser les tracts qui étaient élaborés par Gaz. Il y en a trois qui n’ont pas été diffusés. Comme on avait tous les tracts, on avait toutes les versions à diffuser. Pratiquement tous les copains n’ont pas diffusé ces trois-là, parce que quand tu donnes les tracts, les gens posent des questions et comme ils étaient absolument incapables d’expliquer ce que ça voulait dire, ils ne les ont pas diffusés, parce qu’une fois distribués, ils se retrouvent comme des cons après… Tu es un peu seul avec ton tract à expliquer, alors que nous… même quand on distribue un tract tout seul il est suffisamment explicite pour que l’individu qui diffuse ne soit pas exposé à une interpellation directe personnelle. »

  • 14 En mettant l’accent sur la conversion d’un trouble en fait problématique par le biais de l’expérim (...)

33Les événements observés se spécifient par l’occupation d’espaces publics où la façon de les occuper est en soi significative. S’emparer d’une portion de route, d’une place ou d’un hall de gare se fait moins dans le but d’en faire un médium pour communiquer un message, mais vise plutôt à instaurer un trouble favorable à la formation d’un collectif d’enquête au sens pragmatiste du terme : enquête sur ce qu’on cherche à dire ensemble, enquête sur la façon de l’exprimer. Selon l’approche pragmatiste, l’« enquête » suppose l’expérimentation d’un fait qui apparaît d’abord comme un trouble pour ensuite se convertir en fait problématique14 (Dewey 1999). Dans ce sens, ce terme permet de mettre l’accent sur l’aspect expérimental des situations engendrées par les dispositifs artistiques, aspect qui constitue un élément en soi du processus de politisation.

La participation du public en tant qu’élément constitutif des interventions artistiques

34Un problème récurrent des relations entre art et contestation concerne la façon dont le public est intégré aux processus de création. Dans tous les cas observés ici, il s’agit de coproduire un événement avec le public et non pas d’une prestation artistique pour un public. Contrairement aux formes esthétiques contemplatives, où le spectateur est convié à admirer une œuvre dans le silence et la « prosternation », les productions artistiques ne prennent sens ici que dans la mesure où il y a participation d’un public. Cela ne veut pas dire que l’artiste coproduit l’événement intégralement avec un public, mais qu’il l’initie à partir de son savoir-faire et des dispositifs élaborés au sein de son atelier. Néanmoins, l’initiation de l’événement ne suffit pas en soi à son accomplissement et sa pertinence ne peut se réaliser sans la pleine participation d’un public : l’artiste a le premier mot à dire, mais pas tous. Le public n’est pas simplement amené à jouer un rôle de figuration, et sa participation est transformatrice des événements. Toutes les ficelles ne sont pas tirées à l’avance, et une place est laissée à l’improvisation en situation. Le travail artistique est alors réellement risqué. Les quelques garde-fous qui visent à canaliser l’événement ne peuvent pas entièrement contrôler la suite de l’intervention ni son issue.

35Ainsi, le déroulement de l’événement est basé sur des consignes, des protocoles, des dispositifs qui laissent une large part à la participation imprévue. Ces éléments structurants peuvent être comparés à des règles de jeu, initiées par les artistes. Ce jeu est toujours mis sous le signe d’un horizon contestataire et non artistique : l’idée qui rassemble les gens n’est pas de faire une œuvre d’art, serait-elle collective, mais de rappeler l’enjeu des grèves de décembre 1995 (Gaz), de témoigner publiquement d’une volonté collective de mener une vie plus écologique (RTS), de s’interroger sur la guerre civile en Algérie (NPP). Ainsi, les événements ne vivent qu’au rythme de la pertinence d’une contestation et des relais effectivement tissés au niveau de l’univers militant ou citoyen. Cependant, si les actions observées revêtent un sens davantage militant qu’artistique lors de leur déroulement, ces mêmes dispositifs et interventions peuvent aussi être exhibés dans un séminaire aux Beaux-arts ou dans une exposition (sous forme de photos, de films, de narrations) où ils prennent un sens avant tout artistique. Ces objets s’avèrent alors convertibles dans divers univers de signification.

36Pendant le déroulement des événements, les participants doivent toujours composer avec des éléments inattendus qui émergent en situation : les règles du jeu sont élaborées et appliquées comme une sorte de plan d’action, une ligne de conduite qui ne fait que structurer le processus de l’action et qui se fait toujours déborder en situation. Les dispositifs artistiques de NPP, par exemple, sont ouverts au détournement par le public lui-même : la délimitation de la place du Châtelet à l’aide du ruban adhésif reste ouverte à l’apport d’images par les participants eux-mêmes. Plus généralement, NPP constitue une banque d’autocollants, d’affiches, etc., qu’il distribue gratuitement à qui souhaite les utiliser pour une intervention à but contestataire. Et si NPP a le contrôle de l’image (il décide de son contenu), il ne contrôle pas entièrement son aboutissement en situation. Ainsi, lorsque l’APEIS a repris, sous une forme quelque peu altérée, une de ses images comme logo, NPP a exprimé son désaccord avec un usage qui à ses yeux ne respectait pas son sens initial, mais sans s’y opposer.

37Un des problèmes classiques que l’artiste (en particulier l’artiste contemporain) rencontre lorsqu’il cherche à inciter un public à la participation, concerne son langage qui peut être ressenti comme hermétique. Construisant des œuvres à partir de codes propres, issus de l’histoire de l’art, sa démarche peut donner lieu à la création d’un univers trop éloigné des codes ordinaires. Cherchant une voie intermédiaire entre l’effacement de l’art (selon l’idée en vigueur autour de Mai 68 : « tout le monde peut être artiste ») et l’art élitiste, les artistes étudiés ici s’efforcent d’élaborer des « œuvres » qui ne soient pas trop éloignées du sens commun. De même acceptent-ils, dans cette recherche d’une voie médiane entre art pur et activité créative ordinaire, de se mettre en situation de devoir rendre des comptes, au travers d’épreuves (Boltanski & Thévenot 1991), de leurs productions devant un public.

38NPP illustre une nouvelle fois la manière dont un groupe peut être amené à tenir compte des effets produits par et sur le public qui colporte ses images. En 1994, un travail photographique avec l’APEIS exhibait des gros plans de visages de chômeurs sur des pancartes. Porter des images de personnes dans un moment de lutte était censé leur rendre la dignité dont ils étaient privés en regard d’une représentation culpabilisante du chômage. Cela visait également à mettre des visages sur un phénomène dont les victimes sont souvent réduites à l’état de statistiques, à les humaniser sans tomber dans le misérabilisme. Pourtant, certaines images ont finalement dû être retirées en raison de la possibilité d’identifier les personnes dont les visages ornaient les pancartes. Il est ainsi apparu qu’être identifié au grand jour en tant que chômeur posait un certain nombre de problèmes aux personnes dont les visages étaient exhibés. Notamment, face à leur environnement proche, certains individus représentés ne souhaitaient pas être identifiés en tant que chômeurs ou membres de l’APEIS, comme l’exprime ce témoignage d’une membre de l’APEIS : « Le problème c’est que si les photos sont portées, n’importe qui peut les voir. Moi j’ai pas envie que… Il y a des gens qui ne savent pas que je suis ici et je ne veux pas qu’ils le sachent… »

39Dans l’analyse des répertoires d’action, rarement est posée la question de la dimension esthétique et de la contribution artistique. En tant qu’interventions ambiguës, polysémiques, travaillant les aspects plastiques des formes démocratiques, les actions publiques étudiées permettent pourtant de mettre l’accent sur certains aspects de la contestation collective qui subissent souvent un traitement minoré. Non pas d’emblée polémique, dénonciatrice et sûre de son opposition, la contestation est également un processus bavard, une recherche commune sur ce que l’on veut et ce que l’on ne veut pas ensemble pour la société.

  • 15 Des remerciements sont ici adressés à Arnaud Hedouin pour les discussions qui ont permis d’élabore (...)

40Ainsi, en observant des événements à caractère contestataire fabriqués par des artistes, le sens même de la notion de contestation trouve une portée spécifique. En envisageant la problématique de la jonction entre art et protestation non à partir des univers distincts, artistique et militant, mais en étudiant des événements en tant que jeu, espace praxéologique, de détournement et de participation conjointe, un autre sens se glisse dans l’acception générale du mot contestation. Celle-ci désigne ordinairement, selon le Larousse, un « refus global et systématique des institutions, de la société, de l’idéologie dominante ». Mais il est peut-être possible de mettre l’accent sur un autre sens du mot. Une dissection du mot « con-tester » invite en effet à joindre son préfixe « con », qui en latin veut dire « ensemble », au verbe « tester ». Ainsi recomposé, le verbe pourrait signifier « tester ensemble15 ». Cette signification transparaît également en faisant un détour par la langue anglaise où contest veut non seulement dire dispute, mais aussi compétition, mot dont l’origine latine – cumpetere – signifie « chercher ensemble ».

41L’espace de « dispute » encadré par les artistes peut être spécifié selon cette deuxième acception du terme : plutôt que de dénoncer des faits, il s’agit d’expérimenter, en situation et avec d’autres participants, des changements souhaités pour la société. Dans ce but, est surtout envisagée l’ouverture d’un espace d’action collective créative, la créativité étant ici entendue dans son sens ordinaire. Les théories de l’action montrent en effet que celle-ci est inhérente à toute démarche humaine qui se doit d’affronter des situations inédites tout au long de la vie (Joas 1996) : les participants sont mis en situation de rechercher ce qu’ils ont à dire ensemble, de débattre des conditions même de l’accès à l’espace public, de la façon de participer et d’exprimer un problème. Avec les outils du détournement, il s’agit d’interroger des actes militants habituels afin d’éveiller la conscience à d’autres manières de convier les passants à la participation, d’ouvrir un débat, de colporter une information : la défamiliarisation se fait dans le respect de ce qui est significatif pour les militants et les passants, et l’artiste se met lui-même en situation de tester ses productions face à un public à concerner.

Notes

1 Le terme d’artiste-activiste a été choisi ici afin de mettre l’accent sur une façon directe d’intervenir avec les pratiques artistiques dans le domaine des mouvements sociaux ou de l’engagement citoyen. Ce terme n’est cependant pas censé préjuger de la totalité des activités des collectifs, qui préfèrent se définir eux-mêmes comme collectifs pluridisciplinaires ou de recherche (NPP et PVP en particulier). De même, le terme d’artiste n’est pas forcément revendiqué pour qualifier le caractère du collectif (sauf Gaz) et il s’agit plutôt d’artistes confirmés qui travaillent avec ces collectifs. Si ces artistes jouent un rôle structurant pour les collectifs (rôle de fondateur, notamment), d’autres membres non-artistes (organisateurs, militants) sont tout aussi importants pour le fonctionnement et l’esprit des collectifs et parfois même davantage (RTS, surtout).

2 Il est à préciser que la notion de champ est ici envisagée dans le sens du terme anglais field et de la tradition microsociologique : un terrain d’interaction avec ses propres codes, langages, enjeux, sans que ceux-ci soient perçus par le chercheur comme étant fixés une fois pour toutes, mais au contraire, still in the making, d’après l’expression favorite de J. Dewey (Shalin 1986).

3 Concernant le constat de la fin ou de la mutation d’une forme traditionnelle de militantisme basée sur le modèle de la lutte ouvrière, voir par exemple J. Ion (1997).

4 Association pour l’emploi, l’information et la solidarité.

5 H. Becker (1988) différencie des segments d’activités artistiques (cardinal, artisanal, populaire, etc.) en fonction de chaînes de coopération mobilisées autour de la production d’œuvres. Une telle approche évite de classer les genres artistiques en fonction des catégories classiques tels que art mineur et art majeur, afin de tenir compte de la multiplicité des univers artistiques.

6 Notons en particulier que Marc’O de PVP est une figure de l’avant-garde des années 1950-1960 (participation au journal Soulèvement de la jeunesse, d’inspiration lettriste, films, pièces de théâtre au contenu contestataire) ; Gérard Paris-Clavel de NPP a été dans les années soixante-dix fondateur de Grapus (groupe de graphistes engagés qui a réalisé des images pour le PCF, la CGT, les théâtres municipaux, etc., pendant vingt ans); John Jordan de RTS a été un jeune artiste contemporain exposant avant de se réorienter avec RTS vers une activité artistique plus contestataire.

7 La figure du franc-tireur du monde de l’art se spécifie selon H. Becker (1988) par le fait de produire des œuvres qui ne peuvent pas être acceptées par les conventions en vigueur dans les mondes de l’art. Sans renoncer à son projet, le franc-tireur poursuit son travail sans le soutien du monde de son art, mais sans s’en couper complètement. Dans le cas présent, les francs-tireurs observés poursuivent une recherche artistique en multipliant les ressources et les occasions de reconnaissance extérieures au monde de leur art.

8 Earth First ! est un mouvement d’écologie radicale et d’action directe qui a connu une croissance surtout avec les protestations contre la construction des routes en Grande-Bretagne au début des années quatre-vingt-dix.

9 Notamment le syndicat SUD-Rail et la Maison des Ensembles (maison regroupant à Paris des associations et syndicats divers).

10 Le « Club de réflexions sociales et politiques Maurice Merleau-Ponty » a été fondé en février 1995. Les préoccupations de ce Club trouvaient leur origine dans le constat d’un brouillage des « repères qui avaient guidés jusqu’alors les gauches ». Le Club a associé de nombreux universitaires et chercheurs qui ambitionnaient de mener un travail critique, surtout réflexif, en dehors des organisations politiques et contre ce que l’on appelait alors la « pensée unique ». Il a cherché à contribuer à la « redéfinition en cours d’une politique alternative » en s’inscrivant dans la mouvance de ce que Bourdieu appelait la « gauche de gauche », marquée par un contexte d’émergence d’une critique du néolibéralisme. Cette contribution était alors envisagée à travers un travail intellectuel ouvert à différents acteurs sociaux et politiques, parties prenantes de cette mouvance (Source : Manifeste du club Merleau-Ponty, 1995).

11 Ces tracts étaient énigmatiques en raison d’un contenu ambigu (politique ou artistique ?). Les images ont été élaborées à partir de retouches de photos des grèves, d’espaces et d’équipements de la gare, et de paroles de grévistes. On peut par exemple trouver : « Tous ensemble mais aussi tout l’ensemble » avec une image d’un escalator ; « Je suis sûre qu’il y en a une – une méthode miracle – pour trouver du travail » avec une image d’un jeu d’échec, etc.

12 Mes remerciements sont ici adressés à S. Bordreuil pour ses suggestions à propos de ce concept.

13 Selon cet auteur, la modalisation désigne les processus de transcription, de transposition ou de transformation des cadres « primaires » de perception de la réalité ; elle implique une modification du sens antérieurement donné à une situation donnée (Goffman 1991).

14 En mettant l’accent sur la conversion d’un trouble en fait problématique par le biais de l’expérimentation, c’est bien l’exploration concrète de ce fait au sein d’une communauté d’enquête qui est envisagée comme étant susceptible d’indiquer les solutions souhaitables et possibles. L’enquête sociale devrait précisément donner suite à des mesures politiques qui viseraient à « transformer les situations de conflit non suivant des principes abstraits […], mais bien suivant les traits de cette situation qui recèlent à la fois une possibilité de changement et de nouvelles visées » (Dewey 1999, p. 263).

15 Des remerciements sont ici adressés à Arnaud Hedouin pour les discussions qui ont permis d’élaborer ce double sens du mot contestation.

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